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Le MONDE de la LittÉraturE EStONiENNE

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LE NOBELIngmar Muusikus


<strong>de</strong>s personnages hardis et intelligents← La Triple Peste à l’écran : l’un <strong>de</strong>s plus grands chanteursestoniens du xx e siècle, Georg Ots (au premier p<strong>la</strong>n,tenant un rouleau) incarne l’un <strong>de</strong>s plus célèbrespersonnages romanesques d’origine censémentestonienne, Balthasar Rüssow.<strong>de</strong> sang estonienMême si le Prix Nobel <strong>de</strong> littérature ne récompense pas exclusivementou avant tout <strong>de</strong>s romanciers, Kross a <strong>la</strong>issé une telle image dans <strong>la</strong>conscience estonienne que <strong>de</strong>puis sa mort, nombre <strong>de</strong> questions ontsurgi ici et là : Qui va prendre sa p<strong>la</strong>ce ? Qui va poursuivre <strong>la</strong> traditionlittéraire consistant à choisir un lieu et une époque comme cadre à<strong>de</strong>s récits poignants concernant le <strong>de</strong>stin d’un petit groupe d’humainspris dans les tourbillons <strong>de</strong> l’histoire et les contraintes du présent ? Unnouveau Kross émergera-t-il, et quand ?Ove Maid<strong>la</strong>un petit groupe d’humainsMihkel MaripuuIngmar MuusikusEstonian Public BroadcastingTerje <strong>Le</strong>pp7


VOYAGEToomas Liivamägi


gâteau au fromage b<strong>la</strong>nc(« beau temps, plein soleil »)Ingrédients250 g <strong>de</strong> fromage b<strong>la</strong>nc4 œufsune pincée <strong>de</strong> sel100 g <strong>de</strong> beurre fondule jus d’un citronune cuiller <strong>de</strong> zeste <strong>de</strong> citron finement râpé250 g <strong>de</strong> farine ordinaire2 cuillers à café <strong>de</strong> levure chimique50 à 100 g <strong>de</strong> raisins secsBattre le fromage b<strong>la</strong>nc pour obtenir une pâtehomogène. Ajouter les œufs battus avec le sucre, lebeurre fondu, le citron, <strong>la</strong> farine mé<strong>la</strong>ngée à <strong>la</strong> levure etles raisins secs. Verser dans un p<strong>la</strong>t beurré et fariné etcuire au four 45 minutes.Kadri TukkUn jour, lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> première année <strong>de</strong> ces visites, les écrivains sebibliothécaire téméraireretrouvèrent non pas à <strong>la</strong> bibliothèque mais au beau milieu d’uneréunion <strong>de</strong> parents d’élèves, où leur intervention était programméejuste après celle du chef <strong>de</strong> <strong>la</strong> police locale. Aussitôt le discours dupolicier terminé, les parents sortirent pour <strong>la</strong> pause café, <strong>la</strong>issant leurprogéniture face aux écrivains, dont l’un était un existentialiste connupour sa peinture sombre et grinçante <strong>de</strong> <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> urbaine et un autreun spécialiste <strong>de</strong> Marcel Proust.jeunes emplissant <strong>la</strong> salleVally Tammprogéniture face aux écrivains(cf. jeune écrivain en colère, p. 31)Ange<strong>la</strong> <strong>Le</strong>emetchefs <strong>de</strong> <strong>la</strong> police localeElmo Riig Lauri Kulpsoo11


LA POÉTESSEPiia Ruber


LA POÉTESSEL’histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature estonienne a un faible pour ses poétesses, quicomposent comme un récit à part, un collier insaisissable et cristallindont les perles sont ces créatrices du verbe, magnifiques, superbementdouées, qui se succè<strong>de</strong>nt en opérant <strong>de</strong>s miracles dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue etl’esprit <strong>de</strong>s Estoniens. Pour beaucoup, cette idée se con<strong>de</strong>nse dansune célèbre photo prise en 1917, où l’un <strong>de</strong>s plus précieux joyaux <strong>de</strong> cecollier, une poétesse qui était alors dans l’éc<strong>la</strong>t <strong>de</strong> sa jeunesse et avaittourné <strong>la</strong> tête <strong>de</strong>s hommes les plus bril<strong>la</strong>nts <strong>de</strong> son temps, repose<strong>la</strong>ngoureusement mais fièrement aux côtés <strong>de</strong> ses collègues-admirateurs.collier insaisissable<strong>la</strong> première perle(cf. p. 14)Cette histoire <strong>de</strong>s poétesses se poursuit <strong>de</strong> nos jours, et nul ne peutignorer que beaucoup <strong>de</strong>s meilleurs poètes <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière décenniesont <strong>de</strong>s femmes. On en trouve <strong>de</strong> toutes les sortes – <strong>la</strong>ngoureuses ouvigoureuses, avec <strong>de</strong>s traits évanescents ou c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong>ssinés. Il y al’ange gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, dont les jeux <strong>de</strong> mots et <strong>de</strong> pensées délicatssont limpi<strong>de</strong>s comme l’eau c<strong>la</strong>ire et enivrants comme le vin. Il y a <strong>la</strong>jeune et frêle mère qui parle avecforce au nom du passé et <strong>de</strong>straditions et sait se faire entendrejusque dans les villes. Il y a lechirurgien imp<strong>la</strong>cable, dont lesparoles tranchent comme unscalpel dans les stéréotypes, <strong>la</strong>issantl’ange gardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie 2 <strong>la</strong> jeune et frêle mère 3<strong>de</strong>s blessures longues à se refermer.L’une d’entre elles a récemment reçu un bracelet qui avait jadisappartenu à une célèbre poétesse estonienne, <strong>la</strong>quelle l’avait plus tardoffert à une jeune consœur. Cette jeune poétesse, qui va aujourd’hui surses soixante-dix ans, l’a transmis à son tour. On peut imaginer que <strong>la</strong>titu<strong>la</strong>ire actuelle du bracelet le léguera le moment venu à une nouvellereprésentante, magnifique et fière, <strong>de</strong> cette lignée – une représentantequi n’est peut-être pas encore née, ou qui est née aujourd’hui même.Peeter LangovitsPiia Ruberune célèbre poétesseestonienne 1le chirurgien imp<strong>la</strong>cable 4<strong>la</strong> jeune poétesse 5(cf. <strong>la</strong> vieille poétesse, p. 22)Peeter LangovitsEgert Kamenik14


une célèbre photo 6 les collègues-admirateurs (1918/2006)le précieux joyau 7Piia Ruberle chirurgien imp<strong>la</strong>cable / <strong>la</strong> titu<strong>la</strong>ire actuelle15


Lydia Koidu<strong>la</strong>, l’une <strong>de</strong>s premières perles 8La considération vouée à ses auteurs par l’Estonie s’est affichéeavec évi<strong>de</strong>nce sur <strong>la</strong> <strong>de</strong>vise nationale, apparue moins d’un anaprès le rétablissement <strong>de</strong> l’indépendance en 1991. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>uxplus fortes coupures disponibles en 1992, les billets <strong>de</strong> 100 et<strong>de</strong> 25 couronnes, s’ornaient du portrait <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong>s premièresperles du collier <strong>de</strong>s poétesses estoniennes et <strong>de</strong> celui duromancier national, A. H. Tammsaare.A. H. Tammsaare(cf. p. 16)Kultuurkapital↑ Outre les subventions aux projets, kulka décerneplusieurs prix annuels, parmi lesquels un grand prix<strong>de</strong> littérature et <strong>de</strong>s prix pour le meilleur ouvrage enprose, le meilleur recueil <strong>de</strong> poèmes, le meilleur essai,<strong>la</strong> meilleure pièce <strong>de</strong> théâtre, le meilleur livre pourenfants, <strong>la</strong> meilleure traduction à partir <strong>de</strong> l’estonienou vers l’estonien, le meilleur auteur russophone, et unprix « ouvert » attribué à un ouvrage transcendant lescatégories précé<strong>de</strong>ntes.Peeter LangovitsHeureusement, les portraits d’écrivains sur <strong>la</strong> monnaie nationale (qui n’aplus cours <strong>de</strong>puis l’adhésion <strong>de</strong> l’Estonie à <strong>la</strong> zone euro en 2011) ne sontpas le seul lien fructueux entre <strong>la</strong> culture et l’argent. Fondée en 1925 etrestaurée en 1994, <strong>la</strong> Fondation estonienne pour <strong>la</strong> Culture(Eesti Kultuurkapital) attribue régulièrement d’importantes sommesd’argent aux créateurs, pour écrire, se produire, voyager, composer,publier, exposer, filmer, etc. <strong>Le</strong> but principal <strong>de</strong> « kulka », comme onsurnomme affectueusement cette institution, est <strong>de</strong> financer <strong>la</strong> création<strong>de</strong> <strong>la</strong> façon <strong>la</strong> plus directe : toutes les décisions sont prises par <strong>de</strong>scommissions composées d’individus en lien direct avec <strong>la</strong> création. Enbref, kulka met en œuvre <strong>la</strong> démocratie au niveau élémentaire.16


LE CŒURLa ferme <strong>de</strong> Põhja-Tammsaare.Ingmar Muusikus


LE CŒURChaque peuple possè<strong>de</strong> sans doute quelques livres qu’il ressent commespéciaux, emblématiques <strong>de</strong> son <strong>de</strong>stin et <strong>de</strong> son existence. Pour lesEstoniens, c’est le cas <strong>de</strong> Tõ<strong>de</strong> ja õigus (Vérité et justice), le grand roman encinq volumes où A. H. Tammsaare décrit <strong>la</strong> vie <strong>de</strong> son peuple vers <strong>la</strong>fin du xix e siècle et au début du xx e . Beaucoup d’écoliers fuient cettepierre angu<strong>la</strong>ire <strong>de</strong>s lectures obligatoires, vaste fresque <strong>de</strong>s souffranceset <strong>de</strong> <strong>la</strong> survie, sans pouvoir nier que nombre <strong>de</strong> réflexions tirées <strong>de</strong>ce livre soient passées dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue estonienne et y soient <strong>de</strong>venues<strong>de</strong>s expressions traditionnelles. Il est intéressant <strong>de</strong> noter que si Tõ<strong>de</strong>ja õigus a suscité nombre d’adaptations au théâtre et quelques-unesau cinéma, personne n’a pu ou voulu s’attaquer à l’œuvre entière. <strong>Le</strong>sapproches ont toujours concerné <strong>de</strong>s volumes particuliers. On trouve<strong>de</strong>s traductions où chaque volume porte son propre titre. C’est un peudommage, car Tammsaare avait trouvé pour son roman le meilleurtitre possible, changeant son épopée en une réflexion universelle sur lefait que vérité et justice ne coïnci<strong>de</strong>nt généralement pas, car il n’existepeut-être pas une vérité unique et indiscutable, à moins qu’elle s’incarnedans <strong>la</strong> justice entre les différents êtres humains, chose aussi difficile àatteindre que <strong>la</strong> vérité elle-même. Aucune justice ne découle <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité,même s’il est parfois possible <strong>de</strong> trouver une certaine vérité dans <strong>la</strong>justice.Anton Hansen (1878-1940)De son nom <strong>de</strong> plume A. H. Tammsaare. <strong>Le</strong> plusremarquable prosateur estonien, journaliste originalet prolifique, traducteur. Quatrième <strong>de</strong>s dix enfantsd’un fermier, il finança lui-même ses étu<strong>de</strong>s etcommença par écrire pour <strong>de</strong>s journaux. La tuberculosele contraignit à interrompre ses étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> droit àl’université <strong>de</strong> Tartu, et il passa un an en sanatoriumà Sotchi, dans le Caucase. À partir <strong>de</strong> 1914, il vécut <strong>de</strong>sa plume dans <strong>la</strong> ferme <strong>de</strong> son frère, à Koitjärve, puisil déménaga à Tallinn en 1919. Sa mort (d’une crisecardiaque) en mars 1940 semb<strong>la</strong> annonciatrice <strong>de</strong>sca<strong>la</strong>mités à venir. Des milliers <strong>de</strong> personnes suivirentson cercueil jusqu’au Metsakalmistu (« Cimetière <strong>de</strong><strong>la</strong> forêt »), où sont enterrés les grands noms <strong>de</strong> <strong>la</strong> viepublique estonienne.pierre angu<strong>la</strong>ire← Pour célébrer l’« Année <strong>de</strong> Tõ<strong>de</strong> ja õigus », en2006, on a organisé un concours <strong>de</strong> ban<strong>de</strong>s<strong>de</strong>ssinées : Teistmoodi Tammsaare (« Un autreTammsaare »), dans le but <strong>de</strong> jeter un regardneuf sur l’héritage littéraire <strong>de</strong> Tammsaareet d’attirer l’attention sur <strong>la</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>ssinéecomme forme d’art originale. <strong>Le</strong> nombre <strong>de</strong>soumissions et <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> publicationfinale montrent que l’œuvre <strong>de</strong> Tammsaarepeut encore parler aux jeunes.18Joonas Sildre


nombre d’adaptations au théâtre↑ En affiches, un <strong>de</strong>mi-siècle d’adaptations <strong>de</strong>Tammsaare.<strong>de</strong>s volumes particuliers↗ Des silhouettes découpées, plus gran<strong>de</strong>s que natureet à <strong>la</strong> présence troub<strong>la</strong>nte, peuplent <strong>la</strong> forêt près<strong>de</strong> <strong>la</strong> ferme <strong>de</strong> Põhja-Tammsaare et symbolisent lesinterprétations <strong>de</strong> générations d’acteurs <strong>de</strong> premierp<strong>la</strong>n.Piia Ruber19


vérité et justice…Ingmar Muusikusferme, musée↑ En juin-juillet 2008, pour le 130 e anniversaire <strong>de</strong>Tammsaare, un grand événement a été organisésur sa terre natal, qui est aussi le prototype <strong>de</strong> <strong>la</strong>ferme <strong>de</strong> Vargamäe dans le roman : <strong>de</strong>s adaptationsdramatiques <strong>de</strong>s cinq parties <strong>de</strong> Vérité et justice ontété jouées à <strong>la</strong> suite.Ce marathon <strong>de</strong> 22 heures, couvrant l’histoire dupeuple estonien dans <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> troublée qui va<strong>de</strong> 1870 aux années 1930, a rassemblé 70 acteursprofessionnels, 9 chœurs et 40 bénévoles dans unancien grenier à grains et trois scènes en pleinair installées dans les prés avoisinants. Plus <strong>de</strong>15.000 spectateurs ont assisté à 30 représentations,montrant le respect dont jouit encore le « romanciernational ».20La première et <strong>la</strong> cinquième partie <strong>de</strong>Vérité et justice sont étroitement liéesau lieu où Tammsaare est né et avécu ses vingt premières années. Sonnom <strong>de</strong> plume vient d’ailleurs <strong>de</strong> saferme natale. C’est aujourd’hui le sited’un splendi<strong>de</strong> musée, situé dans <strong>la</strong>province <strong>de</strong> Järvamaa, dans le centre<strong>de</strong> l’Estonie.La principale ville <strong>de</strong> <strong>la</strong> région,Pai<strong>de</strong>, est d’ailleurs connue commele « Cœur <strong>de</strong> l’Estonie ». Peut-êtrepourrait-on en dire autant <strong>de</strong> Véritéet justice, pour souligner son rôled’artère irriguant <strong>la</strong> culture littéraireestonienne au xx e siècle.… ne coïnci<strong>de</strong>nt…… généralement pas4 x Siim Vahur


À LA PÉRIPHÉRIEPiia Ruber


À LA PÉRIPHÉRIEL’Estonie a toujours été quelque peu en marge. Si c’était à l’époquesoviétique un endroit attirant où l’on pouvait humer le parfumévanescent <strong>de</strong> <strong>la</strong> bourgeoisie occi<strong>de</strong>ntale, elle est au sein <strong>de</strong> l’Unioneuropéenne l’un <strong>de</strong>s lieux reculés où se trouvent préservés <strong>de</strong>sphénomènes caractérisés par l’épithète « sauvage »margepériphérieReykjavíkTallinnSaint-PétersbourgTartumargeHiiumaapériphérieBruxellesStrasbourgpériphérieIstanbulmargePiiririik, romancier majeur 1 (cf. p. 51)22Tõnu ÕnnepaluAu début <strong>de</strong>s années 1990, alors quel’Estonie passait du statut <strong>de</strong> zoneoccupée <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère soviétiqueen pleine désintégration à celui<strong>de</strong> frontière <strong>de</strong> l’Europe intégrée,un roman intitulé Piiririik (Paysfrontière, 1993) fut publié par un <strong>de</strong>sromanciers majeurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvellegénération d’auteurs. Point <strong>de</strong>repère <strong>de</strong> cette décennie littéraire,Piiririik fut aussi l’un <strong>de</strong>s ouvragesestoniens les plus traduits dans lesannées 1990.


À son tour, l’Estonie a bien entendu ses propres centres et ses marges.Tout part <strong>de</strong> <strong>la</strong> tension qui existe entre les <strong>de</strong>ux villes principales,avec l’image réitérée d’une capitale, Tallinn, qui sous le masque <strong>de</strong><strong>la</strong> métropole serait <strong>la</strong> cita<strong>de</strong>lle du pouvoir et du progrès, tandis queTartu, réservée et fière, serait le berceau <strong>de</strong>s traditions intellectuelleset culturelles. Si les écrivains estoniens sont nombreux dans chacune<strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux villes, beaucoup vivent en <strong>de</strong>hors d’elles, voire en <strong>de</strong>hors<strong>de</strong> toute ville, dans les marges. La plupart d’entre eux sont déjàspirituellement en marge, peu enclins à cé<strong>de</strong>r aux séductions <strong>de</strong> <strong>la</strong>jouissance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommation à l’infini, plissant les yeux faceaux néons agressifs et cherchant refuge dans les coins sombres où ilspeuvent continuer à contempler le ciel nocturne. La vie se concentrehé<strong>la</strong>s <strong>de</strong> plus en plus à Tallinn et à Tartu, où les coins sombressont systématiquement démolis ou rénovés jusqu’à en <strong>de</strong>venirméconnaissables. La silhouette <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux villes a totalement changéen peu <strong>de</strong> temps, et les constructions vont bon train dans le centrecomme en banlieue. Il semble que <strong>de</strong>venir Européens ne se conçoive qu’àtravers <strong>la</strong> rénovation, quand ce n’est pas <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> bâtimentsentièrement nouveaux.Tallinn, cita<strong>de</strong>lle du pouvoir et du progrèsTartu, les fières traditions culturellesRaivo TassoEstonian Institute23


Mais les endroits reculés et sombres ont leur vie propre. On penseà Hiiumaa, l’une <strong>de</strong>s marges les plus séduisantes, par sa taille et sapopu<strong>la</strong>tion <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième île d’Estonie mais <strong>la</strong> plus petite <strong>de</strong> toutes lesrégions, sur <strong>la</strong>quelle une ville comme Berlin tiendrait à peine. On ytrouve <strong>de</strong>s forêts, quelques marécages, <strong>de</strong>s légions <strong>de</strong> moulins. Danssa capitale, Kärd<strong>la</strong> (trop petite pour avoir <strong>de</strong>s faubourgs), on trouveune vieille maison <strong>de</strong> bois qui fut jadis le tribunal et est aujourd’huiun centre intellectuel mené par une vieille poétesse. La maison fleurel’enfance perdue et les époques disparues à jamais – un peu d’humidité,une touche <strong>de</strong> moisi, thé noir et thé vert, du bois dans le poêle et letemps qui s’écoule. La poétesse saisit une cigarette et rit d’une voixéraillée, comme Kunksmoor, ce personnage d’un <strong>de</strong>s livres favoris <strong>de</strong>senfants. Par les sombres soirées (l’Estonie n’en manque pas), <strong>la</strong> lueur <strong>de</strong>sbougies fait naître <strong>de</strong>s ombres à <strong>la</strong> fois inquiétantes et familières. En <strong>de</strong>tels instants, en <strong>de</strong> tels lieux, on se croirait au centre <strong>de</strong> l’univers.une vieille poétesse (cf. <strong>la</strong> jeune poétesse, p. 12),HiiumaaVeiko TubinKärd<strong>la</strong>, centre intellectuel <strong>de</strong> l’universKunksmoorPiia Ruber↑ Farceuse fantasque et vieille dame affable, Kunksmoorvit dans une cabane construite dans un vieux pin, surune île lointaine, avec le Capitaine Tambour, un marin à<strong>la</strong> retraite qui lui a <strong>de</strong>mandé asile après s’être perdu enpatinant sur <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce, un hiver.Märt Kapsta24Veiko Tubinendroits reculés 2 (cf. ours, p. 10), leur vie propre↑ <strong>Le</strong>nni, habitant d’une <strong>de</strong>s périphéries les pluspériphériques d’Estonie, l’île <strong>de</strong> Ruhnu.


LE CHANTDes femmes Setu annoncent le Jour du Royaume <strong>de</strong> Setu.Ingmar Muusikus


LE CHANTPour les Estoniens, poésie et chant sont intimement liés. Des sièclesdurant, ils n’ont fait qu’un. À l’aube <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes, <strong>la</strong> cultureécrite se résumait encore à <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible, et les histoiresétaient toujours racontées à l’ancienne manière, dans <strong>de</strong>s poèmespopu<strong>la</strong>ires chantés dont les paroles pouvaient légèrement varier d’unefois sur l’autre mais dont <strong>la</strong> tradition orale garantissait <strong>la</strong> vitalité. <strong>Le</strong>lien particulier entre poésie et chant a survécu, par exemple dans lerock local, nombre <strong>de</strong> groupes estoniens utilisant les textes <strong>de</strong> poètescélèbres. Ce<strong>la</strong> fut le cas en particulier à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> l’époque soviétique,pendant <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> « stagnation ».Peeter Langovits<strong>la</strong> tradition orale↑ Veljo Tormis (né en 1930), le plus célèbre compositeurestonien <strong>de</strong> musique chorale au xx e siècle, a basénombre <strong>de</strong> ses pièces sur <strong>la</strong> tradition orale. Il déc<strong>la</strong>re :« Ce n’est pas moi qui utilise <strong>la</strong> musique traditionnelle,c’est elle qui se sert <strong>de</strong> moi. »26Egert Kamenik<strong>de</strong>s poèmes popu<strong>la</strong>ires chantés← L’un <strong>de</strong>s meilleurs exemples d’emploi mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>la</strong>poésie traditionnelle est <strong>la</strong> cantate-ballet Eesti bal<strong>la</strong>adid(Bal<strong>la</strong><strong>de</strong>s estoniennes, 1980) <strong>de</strong> Tormis. Une nouvelleproduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce en 2004 a constitué pourbeaucoup l’événement musical <strong>de</strong> l’année.


Aujourd’hui, une femme qui écrit « Tu me veux / Je te veux » pour ungroupe féminin est cataloguée comme « poétesse ». Cependant, on adavantage <strong>de</strong> considération pour les chanteurs dont les paroles peuventse défendre sans musique (ou avec), ou pour les poètes qui chantentaussi bien qu’ils écrivent. <strong>Le</strong>s poètes chanteurs sont <strong>de</strong>s créatures quiatteignent rarement les feux <strong>de</strong> <strong>la</strong> rampe, car ils ne sont pas habitués àchanter juste. Il existe bien quelques exceptions remarquables – assezpour former un petit groupe à propos duquel formuler <strong>de</strong>s règles.Egert Kamenikgroupe féminin, habitué à chanter justepas habitué à chanter juste 1↓ Un poète <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune génération chante, décontracté,lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fête du chant en 2008, qui célébraitle vingtième anniversaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution chantante. exception remarquable, un poète chanteur 2Karin Kaljuläte27


Un chanteur bien connu, auteur <strong>de</strong> poèmes absur<strong>de</strong>s oscil<strong>la</strong>ntsavamment entre bon et mauvais goût, possè<strong>de</strong> une voix <strong>de</strong> ténorétonnante, à <strong>la</strong> fois tendre et puissante, qui lui vaut <strong>de</strong>s succès enconcert ou lors <strong>de</strong> soirées poétiques. Une <strong>de</strong> ses chansons les plusconnues raconte comment il a acheté six g<strong>la</strong>ces, en a mangé <strong>de</strong>ux eta rangé les autres dans un p<strong>la</strong>card. « Viens, faisons <strong>la</strong> fête », disent les<strong>de</strong>rniers vers. Cette chanson burlesque est également touchante, carquelque chose dans <strong>la</strong> voix tendre <strong>de</strong> ce gentil géant donne à croire qu’i<strong>la</strong> un fond <strong>de</strong> sérieux. <strong>Le</strong>s mots sont dans <strong>la</strong> voix, <strong>la</strong> voix dans les mots.étonnant et gentil géant 328Piia Ruber


ABSURDEEstonian Institute


ABSURDEOn a récemment annoncé que <strong>de</strong>puis l’an 2000, l’équivalent <strong>de</strong> <strong>la</strong>popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> Viljandi a quitté l’Estonie. À l’échelle du pays Viljandiest une ville importante, puisqu’elle compte plus <strong>de</strong> 20.000 habitants.Beaucoup en ont sûrement déduit ce que les démographes nous ont déjàdit à plusieurs reprises : le peuple estonien est menacé d’extinction. Lanatalité augmente, certes, mais pas assez. Nous sommes moins d’unmillion : plusieurs fois plus que les Is<strong>la</strong>ndais, c’est vrai, mais l’Is<strong>la</strong>n<strong>de</strong>est une île lointaine. <strong>Le</strong>s Estoniens aiment l’étranger ; nombreux sontceux qui n’apprécient pas notre climat pluvieux, froid et sombre, notrecaractère entêté, envieux et obsédé par le travail ou notre capitalismesauvage, et qui voudraient tout simplement vivre mieux. Une <strong>de</strong> mesmeilleures amies vit en Allemagne, elle a un mari adorable et troisenfants. Je trouve très bien qu’elle parle estonien à <strong>la</strong> maison avec sesgarçons et qu’elle souhaite qu’ils lui répon<strong>de</strong>nt dans <strong>la</strong> même <strong>la</strong>ngue,mais à mon avis ses trois garnements sont cent pour cent allemands.Qu’on n’y voie surtout aucune critique, juste l’occasion d’une certainetristesse.a quitté l’Estonie↑ <strong>Le</strong>s émigrés Estoniens, dont 100.000 environ parlenttoujours notre <strong>la</strong>ngue, se répartissent égalementsur tous les continents sauf l’Antarctique. Plusieurscommunautés ont fondé <strong>de</strong>s écoles pour ai<strong>de</strong>r lesenfants à pratiquer leur <strong>la</strong>ngue maternelle.Rein Sikkaiment l’étrangermari adorable, parle estonien à <strong>la</strong> maison30Mare SabalotnyMare SabalotnyLiis Treimann


Kristjan Jaak Peterson (1801-1822)<strong>Le</strong> premier étudiant <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Tartu (alorsgermanophone) à revendiquer son origine estonienne,précurseur du mouvement estophile et l’un <strong>de</strong>spremiers poètes à écrire en estonien littéraire. Après<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> théologie et <strong>de</strong> philosophie à Tartu,Peterson regagna son domicile à Riga – une marche<strong>de</strong> 250 km <strong>de</strong>meurée fameuse. Son anniversaire, le 14mars, est célébré en Estonie sous le nom <strong>de</strong> « Journée<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle ».être estonien se définit par <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue→... kas siis sellemaa keel<strong>la</strong>ulo tules ei voitaevani toustes üllesLa <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> cette terreNe pourrait-elle donc pas,S’élevant jusqu’au ciel,iggavust ommale otsida? Chercher l’immortalité ?L’appel (1818) <strong>de</strong> Kristjan Jaak Peterson à <strong>la</strong> consciencenationale.Raivo Juurakécrire dans le vi<strong>de</strong>↑ <strong>Le</strong> célèbre voyage <strong>de</strong> Kristjan Jaak célébré auprès <strong>de</strong> sastatue à Tartu.léger sentiment d’absurdité, en estonien↑ <strong>Le</strong> tour <strong>de</strong> force <strong>de</strong> Kristjan Jaak réinterprété en 2010.Raivo TassoMargus AnsuToute cette histoire sur le déclin <strong>de</strong> notre peuple pose à long terme unpoint d’interrogation sur <strong>la</strong> littérature estonienne, puisqu’avant tout,selon moi, être estonien se définit par <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Nous écrivons enestonien <strong>de</strong>puis Kristjan Jaak Peterson, et nous n’écrivons pas seulementpour le présent mais aussi en pensant au futur. Il nous faut bienimaginer qu’il n’y aura un jour plus personne pour nous lire. <strong>Le</strong>s écrivainsestoniens écriraient donc dans le vi<strong>de</strong>. Il existe <strong>de</strong>s traducteurs, c’est vrai,dont je ne veux surtout pas minimiser le travail ! Une bonne traductionne transmet pas seulement le contenu, mais aussi le style <strong>de</strong> l’écrivain,son don pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Mais une chose qu’on ne pourra jamais traduireest <strong>la</strong> beauté d’une <strong>la</strong>ngue. On a beaucoup parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> magnifiquetraduction estonienne d’Eugène Onéguine par <strong>la</strong> poétesse Betti Alver,dont certains disent qu’elle surpasse par moments l’original. Même sic’est vrai, son texte ne sonne pas comme en russe. <strong>Le</strong> russe ne sonnerusse qu’en russe, l’estonien qu’en estonien, et ainsi <strong>de</strong> suite. Dans unetraduction, quelque chose se perd toujours. Ainsi, même si <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>slivres d’un écrivain estonien sont traduits dans d’autres <strong>la</strong>ngues (ce quiest peu probable), ce<strong>la</strong> ne dissipera pas le léger sentiment d’absurdité quis’attache à <strong>la</strong> création littéraire en estonien.31


On peut citer un récent essai sur Friedrich Reinhold Kreutzwald,un mé<strong>de</strong>cin d’origine estonienne, auteur au milieu du xix e siècle <strong>de</strong>l’épopée Kalevipoeg (<strong>Le</strong> Fils <strong>de</strong> Kalev). La thèse – surprenante – est queKreutzwald serait précisément parti, pour écrire son œuvre, <strong>de</strong> cesentiment d’absurdité, convaincu que son travail était à long termeinsensé, puisque le peuple estonien dominé par les barons baltes étaitvoué à <strong>la</strong> disparition. Kreutzwald aurait ainsi écrit tout en estimant quece<strong>la</strong> n’avait guère <strong>de</strong> sens. Et pourtant, l’épopée nationale est toujoursréimprimée, tandis que <strong>de</strong> jeunes écrivains en colère déconstruisent sansrelâche ce massif textuel pétrifié. En un mot, il semble que plus d’unécrivain estonien préférerait que les générations à venir trouvent un jourses textes, fussent-ils complètement démodés, dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue même oùils ont été écrits et où ils ont peut-être mal vieilli.Friedrich Reinhold Kreutzwald (1803-1882)Écrivain, traducteur, homme <strong>de</strong> lettres, éducateur etjournaliste. Né dans une famille <strong>de</strong> serfs (il n’a reçuson nom <strong>de</strong> famille qu’après <strong>la</strong> libération <strong>de</strong> son pèreen 1815), il fut l’un <strong>de</strong>s premiers Estoniens à faire <strong>de</strong>sétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine, exerçant ensuite 44 ans à Võru.Connu <strong>de</strong> ses contemporains comme le « Père du chant »ou le « Bar<strong>de</strong> <strong>de</strong> Võru », il est l’auteur <strong>de</strong> Kalevipoeg (1857-61), Eestirahva Ennemuistsed jutud (Contes anciens <strong>de</strong>s Estoniens,1866), Kilp<strong>la</strong>ste imevärklikud… jutud ja teud (<strong>Le</strong>s IncroyablesHistoires et aventures <strong>de</strong>s Kilp<strong>la</strong>sed, 1857), etc. Membre <strong>de</strong><strong>la</strong> Société savante d’Estonie (fondée en 1838), il futentre autres actif dans <strong>la</strong> réforme <strong>de</strong> l’orthographeestonienne.Raigo Paju<strong>la</strong>Rauno VolmarToomas HuikKalevipoeg 1↑ Suivant l’exemple donné par huit patriotes estoniensen 1870, Kalevipoeg fut récité sur l’Esp<strong>la</strong>na<strong>de</strong> du chant <strong>de</strong>Rakvere, sur <strong>la</strong> colline <strong>de</strong> <strong>la</strong> cita<strong>de</strong>lle, en 2003. Il fallut 14heures à 121 lecteurs pour mener l’entreprise à bien.32jeune écrivain en colère 2(cf. p. 33 et progéniture face aux écrivains, p. 9)↑ L’inspiration issue <strong>de</strong> l’épopée nationale est visibledans <strong>de</strong> nombreuses reprises, tel ce spectacle en pleinair du Théâtre <strong>de</strong> Rakvere en 2003, d’après le court récithumoristique d’un jeune écrivain en colère.


EN RADEAULiisa-Lota Kaivo


EN RADEAUOskar Luts (1887-1953)Poète, romancier, auteur <strong>de</strong> nouvelles et <strong>de</strong> pièceshumoristiques. Fils d’un artisan rural, il fit ses étu<strong>de</strong>s àPa<strong>la</strong>muse et à Tartu, puis brièvement à l’université <strong>de</strong>Tartu. Successivement pharmacien, libraire, et écrivainprofessionnel à partir <strong>de</strong> 1918. Ses romans Keva<strong>de</strong>(Printemps, I-II, 1912, 1913), Suvi (Été, I-II, 1918, 1919) et Sügis(Automne, I-II, 1938, 1988) ont été rendus encore pluspopu<strong>la</strong>ires grâce au cinéma.Raivo Tasso↑ <strong>Le</strong>s personnages <strong>de</strong> Keva<strong>de</strong> et le portrait <strong>de</strong> l’auteur. Frise du Musée <strong>de</strong> l’école municipale <strong>de</strong> Pa<strong>la</strong>muse.« Lorsqu’Arno arriva à l’école avec son père, les cours avaient déjàcommencé. » Voici probablement l’incipit le plus célèbre <strong>de</strong> toute <strong>la</strong>littérature estonienne. <strong>Le</strong> livre qui s’ouvre sur cette phrase est intituléKeva<strong>de</strong>. Écrit voici bientôt un siècle, il décrit <strong>la</strong> vie à l’école en Estonie à<strong>la</strong> fin du xix e siècle. La plupart <strong>de</strong>s épiso<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Keva<strong>de</strong> sont gravés dans<strong>la</strong> conscience collective <strong>de</strong>s Estoniens, comme celui où le gros Tõnissoncoule par vengeance le ra<strong>de</strong>au <strong>de</strong>s garçons germano-baltes : qu’avaientilsbesoin <strong>de</strong> venir chercher querelle aux fils <strong>de</strong> paysans estoniensjusque dans <strong>la</strong> cour <strong>de</strong> l’école !fils <strong>de</strong> paysans estoniensArno (à droite)Tõnisson (à droite)Keva<strong>de</strong>↑ Publié dans 19 éditions <strong>de</strong>puis 1912, Keva<strong>de</strong> est l’un <strong>de</strong>sromans estoniens les plus lus.34TallinnfilmTallinnfilm


L’école qui a inspiré Keva<strong>de</strong> abriteaujourd’hui un musée. On peuts’asseoir sur les bancs <strong>de</strong> l’écoleet tenter d’imaginer <strong>la</strong> galerie <strong>de</strong>personnages hauts en couleursdu roman.bancs <strong>de</strong> l’école,jeune écrivain en colère (cf. p. 31)↑ Trois <strong>de</strong>s <strong>la</strong>uréats du Prix d’humour Oskar Luts, parmilesquels, au premier p<strong>la</strong>n, le jeune écrivain en colère,sont assis sur <strong>de</strong>s bancs d’école remontant à l’époque <strong>de</strong>l’enfance <strong>de</strong> Luts, à <strong>la</strong> fin du xix e siècle. Ce prix annue<strong>la</strong> été fondé en 1987, pour le centenaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance<strong>de</strong> l’auteur.2 x Margus AnsuSille Annukune galerie <strong>de</strong> personnages hauts en couleurs↑ Adaptation originale <strong>de</strong> Keva<strong>de</strong>, ce ballet a été donné dansle plus ancien théâtre professionnel d’Estonie, le théâtre« Vanemuine » à Tartu.35


Ce n’est pas tout. Il y a aussi un ra<strong>de</strong>au sur <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong>rrière l’école, surlequel peuvent s’aventurer ceux qui le désirent.La littérature reste quelque chose d’étrangement puissant. Je sais bienque ce ra<strong>de</strong>au n’est pas celui que Tõnisson a coulé. Et d’ailleurs, Dieusait qui le modèle <strong>de</strong> ce Tõnisson pouvait bien être, ou s’il a vraimentdéc<strong>la</strong>ré que <strong>la</strong> gelée <strong>de</strong> raisins était fa<strong>de</strong>, puisqu’on n’y met pas <strong>de</strong> sel.Pourtant, un frisson me parcourt lorsque mon regard se pose surle ra<strong>de</strong>au. Ces rondins assemblés sont à l’évi<strong>de</strong>nce un faux, mais jesuis quand même heureux <strong>de</strong> les trouver là. <strong>Le</strong> verbe s’est fait bois eteau, le verbe bruit dans les vieux murs <strong>de</strong> l’école et on peut le humerprofondément. <strong>Le</strong> verbe s’est fait ra<strong>de</strong>au, et notre imagination prend le<strong>la</strong>rge.gelée <strong>de</strong> raisins, fa<strong>de</strong>Piia Ruberra<strong>de</strong>au, <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong>rrière l’école36Raivo Tasso


RÉESSAYEZ DANS UN ANPiia Ruber


RÉESSAYEZ DANS UN ANJe me rappelle <strong>la</strong> gigantesque bibliothèque <strong>de</strong> mes parents, à l’époque oùl’Union soviétique était dirigée par un Brejnev gâteux. Voisine du poêle,elle dominait les <strong>de</strong>ux pièces <strong>de</strong> notre appartement <strong>de</strong> banlieue commele monolithe <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance dans 2001 : L’Odyssée <strong>de</strong> l’espace. On publiaitpeu <strong>de</strong> livres à l’époque, et les tirages <strong>de</strong>s chefs d’œuvre <strong>de</strong> <strong>la</strong> littératuremondiale <strong>de</strong>stinés au million d’Estoniens <strong>de</strong> <strong>la</strong> RSS d’Estonie pouvaientatteindre 50.000.Lorsque le monstre soviétique commença à crouler, les tiragesgrimpèrent encore. La plus importante revue littéraire, Looming (Création),qui diffusait les <strong>de</strong>rniers textes <strong>de</strong>s auteurs estoniens, tirait à 12.000exemp<strong>la</strong>ires à l’époque <strong>de</strong> ma naissance. À <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1980, aumoment <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution chantante, ces chiffres grimpèrent encore. On<strong>de</strong>vine que <strong>la</strong> littérature était une <strong>de</strong>s rares taches <strong>de</strong> couleur égayant<strong>la</strong> grisaille quotidienne <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie soviétique. Non seulement <strong>la</strong> lecture<strong>de</strong>s chefs d’œuvre rendait plus intéressant un quotidien pauvre enévénements et en biens matériels, mais elle procurait l’occasion d’unerésistance individuelle muette à une vie sociale anesthésiante et auxslogans sur les succès <strong>de</strong> l’URSS, dont le triomphalisme était démentichaque jour avec une telle évi<strong>de</strong>nce.<strong>Le</strong> concept d’« écriture entre les lignes » apparut alors, consistant pourles auteurs à tenter <strong>de</strong> tromper <strong>la</strong> censure en écrivant <strong>de</strong>s textes d’uneapparente innocuité idéologique tout en cachant entre ou sous les mots<strong>de</strong>s messages qui pouvaient avoir le sens opposé, comme <strong>de</strong>s appels àl’indépendance.Looming 1 , « écriture entre les lignes »↑ En 1981 parut dans Looming un poème d’un auteurjusque là inconnu, Andrus Rõuk. « Silma<strong>de</strong>s taevas jameri » (<strong>Le</strong> Ciel et <strong>la</strong> mer dans les yeux) contenait enacrostiche les mots « SINI-MUST-VALGE » (bleu-noirb<strong>la</strong>nc),les couleurs du drapeau estonien strictementinterdit par les Soviétiques.importantes revues littérairesPiia Ruber38


Plus tard, avec l’arrivée du nouveau régime et <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté tant attendue,<strong>la</strong> vie semb<strong>la</strong> nous accueillir avec toutes ses couleurs. <strong>Le</strong>s tentationsdu capitalisme <strong>de</strong> consommation firent perdre à <strong>la</strong> littérature son rôlesocial. Dans l’é<strong>la</strong>n <strong>de</strong> l’indépendance, nous quittâmes notre banlieuepour un appartement plus confortable, avec baignoire, WC privé et eauchau<strong>de</strong> ! <strong>Le</strong> monolithe fut aussi du voyage, mais <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d’honneur ausalon revint désormais à une télévision couleur toute neuve.Aujourd’hui, on parle <strong>de</strong> succès si un c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature mondialeest vendu à 1000 exemp<strong>la</strong>ires. <strong>Le</strong> tirage dépend aussi <strong>de</strong> <strong>la</strong> réc<strong>la</strong>me quefera l’éditeur, ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> compétence <strong>de</strong> l’auteur concernant le <strong>de</strong>sign duproduit. <strong>Le</strong> tirage <strong>de</strong> Looming oscille entre 1000 et 2000.p<strong>la</strong>ce d’honneur au salonOve Maid<strong>la</strong>Quelques années après notre déménagement dans cet appartementtout confort, je commençai à réaliser que je vou<strong>la</strong>is <strong>de</strong>venir écrivain.J’envoyai mes essais à Looming – être édité dans les pages <strong>de</strong> cette revueme semb<strong>la</strong>it un rêve inaccessible. Quelques mois plus tard, le rédacteuren chef me conseil<strong>la</strong> gentiment mais fermement <strong>de</strong> « réessayer dans unan ». Je n’abandonnai pas, tant ce<strong>la</strong> constituait un passage obligé avanttoute parution d’un livre. Il dut s’écouler six ans avant que mes effortssoient enfin récompensés. Je titubais <strong>de</strong> bonheur.le monolithe <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance (cf. p. 43)↑ … à l’entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> bibliothèque municipale <strong>de</strong> ViljandiEvi Murd<strong>la</strong>↑ Revues littéraires estoniennes, al<strong>la</strong>nt d’Eesti kirjandus (Littérature estonienne, 1906) et Looming (1923) à l’Estonian Literary Magazine(1995) et Värske Rõhk (Fraîche Impulsion, 2005).39


Ce<strong>la</strong> même a changé aujourd’hui, avec l’arrivée d’une nouvellegénération sûre d’elle-même, dont l’accès à <strong>la</strong> littérature n’est pasconditionné par une revue à petit tirage, tant les possibilités <strong>de</strong>publication alternative se sont multipliées, et qui n’a pas besoin <strong>de</strong>scompliments ou <strong>de</strong>s conseils <strong>de</strong> collègues plus âgés et plus expérimentéspour se convaincre <strong>de</strong> sa propre valeur. Ce<strong>la</strong> fait à présent dix ans que jepublie dans Looming <strong>de</strong>s poèmes, <strong>de</strong> <strong>la</strong> prose, <strong>de</strong>s essais ou <strong>de</strong>s recensions.Je vis avec ma famille dans ma propre maison et, assis à mon bureau, ilm’arrive <strong>de</strong> regretter l’époque où le rédacteur <strong>de</strong> Looming m’appe<strong>la</strong>it autéléphone (fixe) et me disait comme en passant : « Cette chose que tunous as envoyée n’était pas mal du tout. Elle sort dans le <strong>de</strong>rnier numéro<strong>de</strong> cette année. »possibilités <strong>de</strong> publication alternativele rédacteur <strong>de</strong> Looming (2010)40Piia Ruberassis à mon propre bureauLiis Treimann


LE VILLAGEPiia Ruber


LE VILLAGELa superficie <strong>de</strong> l’Estonie a beaudépasser celle <strong>de</strong>s Pays-Bas ou duDanemark, les distances y restentpetites. Malgré ce<strong>la</strong>, il y a icibeaucoup plus d’espace que dansces pays : on peut parcourir <strong>de</strong>sdizaines <strong>de</strong> kilomètres sans voirautre chose que <strong>de</strong>s forêts ou <strong>de</strong>smarécages. Pourtant, <strong>de</strong>rrière toutce<strong>la</strong> il y a <strong>la</strong> vie, et même une vieculturelle.L’Union <strong>de</strong>s écrivains estonienspossè<strong>de</strong> une belle maison dansle parc naturel <strong>de</strong> Lahemaa, à42Käsmu, ancien vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> pêcheursentre <strong>la</strong> mer capricieuse et lesépaisses forêts. La <strong>de</strong>meured’un capitaine (dont les pas,<strong>la</strong> nuit, font encore grincer lep<strong>la</strong>ncher) est <strong>de</strong>venue foyer<strong>de</strong> création. Cette maison estadorée <strong>de</strong>s écrivains et autrescréateurs, pour <strong>la</strong> paix qui yrègne et pour les rencontres etateliers qu’organisent l’Union<strong>de</strong>s écrivains estoniens, leCentre d’information sur <strong>la</strong>littérature estonienne et d’autresorganismes. <strong>Le</strong>s pins oscillentlentement ; rochers, baies etchampignons peuplent les forêts.Certains y cherchent le silenceet <strong>la</strong> paix pour écrire, d’autresviennent y passer <strong>de</strong>s vacances enfamille. Prendre le temps <strong>de</strong> vivre.Käsmu, belle maison, foyer <strong>de</strong> créationrassemblés pour <strong>la</strong> littérature, Centre d’information sur <strong>la</strong> littérature estonienne 1↑ Un séminaire <strong>de</strong> traduction poétique, organisé par le Centre d’information sur <strong>la</strong> littérature estonienne.Piia RuberReti Saks


Käsmu n’est pas le seul vil<strong>la</strong>ge où se rassemblent <strong>de</strong>s écrivains.À proximité du <strong>la</strong>c Peipsi – le cinquième <strong>la</strong>c d’Europe par <strong>la</strong> taille –se trouve un hameau appelé Võtikvere, où, à l’initiative d’une dameà l’énergie infatigable, est organisé <strong>de</strong>puis dix ans le « Vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>slivres ». La dame elle-même est plus connue comme journaliste etdocumentaliste, mais son intérêt pour <strong>la</strong> littérature est sincère etconstant. Lorsqu’elle se déniche un nouvel auteur favori, on peut êtrecertain que celui-ci sera l’objet <strong>de</strong> toutes les attentions à Võtikvere.tourbièresforêtsKäsmu97 kmTallinn(cf. p. 21) 135 kmLac Peipsi7 kmVõtikverecourPa<strong>la</strong>muse(cf. p. 33) 25 kmTartu(cf. p. 21) 55 kmforêtsEstonian Land BoardIl est vraiment p<strong>la</strong>isant <strong>de</strong> voir les gens se réunir pendant <strong>de</strong>ux ou troisjours autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, à l’ombre <strong>de</strong>s arbres centenaires,pour acheter <strong>de</strong>s livres et écouter les écrivains. Alors, les affirmationsselon lesquelles <strong>la</strong> littérature est un phénomène marginal ne semblentplus être qu’un mauvais rêve. Après <strong>la</strong> partie officielle, s’il fait beau, onva se baigner dans le <strong>la</strong>c Peipsi, ou l’on se retrouve dans <strong>la</strong> cour <strong>de</strong> cettedame, qui est <strong>de</strong>venue comme l’âme <strong>de</strong> Võtikvere, pour passer le tempstranquillement.le Vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>s livres↑ <strong>Le</strong> Vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>s livres attire à Võtikvere un nombreremarquable d’éditeurs qui proposent leurs livres àprix d’ami, davantage pour le p<strong>la</strong>isir que pour faire <strong>de</strong>saffaires !Raivo Tasso43


J’ai imaginé un jour que ce vil<strong>la</strong>ge<strong>de</strong>s livres pourrait être organisétoute l’année. <strong>Le</strong>s écrivainshabiteraient ensemble dans levil<strong>la</strong>ge et les gens viendraient <strong>de</strong>toute l’Estonie pour acheter <strong>de</strong>slivres et les faire dédicacer. Puisj’ai eu un peu peur <strong>de</strong> cette trouped’écrivains qui se retrouveraienttoujours nez à nez, et <strong>de</strong>svisiteurs qui frapperaient sanscesse à <strong>la</strong> porte pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>run livre. Faudrait-il instaurer <strong>de</strong>sheures <strong>de</strong> visite ? Compliqué !Un jour ou <strong>de</strong>ux par an, ce<strong>la</strong> adavantage un air <strong>de</strong> fête. Et il estvrai que Võtikvere est une <strong>de</strong>sfêtes les plus cordiales et les plusdécontractées qu’on puisse rêver.Grâces en soient rendues aubeau temps du mois d’août et aucourage <strong>de</strong>s gens cachés par-<strong>de</strong>làles forêts et les tourbières !écouter les écrivains44Piia Ruberon va se baignerpar-<strong>de</strong>là les forêts et les tourbières 2Estonian Institute Emajõe Lodjaselts


LE PLAFOND NOIR<strong>Le</strong> Cube noir – le stand estonien au Salon du livre <strong>de</strong> Göteborg en 2007, allusion à un thème central dans <strong>la</strong> littérature et <strong>la</strong> psyché estoniennes.Asko Künnap


LE PLAFOND NOIRL’un <strong>de</strong>s plus célèbres poèmes estoniens a eu récemment cent ans. Il apour titre « Must <strong>la</strong>gi on meie toal » (Noir est le p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> notre pièce). <strong>Le</strong>poème est franchement sombre, le p<strong>la</strong>fond est noir <strong>de</strong> suie, couvert <strong>de</strong>toiles d’araignées et <strong>de</strong> cafards. <strong>Le</strong> p<strong>la</strong>fond est noir aussi parce qu’il avu <strong>la</strong> dureté <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>de</strong>s Estoniens, leurs peines, leurs <strong>la</strong>rmes et leursgrincements <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts. À <strong>la</strong> fin du poème, on comprend que ce n’estpas seulement <strong>la</strong> pièce qui a un p<strong>la</strong>fond noir, mais aussi l’époque, quise débat dans ses chaînes. L’auteur <strong>de</strong> cette vision sinistre, Juhan Liiv,est <strong>la</strong> figure parfaite du poète souffrant pour son peuple, tant sa propreexistence a été compliquée et jalonnée <strong>de</strong> difficultés spirituelles autantque matérielles. Son génie poétique est resté <strong>la</strong>rgement ignoré, sauf<strong>de</strong>s jeunes écrivains en colère composant le groupe « Noor-Eesti » (Jeune-Estonie), qui ont édité <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> ses œuvres. L’issue <strong>de</strong> toutceci a été ce <strong>de</strong>stin tragique, con<strong>de</strong>nsé dans le poème sur le p<strong>la</strong>fond noir,qui est aussi l’expression immortelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience estonienne.Juhan Liiv (1864-1913)<strong>Le</strong> plus grand poète lyrique et le génie tragique <strong>de</strong> <strong>la</strong>littérature estonienne. Il étudia à l’école municipale<strong>de</strong> Kodavere et au Lycée Hugo Treffner à Tartu, puistravail<strong>la</strong> comme instituteur et journaliste. Schizophrèneà partir <strong>de</strong> 1894, il fuit <strong>la</strong> vie publique et fut« redécouvert » en 1902 par le psychiatre et journalisteJuhan Luiga. Nombre <strong>de</strong> ses meilleurs poèmes – chaqueadulte estonien en connaît sans doute au moins un parcœur – sont parus après sa mort.Irina Ivanova<strong>de</strong>stin tragique,Noor-Eesti 1← Luuletused (Poèmes, 1909),le seul recueil publié duvivant <strong>de</strong> Liiv.Must <strong>la</strong>gi on meie toalMust <strong>la</strong>gi on meie toal,on must ja suitsuga,sääl ämblikuvõrku, sääl nõge,on ritsikaid, prussakaid ka./---/Must <strong>la</strong>gi on meie toalja meie ajal ka:ta nagu ahe<strong>la</strong>is väänleb,kui tema saaks kõnelda!↓ Depuis 1965, <strong>la</strong> commune d’A<strong>la</strong>tskivi décerne le Prixannuel <strong>de</strong> poésie Juhan Liiv à un poème en estoniendans l’esprit <strong>de</strong> Juhan Liiv.<strong>la</strong>uréat 2010 2Noir est le p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> notre pièceNoir est le p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> notre pièce,Noir et crasseux <strong>de</strong> suie,Encombré <strong>de</strong> toiles d’araignées,Peuplé <strong>de</strong> grillons et <strong>de</strong> cafards.Noir est le p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> notre pièce↑ L’intérieur enfumé <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce <strong>de</strong> séchage dans uneferme estonienne, fin du xix e siècle.46/---/Noir est le p<strong>la</strong>fond <strong>de</strong> notre pièce,Et celui <strong>de</strong> notre époqueQui se tord, comme prise dans <strong>de</strong>s chaînes :Ah ! Si elle pouvait parler !Mart Velsker


Il arrive parfois que les mots et les symboles <strong>de</strong>viennent concrets. Enplein cœur <strong>de</strong> Tallinn, dans <strong>la</strong> Maison <strong>de</strong>s écrivains, construite après<strong>la</strong> guerre, se trouve une gran<strong>de</strong> salle aux hautes fenêtres appelée <strong>la</strong>salle au p<strong>la</strong>fond noir. La pièce basse et encombrée, pleine <strong>de</strong> toilesd’araignées, s’est changée en une belle salle parquetée, équipée duchauffage central, et si le p<strong>la</strong>fond en est noir, les murs, eux, sont b<strong>la</strong>ncs.Ni fumée ni feu n’y ont droit <strong>de</strong> cité, et ce n’est pas <strong>la</strong> misère <strong>de</strong> <strong>la</strong>vie, mais bien <strong>la</strong> peinture élégante prévue par l’architecte, qui a <strong>la</strong>issésa trace au p<strong>la</strong>fond. Ce <strong>de</strong>rnier est doté d’une courbure élégante, quiévoque moins une pitoyable masure que le ciel nocturne dont JuhanLiiv disait qu’il suffisait <strong>de</strong> le regar<strong>de</strong>r pour trouver belle sa patrie. <strong>Le</strong>scafards et les araignées ne se rencontrent ici que rarement. Il s’agit <strong>de</strong><strong>la</strong> salle <strong>de</strong> réunion officielle du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s lettres, où se déroulent lesfêtes et les réunions importantes, mais aussi <strong>de</strong>s présentations <strong>de</strong> livreset autres soirées littéraires, à commencer par les mercredis littéraires<strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s écrivains, qui peuvent être aussi bien <strong>de</strong>s discussionssérieuses que <strong>de</strong>s soirées <strong>de</strong> rap.Salle au p<strong>la</strong>fond noir, Maison <strong>de</strong>s écrivains 3 (cf. p. 4)Piia Rubermercredis littéraires↑ La Mission <strong>de</strong> Laïka, soirée poétique lors d’un mercredilittérairerap↑ <strong>Le</strong> poète anglo-jamaïcain Benjamin Zephaniah (àgauche), se produisant lors du festival « HeadRead » en2010.Union <strong>de</strong>s écrivains 4 , salle <strong>de</strong> réunionofficiellePeeter Langovits Peeter Langovits Liis Treimann47


La principale oasis littéraire<strong>de</strong> Tartu, <strong>la</strong> Maison <strong>de</strong> <strong>la</strong>littérature, qui abrite à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong>Société littéraire estonienne et<strong>la</strong> section <strong>de</strong> Tartu <strong>de</strong> l’Union<strong>de</strong>s écrivains, a connu elle aussi<strong>de</strong>s heures sombres, puisque leKGB a occupé ses locaux sousl’occupation soviétique. Elle n’aété restituée à ses propriétairesqu’au milieu <strong>de</strong>s années1990, après <strong>la</strong> restauration <strong>de</strong>l’indépendance.<strong>de</strong>s notes sombres↑ Surprise : un gâteau nommé « Must <strong>la</strong>gi » (P<strong>la</strong>fond noir), en vente à <strong>la</strong> fête <strong>de</strong> <strong>la</strong> commune <strong>de</strong> Jõelähtme, Harjumaa.Piia Ruber<strong>Le</strong>s temps ont changé, <strong>la</strong> piècemisérable est <strong>de</strong>venue unebelle salle, <strong>la</strong> liberté succè<strong>de</strong> àl’esc<strong>la</strong>vage et les occupants sontpartis, et en même temps rienn’a changé. Aujourd’hui encoreon ressent le besoin <strong>de</strong> mêler<strong>de</strong>s notes sombres à l’exaltation<strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, ou <strong>de</strong> dénoncer lesperfi<strong>de</strong>s travers <strong>de</strong> l’époque. Maisle cadre pour le faire, lui, estmaintenant élégant et chargéd’histoire.<strong>la</strong> liberté succè<strong>de</strong> à l’esc<strong>la</strong>vage, La Maison <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature à Tartu↑ <strong>Le</strong> perron <strong>de</strong> <strong>la</strong> Maison <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature à Tartu, par un après-midi ensoleillé.48Sille Annuk


DU TEMPS POUR LIREPiia Ruber


DU TEMPS POUR LIRE<strong>Le</strong> célèbre écrivain estonien Jaan Kaplinski a exprimé en ces termesune idée répandue : à l’époque soviétique les gens n’avaient pasd’argent mais ils avaient du temps, alors qu’aujourd’hui, à l’époque<strong>de</strong> l’économie <strong>de</strong> marché, ils ont <strong>de</strong> l’argent mais plus <strong>de</strong> temps. Il estvrai que l’on entend souvent dire : « Écoute, je n’ai pas le temps, je suisaffreusement pressé ! »On s’accor<strong>de</strong> à dire que l’intérêt pour <strong>la</strong> lecture a diminué ces vingt<strong>de</strong>rnières années, au point <strong>de</strong> menacer <strong>la</strong> faculté <strong>de</strong> lire elle-même.À l’époque soviétique, <strong>la</strong> lecture se portait mieux car les émissionstélévisées du dimanche matin portaient sur <strong>la</strong> glorieuse ArméeRouge, les divertissements se cantonnant à <strong>la</strong> soirée du réveillon. <strong>Le</strong>schoses ont évi<strong>de</strong>mment changé, les centres commerciaux scintil<strong>la</strong>ntsatten<strong>de</strong>nt les acheteurs, et le comique, parfois involontaire, estomniprésent sur les écrans. Il semblerait donc que les gens, après s’êtretués au travail et avoir bien consommé, n’aient plus d’énergie, ou dumoins plus assez pour cultiver leur esprit. C’est pour contrecarrer cedanger que 2010 a été proc<strong>la</strong>mée en Estonie Année <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture, et <strong>de</strong>nombreux écrivains ont apporté leur contribution à cette entreprise,en al<strong>la</strong>nt parler dans les écoles et dans les bibliothèques <strong>de</strong>s bienfaits<strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture… ce qui a encore retiré du temps <strong>de</strong> lecture, c’est vrai !Mais j’aime lire <strong>de</strong> bons textes à <strong>de</strong>s auditeurs, et <strong>la</strong> lecture à voixhaute est encore une forme <strong>de</strong> lecture, non ?l’intérêt pour <strong>la</strong> lecture↑ <strong>Le</strong>s portraits <strong>de</strong> poétesses estoniennes (cf. le collierinsaisissable, p. 12) dans le cadre confortable d’unelibrairie mo<strong>de</strong>rne.Piia Ruberl’Année <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture◯ L’Année <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture 2010 vou<strong>la</strong>it rappeler auxEstoniens le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> <strong>la</strong> lecture et les encourager à lire,en particulier les jeunes adultes. Des événements ontété organisés toute l’année en Estonie, et à l’étranger,dans les écoles estoniennes ou dans les universitésenseignant l’estonien.On perpétue <strong>la</strong> tradition <strong>de</strong> l’Année du livre estonien,inaugurée en 1935 pour célébrer le 400 e anniversairedu Catéchisme <strong>de</strong> Wanradt-Koell, le premier livre↑ La croissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature estonienne, illustrée surpartiellement conservé contenant un texte estonien une carte postale célébrant l’Année du livre estonienimprimé. (1935).↑ Une page du Catéchisme <strong>de</strong> Wanradt-Koell (1535).50Ervin Sestverk


Pourtant, on continue à se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il est bien vrai que plus personnen’a <strong>de</strong> temps pour lire. S’il est vrai que les lecteurs sont les écrivains, etvice-versa. Heureusement, les faits ne sont pas toujours <strong>de</strong> cet avis, et lechoix offert aux lecteurs n’a jamais été si abondant, voire débordant.Estonian Institutefaculté <strong>de</strong> lire, le Centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> littératureestonienne pour <strong>la</strong> jeunesseOliver Matkur↑↓ Convivial et amusant, le Centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> littératureestonienne pour <strong>la</strong> jeunesse, à Tallinn, ai<strong>de</strong> plus d’unjeune Estonien à perfectionner ses compétences enlecture.du temps pour lire, le choix offert aux lecteurs↑ L’agence P<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bibliothèque municipale <strong>de</strong> Tartu.Piia Ruber51


Voilà quelques années, par exemple, un grand quotidien estonien afondé une maison d’édition qui s’est mise à publier <strong>de</strong> vastes séries <strong>de</strong>livres : on pouvait acquérir dans les supermarchés un bon roman à unprix modique, avec son journal du samedi. Ce<strong>la</strong> n’a en soi rien <strong>de</strong> neuf, etl’Europe occi<strong>de</strong>ntale le pratique <strong>de</strong>puis longtemps. Cet éditeur a proposé<strong>de</strong>ux années <strong>de</strong> suite <strong>de</strong>s traductions <strong>de</strong> c<strong>la</strong>ssiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> littératuremondiale, puis une série plus originale. Il s’agissait dans ce <strong>de</strong>rniercas <strong>de</strong> cinquante ouvrages estoniens, dont plusieurs étaient inconnus,déconseillés ou même interdits à l’époque soviétique, <strong>de</strong> sorte qu’ilsont été accueillis comme <strong>de</strong>s nouveautés par <strong>de</strong> nombreux lecteurs.Ces collections ont bénéficié <strong>de</strong> tirages importants, mais on n’a pas vules piles <strong>de</strong> c<strong>la</strong>ssiques prendre <strong>la</strong> poussière aux abords <strong>de</strong>s caisses. Aucontraire, il arrivait souvent que le stock soit épuisé bien avant le samedisuivant. Il est difficile <strong>de</strong> dire ce qui a poussé les gens à acheter ces livres,combien les ont achetés pour afficher <strong>de</strong>s goûts raffinés ou à <strong>de</strong>s finsdécoratives, et combien ont réellement pris le temps <strong>de</strong> s’y plonger et<strong>de</strong> les lire sérieusement. Mais <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s livres ont étéachetés, <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> valeurs ont trouvé leur p<strong>la</strong>ce chez les gens : sicertaines d’entre elles n’ont pas encore été lues, leur jour viendra.vaste livreRauno Volmarafficher <strong>de</strong>s goûts raffinés, cinquante ouvrages estoniens52Piia Ruber


POÉSIE À L’ÉCRANUn romancier majeur, dans son ancienne retraite campagnar<strong>de</strong>.Piia Ruber


POÉSIE À L’ÉCRANL’écrivain et traducteur Tõnu Õnnepalu a proposé dans son premierlivre une idée intéressante : <strong>la</strong> poésie représenterait plus ou moins<strong>la</strong> même chose, pour les Estoniens, que le football pour les Ang<strong>la</strong>is.De fait, l’abondance et le niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie ne peuvent aujourd’huique réjouir. Au-<strong>de</strong>là du nombre <strong>de</strong>s publications, <strong>la</strong> poésie frappepar sa capacité à sortir <strong>de</strong>s livres. Par exemple, plusieurs quotidienspublient un « poème <strong>de</strong> <strong>la</strong> semaine », qu’ils comman<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s poètesestoniens. Ce<strong>la</strong> s’accor<strong>de</strong> très bien à <strong>la</strong> veine sociale importante dans <strong>la</strong>poésie d’aujourd’hui, et à <strong>la</strong> faculté qu’a celle-ci <strong>de</strong> décrire et <strong>de</strong> jugerles problèmes politiques et sociaux. Si un parlementaire, mettons,était impliqué dans un scandale <strong>de</strong> corruption, il serait parfaitementenvisageable que ce<strong>la</strong> fasse l’objet d’un poème qui paraîtrait peu <strong>de</strong>temps après dans un journal.Mais il y a plus. Au début <strong>de</strong> l’année 2009, <strong>la</strong> Télévision estonienne ainauguré <strong>la</strong> série « Un Poème » ; celle-ci est diffusée immédiatementaprès les nouvelles sportives, qui nous disent tout <strong>de</strong> <strong>la</strong> longue et difficilemarche vers <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> l’équipe estonienne <strong>de</strong> football. En 2009, trentesixpoètes sont ainsi passés à l’écran <strong>de</strong> façon répétée, et déjà trente-huiten 2010, <strong>de</strong> sorte que <strong>la</strong> télévision nationale aura réussi à montrer en<strong>de</strong>ux ans soixante-quatorze poètes estoniens actuellement actifs.Estonian Institutele niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie↓ … au festival littéraire « Prima Vista », à Tartu.Un Poème↓ L’écran <strong>de</strong> présentation <strong>de</strong> <strong>la</strong> série télévisée.54Lauri KulpsooMaarja Pärsim


Aucune émission récente n’a étéaussi critiquée. Qu’est-ce quec’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ?Pourquoi juste après le sport ?Ce poème s’est terminé avant<strong>de</strong> commencer ! Pourquoi unseul poème ? C’est bien, je peuxaller aux WC après les nouvelles !En prime-time sur <strong>la</strong> chaînenationale, presque tous les jours !Pourquoi les poètes regar<strong>de</strong>ntilsleur papier ? Et ce décor,cet éc<strong>la</strong>irage ! <strong>Le</strong>s producteursm’ont dit que leur budgetannuel se comparait au coût <strong>de</strong>spaillettes déversées pendant lefinal d’un show g<strong>la</strong>mour réalisé<strong>de</strong>rnièrement par une chaînecommerciale locale. Pourquoiles poètes disent-ils sans arrêt<strong>de</strong>s gros mots (notons que « sansarrêt » est un peu subjectif, <strong>de</strong>même que ce qui est un « grosmot ») ? Qu’est <strong>de</strong>venue <strong>la</strong> bonnevieille rime ? Bien entendu, ona programmé quelques poètesqui respectaient <strong>la</strong> rime, mais<strong>la</strong> tendance générale est plutôtau vers libre. On s’est mis àdire que le vers libre n’étaitpas <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, juste unefaçon <strong>de</strong> s’exprimer. On avaitparfois l’impression d’assisterà <strong>la</strong> contre-réforme du <strong>la</strong>ngagepoétique.qu’est-ce que ça veut dire ?ange gardien (cf. p. 12)ce décorjeune poétesse (cf. p. 12)qui respectaient <strong>la</strong> rimecet éc<strong>la</strong>irage8 x Ülo Josingregar<strong>de</strong>nt leur papierune façon <strong>de</strong> s’exprimer55


Certains reproches étaient plus inattendus : un téléspectateur qui toléraitaussi bien les gros mots que l’absence <strong>de</strong> rimes a jugé une seule choseincompréhensible : pourquoi faisait-on lire les poèmes par <strong>de</strong> si mauvaiscomédiens !Quoi qu’il en soit, ou grâce à ces réactions, <strong>la</strong> poésie d’aujourd’huicontinue <strong>de</strong> se glisser par tous les moyens dans l’horizon <strong>de</strong>s gens. Despoèmes fleurissent sur les vitres <strong>de</strong>s trains. Où seront les prochains ? Surles hublots <strong>de</strong>s avions ?sur les vitresRuno TammeloEncore une chose : tandis que le vers libre est en pointe à <strong>la</strong> télévision, lesvers rythmés et rimés sont majoritaires sur Internet, dont les Estonienssont les plus avi<strong>de</strong>s utilisateurs. Chacun trouve donc sa p<strong>la</strong>ce et sa muse…même si l’on attend toujours un footballeur poète !<strong>de</strong>s trainsen pointe à <strong>la</strong> télévision↓ « Est-ce <strong>la</strong> télévision qui imite <strong>la</strong> vie ou <strong>la</strong> vie qui imite<strong>la</strong> télévision ? » : ce genre <strong>de</strong> questions tracassent lestagueurs <strong>de</strong> Tallinn.56Vahur AabramsEstonian Institute


NOTESVOYAGE (p. 7-10)1 → Narva-Jõesuu – station balnéaire au nord-est<strong>de</strong> l’Estonie, sur l’estuaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière Narva. Cetteville thermale est célèbre pour l’architecture <strong>de</strong> sesvil<strong>la</strong>s et ses 7,5 km <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> sable b<strong>la</strong>nc bordéed’une forêt <strong>de</strong> pins.Après l’ouverture <strong>de</strong> <strong>la</strong> ligne <strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer entreTallinn et Saint-Pétersbourg en 1870, Narva-Jõesuu<strong>de</strong>vint une <strong>de</strong>stination estivale pour les nobles <strong>de</strong><strong>la</strong> capitale russe, distante <strong>de</strong> 150 km. À l’époquesoviétique, <strong>de</strong>venue Léningrad, <strong>la</strong> ville continuaà envoyer <strong>de</strong>s vacanciers par dizaines <strong>de</strong> milliers,parmi lesquels maints artistes et écrivains.LA POÉTESSE (p. 11-14)1 → Betti Alver (1906-1989) – Elisabet Talvik-<strong>Le</strong>pik(née Alver), l’une <strong>de</strong>s plus gran<strong>de</strong>s poétesseset traductrices estoniennes. Elle appartint à <strong>la</strong>première génération qui fit son éducation dansl’Estonie indépendante. Son premier roman futTuulearmuke (cf. p. 6). En poésie, sa renommée date<strong>de</strong>s années 30, comme membre du groupe Arbujad(<strong>Le</strong>s Devins) salué par le critique Ants Oras, avecBernard Kangro, Uku Masing, Kersti Meri<strong>la</strong>s, MartRaud, August Sang, Heiti Talvik et Paul Viiding.L’occupation soviétique mit brutalement unterme à cet âge d’or poétique, mais l’influence dugroupe se fit sentir sur les poètes d’après-guerre.L’œuvre d’Alver, en particulier, fut louée pour safermeté éthique face aux catastrophes nationaleset personnelles : après <strong>la</strong> mort en Sibérie <strong>de</strong> sonépoux Heiti Talvik, elle se tourna vers <strong>la</strong> traduction,où elle établit <strong>de</strong>s standards inégalés en estonien.Elle se remit à écrire dans les années 1960 et publiason <strong>de</strong>rnier recueil, Korallid Emajões (Des Coraux dans <strong>la</strong>rivière Emajõgi) en 1986, pour son 80 e anniversaire.Conformément au testament <strong>de</strong> <strong>la</strong> célèbrepoétesse, un prix annuel pour le meilleur débutlittéraire, le Prix Betti Alver, a été créé en 1990.2 → Doris Kareva (née en 1958) – poète, éditrice,figure emblématique du mon<strong>de</strong> littéraire.Née et éduquée à Tallinn, Doris Kareva termine cum<strong>la</strong>u<strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s supérieures <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue et littératureang<strong>la</strong>ises à Tartu. Depuis 1978, elle a occupé diverspostes au sein du principal hebdomadaire culturelestonien, Sirp (La Faucille), ainsi que <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong>Secrétaire du Comité national estonien à l’UNESCO.Dès <strong>la</strong> parution <strong>de</strong> son premier recueil, Päevapildid(Photographies) en 1978, Kareva est <strong>de</strong>venue l’un<strong>de</strong>s poètes les plus célèbres et les plus influentsd’Estonie. Elle est l’auteur d’une douzaine <strong>de</strong>recueils et <strong>de</strong> traductions (Beckett, Dickinson,Shakespeare, etc.) Elle a également dirigé <strong>la</strong>publication d’anthologies poétiques, donné <strong>de</strong>sconférences et participé à <strong>de</strong>s lectures en Estonieet à l’étranger, et encouragé – en véritable angegardien <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie – l’éclosion <strong>de</strong> jeunes talentssur <strong>la</strong> scène littéraire.3 → Kristiina Ehin (née en 1977) – l’une <strong>de</strong>spoétesses les plus accomplies <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeunegénération. Née dans une famille <strong>de</strong> poètes(ses parents sont Andres Ehin et Ly Seppel), elleacquiert une notoriété précoce comme membredu groupe Erakkond (La Communauté <strong>de</strong>s ermites), crééavec d’autres étudiants <strong>de</strong> Tartu pendant sonmaster en chant traditionnel estonien. Son intérêtconstant pour <strong>la</strong> tradition orale, sa glorification <strong>de</strong><strong>la</strong> féminité et son goût pour les lectures en publicse combinent pour former l’image d’une jeune etfrêle mère, séduisante ambassadrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésieestonienne contemporaine dans son pays comme àl’étranger.4 → Elo Viiding (née en 1974) – poétesse, prosatriceet journaliste, c’est <strong>la</strong> plus jeune représentante <strong>de</strong><strong>la</strong> « dynastie Viiding » (cf. Maison <strong>de</strong>s écrivainsd’Estonie, p. 57). Fille <strong>de</strong> Juhan Viiding (cf. p. 56),un comédien et poète <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième génération,Elo Viiding a elle aussi étudié le théâtre à l’Institutestonien <strong>de</strong>s Sciences humaines. Elle a fait sesdébuts en poésie dès le lycée avec Telg (Axe, 1990),sous le nom d’Elo Vee qu’elle a gardé jusqu’à <strong>la</strong>mort <strong>de</strong> son père en 1995, date à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelleelle a utilisé son vrai nom. Dépeinte comme unchirurgien imp<strong>la</strong>cable en raison <strong>de</strong> son styleabrupt et ironique, elle siège au Bureau du PEN Clubestonien, récemment refondé.5 → Ave A<strong>la</strong>vainu (née en 1942) – poétesse etprosatrice, c’est une farceuse et le personnage <strong>de</strong>grand-mère gaie <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène littéraire estonienne.Interrompant ses étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue et littératureestoniennes, Ave A<strong>la</strong>vainu a obtenu un diplôme<strong>de</strong> comédienne au Studio théâtral du ThéâtreVanemuine à Tartu, après quoi elle a travaillé dans<strong>la</strong> presse, comme enseignante et à <strong>la</strong> tête d’uneécole <strong>de</strong> théâtre. Elle vit <strong>de</strong>puis 1976 à Kärd<strong>la</strong>, surl’île <strong>de</strong> Hiiumaa, dirigeant le centre intellectuel AveVita! et organisant <strong>de</strong>s événements poétiques.Elle commence à publier dans les années 1960,et son premier recueil est publié <strong>de</strong> façon quasic<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stine à Tartu en 1971. Son premier recueilofficiel sort en 1973.Pendant une douzaine d’années, Ave A<strong>la</strong>vainua été dépositaire <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong>s reliques les plussymboliques <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture littéraire estonienne : unbracelet byzantin possédé avant elle par <strong>la</strong> femmedu poète et politicien Johannes Vares-Barbaruset par Betti Alver. En 2009, elle l’a transmis à <strong>la</strong>titu<strong>la</strong>ire actuelle, Elo Viiding.6 → Siuru (L’Oiseau bleu) – ce cercle d’écrivainsestoniens (tirant son nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> mythologieestonienne), qui réunissait Marie Un<strong>de</strong>r, JohannesSemper, August Gailit, Henrik Visnapuu, ArturAdson et Frie<strong>de</strong>bert Tug<strong>la</strong>s (dans le sens <strong>de</strong>saiguilles d’une montre sur <strong>la</strong> célèbre photo),a publié <strong>de</strong> 1917 à 1919, sous le slogan « Carpediem ! », une poésie provocatrice, gaie et érotique,contrastant avec l’ambiance <strong>de</strong> <strong>la</strong> première guerremondiale et <strong>de</strong> <strong>la</strong> guerre d’indépendance(1918-1920). Ce<strong>la</strong> a permis à ses membres <strong>de</strong> vendreleurs recueils, mais leur a attiré <strong>de</strong>s reproches <strong>de</strong>critiques plus conservateurs commeA. H. Tammsaare (cf. p. 16), ou <strong>de</strong>s piques comme« À bas le choco<strong>la</strong>t lyrique ! » <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> collèguesà <strong>la</strong> conscience sociale plus vive.7 → Marie Un<strong>de</strong>r (1883-1980) – poétesse ettraductrice, considérée comme le plus grand poète<strong>de</strong> l’époque <strong>de</strong> l’indépendance d’avant-guerre.Née à Tallinn, Marie Un<strong>de</strong>r fréquenta une écoleprivée alleman<strong>de</strong> et écrivit son premier poèmeen allemand. Mariée en 1902, elle accompagnason mari à Moscou, où naquirent <strong>de</strong>ux filles. Àl’instigation d’un ami, l’artiste Ants Laikmaa,Marie Un<strong>de</strong>r revint à Tallinn en 1906 et commençaà publier dans sa <strong>la</strong>ngue natale. En 1913, ellerencontra le jeune poète Artur Adson, avec qui ellepassa le reste <strong>de</strong> sa vie.La poésie d’avant-guerre <strong>de</strong> Marie Un<strong>de</strong>r étaitentachée du style mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong> Noor-Eesti. Elleintéressa davantage avec son premier recueil,Sonetid (Sonnets, 1917), une poésie amoureuse dont<strong>la</strong> sensualité frappa les contemporains et fascinases successeurs. Considérée comme « <strong>la</strong> Princesse »par ses compagnons du groupe Siuru, Marie Un<strong>de</strong>rs’affirma comme le plus précieux joyau du collier<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s poétesses estoniennes, s’attirant unrenom international et maints traducteurs (onpeut <strong>la</strong> lire aujourd’hui en 26 <strong>la</strong>ngues). Elle fut àplusieurs reprises envisagée pour le Prix Nobel<strong>de</strong> littérature. Membre fondateur <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>sécrivains estoniens, elle <strong>de</strong>vint membre d’honneurdu PEN International en 1937. Comme beaucoupd’écrivains estoniens, elle fuit en Suè<strong>de</strong> en 1944, lors<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième invasion soviétique. Elle mourut en1980 et est enterrée à Stockholm.8 → Lydia Koidu<strong>la</strong> (1843-1886) est le nom <strong>de</strong> plume<strong>de</strong> Lydia Emilie Florentine Michelson (née Jannsen),journaliste, prosatrice et dramaturge, fondatrice duthéâtre en estonien.Fille <strong>de</strong> Johann Vol<strong>de</strong>mar Jannsen, <strong>la</strong> figureprincipale du Réveil national estonien, amie <strong>de</strong>Friedrich Reinhold Kreutzwald (cf. p. 30), Koidu<strong>la</strong>doit son surnom (qui signifie « l’aube ») à un autrepromoteur du Réveil national, Carl Robert Jakobson.57


58Continuatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition littéraire <strong>la</strong>ncée parKreutzwald, Koidu<strong>la</strong> <strong>de</strong>vint une icone patrioticoromantique,et son œuvre – plus <strong>de</strong> 300 poèmes,90 textes en prose et quatre pièces – est unecomposante-clé <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité nationale estonienne.À l’occasion du premier Festival du chant (1869),<strong>de</strong>ux <strong>de</strong> ses poèmes, Sind Surmani (Toi jusqu’à <strong>la</strong> mort)et Mu isamaa on minu arm (Ma patrie est mon amour)furent mis en musique. Ce <strong>de</strong>rnier poème, remisen musique par Gustav Ernesaks en 1944, <strong>de</strong>vintl’hymne national officieux durant l’occupationsoviétique, alors que l’hymne Mu isamaa, mu õnn jarõõm (Ma patrie, ma joie, mon bonheur) était interdit.Lydia Koidu<strong>la</strong> mourut d’un cancer à l’âge <strong>de</strong> 43ans et fut enterrée à Kronstadt. En 1946, ses restesfurent transférés au Cimetière <strong>de</strong> <strong>la</strong> forêt à Tallinn.À LA PÉRIPHÉRIE (p. 19-22)1 → Tõnu Õnnepalu (né en 1962), noms <strong>de</strong> plumeEmil To<strong>de</strong> et Anton Nigov – le romancier majeurd’Estonie, poète, traducteur, journaliste.Diplômé <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Tartu en botaniqueet écologie, Tõnu Õnnepalu a travaillé commeprofesseur à l’école <strong>de</strong> Lauka, sur l’île <strong>de</strong> Hiiumaa,avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir traducteur, écrivain et journalisteindépendant en 1987.Après le recueil <strong>de</strong> poèmes Jõeäärne maja (Une maisonau bord <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière, 1985), sa percée est associée à<strong>la</strong> parution <strong>de</strong> son premier roman, Piiririik (Paysfrontière), sous le pseudonyme d’Emil To<strong>de</strong>, plusieursfois primé et rapi<strong>de</strong>ment traduit en plus d’unedouzaine <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues. Un <strong>de</strong>s prosateurs estoniensles plus connus internationalement, TõnuÕnnepalu a continué à publier prose et poésie, et ils’est vu décerner le prix Juhan Liiv en 2007 pour lepoème Ootad keva<strong>de</strong>t ja siis ta jälle tuleb… (On attend leprintemps et voilà qu’il revient…). Il a traduit plusieursauteurs européens, comme Mauriac, Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire,Proust et Pessoa.Préférant <strong>la</strong> campagne à <strong>la</strong> ville, Tõnu Õnnepalua longtemps résidé au manoir d’Esna, dans <strong>la</strong>province <strong>de</strong> Järvamaa (cf. p. 51), avant <strong>de</strong> retournerrécemment dans son sanctuaire <strong>de</strong> créativitéprivilégié, l’île <strong>de</strong> Hiiumaa.2→ Ruhnu – une île dans <strong>la</strong> Baie <strong>de</strong> Livonie, situéeà 37 km <strong>de</strong>s côtes <strong>de</strong> <strong>Le</strong>ttonie. La côte estonienne<strong>la</strong> plus proche, celle <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Saaremaa, est situéeà 52 km, et l’Estonie continentale est encore pluséloignée (65 km).LE CHANT (p. 23-26)1 → Contra (né en 1974), alias Margus Konnu<strong>la</strong> –poète écrivant en estonien du Sud et chanteur.Contra vit au vil<strong>la</strong>ge d’Urvaste, dans <strong>la</strong> province<strong>de</strong> Võromaa, et se présente parfois comme « leRoi d’Urvaste ». Natif <strong>de</strong> <strong>la</strong> région, il y a travaillécomme facteur et directeur <strong>de</strong> bureau <strong>de</strong> poste,avant <strong>de</strong> se consacrer entièrement à l’écriture et auchant à partir <strong>de</strong> 1999. Expert en vers <strong>de</strong> mirliton,il a débuté au milieu <strong>de</strong>s années 1990, publiant <strong>de</strong>nombreux recueils courts et alimentant en poésiesdivers quotidiens. Il est également connu pour sapropension à chanter a capel<strong>la</strong>, en général assezfaux, lors <strong>de</strong>s soirées littéraires, <strong>de</strong>s voyages en car,etc.2 → Juhan Viiding (1948-1995) – poète, comédien,metteur en scène et chanteur, considéré commele plus grand innovateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie estoniennemo<strong>de</strong>rne.Fils <strong>de</strong> Paul Viiding, un poète bien connu, JuhanViiding étudia les arts <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène au Conservatoirenational <strong>de</strong> Tallinn, tout en travail<strong>la</strong>nt commecomédien et metteur en scène au Théâtredramatique estonien jusqu’à son diplôme en 1972.Bouffon sensible et tragique, il se suicida en 1995.Juhan Viiding débuta sous le pseudonyme <strong>de</strong> JüriÜdi avec Närvitrükk (Impression nerveuse, 1971, recueilen commun avec Johnny B. Isotamm, Joel Sanget Toomas Liiv) et poursuivit ses publications endéveloppant luci<strong>de</strong>ment <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> cet alterego, jusqu’à Mina olin Jüri Üdi (J’ai été Georges Moelle,1978). Avec sa manière très expressive <strong>de</strong> présenterses œuvres, Viiding <strong>de</strong>vint une légen<strong>de</strong> vivante,influençant tous les écrivains estoniens <strong>de</strong> sontemps et constituant une source d’inspiration pourles plus jeunes.Membre du très popu<strong>la</strong>ire Amor Trio, auteur <strong>de</strong>nombreux textes <strong>de</strong> chansons, Juhan Viiding estaussi en Estonie le meilleur exemple du poètechanteur.3 → Jaan Pehk (né en 1975) – Poète estonien, auteurcompositeur-interprète.Né à Palivere, près <strong>de</strong> Haapsalu, Jaan Pehk a effectuéses étu<strong>de</strong>s secondaires à Türi, dans le Järvamaa,tout en s’essayant au chant pop et jazz à l’école <strong>de</strong>musique Georg Ots à Tallinn. Depuis, il a travaillécomme poète et musicien indépendant.Son entrée sur <strong>la</strong> scène littéraire s’est faite ausein du groupe NAK (Association <strong>de</strong>s Jeunes Auteurs, àTartu), avec trois recueils <strong>de</strong> poèmes. Son œuvre secompose principalement <strong>de</strong> textes brefs, interprétéspar son groupe à une personne, Orelipoiss (<strong>Le</strong> Garçonà l’orgue). Guitariste dans le groupe indie ve<strong>de</strong>tteC<strong>la</strong>ire’s Birthday, Pehk a représenté l’Estonie avecun autre groupe, Ruffus, au concours 2003 <strong>de</strong>l’Eurovision.ABSURDE (p. 27-30)1 → Kalevipoeg (Fils <strong>de</strong> Kalev) – l’épopée nationale,principal stimulus <strong>de</strong> <strong>la</strong> construction nationale auxix e siècle.<strong>Le</strong> désir <strong>de</strong> créer pour les Estoniens leur propreépopée vient <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong>s Lumières, introduitesen Estonie par les estophiles germano-baltes ;il fut porté par Georg Julius Schultz-Bertram,membre <strong>de</strong> <strong>la</strong> Gelehrte Estnische Gesellschaft (Sociétésavante d’Estonie), qui déc<strong>la</strong>rait : « Donnez auxgens une épopée et une histoire, et <strong>la</strong> bataille seragagnée ! » Inspirée par le Kaleva<strong>la</strong> <strong>de</strong>s Fin<strong>la</strong>ndais,<strong>la</strong> compi<strong>la</strong>tion du Kalevipoeg fut entreprise par un<strong>de</strong>s Estoniens fondateurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Société, le mé<strong>de</strong>cinFriedrich Robert Faehlmann, et poursuivie après samort par son ami et collègue Friedrich ReinholdKreutzwald.Écrite à l’imitation <strong>de</strong>s poèmes popu<strong>la</strong>ires chantés(cf. p. 24), cette bal<strong>la</strong><strong>de</strong> épique fut publiée pour<strong>la</strong> première fois entre 1857 et 1861, accompagnéed’une traduction alleman<strong>de</strong>. La première éditionpopu<strong>la</strong>ire fut réalisée à Kuopio, en Fin<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, en1862.Kalevipoeg est <strong>de</strong> loin l’œuvre littéraire estonienne <strong>la</strong>plus traduite.2→ Andrus Kivirähk (né en 1970) – romancierestonien, auteur <strong>de</strong> nouvelles et <strong>de</strong> livres pourenfants, chroniqueur, dramaturge et scénariste.Écrivain <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune génération, très prolifique etnovateur, Andrus Kivirähk a commencé à écrirepour les journaux à l’âge <strong>de</strong> 15 ans. Journalisteprofessionnel, il attira l’attention au début <strong>de</strong>sannées 1990 avec ses histoires d’Ivan Orav (IvanLécureuil) et rencontra le succès avec Rehepapp ehkNovember (<strong>Le</strong> Granger, ou Novembre, 2000). Ce romanabsur<strong>de</strong>, vendu à 30.000 exemp<strong>la</strong>ires, a fait <strong>de</strong> luil’écrivain estonien le plus popu<strong>la</strong>ire du nouveaumillénaire.Kivirähk a produit plusieurs autres romans, <strong>de</strong>spièces à succès et <strong>de</strong>s livres ou <strong>de</strong>s scénarios pour <strong>la</strong>jeunesse (parfois en col<strong>la</strong>boration), commeTom ja Fluffy (Tom et Fluffy) et <strong>Le</strong>iutajatekü<strong>la</strong> Lotte (Lottedu vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong>s inventeurs). Il est triple <strong>la</strong>uréat du PrixNukits <strong>de</strong>s jeunes lecteurs, décerné par le Centre <strong>de</strong><strong>la</strong> littérature estonienne pour <strong>la</strong> jeunesse (cf. p. 49).RÉESSAYEZ DANS UN AN (p. 35-38)1 → Looming – principal périodique littéraired’Estonie, il s’agit d’une revue publiant <strong>de</strong>s textesinédits et <strong>de</strong>s survols <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène littéraire du pays.Lancé en 1923 par un activiste énergique,Frie<strong>de</strong>bert Tug<strong>la</strong>s (cf. p. 57), sous les auspices<strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s écrivains d’Estonie, pour publieret promouvoir <strong>la</strong> littérature estoniennecontemporaine, Looming a accueilli <strong>de</strong>scontributions <strong>de</strong> pratiquement tous les auteursestoniens imaginables.La publication <strong>de</strong> ce mensuel est cofinancée parKultuurkapital (cf. p. 14), le ministère <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cultureet l’Union <strong>de</strong>s écrivains, ce <strong>de</strong>rnier organisme ayantle privilège <strong>de</strong> nommer le rédacteur-en-chef. <strong>Le</strong>sbureaux <strong>de</strong> Looming se trouvent dans <strong>la</strong> Maison <strong>de</strong>sécrivains à Tallinn (cf. p. 4).


LE VILLAGE (p. 39-42)1 → Centre d’information sur <strong>la</strong> littératureestonienne (Süda 3-6, Tallinn 10118, Estonie;tél. : (+372) 6 314 870 ; estlit@estlit.ee ; www.estlit.ee) – organisme indépendant fondé par l’Union<strong>de</strong>s écrivains d’Estonie et l’Association <strong>de</strong>s éditeursestoniens pour promouvoir <strong>la</strong> littérature estonienneà l’étranger. C’est le meilleur point d’entrée pour lespersonnes intéressées par le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> littératureestonienne.2 → tourbière – le mieux préservé <strong>de</strong>s écosystèmesnaturels d’Estonie, <strong>la</strong> tourbière haute est unesurélévation humi<strong>de</strong> au milieu d’un mon<strong>de</strong>minéral, dépassant parfois <strong>de</strong> plusieurs mètres lesol <strong>de</strong> <strong>la</strong> forêt. Elle est constituée d’eau à plus <strong>de</strong>90 %, le reste étant représenté par <strong>la</strong> mousse et<strong>la</strong> tourbe produite par cette <strong>de</strong>rnière. Isolées <strong>de</strong>smilieux environnants, les tourbières peuvent vivre<strong>de</strong>s milliers d’années, formant un réseau d’étangs,<strong>de</strong> monticules et <strong>de</strong> pelouses et abritant une flore etune faune parmi les plus exceptionnelles d’Estonie.LE PLAFOND NOIR (p. 43-46)1 → Noor-Eesti (Jeune-Estonie) – mouvement culturelradical du début du xx e siècle, qui suscita unesérie d’œuvres originales dans les domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong>littérature, <strong>de</strong>s beaux-arts et <strong>de</strong>s arts décoratifs,renouve<strong>la</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue estonienne, traduisit <strong>la</strong>littérature européenne contemporaine et établit<strong>de</strong>s standards nouveaux et mo<strong>de</strong>rnes pour nombred’activités, comme <strong>la</strong> critique littéraire.<strong>Le</strong> noyau <strong>de</strong> Noor-Eesti, comprenant entre autresErnst Enno, Bernhard Lin<strong>de</strong>, Johannes Aavik, VillemGrünthal-Rida<strong>la</strong> et Jaan Oks, était issu <strong>de</strong> cercleslittéraires <strong>de</strong> lycées, sous <strong>la</strong> conduite <strong>de</strong> GustavSuits et Frie<strong>de</strong>bert Tug<strong>la</strong>s.<strong>Le</strong> groupe s’adressa à un public plus <strong>la</strong>rge durantl’année troublée <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution <strong>de</strong> 1905, publiantcinq superbes albums intitulés Noor-Eesti I-V (cf. p.36) et imprimant un tournant radical à <strong>la</strong> cultureestonienne.→ Gustav Suits (1883-1956) – poète, critique,pédagogue et chercheur ; le poète le plus influent <strong>de</strong>Noor-Eesti, l’un <strong>de</strong>s plus grands auteurs estoniens.Né à Võnnu, une petite bourga<strong>de</strong> au sud <strong>de</strong> Tartu,Gustav Suits fit son éducation dans les universités<strong>de</strong> Tartu et <strong>de</strong> Helsinki, où l’influence finnoise, à <strong>la</strong>fois culturellement proche et politiquement plusavancée, <strong>la</strong>issa sa marque sur sa conception dumon<strong>de</strong>.En 1901, <strong>de</strong>ux ans après avoir débuté par un essaicritique et le poème Vesiroosid (Nénuphars, 1899),il fonda le groupe Kirjanduse Sõbrad (<strong>Le</strong>s Amis <strong>de</strong> <strong>la</strong>littérature), qui compta entre autres A. H. Tammsaare(cf. p. 16) et publia l’influente revue Kiired (Rayons).Personnage-clé <strong>de</strong> Noor-Eesti, Suits est l’auteur duslogan : « Davantage <strong>de</strong> culture européenne ! Soyonsestoniens, mais <strong>de</strong>venons aussi européens ! »Après <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration d’indépendance <strong>de</strong> l’Estonie en1918, ce révolutionnaire se consacra à <strong>la</strong> promotion<strong>de</strong> l’enseignement en estonien, dirigeant ledépartement <strong>de</strong> Littérature <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong>Tartu <strong>de</strong> 1919 à 1944 et fondant <strong>la</strong> Société littéraireacadémique d’Estonie en 1924.Fuyant l’occupation soviétique en 1944, Suits passale reste <strong>de</strong> sa vie en exil à Stockholm, où il écrivitencore <strong>de</strong>s poèmes et <strong>de</strong> nombreux articles <strong>de</strong>recherche.<strong>Le</strong> Prix <strong>de</strong> poésie Gustav Suits, attribuéannuellement à un recueil notable par saprofon<strong>de</strong>ur philosophique, perpétue sa mémoire.→ Frie<strong>de</strong>bert Tug<strong>la</strong>s (1886-1971), Mihkelson jusqu’àson changement <strong>de</strong> nom en 1923 – auteur, critique,chercheur et traducteur, fondateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelleen estonien, organisateur <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie intellectuelleestonienne pendant <strong>la</strong> première moitié du siècle.Autodidacte, ce fils <strong>de</strong> charpentier écrivit <strong>la</strong> majeurepartie <strong>de</strong> ses nouvelles, poèmes, étu<strong>de</strong>s littéraireset récits <strong>de</strong> voyage entre 1906 et 1917, pendantl’exil causé par sa participation à <strong>la</strong> révolution<strong>de</strong> 1905. Toutefois il vécut essentiellement enFin<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, et l’éloignement ne l’empêcha pas <strong>de</strong><strong>de</strong>venir <strong>la</strong> locomotive du mouvement Noor-Eesti.Après son retour, il <strong>de</strong>vint rapi<strong>de</strong>ment <strong>la</strong> figurecentrale <strong>de</strong> <strong>la</strong> scène littéraire estonienne. Il jouaun rôle déterminant dans <strong>la</strong> formation <strong>de</strong>s groupeslégendaires Siuru (cf. p. 55) et Tarapita (1921-1922) etparticipa à <strong>la</strong> fondation <strong>de</strong> Kultuurkapital (cf. p.14), <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s écrivains d’Estonie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> revuelittéraire Looming (cf. p. 36).Son étu<strong>de</strong> sur Juhan Liiv, publiée en 1927,réintroduisit l’œuvre du grand poète lyriqueestonien dans <strong>la</strong> conscience <strong>de</strong> son peuple.Resté en Estonie en 1944, il fut mis sur une listenoire et expulsé <strong>de</strong> l’Union <strong>de</strong>s écrivains en 1950, nerecommençant à publier qu’en 1960. Peu <strong>de</strong> tempsavant sa mort en 1971, il fonda un prix littérairerécompensant <strong>la</strong> meilleure nouvelle, nommé PrixFrie<strong>de</strong>bert Tug<strong>la</strong>s pour honorer sa mémoire.2 → Mehis Heinsaar (né en 1973) – romancier, poèteet auteur <strong>de</strong> nouvelles, une étoile montante <strong>de</strong> <strong>la</strong>génération <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1990.Après avoir grandi à Tallinn et Karksi-Nuia, dansle sud du Viljandimaa, Mehis Heinsaar étudie<strong>la</strong> littérature à l’université <strong>de</strong> Tartu et écrit sonmémoire <strong>de</strong> maîtrise sur August Gailit, un <strong>de</strong>sauteurs <strong>de</strong> Siuru (cf p. 55). Membre du groupeErakkond (La Communauté <strong>de</strong>s ermites) (cf. KristiinaEhin, p. 55), Heinsaar est remarqué pour sesnouvelles à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong>s années 1990. Sa renomméegrandit avec Vanameeste näppaja (<strong>Le</strong> Voleur <strong>de</strong> vieil<strong>la</strong>rds,2001), qui reçoit le prestigieux Prix Betti Alver.L’opinion <strong>de</strong>s critiques sur Mehis Heinsaar estpresque unanimement louangeuse, et il a reçupresque tous les prix littéraires possibles en Estonie– <strong>de</strong>rnièrement le Prix <strong>de</strong> poésie Juhan Liiv, pourson poème ***Öös mööduja käsi… (***La main d’un passantdans <strong>la</strong> nuit…), tiré du recueil Sügaval elu hämaras (Auplus profond <strong>de</strong> <strong>la</strong> pénombre <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, 2009).3→ La Maison <strong>de</strong>s écrivains d’Estonie – Doté <strong>de</strong> 36logements <strong>de</strong>stinés aux écrivains et fonctionnaires<strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature <strong>de</strong> l’Estonie soviétique, cebâtiment fut construit en 1962-63 avec l’ai<strong>de</strong>financière <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fondation littéraire <strong>de</strong> Moscoupour remp<strong>la</strong>cer les <strong>de</strong>meures médiévales détruitespar le bombar<strong>de</strong>ment soviétique du 9 mars 1944.En quarante ans, <strong>la</strong> Maison a vu mûrir plus d’unegénération d’auteurs estoniens, donc certaines« dynasties littéraires », comme celle <strong>de</strong>s Viiding :Paul (cf. Betti Alver, p. 55), Juhan (cf. p. 56) et EloViiding (cf. p. 55).4 → L’Union <strong>de</strong>s écrivains d’Estonie (Harju 1,Tallinn 10146, Estonie ; tél. : (+372) 627 6410 ; ekl@ekl.ee; www.ekl.ee) – association professionnelle<strong>de</strong>s écrivains et critiques littéraires estoniens,fondée à Tallinn en 1922. L’Union fut dissoute parles Soviétiques en 1940 et remp<strong>la</strong>cée par l’Union<strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong> <strong>la</strong> RSS d’Estonie. Malgré tout, lesécrivains estoniens qui réussirent à échapper àl’invasion par l’Armée Rouge en 1944 s’efforcèrent<strong>de</strong> <strong>la</strong> continuer en fondant l’Union <strong>de</strong>s écrivainsestoniens en exil, en 1945 à Stockholm.En 1991, l’organisation d’avant-guerre fut restaurée ;en 2000, l’Union <strong>de</strong>s écrivains estoniens en exil futdissoute et ses membres accueillis dans l’Union <strong>de</strong>sécrivains d’Estonie. Outre <strong>la</strong> section <strong>de</strong> Stockholm,une section <strong>de</strong> l’Union est active à Tartu (cf. Maison<strong>de</strong> <strong>la</strong> Littérature à Tartu, p. 44). L’Union compte300 membres, et elle fait partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fédération <strong>de</strong>sAssociations européennes d’écrivains.


Institut estonienSuur-Karja 1410140 TallinnEstonieTél. +372 6314 355Courriel : estinst@estinst.eehttp://www.estinst.ee

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