DOSSIERL’immigration en Algérie,une réalité prégnantepar Ali Bensaâd14Inédite et occultée dans le discoursofficiel, l’immigration, provenantessentiellement des régions africainesau sud du Sahara, s’affirme pourtant,aujourd’hui, comme un fait sociétalmajeur en Algérie. Alors qu’elle estbeaucoup plus médiatisée comme mobilité detransit se destinant à l’Europe, sa réalité est plutôtcelle d’un mouvement qui concerne d’abord etessentiellement le territoire algérien, notammentle Sahara, où son inscription, durable, est antérieureà l’attraction européenne apparue seulementrécemment, au milieu des années 90.Mais cette réalité sociétale nouvelle s’affirme enAlgérie alors que celle-ci est en même temps lelieu de développement de migrations irrégulièresde ses propres citoyens (harragas). Ces migrations,irrégulières et aventureuses, prennent desformes spectaculaires par la dangerosité de leursitinéraires et l’explosion du nombre au point dedevenir un facteur de déstabilisation et, par effetde « retour de bâton », se trouvent prises dansl’étau de la répression déployée par les maghrébinscontre les migrants subsahariens. Un des résultatsparadoxaux de cette répression maghrébine estqu’elle se retourne d’abord contre ses proprescitoyens comme l’illustrent les nombreux jeunesdétenus algériens dans les prisons tunisiennes oulibyennes et les morts en nombre croissant enraison d’itinéraires toujours plus dangereux.Autant que par ses effectifs, c’est par sa présencecroissante et de plus en plus diversifiée sur le terrainéconomique que s’affirme et se vérifie la réalitéde l’immigration subsaharienne au Maghreb. Si sonpoids est indéniable et visible au Sahara où elleconstitue une part essentielle de la main d’œuvre,elle s’étend désormais à tout le territoire dont lesmétropoles littorales les plus importantes.L’Algérie face à un problème sociétal et unealtérité inéditsPourtant, malgré l’évidence de sa présence, cetteimmigration est reléguée à l’informalité, voiremême niée. L’attitude des autorités, oscillantentre tolérance et répression, est caractériséepar une ambiguïté, notamment concernant lestatut légal, avec pour conséquence l’aléatoire etla fragilité extrême des conditions de séjour avecnotamment tracasseries policières, chantage desemployeurs et surtout montée de la xénophobie.Celle-ci trouve autant écho chez les officiels quilégitiment leur implication dans les opérations derépression demandées par l’Europe en présentantla société algérienne comme victime de fluxmigratoires et l’étranger comme une menace, quechez les populations perméables à ce discourscomme le reflètent les « chasses à l’émigré » de2005 à Oran, ou même de réguliers articles de lapresse indépendante. La stigmatisation du migrantafricain s’ancre également dans une mémoirehistorique collective qu’elle réactive, renvoyantà cette période du commerce transsaharien quia structuré, pendant plus d’un millénaire, lesrelations entre monde arabo-berbère et mondenégro-africain et où le commerce des esclaves,vecteur essentiel, a structuré les imaginaires etles représentations comme l’illustre la désignationdes migrants par la réactivation des expressionsAbd (esclave) ou Soudani (noir, du pays des noirsle «bilad soudan», la partie d’Afrique de l’Ouest oùs’était déployé ce commerce transsaharien arabe).La xénophobie à l’égard des migrants africainsrévèle la pérennité de mécanismes mentaux quicontinuent à alimenter l’ostracisme à l’égard mêmedes populations autochtones noires, d’ascendanceen général servile, et font vaciller le mythe del’homogénéité socioculturelle des populations quiest pourtant un des tabous les plus intouchablesen Algérie.Un cosmopolitisme inattenduAlors que l’Algérie est, par effet de retour del’onde de choc produite par la colonisation,gagnée depuis l’indépendance par un monolithismeculturel et religieux qui a évacué toute dimensioncosmopolite, les migrations subsahariennesréintroduisent un cosmopolitisme par la marge,celui de l’africanité qui, tout en se présentantcomme une altérité radicale, a pourtant beaucoupde points de contacts avec les sociétés localesen présentant par beaucoup de ses aspects unedimension sédimentée dans la culture localemaghrébine (chants, rituels religieux populairesetc.).Mais l’effet le plus inattendu de ce cosmopolitismeest le retour (ou l’introduction) de la languefrançaise (et anglaise) et de la religion catholique
DOSSIERphoto nature et culture(et protestante). Cet effet s’exprime déjà dans laréactivation des Eglises, réduites jusque-là à des« présences de témoignage », renflouées par laprésence des migrants en majorité chrétiens. Dansun Maghreb crispé identitairement, la présence deces migrants dans le paysage culturel et cultuelmaghrébin devient un facteur de décrispation et,en multipliant les prismes de l’altérité, rompt le«face à face» avec l’Occident, miroir unique au seulregard duquel se structurait l’interrogation sur soiau Maghreb.Une approche sécuritaire génératrice detensionsAlors que la question migratoire a toujours été unenjeu très sensible des relations euro-maghrébines,la présence de migrants subsahariens au Maghrebajoute des nœuds de crispation supplémentaires.Les pays maghrébins, dont l’Algérie, organisent lesrefoulements de migrants, directement assistéspar les polices européennes dans la surveillancedes flux migratoires, transformant le Sahara en unesorte de limes où ils jouent le rôle de « sentinellesavancées » et en font un moyen de marchandageavec les pays européens.L’impasse des politiques répressivesLa multiplication des dispositifs répressifs n’a pasréussi à juguler les tentatives de migration maisseulement à en accroître les risques : un consensusest établi sur la démultiplication du nombre demorts depuis 2006.Pourtant, le mouvement migratoire, même s’ilconnaît localement et ponctuellement des refluxet s’il est obligé de s’adapter continuellement pardes changements d’itinéraires, reste malgré toutglobalement stable, en croissance continue, ets’installe dans la durée malgré les vagues derépression. Avec une ténacité hors du commun, lesmigrants réussissent à forcer les points faibles dudispositif à travers les micro-territoires avancés del’Europe sur les marges du continent africain (Ceutaet Melilla, îles Canaries, Lampedusa, Malte), révélantautant une particulière capacité d’adaptation,remarquable de la part d’un mouvement spontanéet atomisé, que le caractère déterminé et agissantdes migrants comme acteurs à part entière deleur destin au prix du risque conscient de la mort.Une détermination qui a généré un «désordre»utile et salutaire sur la scène internationale etqui a autant secoué les opinions publiques queles responsables européens, remettant la questiondes mobilités dans les agendas internationaux.Ainsi les trois événements diplomatiques les plusimportants de cette décennie en Méditerranée (laconférence euro-africaine de Rabat en 2006, cellede Paris en 2008 et le sommet de l’Union Pourla Méditerranée) ont eu pour thème la questionmigratoire. Bien sûr l’approche reste répressivemais ces conférences ont dû faire écho, mêmedéformant et amorti, à la tragique question dudroit à la mobilité.Le monde se transforme donc aussi « par le bas »,par « l’interstice », par l’action des exclus. Il n’estpas de tragédie qui ne soit aussi une espérance.Ali BENSAÂDL’auteur est géographe, maître de conférences àl’université de Provence et chercheur en délégationCNRS au Centre Jacques Berque de recherche ensciences humaines et sociales (CJB). Il travaille surles mutations de l’espace saharien et la place de cedernier dans le système relationnel international,notamment au travers des migrations et deséchanges entre monde arabe et Afrique noire.15