LE ROMAN CONDAMNÉL’art est une métho<strong>de</strong> pour rame -ner à la sur face ce qui se cache auplus pro fond <strong>de</strong> l’auteur et, peutêtre,<strong>de</strong> son peuple et <strong>de</strong> son époque…On a peine à comprendre d’où naîtle rythme qui déverse les mots et lesimages, pareils à ces gros cailloux quiémergent du sable.Boris JITKOV.Il y a du géo logique dans cette métaphore énoncée parle roman cier et reprise par Lydia Tchoukovskaïa dansses Mémoires. Elle illustre non seule ment l’art <strong>de</strong> BorisJitkov mais aussi, <strong>de</strong> façon pré mo ni toire, l’his toire éton -nante <strong>de</strong> son grand roman <strong>Viktor</strong> <strong>Vavitch</strong> qui, long tempsrecou vert par les sables <strong>de</strong> l’oubli, a resurgi, cre vant lasur face du sol tel un bloc erra tique inso lite, à la fin duXX e siècle, en 1999.Boris Jitkov (1882-1938) appar tient à la caté go rie<strong>de</strong>s écri vains sovié tiques appa rem ment sans his toireet res pec tés. Il naît dans le nord <strong>de</strong> la Russie, près <strong>de</strong>Novgorod, dans une famille juive <strong>de</strong> l’intel li gent sia. Sonpère enseigne les mathéma tiques et sa mère, musi cienne,est une ancienne élève du célèbre An ton Rubinstein. Ilhéri tera du pre mier sa pas sion <strong>de</strong>s sciences, son éton -nante péda go gie <strong>de</strong> vul ga ri sa teur et, <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>, son9
amour du vio lon et <strong>de</strong> la musique. Bien tôt, la familles’ins talle à O<strong>de</strong>ssa où le jeune Boris fré quente une écolepri vée fran çaise, puis le lycée. Il s’y lie d’ami tié avec lefutur écri vain Korneï Tchoukovski et – ce qui est occultéparce que l’homme sent le soufre pour les bio graphesoffi ciels – avec Vladimir Jabotinski, le futur lea <strong>de</strong>r <strong>de</strong>l’Orga ni sa tion sio niste mon diale. À son ins tar, il arme,en 1905, un groupe <strong>de</strong> défense contre les pogromes etfabrique <strong>de</strong>s bombes, ce qu’il évo quera plus tard dansses nou velles pour la jeu nesse et dans son roman.<strong>Le</strong> jeune homme se pas sionne pour tout, vio lon, photographie – son œil est un objec tif redou table –, navi ga -tion – il construit lui- même son voi lier –, poé sie. Ses amiss’émer veillent <strong>de</strong> son extraor di naire don <strong>de</strong> conteur. Ilétu die les mathéma tiques et la chi mie à l’uni ver sité <strong>de</strong>Novorossiïsk, puis la construc tion navale à l’Ins ti tut poly -tech nique <strong>de</strong> Saint- Pétersbourg (dans le roman, <strong>Viktor</strong>hait les étu diants <strong>de</strong> cet éta blis se ment réputé, qui ontdu suc cès auprès <strong>de</strong>s filles). Diplômes d’ingé nieur et <strong>de</strong>navi ga teur au long cours en poche, il sillonne les mers,découvre l’In<strong>de</strong>, le Japon, l’Afrique, l’Europe. Pen dantla Pre mière Guerre mon diale, il est chargé <strong>de</strong> récep tion -ner les moteurs anglais pour l’avia tion et les sous- marinsrusses. La révo lu tion d’Octobre sur ve nue, il enseigne lesmathéma tiques et le <strong>de</strong>s sin indus triel dans les uni ver si tésouvrières. Homme <strong>de</strong> science et <strong>de</strong> tech nique commeson futur ami, le construc teur <strong>de</strong> brise- glace et écri vainEvgueni Zamiatine, homme d’expé rience et <strong>de</strong> cou rage,Boris Jitkov est encore, au début <strong>de</strong>s années 1920, unbour lin gueur au vécu intense, « l’Éter nel Colomb »,comme on le sur nomme.À qua rante ans pas sés, il n’a pas encore publié. Àla recherche d’un poste dans l’indus trie, il retrouve àPetrograd, en 1923, son ami d’enfance Korneï Tchoukovskiqui le convainc <strong>de</strong> se lan cer dans le métier lit -10