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LA PUISSANCE DU SAVOIR

Nagelmackersmagazine_FR_2016-06

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la puissance<br />

du savoir<br />

On associe souvent l’économie de la connaissance<br />

aux nouvelles technologies. A tort ou à raison ?<br />

Idriss Aberkane : « La connaissance est tout autour de<br />

nous. La nature est notre première bibliothèque, riche<br />

de milliards d’informations et d’innovations. Les nouvelles<br />

technologies ne sont qu’un des vecteurs de l’économie<br />

de la connaissance. Celle-ci est bien plus ancienne.<br />

C’est d’ailleurs l’économie la plus ancienne qui soit. Nous<br />

échangions des savoirs longtemps avant d’échanger des<br />

biens ou de l’argent. Le feu est le parfait exemple de ce<br />

qu’est l’économie de la connaissance. Je peux le partager<br />

sans le perdre et je peux le multiplier sans l’épuiser. Mais<br />

si l’économie de la connaissance existe depuis toujours,<br />

elle connaît aujourd’hui une accélération, facilitée en effet<br />

par les nouvelles technologies. Nous sommes à un tournant<br />

historique, comparable à celui de la Renaissance. »<br />

L’économie de la connaissance est radicalement<br />

différente de nos modes d’échanges actuels ?<br />

Idriss Aberkane : « Oui. Nous vivons dans un monde<br />

où l’économie est exclusivement basée sur les biens matériels.<br />

Or les biens matériels s’épuisent. Ce sont des ressources<br />

finies, y compris les produits agricoles ou les<br />

énergies renouvelables. Alors que la connaissance, par<br />

essence immatérielle, est infinie. Et ce n’est pas tout, sa<br />

croissance est endogène. Cela signifie qu’elle se nourrit<br />

d’elle-même. Si je transmets une connaissance, je ne la<br />

perds pas. Je n’épuise pas cette ressource. Et si je place<br />

deux savoirs ensemble, si je les associe, j’obtiens de nouvelles<br />

connaissances, à nouveau sans épuiser ma ressource.<br />

Ce sont les deux premières règles de l’économie<br />

de la connaissance : les échanges de connaissances sont<br />

à somme positive et ils sont non linéaires. »<br />

La connaissance est également une richesse<br />

disponible partout et pour tous ?<br />

Idriss Aberkane : « L’économie de la connaissance a une<br />

‘monnaie’ de base. Cette monnaie, c’est le produit de notre<br />

temps et de notre attention. Nous sommes en ce moment<br />

en train de réaliser une transaction commerciale. Vous<br />

m’accordez votre temps et votre attention, et je vous transmets<br />

en échange une information. Or tout le monde a, potentiellement,<br />

du temps et de l’attention. Dans l’économie<br />

de la connaissance, nous naissons tous riches. »<br />

Nous naissons tous riches, mais nous n’avons<br />

ensuite pas tous accès de façon équitable au<br />

savoir…<br />

Idriss Aberkane : « Il y a une vraie faillite de l’école de<br />

ce point de vue. Nos systèmes d’éducation sont comme<br />

un grand buffet de savoirs, mais qu’on nous oblige à ingurgiter<br />

selon des règles inadaptées. Imaginez-vous devant<br />

une fantastique quantité de nourriture, vous voulez<br />

goûter et savourer, choisir, revenir essayer un autre plat…<br />

mais non, l’école vous impose de tout avaler, sans discuter,<br />

et qui plus est en un temps limité. »<br />

On n’y encourage pas non plus le partage des connaissances,<br />

alors que c’est justement ce qui permet de générer<br />

du savoir. On le sait depuis l’Antiquité. La bibliothèque<br />

d’Alexandrie en est l’exemple. Mettre les savoirs<br />

en commun, les rapprocher les uns des autres et les<br />

rendre accessibles à tous, c’est le moyen de les faire prospérer<br />

et croître. Regardez ce que fait Elon Musk, le PDG<br />

de Tesla. Il rend ses brevets publics, et ça marche. Non<br />

seulement les actions Tesla montent en flèche, mais il<br />

génère de nouvelles innovations. A l’école, partager des<br />

connaissances ou mettre en place une réflexion collective<br />

s’appelle tricher… »<br />

Il faut pourtant bien établir une sélection entre les<br />

étudiants ?<br />

Idriss Aberkane : « Un des pires préjugés concernant<br />

l’apprentissage est de croire que tout le monde<br />

n’est pas ‘capable’ de tout apprendre. C’est faux. Les<br />

neurosciences le montrent. J’ai travaillé sur le cas de<br />

Nelson Dellis, le champion du monde de mémorisation.<br />

Ce n’est pas quelqu’un qui avait des facilités au<br />

départ. Rien ne le ‘prédisposait’ à acquérir une telle<br />

faculté de mémorisation. Il y a consacré du temps et<br />

de l’attention, parce qu’il voulait atteindre ce but.<br />

Quand on analyse les modes d’apprentissage des<br />

prodiges, on voit qu’il y a un déclic à l’origine.<br />

Sans ce déclic, sans envie d’apprendre, les heures<br />

passées à étudier ne servent à rien. Encore une<br />

fois, notre monnaie d’échange dans l’économie<br />

de la connaissance, c’est le temps multiplié par<br />

l’attention. Les deux sont indissociables. »<br />

Pour donner envie d’apprendre, il faut<br />

aussi changer d’approche ?<br />

Idriss Aberkane : « On néglige totalement<br />

l’aspect ludique, amusant, de l’apprentissage.<br />

Pourtant, les jeux sont<br />

une excellente manière d’apprendre<br />

et de donner envie d’apprendre. Via<br />

le jeu vidéo par exemple, on voit des<br />

élèves en situation d’échec scolaire<br />

capables de se consacrer à des réflexions<br />

extrêmement évoluées et<br />

de résoudre des problèmes largement<br />

plus complexes que ceux<br />

proposés à l’école. De plus,<br />

beaucoup de jeux reposent<br />

sur des systèmes collectifs ou<br />

d’échanges d’informations.<br />

Ils développent un sens de la<br />

pensée collective qui nous<br />

fait souvent défaut. »<br />

« La nature est notre première<br />

bibliothèque, riche de<br />

milliards d’informations et<br />

d’innovations. »<br />

Idriss Aberkane est professeur chargé<br />

de cours à Centrale-Supélec Paris, et<br />

chercheur associé à l’Université de<br />

Stanford aux Etats-Unis.<br />

www.idrissaberkane.org<br />

Puisque la connaissance<br />

s’affirme comme une<br />

richesse économique, ne<br />

risque-t-on pas de voir<br />

émerger une privatisation<br />

des savoirs ?<br />

Idriss Aberkane : « Il y a une menace<br />

bien pire que la privatisation,<br />

c’est l’étatisation. Aujourd’hui, qui<br />

s’approprie nos données et les utilise<br />

de façon plus que contestable ?<br />

Ce n’est pas Google, c’est la NSA. Et<br />

quand le FBI demande des données à<br />

Apple, quelle est la réponse de celui-ci ?<br />

Il maintient le cryptage des données et<br />

refuse de transmettre les informations.<br />

Nous avons tous aujourd’hui une identité<br />

numérique polymorphe, un ‘datasome’ en<br />

quelque sorte. C’est une nouvelle donne qui<br />

devrait logiquement engendrer une révision<br />

de la Déclaration Universelle des Droits de<br />

l’Homme. Car je pense que l’ère de la connaissance<br />

va sonner le réveil de la société civile.<br />

Les politiques sont encore trop déconnectés de<br />

la réalité. Ils ont oublié qu’ils étaient au service de<br />

la société civile, et non l’inverse. L’accès à l’information<br />

et la capacité de trublions comme Edward<br />

Snowden à générer un chaos créateur vont bouleverser<br />

cela. »<br />

Vous parlez de Renaissance, mais nous vivons<br />

une époque troublée. Peut-on réellement être si<br />

optimiste ?<br />

Idriss Aberkane : « Nous entrons dans un âge de raison<br />

de l’humanité. Un âge pour lequel nous étions programmés<br />

depuis le départ. Nous ne nous sommes pas baptisés<br />

nous-mêmes Homo materialensis, mais bien Homo sapiens.<br />

La connaissance est notre plus grande richesse. Elle va nous<br />

permettre d’évoluer encore, comme nous le faisons depuis<br />

l’apparition de la première cellule il y a 4 milliards d’années.<br />

Cela veut-il dire que nous ne traversons pas des temps<br />

troublés ? Pas du tout. La Renaissance fut aussi l’époque des<br />

guerres de religion, avec des massacres sanglants. Personne<br />

n’avait d’ailleurs à l’époque conscience de vivre une renaissance.<br />

Notre instinct nous entraîne toujours à accorder plus<br />

d’importance aux dangers qu’aux gains. Parce que, dans la<br />

nature, ne pas accorder d’attention au danger, c’est mourir.<br />

J’ai trois doctorats, mais je ferais plus vite la une des journaux<br />

si j’agresse une vieille dame dans la rue que si je parle de mes<br />

recherches. Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt<br />

qui pousse. Continuons à essaimer et à partager la connaissance,<br />

pour faire pousser les forêts de demain. »<br />

Nos remerciements au Paradis du Fruit, boulevard des Batignolles à<br />

Paris, de nous avoir accueillis pour cette interview.<br />

20 magazine Nagelmackers – année 1, numéro 3<br />

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