Gaumont Pathé! Le mag - Février 2018
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Désireux de retravailler avec Day-<strong>Le</strong>wis, Anderson entame un<br />
dialogue avec l’acteur pendant l’écriture du scénario. Day-<br />
<strong>Le</strong>wis participe ainsi activement à l’élaboration du film et à<br />
la création du rôle de Reynolds Woodcock. C’est lui d’ailleurs<br />
qui a inventé ce nom irrésistible, entre jeu de mots grivois et<br />
hom<strong>mag</strong>e au cinéaste Alfred Hitchcock, le roi du suspense.<br />
Dans le Londres des années 50, le grand couturier Reynolds<br />
Woodcock habille la haute société qui, au sortir de la guerre,<br />
n’aspire qu’à revivre, trouvant dans les couleurs et le glamour<br />
un nouveau souffle. Phantom Thread marque la première incursion<br />
d’Anderson hors des États-Unis, ainsi que le retour de<br />
Day-<strong>Le</strong>wis dans son pays natal. « Pendant longtemps », dit-il,<br />
« les films situés en Angleterre me semblaient trop proches<br />
du monde dont je me suis échappé. » Aux États-Unis, l’acteur<br />
enchaîne des rôles qui l’éloignent de l’aristocratie anglaise.<br />
Il joue les Américains vivant dans une tribu indienne sous<br />
le regard de Michael Mann (<strong>Le</strong> Dernier des Mohicans), se<br />
transforme en chef de gang new-yorkais pour Scorsese (Gangs<br />
of New York), et, chez Spielberg incarne le plus grand des<br />
présidents américains (Lincoln). Mais le retour au pays était<br />
inévitable : « L’Angleterre fait partie de moi. Et mon père<br />
[le poète Cecil Day-<strong>Le</strong>wis] ressemblait beaucoup à Reynolds<br />
Woodcock. Que peut bien être un poète sinon autocentré ? »<br />
L’i<strong>mag</strong>e de l’artiste<br />
C’est l’étrange vie monastique du couturier Cristóbal<br />
Balenciaga qui pousse Paul Thomas Anderson à s’intéresser<br />
au monde de la mode. Fasciné par cet homme « consumé par<br />
son travail », Anderson i<strong>mag</strong>ine comment un tel personnage<br />
réagirait s’il tombait amoureux. Émerge alors l’idée de cet<br />
homme « buté, attaché à ses habitudes, presque fasciste,<br />
et créatif ». « Je vois Reynolds comme quelqu’un de surdéveloppé<br />
», poursuit Anderson, « il utilise ses mots comme<br />
des armes, et semble à peine tolérer ceux qui l’entourent. »<br />
Entièrement dévoué à ses créations, Reynolds n’a de cœur<br />
qu’à l’ouvrage. <strong>Le</strong> fil et l’aiguille que Reynolds manie avec<br />
attention deviennent la métaphore du rapport de l’artiste à<br />
son œuvre. Dans Bright Star, la cinéaste Jane Campion utilisait<br />
déjà brillamment la broderie comme i<strong>mag</strong>e créatrice<br />
pour conter la vie du poète John Keats et de sa muse Fanny<br />
Brawne. Mais le fil que choisit Anderson est plus retors et<br />
acerbe. Loin d’en faire une tragédie romantique, le cinéaste<br />
tisse d’une main de maître une sidérante romance gothique.<br />
Vicky Krieps.<br />
L’artiste et la muse<br />
Reynolds n’aime pas qu’on bouscule ses habitudes : le petit-déjeuner<br />
doit être pris en silence, tout aliment gras est<br />
formellement interdit. La maison Woodcock s’organise autour<br />
des règles imposées par l’artiste. Sa grande sœur Cyril (<strong>Le</strong>sley<br />
Manville, actrice fétiche de Mike <strong>Le</strong>igh) veille scrupuleusement<br />
au bien-être de Reynolds et s’occupe de la tenue matérielle<br />
et financière de la maison. Célibataire endurci, Reynolds<br />
enchaîne les conquêtes qui endossent, le temps de quelques<br />
mois, le rôle de mannequin. Et quand le couturier ne regarde<br />
plus une amante d’un regard inspiré, c’est Cyril qui s’occupe<br />
de s’en débarrasser sans ménagement. Partant se ressourcer<br />
à la campagne, Reynolds croise la route d’Alma, une jeune<br />
serveuse immigrée, interprétée par l’actrice luxembourgeoise<br />
Vicky Krieps. Alors qu’il contemple la jeune femme débarrasser<br />
des tables, Reynolds observe avec délice sa maladresse et<br />
sa spontanéité. La rencontre joue avec ce vieux cliché hollywoodien<br />
du vilain petit canard qui dissimule une beauté<br />
extraordinaire : « Vicky a une sorte de pouvoir secret qu’on ne<br />
perçoit pas immédiatement sur son visage. Elle peut vraiment<br />
avoir l’air d’une serveuse dans un hôtel désuet. Mais relevez<br />
ses cheveux en arrière, et elle est absolument éblouissante<br />
dans ces robes. » La stature imposante d’Alma fait d’elle un<br />
mannequin idéal et contraste fortement avec son visage juvénile<br />
et sans fard, souvent filmé en gros plan. « Je voulais<br />
qu’elle soit pure, le visage brut, et innocente sans être trop<br />
naïve », explique l’actrice. <strong>Le</strong> soir de leur premier dîner, Reynolds<br />
essuie le maquillage de la jeune femme. « J’aime voir à<br />
qui je parle », dit-il, avant d’entraîner Alma chez lui. Suit une<br />
scène d’amour peu traditionnelle, dans laquelle le couturier<br />
prend les mensurations de sa nouvelle muse pour lui confectionner<br />
une robe. D’une sensualité folle, la séquence devient<br />
brusquement impudique lorsque Cyril fait irruption dans la<br />
pièce pour assister son frère. Paul Thomas Anderson souligne<br />
: « C’est comme une scène de création du monstre de<br />
Frankenstein. » Reynolds s’invente une muse, tandis qu’Alma<br />
accepte d’entrer dans ce monde inconnu : « Alma est jetée<br />
dans une situation où personne ne lui explique les règles. Elle<br />
doit donc improviser au fur et à mesure. » Tel le monstre du<br />
roman de Mary Shelley, Alma est abandonnée à elle-même et<br />
doit faire face aux sentiments ambivalents de son créateur,<br />
entre amour et haine.<br />
Paul Thomas Anderson. LES CINÉMAS GAUMONT ET PATHÉ 23