Cerveau & Psycho n°113 - septembre 2019
Cognition incarnée : quand le corps stimule la pensée
Cognition incarnée : quand le corps stimule la pensée
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L’ACTUALITÉ<br />
Depuis janvier <strong>2019</strong>,<br />
des messes réunissent<br />
chaque mois à l’église<br />
de la Madeleine, à Paris,<br />
des fans de Johnny Hallyday<br />
qui viennent commémorer<br />
son souvenir. Le public<br />
a triplé et une ferveur peu<br />
commune habite désormais<br />
cette enceinte. Livres d’or,<br />
cierges, couronnes de<br />
fleurs : des fidèles de tous<br />
horizons viennent ici faire<br />
groupe autour de leur idole<br />
disparue.<br />
LA SCIENCE<br />
Sociologiquement<br />
et anthropologiquement,<br />
ces rassemblements<br />
réunissent certains<br />
éléments caractéristiques<br />
de la naissance d’un culte<br />
contemporain. Les fidèles<br />
y trouvent du réconfort,<br />
éprouvent un fort<br />
sentiment d’appartenance,<br />
partagent des émotions<br />
puissantes autour d’une<br />
figure idéalisée, dont<br />
les qualités éthiques<br />
et humaines sont exaltées.<br />
L’AVENIR<br />
Pour la communauté des<br />
fidèles, il s’agit de combler<br />
le vide laissé par le départ<br />
de l’idole. Les rituels et<br />
offrandes (chants, cierges,<br />
livres d’or) permettent<br />
d’inscrire le culte dans<br />
la durée et d’en assurer<br />
la perpétuation. La<br />
transmission du souvenir<br />
auprès des nouvelles<br />
générations, l’initiation<br />
des jeunes, tend vers<br />
une victoire décisive contre<br />
l’oubli et la mort.<br />
© Pierre Suu / GettyImages<br />
pourra se reporter avec profit à l’analyse, par Joli<br />
Jensen, de la littérature savante sur les fans.<br />
Deux figures émergent, stéréotypées et stigmatisantes<br />
: celle de l’individu isolé, asocial et immature,<br />
et celle du membre, irrationnel et incontrôlable,<br />
d’une foule collective et hystérique).<br />
Pourquoi une telle émotion, si grande et si partagée<br />
? Pourquoi ce besoin de la manifester ? Que<br />
signifie cette participation à ces messes du souvenir<br />
? Que peut-il bien se jouer dans cette église<br />
de la Madeleine tous les 9 du mois (et, semble-t-il,<br />
à présent, les 15 juin de chaque année, date anniversaire<br />
de la naissance du chanteur) ? Ces questions<br />
sont essentielles. Elles conduisent à porter<br />
le regard sur la production de nouveaux rites, sur<br />
le développement des émotions collectives et des<br />
grandes effervescences sociales, sur l’émergence<br />
de mythes et de cultes contemporains en marge<br />
des religions historiques.<br />
De telles interrogations se trouvent au cœur<br />
de mes travaux. Depuis une vingtaine d’années,<br />
je m’intéresse aux processus de sacralisation posthume<br />
des grandes vedettes disparues (Elvis<br />
Presley, Jim Morrison, Michael Jackson, Edith<br />
Piaf, Claude François, Dalida, ou encore James<br />
Dean, Marilyn Monroe, Lady Di, Che Guevara…),<br />
et aux récits relatant leurs hauts faits. J’étudie ces<br />
récits qui empruntent leur structure, leurs motifs<br />
et dimensions au récit hagiographique (la vedette<br />
présentée comme saint) et mythique (la vedette<br />
comme héros mythique). J’analyse la mise en<br />
patrimoine de ces personnages et de leur œuvre<br />
(auxquels sont consacrés des musées, des<br />
ouvrages, des films, des documentaires). Leur vie<br />
comme leur œuvre se trouve conservée, exposée,<br />
valorisée. Je m’intéresse à la construction de la<br />
postérité (et notamment à la production de lieux<br />
et d’objets de mémoire et de rites commémoratifs).<br />
J’étudie enfin les fans, les consommateurs<br />
de cette célébrité posthume, leurs pratiques, leurs<br />
croyances, leurs discours, la nature de leur attachement,<br />
les raisons de leur passion, les liens<br />
qu’ils entretiennent avec la vedette.<br />
TOUTES LES RAISONS DU MONDE…<br />
C’est ce type de relation, liant les adeptes de<br />
ces messes de la Madeleine à Johnny Hallyday,<br />
qui explique leur présence et leur ferveur et qui<br />
les caractérise, davantage qu’un même profil<br />
générationnel ou culturel, une appartenance<br />
socioprofessionnelle, un genre ou un lieu d’habitation<br />
(même si un examen un peu plus poussé<br />
peut conduire à constater une prédominance des<br />
catégories populaires et une faible représentation<br />
des moins de trente ans). Il est tout aussi difficile<br />
de les réduire à un seul type de comportement, à<br />
un même niveau d’engagement, un modèle<br />
unique de relation à Johnny Hallyday (même si<br />
N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>