LE DÉCOR : © Alain Fontenay Othello/ 6 novembre › 7 décembre 2008 30
OTHELLO, TRAGÉDIE DE L’OMBRE LE COUPLE OTHELLO-IAGO : “Deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que <strong>de</strong> se frapper, avec la vio<strong>le</strong>nce <strong>de</strong> l’ennemi ou la douceur <strong>de</strong> la fraternité.” Bernard-Marie Koltès Le tragique étouffement <strong>de</strong> la lumière Maintenant qu’est-ce qu’Othello ? C’est la nuit. Immense figure fata<strong>le</strong>. La nuit est amoureuse du jour. La noirceur aime l’aurore. L’Africain adore la Blanche. Othello a pour clarté et pour folie Des<strong>de</strong>mona. Aussi comme la jalousie lui est faci<strong>le</strong>! Il est grand, il est auguste, il est majestueux, il est au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> toutes <strong>le</strong>s têtes, il a pour cortège la bravoure, la batail<strong>le</strong>, la fanfare, la bannière, la renommée, la gloire, il a <strong>le</strong> rayonnement <strong>de</strong> vingt victoires, il est p<strong>le</strong>in d’astres, cet Othello, mais il est noir. Aussi comme, jaloux, <strong>le</strong> héros est vite monstre ! <strong>le</strong> noir <strong>de</strong>vient nègre. Comme la nuit a vite fait signe à la mort ! A côté d’Othello, qui est la nuit, il y a Iago, qui est <strong>le</strong> mal. Le mal, l’autre forme <strong>de</strong> l’ombre. La nuit n’est que la nuit du mon<strong>de</strong> ; <strong>le</strong> mal est la nuit <strong>de</strong> l’âme. Quel<strong>le</strong> obscurité que la perfidie et <strong>le</strong> mensonge ! avoir <strong>dans</strong> <strong>le</strong>s veines <strong>de</strong> l’encre ou la trahison, c’est la même chose. Quiconque a coudoyé l’imposture et <strong>le</strong> parjure, <strong>le</strong> sait ; on est à tâtons <strong>dans</strong> un fourbe. Versez l’hypocrisie sur <strong>le</strong> point du jour, vous éteindrez <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. C’est là, grâce aux fausses religions, ce qui arrive à Dieu. Iago près d’Othello, c’est <strong>le</strong> précipice près du glissement. Par ici ! dit-il tout bas. Le piège conseil<strong>le</strong> la cécité. Le ténébreux gui<strong>de</strong> <strong>le</strong> noir. La tromperie se charge <strong>de</strong> l’éclaircissement qu’il faut à la nuit. La jalousie a <strong>le</strong> mensonge pour chien d’aveug<strong>le</strong>. Contre la blancheur et la can<strong>de</strong>ur, Othello <strong>le</strong> nègre, Iago <strong>le</strong> traître, quoi <strong>de</strong> plus terrib<strong>le</strong> ! ces férocités <strong>de</strong> l’ombre s’enten<strong>de</strong>nt. Ces <strong>de</strong>ux incarnations <strong>de</strong> l’éclipse conspirent, l’une en rugissant, l’autre en ricanant, <strong>le</strong> tragique étouffement <strong>de</strong> la lumière. Son<strong>de</strong>z cette chose profon<strong>de</strong>. Othello est la nuit. Et étant la nuit, et voulant tuer, qu’est-ce qu’il prend pour tuer ? Le poison ? la massue ? la hache ? <strong>le</strong> couteau ? Non, l’oreil<strong>le</strong>r. Tuer, c’est endormir. Shakespeare lui-même ne s’est peut-être pas rendu compte <strong>de</strong> ceci. Le créateur, quelquefois presque à son insu, obéit à son type, tant ce type est une puissance. Et c’est ainsi que Des<strong>de</strong>mona, épouse <strong>de</strong> l’homme Nuit, meurt étouffée par l’oreil<strong>le</strong>r, qui a eu <strong>le</strong> premier baiser et qui a <strong>le</strong> <strong>de</strong>rnier souff<strong>le</strong>. Victor HUGO, William Shakespeare, 1864 Othello et l’enjeu <strong>de</strong> l’autre Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> simp<strong>le</strong>ment qu'on ne sacrifie pas à la convention tout à fait irrecevab<strong>le</strong> selon laquel<strong>le</strong> nous connaîtrions Desdémone mieux qu'Othello lui-même, faisant <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier une sorte <strong>de</strong> crétin magnifiquement exotique et superstitieux, ce qui est l'idée d'Iago. Même si, <strong>dans</strong> une certaine mesure, Othello mérite ces qualificatifs, même s'il fait confiance à Iago, il est impossib<strong>le</strong> qu'il accepte pour argent comptant <strong>le</strong>s informations que celui-ci lui transmet. Quelque part, il sait aussi qu'el<strong>le</strong>s sont fausses. On <strong>le</strong> voit à la rapidité avec laquel<strong>le</strong> Othello prend conscience <strong>de</strong> la vérité ; il n'a besoin pour cela d'aucune autre preuve qu'un simp<strong>le</strong> contre-témoignage (au sujet du mouchoir) qui suffit à faire éclater, ou à faire surgir <strong>dans</strong> son esprit, la vérité. Est-ce à dire qu'Othello reconnaît la vérité trop tard? Le fait est qu'il la reconnaît quand il est prêt, ce qui est <strong>le</strong> cas <strong>de</strong> tout <strong>le</strong> mon<strong>de</strong>; et il y est prêt quand cel<strong>le</strong> qui représentait <strong>le</strong> far<strong>de</strong>au <strong>de</strong> la vérité n'est plus. Je ne prétends pas qu'Othello s'efforce <strong>de</strong> ne pas croire ou refuse <strong>de</strong> croire aux histoires d'Iago. (Applicab<strong>le</strong> à quiconque souhaite gar<strong>de</strong>r une bonne opinion <strong>de</strong> son épouse, cette <strong>de</strong>scription ne convient pas à Othello qui a véritab<strong>le</strong>ment misé sa vie sur cel<strong>le</strong> <strong>de</strong> Desdémone. ) Ce que je prétends , au contraire, c'est qu'il faut voir en Othello quelqu'un qui veut croire Iago et qui, contre ce qu'il sait, s'efforce <strong>de</strong> <strong>le</strong> croire. Son empressement à souligner l'honnêteté d'Iago et à étancher sa soif <strong>de</strong> connaissance grâce à ce poison ne prouve pas la stupidité du personnage face au poison mais <strong>le</strong> besoin dévorant qu'il en a. Sans al<strong>le</strong>r jusqu'à dire qu'Othello n'aurait pas été si prompt à accepter et à ressentir <strong>le</strong>s calomnies contre Desdémone, s'il n'avait été, préalab<strong>le</strong>ment, convaincu <strong>de</strong> <strong>le</strong>ur justesse, je maintiens qu'Othello préfère croire à ces calomnies plutôt qu'à une chose plus terrib<strong>le</strong> encore et, mora<strong>le</strong>ment, plus insupportab<strong>le</strong> ; il est plus commo<strong>de</strong> pour lui <strong>de</strong> voir en Desdémone une femme adultère et une putain plutôt qu'une épouse chaste. Quoi <strong>de</strong> plus terrib<strong>le</strong> que l'infidélité <strong>de</strong> Desdémone sinon, <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, sa fidélité ? Mais pourquoi ? Stan<strong>le</strong>y CAVELL, Le déni <strong>de</strong> savoir, traduit par Jean-Pierre Maquerlot, Seuil, Paris, 1993 Othello/ 6 novembre › 7 décembre 2008 31