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CE QUE J’AI APPRIS<br />
Nadia<br />
Hathroubi-Safsaf<br />
LA JOURNALISTE D’ORIGINE TUNISIENNE,<br />
rédactrice en chef du mensuel Le Courrier de l’Atlas, signe une<br />
enquête bouleversante sur les enfants des rues à Paris et alerte<br />
sur l’urgence de les prendre en charge. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Mes parents m’ont donné une belle éducation, en m’inculquant la générosité.<br />
Ma mère était femme de ménage, mon père commis de cuisine, ils travaillaient dur mais ont toujours partagé. Ils<br />
envoyaient de l’argent en Tunisie pour aider un voisin, accueillaient des personnes sans toit… Ça m’a structurée.<br />
Un jour, alors que j’étais enfant, ma mère faisait part de sa préoccupation concernant mon avenir<br />
professionnel à celle d’un camarade. Elle lui a répondu : « Ne vous inquiétez pas, on aura toujours besoin<br />
de femmes de ménage ! » Cette phrase violente, pleine de mépris social, m’a marquée au fer rouge. En mon<br />
for intérieur, je me suis dit que jamais je ne ferai ce métier.<br />
Au lycée, une professeure nous a parlé du déterminisme social : environ 6 % des enfants<br />
d’ouvriers obtenaient le bac. Je devais absolument en faire partie. Comme j’étais l’aînée, ma mère m’avait attribué<br />
le rôle de locomotive : si je réussissais à l’école, mes frères et sœurs suivraient. J’avais<br />
cette pression sur les épaules, mais ça a marché (et aussi pour ma fratrie). De pigiste<br />
à rédactrice en chef, j’ai gravi les échelons, sans carnet d’adresses. C’est une fierté.<br />
Je n’ai pas connu mes grands-pères. Je suis amputée d’une partie de mes<br />
racines. D’où mon besoin de trouver un ancrage à travers mes romans, c’est une façon<br />
de m’approprier mon histoire. Mon grand-père paternel est mort enseveli en effectuant<br />
des travaux de terrassement, commandés par l’administration coloniale. Qu’il ait été<br />
considéré comme indigène de sa naissance à sa mort est une douleur pour moi. Je vis<br />
dans le pays qui a colonisé le sien. Même si j’aime la France et me sens pleinement<br />
citoyenne, une bipolarité demeure. J’ai créé ma maison d’édition, Bande organisée,<br />
pour transmettre nos histoires. Et que mes aïeux ne tombent pas dans l’oubli.<br />
Mon livre Frères de l’ombre raconte le sacrifice des tirailleurs sénégalais<br />
durant les deux guerres mondiales. Ils ont versé un lourd tribut à la France, « l’amère<br />
patrie », mais ont sombré dans l’oubli : peu de gens connaissent le naufrage du paquebot Afrique, en 1920,<br />
ou le massacre de Chasseley, en 1940, et leurs droits ont été minorés. La citoyenneté, c’est redonner à chacun<br />
sa place dans le roman national, combler ces vides mémoriels. Et dire à ces descendants de soldats : vos aïeux<br />
ont participé à cette histoire, vous lui appartenez.<br />
Enfances abandonnées,<br />
JC Lattès, 192 pages, 18 €.<br />
Enfances abandonnées est née de la rencontre avec Fatiha de Gouraya, présidente de l’association<br />
SOS Migrants mineurs. Face à la défaillance des institutions, elle se bat pour la prise en charge des enfants non<br />
accompagnés qui vivent dans les rues du quartier Barbès, à Paris. Issus de situations familiales complexes ou<br />
s’estimant sans avenir dans leur pays, ils viennent essentiellement du Maroc et d’Algérie. Alors que l’État pourrait<br />
réquisitionner des places, comme il l’a fait pour les réfugiés ukrainiens. Il faut absolument les protéger de la<br />
violence de la rue. En France, septième puissance mondiale, des gosses dorment dehors, et on trouve ça normal ? ■<br />
DR<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>431</strong>-<strong>432</strong> – AOÛT-SEPTEMBRE 2022