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NUMÉRO<br />
<strong>435</strong>-<strong>436</strong><br />
EN VENTE<br />
DEUX<br />
MOIS<br />
Bestof<br />
2022<br />
LES ENTREPRENEURS<br />
Notre sélection<br />
de ceux qui changent<br />
la donne, font<br />
bouger les lignes,<br />
participent<br />
activement<br />
à l’émergence<br />
du continent.<br />
ET AUSSI<br />
GABON<br />
L’ANNÉE<br />
CHOC<br />
Élections<br />
présidentielle<br />
et locales<br />
sont au<br />
programme.<br />
Au centre<br />
des enjeux,<br />
Ali Bongo<br />
Ondimba.<br />
ÉDITO<br />
LES RICHES<br />
ET LA DIVERSITÉ<br />
DES AUTRES<br />
par Zyad Limam<br />
NIGERIA<br />
LE GÉANT EN<br />
DÉSÉQUILIBRE<br />
PERMANENT<br />
Lagos, capitale<br />
économique.<br />
AÉRIEN<br />
L’ÉNIGME<br />
ETHIOPIAN<br />
AIRLINES<br />
France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />
Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />
– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />
CFA 3 500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
+<br />
INTERVIEW<br />
Eugène Ébodé<br />
« L’Afrique est<br />
à apprendre »<br />
BUSINESS<br />
La solution biogaz<br />
N° <strong>435</strong>-<strong>436</strong> - DÉC.2022-JANV.2023<br />
L 13888 - <strong>435</strong> - F: 5,90 € - RD
Je conjugue<br />
efficacité et<br />
durabilité.<br />
NICOLAS KOUASSI<br />
CONDUCTEUR D’ENGIN, FORMATEUR<br />
SC BTL-06/22- Crédits photos : © Révolution plus.<br />
MOBILISER plus POUR FAIRE FACE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX<br />
Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se<br />
mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire<br />
l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications<br />
pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.<br />
NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE
édito<br />
DES RICHES ET DES AUTRES<br />
En regardant la Coupe du monde au Qatar, la<br />
dichotomie des regards apparaît assez nettement.<br />
Schématiquement, d’un côté, au Nord, en Occident,<br />
des critiques sur la démesure, la climatisation des stades,<br />
le traitement des travailleurs, le rigorisme religieux, le<br />
non-respect des droits LGBT. Des vraies questions, évidemment,<br />
incontournables, mais aussi la sensation d’un<br />
jugement à charge, à sens unique, sans nuances. Et puis<br />
de l’autre, au Sud disons, un autre regard, nettement<br />
plus positif, sur la capacité d’un petit pays, même riche,<br />
à organiser sans trop de soucis le plus grand événement<br />
sportif du monde, à assurer une certaine bonhomie, la<br />
sécurité des fans, sans les débordements habituels. Du<br />
ressentiment aussi vis-à-vis du sombre tableau peint par<br />
les médias du « Nord ». Et sportivement, les petites nations<br />
du foot ont montré qu’elles pouvaient aspirer à rivaliser<br />
avec les grandes, comme le Maroc l’a prouvé… Comme<br />
un symbole de ce monde qui change.<br />
Les pays dits riches, l’Occident, le G7 pour faire<br />
simple, les États-Unis, la France, l’Allemagne, la<br />
Grande-Bretagne, l’Italie, le Canada, le Japon, auxquels<br />
on pourrait rajouter l’Australie, et aussi la Corée<br />
du Sud représentent aux alentours de 800 millions de<br />
personnes. Sur 8 milliards d’êtres humains. Donc 10 % de<br />
l’humanité. Hier, ce que l’on appelait encore les pays en<br />
voie de développement ne pesait pas grand-chose. À<br />
l’orée des années 1970, le G7 représentait les deux tiers<br />
de l’économie mondiale. Et assurait une domination<br />
globale, malgré la présence de l’URSS et du bloc communiste.<br />
Aujourd’hui, ces pays développés, riches, ne<br />
représentent plus que 40 % de la richesse globale, ce<br />
qui reste encore le signe d’une profonde inégalité, mais<br />
aussi le marqueur fort d’un changement systémique. La<br />
domination des uns se dilue, la marge de manœuvre<br />
des autres augmente. Les États-Unis sont toujours l’hyper<br />
puissance militaire et économique, mais leur pouvoir<br />
atteint des limites. La Russie, en asthénie économique<br />
et démographique, peut se permettre pour le moment<br />
de mener une guerre, même si elle est quasi suicidaire…<br />
Surtout, la Chine s’est imposée en quarante ans<br />
comme la première puissance économique (en<br />
volume). Une mutation révolutionnaire. Le pays de Xi<br />
Jinping est un géant autoritaire, affaibli par sa politique<br />
zéro Covid et par les contradictions de plus en plus<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
criantes entre autoritarisme politique et libéralisme économique.<br />
Mais c’est un géant quand même, avec une<br />
ambition planétaire. L’Inde aussi est en marche, elle est<br />
déjà dans l’espace. Son voisin le Pakistan détient l’arme<br />
nucléaire. Le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines,<br />
le Mexique, la Turquie, la Thaïlande, le Vietnam,<br />
d’autres encore, prennent place dans l’échiquier mondial.<br />
Les pays du Golfe sont assis sur de gigantesques<br />
montagnes de dollars, qui leur donnent un pouvoir d’influence<br />
majeur.<br />
Ces pays émergents sont fragiles, divisés, socialement<br />
instables, politiquement polarisés, mais ils pèsent<br />
plus lourd, à la fois en tant que puissances économiques,<br />
producteurs, consommateurs, acteurs diplomatiques. Ils<br />
changent l’équilibre.<br />
L’Afrique n’a pas encore de géants. L’émergence<br />
reste pour nous un objectif. Le Nigeria, l’Égypte, l’Afrique<br />
du Sud, le Maroc, l’Algérie ou d’autres sont encore loin<br />
de ce statut. Mais l’Afrique n’est pas marginale, elle<br />
représente un enjeu planétaire central. Aujourd’hui, un<br />
être humain sur huit est africain. 60 % de la population<br />
du continent a moins de 25 ans. Selon les estimations, il<br />
devrait compter plus de 2 milliards d’habitants en 2050.<br />
Avec les plus grandes conurbations urbaines de la planète,<br />
dont celle qui devrait progressivement relier Abidjan<br />
à Lagos, en passant par Accra, Lomé, Cotonou…<br />
Démographiquement incontournable, l’Afrique<br />
sera au centre du débat climatique. C’est ici que la<br />
bataille se jouera, au cœur par exemple des forêts du<br />
bassin du Congo. C’est ici qu’il faudra inventer un lien<br />
opérationnel, entre développement économique et<br />
développement durable. Comment pourra-t-on dire aux<br />
Africains qu’ils devront se serrer la ceinture, renoncer aux<br />
énergies fossiles, au gaz, alors qu’ils ne sont responsables<br />
que de 3 % à 4 % des émissions globales ?<br />
Le monde est beaucoup plus complexe que ne<br />
le voudrait le récit occidental. Culturellement, sociétalement,<br />
religieusement, l’humanité est un immense<br />
melting-pot. Le meilleur moyen de défendre l’universalisme,<br />
c’est de prendre en compte la diversité des systèmes<br />
et des pensées, de prendre en compte les injustices<br />
économiques et climatiques, de prendre en compte<br />
les richesses tout autant que les résistances culturelles. Le<br />
chemin sera long. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 3
Meilleurs<br />
vœux 2023<br />
à nos lectrices,<br />
lecteurs et<br />
partenaires !<br />
N°<strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023<br />
3 ÉDITO<br />
Des riches et des autres<br />
par Zyad Limam<br />
6 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Kanazoé Orchestra,<br />
griot spirit<br />
26 PARCOURS<br />
Fanta Dramé<br />
par Astrid Krivian<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Faites la fête !<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
66 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Thomas Bimaï<br />
par Astrid Krivian<br />
98 LE DOCUMENT<br />
La grande aventure<br />
du café équitable<br />
par Cédric Gouverneur<br />
112 VIVRE MIEUX<br />
Prenons soin de nos artères !<br />
par Annick Beaucousin<br />
114 VINGT QUESTIONS À…<br />
PrissK<br />
par Astrid Krivian<br />
TEMPS FORTS<br />
Le best of<br />
30 Les entrepreneurs<br />
par Zyad Liman, Emmanuelle<br />
Pontié, Cédric Gouverneur, Luisa<br />
Nannipieri et Philippe Di Nacera<br />
48 Nigeria : Pour faire face…<br />
par Cédric Gouverneur<br />
58 Gabon: L’année choc<br />
par Zyad Limam<br />
68 L’énigme Ethiopian Airlines<br />
par Thibaut Cabrera<br />
et Zyad Limam<br />
76 Eugène Ébodé :<br />
« L’Afrique n’est<br />
pas à prendre,<br />
elle est à apprendre »<br />
par Astrid Krivian<br />
82 Erige Sehiri : « Quoi<br />
de plus fort que l’art<br />
pour nous évader »<br />
par Astrid Krivian<br />
88 Patrick Chamoiseau :<br />
« Faire de sa vie une beauté<br />
dans tous les sens du terme »<br />
par Catherine Faye<br />
94 Nnenna Okore : Pour un art<br />
écologique et social<br />
par Luisa Nannipieri<br />
P.06<br />
P.48<br />
P.68<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
SEUN SANNI/REUTERS - XOSE BOUZAS - AL<strong>AM</strong>Y<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Lagos, capitale<br />
économique.<br />
France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />
Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />
– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />
CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
P.50<br />
FONDÉ EN 1983 (39 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
redaction@afriquemagazine.com<br />
Zyad Limam<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />
zlimam@afriquemagazine.com<br />
Assisté de Laurence Limousin<br />
llimousin@afriquemagazine.com<br />
RÉDACTION<br />
Emmanuelle Pontié<br />
DIRECTRICE ADJOINTE<br />
DE LA RÉDACTION<br />
epontie@afriquemagazine.com<br />
Isabella Meomartini<br />
DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />
imeomartini@afriquemagazine.com<br />
FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE PHOTO - VILLE DE NOISY-LE-SEC - RAPHAEL GAILLARDE/G<strong>AM</strong>MA-RAPHO - ERICK BONNIER<br />
BUSINESS<br />
102 Le biogaz, une promesse<br />
encore peu exploitée<br />
106 Arthur Woniala :<br />
« Il faut développer<br />
des campagnes<br />
de sensibilisation<br />
sur ses atouts »<br />
108 Des obligations vertes<br />
pour le Gabon<br />
109 Dakar au club<br />
des producteurs de gaz<br />
110 Des marchés<br />
financiers attractifs<br />
111 Les banques africaines<br />
face à la conjoncture<br />
par Cédric Gouverneur<br />
NUMÉRO<br />
<strong>435</strong>-<strong>436</strong><br />
EN VENTE<br />
DEUX<br />
MOIS<br />
Bestof<br />
2022<br />
LES ENTREPRENEURS<br />
Notre sélection<br />
de ceux qui changent<br />
la donne, font<br />
bouger les lignes,<br />
participent<br />
activement<br />
à l’émergence<br />
du continent.<br />
ET AUSSI<br />
GABON<br />
L’ANNÉE<br />
CHOC<br />
Élections<br />
présidentielle<br />
et locales<br />
sont au<br />
programme.<br />
Au centre<br />
des enjeux,<br />
Ali Bongo<br />
Ondimba.<br />
ÉDITO<br />
LES RICHES<br />
ET LA DIVERSITÉ<br />
DES AUTRES<br />
par Zyad Limam<br />
NIGERIA<br />
LE GÉANT EN<br />
DÉSÉQUILIBRE<br />
PERMANENT<br />
AÉRIEN<br />
L’ÉNIGME<br />
ETHIOPIAN<br />
AIRLINES<br />
INTERVIEW<br />
Eugène Ébodé<br />
« L’Afrique est<br />
à apprendre »<br />
BUSINESS<br />
La solution biogaz<br />
N° <strong>435</strong>-<strong>436</strong> - DÉC.2022-JANV.2023<br />
L 13888 - <strong>435</strong> - F: 5,90 € - RD<br />
<strong>AM</strong> <strong>435</strong> COUV UNIQUE.indd 1 07/12/2022 01:04<br />
PHOTOS DE COUVERTURE :<br />
BRUNO LEVY/DIVERGENCES-IMAGES (2) - STÉPHANE<br />
RODRIGEZ DELAVEGA/ROLEX - DR (2) - VINCENT FOURNIER<br />
POUR JA - DR - SHUTTERSTOCK - ARLETTE BASHIZI/THE<br />
NEW YORK TIMES-REDUX-REA - SHUTTERSTOCK<br />
+<br />
P.76<br />
P.82<br />
P.88<br />
P.98<br />
Jessica Binois<br />
PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />
DE RÉDACTION<br />
sr@afriquemagazine.com<br />
Amanda Rougier PHOTO<br />
arougier@afriquemagazine.com<br />
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />
Philippe Di Nacera, Catherine Faye,<br />
Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />
Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />
Carine Renard, Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin.<br />
VENTES<br />
EXPORT Laurent Boin<br />
TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />
FRANCE Destination Media<br />
66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />
TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />
ABONNEMENTS<br />
TBS GROUP/Afrique Magazine<br />
235 avenue Le Jour Se Lève<br />
92100 Boulogne-Billancourt<br />
Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />
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COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />
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<strong>AM</strong> International<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris<br />
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AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />
SAS au capital de 768 200 euros.<br />
PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />
Compogravure : Open Graphic<br />
Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : décembre 2022.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 5
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
KANAZOÉ<br />
ORCHESTRA,<br />
Folikadi,<br />
Antipodes Music.<br />
6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Le groupe<br />
est emmené par<br />
Seydou Diabaté<br />
(à l'arrière,<br />
à gauche).<br />
COLLECTIF<br />
DR - XOSE BOUZAS<br />
Kanazoé Orchestra<br />
GRIOT SPIRIT<br />
Toujours sous la houlette du Burkinabé Seydou<br />
Diabaté, cet EXALTANT ORCHESTRE<br />
enrichit son langage musical avec ce troisième<br />
album, qui marie tradition et modernité.<br />
ALORS QU’IL SAVAIT à peine<br />
marcher, Seydou Diabaté, dit<br />
Kanazoé, était déjà musicien.<br />
En effet, il appartient « à l’ethnie<br />
griot des Samblas qui ont comme<br />
particularité de s'exprimer en jouant<br />
du balafon, explique-t-il. Ce langage<br />
musical est précisément compris<br />
par les membres de la communauté ».<br />
Après la disparition de son père,<br />
il part à la quête du monde, ce qui<br />
le mène jusqu’en France. C’est là qu’il<br />
lance le Kanazoé Orchestra, baptisé<br />
d’après son surnom, avec Madou<br />
Dembélé au balafon et au n’goni,<br />
Thomas Koenig au saxophone et<br />
à la flûte, Stéphane Perruchet aux<br />
percussions, Elvin Bironien à la basse<br />
et Laurent Planells à la batterie.<br />
Après deux disques remarqués,<br />
le groupe réinvente sa grammaire<br />
sonore avec l’arrivée de la chanteuse<br />
et rappeuse Gaëlle Blanchard, qui<br />
introduit l’anglais, le créole et le<br />
français sur des morceaux à l’origine<br />
majoritairement chantés en dioula,<br />
mais aussi en moré et en sambla.<br />
« Nous avons voulu nous ouvrir, dans<br />
le but de toucher un public non initié<br />
à la musique africaine. » Mais<br />
pas de risque que Kanazoé oublie<br />
ses racines. En témoignent « Kassi »<br />
et « Folikadi » sur ce nouvel album,<br />
qui utilisent des gammes typiques<br />
des Samblas. « Hommage », lui, est<br />
dédié à son père, qui lui a appris<br />
le balafon : « C'est un instrumental,<br />
mais l’hommage en ici en toutes<br />
lettres. » L’esprit griot imprègne<br />
l’ensemble de ce disque généreux,<br />
solaire… mais qui assume également<br />
ses parts d’ombre : « Le rôle du griot<br />
est multiple, il s'agit de connaître<br />
l'histoire, les familles, de régler<br />
les conflits, de transmettre une<br />
sorte de sagesse et de connaissance,<br />
et d'améliorer la vie de la société.<br />
Les prises de position de “Kassi”<br />
au sujet de la condition des femmes,<br />
de “Ma Kalan” par rapport aux<br />
responsabilités des jeunes Africains<br />
venus en France pour étudier, ou<br />
encore de “Hero”, chanté en anglais,<br />
qui parle d'un enfant inquiet pour<br />
le monde dans lequel il devra vivre,<br />
vont dans ce sens. » Quant au titre de<br />
l’opus, c’est en référence au « cri du<br />
cœur » de son chanteur, à la suite des<br />
confinements de 2020. « Être artiste,<br />
c'est se mettre à nu et donner aux<br />
autres un concentré de soi-même,<br />
une émotion pure transmise en<br />
musique. En échange, on reçoit<br />
l'émotion et l'énergie du public. Sans<br />
concerts, les artistes perdent leur<br />
équilibre émotionnel… “Folikadi”<br />
signifie littéralement “Jouer nous<br />
fait du bien”. La musique comme les<br />
paroles sont une invitation à la fête :<br />
quand on l'entend, on ne peut pas<br />
s'asseoir tant qu'on n'a pas dansé ! »<br />
Alors, dansons ! ■ Sophie Rosemont<br />
7
ON EN PARLE<br />
3 QUESTIONS À…<br />
BEN L'ONCLE SOUL<br />
Alors que le single « Levitate »<br />
annonce un prochain album, qui<br />
sortira au premier semestre sur son<br />
propre label, Enchanté, le chanteur<br />
se confie sur son RAPPORT<br />
À SES RACINES musicales.<br />
<strong>AM</strong> : En quoi le gospel, l’une de vos premières amours<br />
musicales, compte dans ce nouvel opus ?<br />
Ben l’Oncle Soul : C’est une question très pertinente.<br />
Sur cet album, je pose des questions plutôt spirituelles<br />
ou existentielles. D’un point de vue musical, c’est un retour<br />
aux sources. Le gospel faisant partie de mes racines, il<br />
est très présent dans ce disque. La seule chose qu’il n’y a<br />
pas et qui serait très liée à ce genre de musique, c’est une<br />
chorale… mais je voulais que ce soit intimiste et personnel.<br />
La musique vous est-elle thérapeutique ?<br />
Complètement. Quand j’en écoute, elle soigne mon<br />
esprit et mon énergie, elle calme mes tourments, elle me<br />
nourrit. Quand j’en fais, j’existe, je m’exprime à travers elle,<br />
je communique. Et cela, c’est édifiant. Aussi, le fait de monter<br />
sur scène et de recevoir toute l’attention et la bienveillance<br />
du public, c’est très puissant. Et, quelque part, salvateur.<br />
Comment vos origines antillaises<br />
influencent-elles votre art ?<br />
En ayant toujours su que j’étais métis, j’ai absorbé<br />
la musique en m’identifiant à mes origines. D’abord, avec<br />
l’afro-américaine, ensuite avec le jazz et le reggae, et plus<br />
tard avec la musique des Mornes, le calypso. Les mélodies<br />
du flûtiste martiniquais Max Cilla sont devenues de vraies<br />
sources de vie… ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont<br />
En tournée en France et en Europe, le 13 décembre au Trabendo (Paris).<br />
❶<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
Gaye Su Akyol<br />
Anadolu Ejderi,<br />
Glitterbeat<br />
C’est un superbe morceau<br />
qui conclut le quatrième<br />
album de la chanteuse<br />
stambouliote, « Içinde Uyanıyoruz<br />
Hakikatin » (« Nous nous réveillons dans<br />
la réalité »), sombre, sous influence des<br />
belles heures du psyché seventies, mais<br />
empreint du folk turc qui nourrit toutes<br />
ses propositions. Tour à tout électrique,<br />
romantique, politique, toujours porté par<br />
son timbre multifacettes, Anadolu Ejderi<br />
confirme le charisme de Gaye Su Akyol.<br />
❷ Afriquatuors<br />
Afriquatuors, L’Autre<br />
Distribution/Idol<br />
Créé et dirigé par<br />
Christophe Cagnolari,<br />
cet ensemble de chambre,<br />
composé d’un quatuor à vent et d’un<br />
autre à cordes, et dédié aux musiques<br />
africaines, ressuscite la vitalité des<br />
grands orchestres de la seconde partie du<br />
XX e siècle. Incarné par les voix de Ballou<br />
Canta, Sekouba Bambino, Sam Mangwana<br />
et Tina Kloutse, ce superbe disque varie<br />
les humeurs et convoque aussi bien<br />
le soukouss que la rumba. Très élégant.<br />
❸<br />
Grèn Sémé<br />
Zamroza,<br />
Markotaz/The<br />
Garden Records/<br />
Lusafrica<br />
Drôle de chanson que<br />
celle de ce groupe qui, depuis Hors sol, en<br />
2016, cultive ses racines créoles, ses amours<br />
blues et ses incartades électroniques. Le tout<br />
prend son ampleur sur Zamroza, résolument<br />
engagé, accompagné d’autres artistes<br />
ignorant la tiédeur, tels Gaël Faye sur la<br />
pop en crescendo de « Poussière », ou Ambi<br />
Subramaniam, Aditya Srinivasan et le Trio<br />
Zéphyr sur l’orientalisant « Bhopal ». ■ S.R.<br />
JIM ROSEMBERG - DR (3)<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
CINÉ<br />
LE VERGER DES DÉSIRS<br />
La cueillette des figues dans la Tunisie rurale, occasion de dialogues sur<br />
les rapports femmes-hommes et la jeunesse arabe aujourd’hui. Un film<br />
CHORAL ET SOLAIRE qui n’en finit pas de récolter des lauriers…<br />
HENIA PRODUCTION MANEKI FILMS - DR<br />
UN SOLEIL ÉCRASANT, des corps et des visages filmés au<br />
plus près, des discussions et des échanges permanents… La<br />
filiation avec certains films d’Abdellatif Kechiche est évidente,<br />
et même revendiquée par la réalisatrice. Mais Erige Sehiri<br />
[voir son interview pp. 82-87] vient du documentaire : son<br />
premier, La Voie normale (2018), racontait les problèmes d’une<br />
ligne de chemin de fer tunisienne. Elle nous plonge ici en<br />
pleine saison de la récolte des figues dans le nord-ouest rural<br />
du pays, où l’on parle un arabe mâtiné de berbère rarement<br />
entendu au cinéma. Ce ballet des saisonniers (surtout des<br />
saisonnières) dans le bruissement de feuilles offrant une ombre<br />
bienvenue est l’occasion d’échanges vifs et savoureux. Mais<br />
aussi de moments de grâce, voire d’impromptus intégrés à la<br />
narration (un vieux monsieur qui se mêle d'une conversation<br />
sur les rapports hommes-femmes). Il n’y a aucun comédien<br />
professionnel, tous connaissent visiblement les gestes de<br />
ce travail sous les branches, où ils font attention à ne pas<br />
abîmer des fruits fragiles tout en bavardant. Mais c’est une<br />
fiction, même si l’on comprend les dures conditions imposées<br />
à ces ouvriers sous-payés, victimes de harcèlement (sexuel<br />
pour les femmes), et encouragés à la délation contre ceux<br />
qui détournent une partie de la récolte. Une réalité souvent<br />
complexe : face à un garçon qui reproche aux filles leur<br />
voile et l’impossibilité du contact, il y en a une qui défend<br />
son foulard et explique vouloir un mari croyant, viril et<br />
rassurant, tandis qu’une autre affirme son indépendance<br />
en laissant ses cheveux se découvrir sans cesse… Un film<br />
féministe qui donne à entendre le point de vue des hommes<br />
et décrit un destin commun pour ces habitants coincés dans<br />
leur condition sociale. Il y a aussi des chants émouvants et<br />
joyeux, dans cette journée unique – qui occupe tout le film –,<br />
entre l’arrivée et le départ sur les camions qui transportent ce<br />
prolétariat des champs comme du bétail. Une œuvre bucolique<br />
et tragique qui a déjà touché beaucoup de monde : présenté<br />
à Cannes et récompensé dans les festivals de Namur et de<br />
Carthage notamment, le film a été choisi pour représenter<br />
la Tunisie aux prochains Oscars. ■ Jean-Marie Chazeau<br />
SOUS LES FIGUES (Tunisie-France),<br />
d’Erige Sehiri. Avec Ameni Fdhili, Samar Sifi,<br />
Leila Ohebi, Abdelhak Mrabti. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 9
ON EN PARLE<br />
Portrait de Baya à l’exposition<br />
d’artistes algériens, Fête de l’Humanité,<br />
Abderrahmane Ould Mohand, 1998.<br />
« BAYA, ICÔNE DE LA PEINTURE<br />
ALGÉRIENNE : FEMMES EN LEUR<br />
JARDIN », Institut du monde arabe,<br />
Paris (France), jusqu’au 26 mars.<br />
imarabe.org<br />
EXPOSITION<br />
BAYA,<br />
L'Âne bleu, Baya, vers 1950.<br />
BEAUTÉ BRUTE<br />
Un HOMMAGE À L’ARTISTE<br />
ALGÉRIENNE la plus singulière<br />
du xx e siècle, dont les créations résistent<br />
à toutes les étiquettes et lectures.<br />
IL Y A DANS L’ŒUVRE chimérique de Baya des parfums et des envolées,<br />
l’innocence de l’enfance et l’affirmation de soi. Rose fuchsia, vert amande,<br />
bleu lavande… Comme une valse des couleurs et de l’ingénuité, qui porterait<br />
en elle la toute-puissance de l’imaginaire. Ici, un clin d’œil à Chagall, là<br />
une allusion à Matisse ou à Picasso. Juste un effleurement. Mais qui est cette<br />
virtuose de l’émotion, chez qui les oiseaux et les femmes, les instruments<br />
de musique et les feuillages s’interpénètrent dans des mondes merveilleux ?<br />
Par quel trait de crayon, quel souffle créatif la plasticienne, née Fatma<br />
Haddad en 1931 dans la banlieue d’Alger, non scolarisée, orpheline à<br />
5 ans, propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété, mariée à<br />
22 à un homme de trente ans son aîné, a-t-elle pu toucher l’âme des plus<br />
grands artistes et galeristes de son époque ? Faisant d’elle « un personnage<br />
mythique, mi-fille, mi-oiseau, échappé de l’une de ses gouaches ou de l’un<br />
de ces contes dont elle avait le secret », comme l’écrit la femme de lettres et<br />
journaliste Edmonde Charles-Roux dans Vogue, en 1948. Peut-être parce<br />
que sa sensibilité à fleur de peau est une ode à la vie. ■ Catherine Faye<br />
FIRAS BEN KHALIFA - ABDERRAHMANE OULD MOHAND<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
PHOTOGRAPHIES<br />
DE GRANDES D<strong>AM</strong>ES<br />
À Washington, une sélection des plus beaux portraits de BRIAN LANKER<br />
met en lumière les Afro-Américaines qui ont changé les États-Unis.<br />
ROSA PARKS, Leontyne Price, Alice Walker, Angela Davis…<br />
Chacune des figures immortalisées par le photojournaliste<br />
américain illustre le combat pour la reconnaissance<br />
des droits civiques des femmes noires aux États-Unis. Lauréat<br />
du prix Pulitzer en 1973, à seulement 26 ans, pour<br />
ses photographies d’accouchements naturels, Brian<br />
Lanker (1947-2011) ne se contente pas de saisir<br />
l’instant. Il scrute, fouille, décèle une ombre<br />
dans le regard, une inclinaison de la nuque,<br />
un froncement de la bouche, la position d’une<br />
main. Présentée en deux parties dans le musée<br />
d’art américain emblématique de la capitale<br />
américaine, sa série sur les artistes, écrivaines,<br />
athlètes, activistes ou politiciennes noires inspirantes<br />
percute. Chaque visage raconte une histoire. À la limite<br />
du vivant. « Ces femmes nous regardent, nous comprennent,<br />
regardent à travers chacune de nous, dans un au-delà », écrit<br />
la charismatique Maya Angelou dans l’ouvrage éponyme<br />
I Dream A World, que le photographe avait consacré, en<br />
1989, à ces femmes révolutionnaires et talentueuses,<br />
dont le parcours, le défi et l’engagement<br />
ont laissé une marque indélébile. ■ C.F.<br />
« I DRE<strong>AM</strong> A WORLD : SELECTIONS<br />
FROM BRIAN LANKER’S PORTRAITS<br />
OF REMARKABLE BLACK WOMEN »,<br />
National Portrait Gallery, Washington<br />
(États-Unis), jusqu’au 29 janvier pour<br />
la partie 1 (la seconde se déroulera<br />
entre février et septembre). npg.si.edu<br />
BIRAN LANKER<br />
Rosa Parks,<br />
1988.<br />
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ON EN PARLE<br />
VOYAGE<br />
LE COMMENCEMENT<br />
DE LA FIN<br />
Traduit en huit langues,<br />
un roman poétique et âpre<br />
sur la liberté et notre place<br />
dans le monde.<br />
LORSQUE Michael Kabongo,<br />
un enseignant anglo-congolais,<br />
arrive à l’aéroport de Londres Heathrow, il lui reste<br />
moins de 1 heure pour s’enregistrer, passer les contrôles<br />
de sécurité et monter à bord. Ce vol, il ne peut pas<br />
le rater. Il a décidé que les États-Unis, le mythique<br />
« pays de la liberté », accueilleraient son dernier voyage.<br />
Celui par lequel, d’un océan à l’autre, le sentiment<br />
de solitude, d'exclusion et d’injustice qui l’accable<br />
se métamorphoserait, peut-être, en une respiration<br />
rédemptrice. Une mise entre parenthèses des fractures<br />
de l’âme. De New York à San Francisco, le voilà en<br />
chemin, avec l’intention de vivre quelques rêves jusqu'à<br />
ce qu’il n’ait plus un sou. On retrouve dans la prose<br />
magnétique de JJ Bola les thèmes qu’il ne cesse d’explorer :<br />
la force destructrice de la masculinité et du racisme,<br />
versus la puissance de restauration de l’amour. ■ C.F.<br />
JJ BOLA, Le Chemin du retour,<br />
Mercure de France, 250 pages, 24 €.<br />
PREMIER ROMAN<br />
YIN ET YANG<br />
DE L’INCONSCIENT<br />
Un récit singulier, qui explore<br />
les richesses, les écueils et la magie<br />
de la transculturalité.<br />
DJINNS, faunes, génies ou démons,<br />
comment démêler le vrai du faux, le clair de l’obscur, le<br />
sensé du fou ? De ces variations, de ce flou, entre mondes<br />
visible et invisible, Seynabou Soko, écrivaine et musicienne<br />
franco-sénégalaise de 29 ans, tire un récit habité et<br />
questionnant. Car qu’est-ce qui détermine, ou non, une<br />
pathologie psychique, une maladie de l’âme ou une<br />
hypersensibilité au tout et au rien, au rationnel et au<br />
surnaturel ? Ce n’est pas un hasard si Naboo (son pseudo<br />
de compositrice-interprète) cite le groupe de rap français<br />
PNL en exergue : « J’t’abîme, m’abîme, j’dois t’oublier /<br />
J’suis le djinn de mon djinn, j’suis bousillé. » Parce que les<br />
états de conscience ou les phénomènes surréels nous disent<br />
la dissemblance des sociétés et des cultures, la peur de la<br />
différence, la force des croyances et des représentations.<br />
Mais aussi, le lien et le pouvoir de l’imaginaire. Et surtout,<br />
la liberté d’être et l’acceptation de l’autre. ■ C.F.<br />
SEYNABOU SONKO, Djinns, Grasset, 180 pages, 18 €.<br />
INTERVIEW<br />
Oumy Bruni<br />
Garrel<br />
LE GRAND<br />
ÉCART<br />
Pour son premier grand<br />
rôle au cinéma, à 14 ans, la JEUNE<br />
ACTRICE CRÈVE L’ÉCRAN ! Née<br />
au Sénégal, fille adoptive de deux<br />
grands noms du cinéma d’auteur<br />
français, les comédiens et cinéastes<br />
Valeria Bruni Tedeschi et Louis<br />
Garrel, elle incarne avec aplomb<br />
dans Neneh superstar une fillette<br />
noire qui veut conquérir le monde<br />
très formaté de la danse classique…<br />
<strong>AM</strong> : Qui est Neneh ?<br />
Oumy Bruni Garrel : C’est une petite fille de 12 ans<br />
qui habite en banlieue et veut rentrer à l’Opéra de Paris, parce<br />
que c’est son plus grand rêve. Sauf que là-bas, les Noirs et les<br />
Arabes, jamais de la vie on va en voir ! Mais elle y rentre, et<br />
genre c’est incroyable, sauf qu’elle est en conflit avec une prof<br />
qui est super méchante avec elle, et on ne sait pas pourquoi<br />
elle déteste Neneh. Je fais de la danse tous les jours, je suis<br />
en sport-étude de danse, et je me suis bien vue dans cette<br />
petite fille. Mais il n’y a pas que de la danse classique dans<br />
le film, il y a aussi du hip-hop. Et ça montre que c’est difficile,<br />
qu’il y a plein de choses qui sont dures pour les danseuses.<br />
Est-ce que tu as rencontré les mêmes problèmes qu’elle ?<br />
Pas aussi fort, mais oui, bien sûr, parce que je suis<br />
noire, et qu’en France, les danseuses classiques noires,<br />
c’est vraiment hyper rare, parce que c’est un « monde<br />
de Blancs ». Par exemple, dans mon cours de danse<br />
classique, je suis la seule personne noire, alors que ce<br />
n’est pas le cas en hip-hop. Au départ, pour moi, c’était<br />
comme pour toutes les petites filles : les mères qui les<br />
poussent à aller à la danse, sauf que normalement,<br />
elles arrêtent au bout de cinq ans, et moi j’ai continué !<br />
À un moment, Neneh dit : « J’en ai marre d’être noire,<br />
je voudrais être blanche comme tout le monde »…<br />
DR (2) - MIKA COTELLON<br />
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MIKA COTELLON<br />
C’est sûr que je l’ai déjà dit dans ma vie, parce que…<br />
c’est chiant, on est la seule Noire, on se sent de trop !<br />
Heureusement, j’ai la chance d’être dans une école qui<br />
est super ouverte, qui accueille tous les physiques, toutes<br />
les couleurs, pas comme l’Opéra. D'ailleurs, je ne veux<br />
pas du tout faire l'Opéra ! Par exemple, cette année,<br />
je vais tenter le Conservatoire national de Paris en<br />
danse contemporaine, parce que j’ai envie de changer<br />
du classique, et aussi parce que c’est plus ouvert.<br />
Quels rapports entretiens-tu avec ton pays d’origine ?<br />
Je suis née au Sénégal, mais je n’y suis retournée que<br />
deux fois, j’en suis partie à l’âge de 4 mois, j’étais toute petite !<br />
C’est assez loin pour moi, mais j’adore Dakar, ma ville natale.<br />
Et j’y retourne pour Noël cette année pendant quelques jours.<br />
As-tu l’habitude des plateaux<br />
de cinéma, grâce à tes parents ?<br />
Je les ai parfois suivis sur des tournages, mais ça ne<br />
m’a pas donné envie d’être actrice. Du coup, faire un film,<br />
c’est marrant, mais c’est pas du tout pour faire comme eux.<br />
Et j’ai fait ça de mon côté, pas avec eux. Je ne veux pas<br />
être danseuse non plus d’ailleurs, j’aimerais être avocate<br />
à l’ONU, donc vraiment rien à voir ! Dans la société, il y a<br />
beaucoup de choses qui m’énervent, comme le racisme,<br />
l’homophobie… On va dire que c’est basique, mais non,<br />
c’est pas du tout basique, je le vois tous les jours encore<br />
maintenant. ■ Propos recueillis par Jean-Marie Chazeau<br />
NENEH SUPERSTAR (France), de Ramzi Ben Sliman.<br />
Avec Maïwenn, Aïssa Maïga, Steve Tientcheu. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 13
ON EN PARLE<br />
Le Dormeur éveillé, Aladin<br />
ou la Lampe merveilleuse<br />
ou encore Ali Baba et les Quarante<br />
Voleurs sont parmi les récits<br />
contés par Shéhérazade.<br />
LITTÉRATURE<br />
JARDINS<br />
SECRETS<br />
Quelque 3 500 pages et des dizaines<br />
d’illustrations, réunies dans<br />
un écrin de papier bible et de cuir,<br />
pour cette nouvelle édition<br />
des MILLE ET UNE NUITS.<br />
IL N’EN FALLAIT pas moins pour un tel recueil. Un coffret<br />
luxuriant, qu’il suffirait presque de frotter, comme une lampe<br />
d’Aladdin, pour qu’en jaillissent parfums et arabesques,<br />
fantasmagories et destins. Un vrai page turner, dirait-on<br />
aujourd’hui. Peut-être même un scénario efficace pour<br />
une série épique. Car ce qui se joue entre les deux héros de ce<br />
récit-fleuve, Schahriar, le roi trahi, et Shéhérazade, la jeune<br />
fille audacieuse, est une affaire de vie ou de mort. Le premier<br />
a été trompé par son épouse et décide de se venger en<br />
tuant chaque matin la compagne toujours renouvelée de sa<br />
nuit. La seconde le tient en haleine, grâce à de captivantes<br />
histoires qu’elle lui narre chaque soir, s’arrangeant pour<br />
que l’apparition de l’aube ne coïncide jamais avec la fin<br />
d’un récit. Pendant mille et une nuits de contes merveilleux<br />
ou salaces, de récits de voyages,<br />
de péripéties ou d’historiettes<br />
« de comptoir », de scènes d’amour<br />
ou de vie quotidienne, l’amante<br />
stratège engage sa vie. Sa survie<br />
se nourrissant d’une humanité<br />
diverse, des beautés du monde et de<br />
ses petitesses, du banal et de l’extraordinaire.<br />
L’issue sera une victoire, puisqu’à la mille et unième nuit, le roi<br />
proclamera Shéhérazade épouse légitime, mère – pendant<br />
ces presque trois années, elle a mis au monde trois enfants –<br />
et reine. Un « happy end », au bout d’un entrelacs de contes<br />
enchâssés, de personnages en miroir et d’intrigues. Fascinante<br />
aussi est la genèse de ce texte anonyme. Il n’existe pas une<br />
version d’origine, unique et incontestée, mais plusieurs<br />
versions. Ceci tenant à leur premier mode de transmission,<br />
par voie orale. Il n’existe pas non plus un manuscrit mais des<br />
manuscrits, pour la plupart perdus. Il n’existe pas, enfin, une<br />
traduction mais diverses traductions. Dont celle des écrivains et<br />
poètes Jamel Eddine Bencheikh, universitaire franco-algérien,<br />
et André Miquel, qui a occupé la chaire de langue et littérature<br />
arabes classiques au Collège de France. Ils restituent ici, avec<br />
fidélité, une langue poétique ou crue, épique ou humoristique,<br />
dans un texte saisissant, qui ne se lasse pas de solliciter les<br />
passions et les affects. Et la curiosité insatiable du lecteur. ■ C.F.<br />
LES MILLE ET UNE NUITS I, II, III ET ALBUM,<br />
Gallimard-La Pléaide, 3776 pages, 195 €.<br />
KHARBINE TAPABOR/COLL. JONAS - KHARBINE TAPABOR/COLL. GROB (2) - DR<br />
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MYESHA EVON GARDNER<br />
R’N’B<br />
HAWA<br />
GRAINE<br />
DE STAR<br />
Après avoir été l’une des<br />
plus JEUNES COMPOSITRICES<br />
de l'Orchestre philharmonique<br />
de New York, cette chanteuse<br />
aux origines guinéennes sort<br />
un épatant premier album.<br />
NÉE À BERLIN il y a vingt-deux ans, mais élevée dans<br />
le pays d’origine de ses parents, la Guinée, Hawa a déjà<br />
été remarquée grâce à une poignée de morceaux au R’n’B<br />
aussi exigeant qu’accessible – en tout cas prometteur. Arrive<br />
aujourd’hui un premier album baptisé Hadja Bangoura en<br />
hommage à feu son arrière-grand-mère, dans lequel il s’agit<br />
de panser ses jeunes blessures et de faire valoir sa maturité<br />
artistique. Il est le fruit d’années passées à Conakry, puis aux<br />
États-Unis, dès ses 10 ans, où elle a intégré le programme<br />
de composition musicale de l’Orchestre philharmonique de<br />
New York. À 15 ans, elle décide de quitter cette prestigieuse<br />
institution et enregistre ses premiers morceaux. Deux ans<br />
plus tard, elle est signée sur le prestigieux label 4AD…<br />
La suite, on l’écoute sur son opus, admirant des titres<br />
tels que « Gemini » ou « Progression », qui, pour raconter<br />
ses émois, manient aussi bien l’organique du piano<br />
que l’autotune et les beats incisifs. Ça promet ! ■ S.R.<br />
HAWA, Hadja Bangour, 4AD.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 15
ON EN PARLE<br />
RÉTROSPECTIVE<br />
UNE HISTOIRE<br />
RICHE EN MUSIQUE<br />
Nombre de morceaux, souvent copiés,<br />
sont nés sur le continent africain.<br />
Tour de piste de cette abondance<br />
dans cette anthologie illustrée.<br />
DÈS L’OUVERTURE de ce très bel<br />
ouvrage, son auteur, Florent Mazzoleni,<br />
rappelle la « pluralité des sources<br />
musicales et les dizaines de milliers<br />
d’œuvres enregistrées en Afrique depuis<br />
un siècle ». Il a donc décidé de « trouver<br />
un équilibre naturel entre ces différents<br />
musiciens et la grande quantité des<br />
musiques enregistrées et diffusées ».<br />
En résulte un essai thématique, qui<br />
décrypte chapitre après chapitre le jazz,<br />
la rumba, le high-life, l’afrobeat, tout<br />
en revenant sur les racines mandingues,<br />
les chants de résistance lusophones<br />
ou les rythmes et mélodies d’Afrique<br />
de l’Est. Richement illustré de portraits<br />
d’artistes et de pochettes d’albums<br />
souvent ultra-graphiques, ce livre ouvre<br />
une porte sur une industrie féconde,<br />
qui a su dépasser divers traumas et<br />
failles sociopolitiques pour donner<br />
naissance à moult embranchements<br />
sonores. Même des pays moins célèbres<br />
que le Mali ou le Nigeria lorsqu’il<br />
s’agit de musique, tels le Gabon et le<br />
Cameroun, sont ici présents. Docte mais<br />
pas ennuyeux, précis et distrayant à la<br />
fois, Afriques Musiques est un classique<br />
instantané de la littérature consacrée au<br />
patrimoine musical du continent. ■ S.R.<br />
FLORENT MAZZOLENI,<br />
Afriques Musiques : Une histoire<br />
des rythmes africains,<br />
Hors collection, 248 pages, 32 €.<br />
Le joueur<br />
aux côtés de<br />
son épouse et de<br />
son fils, en visite<br />
sur le chantier de<br />
l'établissement<br />
en 2019.<br />
BUSINESS<br />
HÔTEL PESTANA CR7 MARRAKECH<br />
LIFESTYLE ET FOOT<br />
Après Funchal, Lisbonne, Madrid et New York,<br />
CRISTIANO RONALDO confirme son appétence<br />
pour l’hôtellerie et s’implante dans la ville ocre.<br />
STAR DU FOOTBALL et entrepreneur avisé, Cristiano Ronaldo semble<br />
transformer en or tout ce qu’il touche. Le cinquième et dernier né de sa chaîne<br />
d’hôtels lifestyle CR7, en partenariat avec le groupe Pestana, a ouvert en<br />
mars dernier à Marrakech et a remporté en octobre le prix du meilleur nouvel<br />
établissement d’Afrique aux World Travel Awards. Situé à mi-chemin entre<br />
l’aéroport et la place Jemaa-el-Fna, au cœur de M Avenue, le nouveau quartier<br />
branché de la ville, l’adresse mélange cultures marocaine et portugaise, et<br />
propose une déco élégante, de subtiles références au football et une architecture<br />
lumineuse aux lignes épurées. Aux 174 chambres et suites contemporaines<br />
adaptées aux familles s’ajoutent un spa intimiste, un centre d’affaires et un bar<br />
où profiter de soirées DJ le week-end. Deux restaurants (un sur le rooftop avec<br />
palmiers et piscine, l’autre ouvert sur le quartier cosmopolite) proposent chacun<br />
leurs spécialités, notamment des plats portugais. « L’un des hôtels les plus<br />
emblématiques » de la marque, d’après l’attaquant, ne se la joue pas resort de<br />
luxe : l’équipe attentionnée accueille tous les fans qui souhaitent visiter les lieux<br />
ou se prendre en photo avec un ballon doré signé Ronaldo. ■ Luisa Nannipieri<br />
PESTANA CR7 MARRAKECH, M Avenue, Marrakech (Maroc),<br />
chambres à partir de 199 € la nuit. pestanacr7.com<br />
DR<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
DESIGN<br />
FONDATION GACHA,<br />
la transmission en partage<br />
En formant depuis vingt ans des apprentis, l’ONG C<strong>AM</strong>EROUNAISE<br />
perpétue le savoir-faire des maîtres artisans du pays.<br />
LA FONDATION JEAN-FÉLICIEN GACHA et son antenne<br />
parisienne, l’espace culturel Gacha, travaillent depuis<br />
vingt ans à développer les talents dans l’ouest du Cameroun.<br />
L’ONG œuvre sur le terrain pour un meilleur accès à<br />
l’éducation, la formation, la culture et la santé des populations<br />
locales. Dans ses ateliers de Bangoulap, situés à 1 500 mètres<br />
d’altitude, viennent se former des personnes issues de<br />
toutes les ethnies du pays, qui travaillent sous la supervision<br />
de maîtres artisans pour produire des objets de design<br />
(calebasses, objets en métal ou en bois, ou encore tissus<br />
brodés et perlés). Laissant libre cours<br />
à l’imagination, les apprentis puisent dans les motifs<br />
traditionnels, l’iconographie et l’histoire des chefferies<br />
de la région ou les formes géométriques et naturelles<br />
qui les entourent, telle cette paire de calebasses perlées,<br />
où les courbes colorées rappellent des filets d’eau ruisselants.<br />
Elles évoquent aussi un filet de chasse, symbole de pouvoir<br />
et de sagesse. Les pièces produites sont ensuite exposées<br />
dans des salons internationaux ou vendues dans les locaux<br />
parisiens de l’association, comme ce sera le cas lors<br />
du marché de Noël, du 9 au 11 décembre. ■ L.N.<br />
espaceculturelgacha.org<br />
Panier fabriqué<br />
durant un atelier<br />
de perlage en 2000.<br />
DANIEL NICOLAEVSKY MARIA<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 17
ON EN PARLE<br />
TÉLÉRÉALITÉ<br />
JEUNES, CÉLÈBRES, ET ARABES<br />
Netflix propose un nouveau show où règnent<br />
le LUXE ET LE DR<strong>AM</strong>A, mais cette fois-ci à Dubaï.<br />
APRÈS YOUNG, F<strong>AM</strong>OUS & AFRICAN à<br />
Johannesbourg, voici des multimillionnaires<br />
du Moyen-Orient dans le luxe clinquant de<br />
Dubaï, qui ont fait fortune en débarquant avec<br />
300 dollars en poche. Un célèbre DJ libanais<br />
offre une Tesla à sa femme pour la Saint-Valentin,<br />
une femme au foyer irakienne cherche avec<br />
son mari une maison de 1 300 m 2 parce que<br />
son dressing déborde… Mais ce sont surtout<br />
les businesswomen (PDG dans l’immobilier, star<br />
de show TV, influenceuse…) qui surnagent de la<br />
série entre deux fâcheries futiles pour dramatiser<br />
l’action, déclarant que « les femmes arabes sont<br />
les plus fortes et les plus intelligentes du monde,<br />
parce qu’[elles ont] de l’assurance ». On notera que<br />
la seule femme voilée est une Américaine blanche,<br />
mère d’un jeune patron célibataire à moitié<br />
koweïtien, qui ne sort jamais, elle… ■ J.-M.C<br />
DUBAI BLING<br />
(Émirats arabes<br />
unis-Liban),<br />
de Mazen Laham,<br />
Marcel Dufour et Lama<br />
Samad. Sur Netflix.<br />
LA GRAVITÉ<br />
(France),<br />
de Cédric Ido.<br />
Avec Max Gomis,<br />
Jean-Baptiste<br />
Anoumon, Steve<br />
Tientcheu, Hafsia<br />
Herzi. En salles.<br />
ACTION<br />
L’alignement des planètes<br />
Guerre de dealers et de générations sur fond de phénomène astronomique…<br />
Un film de banlieue sans flic, mais pas sans violence ni une certaine poésie.<br />
LE CIEL TOURNE à l’orange au-dessus d’une cité au nord de Paris, sous l’effet d’un alignement de planètes<br />
abondamment commenté par les chaînes d’info… Dans ce contexte nimbé de fantastique, le Franco-<br />
Burkinabé Cédric Ido installe pour son deuxième film (après La Vie de Château, 2017) une classique lutte<br />
de territoires entre dealers à l’ancienne et petits jeunes visiblement biberonnés aux jeux vidéo. Joshua,<br />
paraplégique, a truffé son fauteuil roulant de gadgets à la James Bond et livre la drogue dans les étages<br />
avec l’aide de son frère, Daniel, qui n’a pas osé lui dire qu’il allait émigrer au Canada dans les 24 heures. Un<br />
ancien comparse les retrouve après trois ans passés en prison pour avoir refusé de les dénoncer. Mais face à<br />
la nouvelle génération d’ados qui veut contrôler le marché, un affrontement éclate et va tourner à la baston<br />
de série B façon Tarantino… L’absence de policiers à l’horizon allège de façon bienvenue le schéma habituel<br />
du « film de banlieue » (de La Haine aux Misérables, en passant par le récent Athena), sans esquiver la gravité<br />
des problèmes sociaux, mais tout en s’interrogeant sur les effets de l’attraction terrestre… ■ J.-M.C.<br />
HYKU DESESTO/NETFLIX - DR (2)<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
SÉROPOPSTAR<br />
Aujourd’hui, avec les traitements,<br />
une personne séropositive peut avoir des enfants<br />
sans transmettre le VIH.<br />
Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />
Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />
Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.
ON EN PARLE<br />
JEUNESSE<br />
IL ÉTAIT UNE FOIS…<br />
Pour les petits, un album<br />
de contes enchanteurs,<br />
tout en illustrations et en sons.<br />
« LE ROI LION ET SA FILLE »,<br />
« Le crapaud, le marabout et<br />
la cigogne à sac » (du Malien<br />
Amadou Hampâté Bâ), ou encore<br />
« La mangouste et le crabe »…<br />
Chacune des 20 histoires, issues<br />
de la tradition orale des<br />
populations d’Afrique de l’Ouest,<br />
peut se lire, se regarder, et même<br />
s’écouter grâce à des QR codes qui<br />
renvoient à des créations sonores.<br />
Transmis de génération en<br />
génération, les récits sont enrichis<br />
de dessins d’illustrateurs du<br />
continent. Réalisé en partenariat<br />
avec les éditions ivoiriennes<br />
Nimba, l’ouvrage est né du travail<br />
de collecte de l’association « Des<br />
livres pour tous », créée en 2008<br />
par l’écrivaine et scénariste<br />
Marguerite Abouët, dont l’objectif<br />
est de familiariser les jeunes à<br />
l’univers de la lecture. Une façon,<br />
pour l’auteure d’Aya de Yopougon<br />
et d’Akissi, engagée dans la lutte<br />
contre l’illettrisme, de construire<br />
des ponts : des illustrations aux<br />
rêves, des mots à l’imaginaire,<br />
de l’enfance aux valeurs de<br />
tolérance et d’altérité. ■ C.F.<br />
CONTES AFRICAINS,<br />
Gründ, 88 pages, 14,95 €.<br />
HOMMAGE<br />
SORG & NAPOLEON<br />
MADDOX<br />
ODE À TOUSSAINT<br />
LOUVERTURE<br />
L’alliance du beatmaker français<br />
et du rappeur de Cincinnati fait<br />
toujours mouche dans ce nouvel OPUS ENGAGÉ.<br />
UNE PETITE DÉCENNIE après leurs débuts en duo, Sorg et Napoleon Maddox<br />
(dont c’est le vrai patronyme !) s’attaquent à un album-concept. Ici, ils racontent<br />
les combats du général Toussaint Louverture, qui, à la veille de la déclaration<br />
d’indépendance de Haïti, mourut en captivité en France, ordonnée par Bonaparte.<br />
Sur un terreau mêlant à la fois hip-hop old school, jazz et électro – tous trois sous<br />
influence de la côte est américaine –, Louverture s’offre des invités tels que le<br />
saxophoniste canado-haïtien Jowee Omicil ou le rappeur libanais Marc Nammour.<br />
En sus, les paroles engagées et le flow assuré de Napoleon Maddox, doublées<br />
des rythmiques efficaces concoctées par Sorg, également auteur des mélodies<br />
du disque. Difficile de résister à la vitalité de morceaux tels que « Sugarcane »<br />
ou « Wha Dey Wan », révélateurs d’une narration musicale de haut niveau. ■ S.R.<br />
SORG & NAPOLEON MADDOX, Louverture,<br />
Sans Sucre Records/L’Autre Distribution.<br />
DR - MS STUDIO - DR<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
SÉROPOÉTIQUE<br />
Aujourd’hui, avec les traitements,<br />
une personne séropositive peut vivre pleinement<br />
et en bonne santé sans transmettre le VIH.<br />
Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />
Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> Continuons – DÉCEMBRE de porter un 2022-JANVIER masque partout où il est 2023 recommandé par les autorités scientifiques.<br />
21
ON EN PARLE<br />
Ci-dessus et ci-contre, DJ Nix a assuré<br />
le show lors de la présentation de la dernière<br />
collection de Mwami, « Harmattan ’22 »,<br />
à l'hôtel Onomo, à Dakar.<br />
MODE<br />
LE BON FEELING<br />
DE PAPI WATA<br />
Ses labels Mwami et Deep Fry sont conçus comme une ALTERNATIVE<br />
SÉNÉGALAISE à la fast fashion.<br />
Le designer.<br />
ARTISTE, STYLISTE et serial entrepreneur installé à Dakar<br />
depuis une douzaine d’années, le cosmopolite Papi Wata<br />
a créé son label, Mwami, il y a sept ans. « À l’époque, il n’y<br />
avait pas beaucoup de choix sur le marché pour des jeunes<br />
qui voulaient s’habiller avec un certain style et qui, en<br />
même temps, prônaient une consommation consciente »,<br />
se souvient le trentenaire. Le succès de ses premiers<br />
dessins le pousse à continuer et à présenter chaque année<br />
(hormis une pause pendant la pandémie) une déclinaison<br />
de sa collection de fond « Harmattan », qu’il présente comme<br />
« de style afro-désert-tech-ninja-marabout », en portant<br />
une attention particulière aux matières premières. Des<br />
tissus contemporains aux broderies traditionnelles, tout est<br />
soigneusement sourcé auprès de fournisseurs écoresponsables,<br />
et les vêtements sont confectionnés au Sénégal.<br />
DR - M<strong>AM</strong>ADOU A. WANE/COURTESY OF LIVES FEST<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Révélée lors<br />
d'un défilé organisé<br />
durant la Biennale<br />
de Dakar, la nouvelle<br />
griffe Deep Fry…<br />
… est caractérisée<br />
par des couleurs vibrantes<br />
comme le vert émeraude,<br />
l’orange et le terracotta,<br />
M<strong>AM</strong>ADOU A. WANE/COURTESY OF LIVES FEST - DA SILVIO/P. BIZENGA (2)<br />
À côté de ses collections principales, toujours créées<br />
« au feeling » selon des tonalités bleues, noires, beiges<br />
et blanches, le designer aime proposer des capsules en<br />
collaboration avec d’autres noms de la scène dakaroise<br />
et internationale (comme « The Ñuulest », qu’il a créée<br />
avec DJ Nix, en 2019). Mais il n’a pas prévu de s’arrêter<br />
là. En effet, Papi Wata a sorti une ligne « Harmattan ’22 »,<br />
mais a aussi introduit un nouveau spin-off créatif lors de<br />
son fashion show pendant la Biennale de Dakar : il a montré<br />
un avant-goût de ce qu’il proposera avec son deuxième<br />
label, Deep Fry, qui vient d’être officiellement lancé.<br />
Cette nouvelle marque, caractérisée par des couleurs<br />
vibrantes comme le vert émeraude, l’orange et le terracotta,<br />
veut s’imposer comme une alternative africaine à la<br />
fast fashion. « Ce sera un compromis entre mon idéal,<br />
notamment niveau sourcing, et une production plus<br />
industrielle », explique-t-il depuis Lagos, où il travaille<br />
à des projets qui devraient se concrétiser dans les mois à<br />
venir. L’artiste en assurera toujours la direction artistique,<br />
mais prévoit surtout d’accueillir des propositions et de<br />
promouvoir les voix intéressantes qui se lèvent de plus<br />
en plus fort dans la capitale sénégalaise. ■ L.N.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 23
ON EN PARLE<br />
À gauche et ci-dessous,<br />
le Poivre Noir Kinshasa<br />
revisite la cuisine<br />
bistrot moderne.<br />
Ici et ci-dessus, le chef de renom Christian Yumbi<br />
a lancé le Mood en juin 2021.<br />
SPOTS<br />
DESTINATION<br />
RDC<br />
Un bistrot et un lounge, soit deux<br />
adresses épicuriennes à découvrir<br />
dans la MAGNÉTIQUE KIN.<br />
OUVERT FIN SEPTEMBRE, Poivre Noir Kinshasa est le<br />
nouveau spot du couple d’« afropreneurs » belges Nathalie<br />
Bonté et John Goffin, arrivés en République démocratique<br />
du Congo forts du succès de Poivre Noir Kigali. Revisitant la<br />
cuisine bistrot moderne, avec des clins d’œil à la gastronomie<br />
congolaise, John Goffin sert par exemple du poulpe à la sauce<br />
romanesco ou des cossas (crevettes) flambées au pastis.<br />
Le menu, qui propose aussi des plats végétariens, met à<br />
l’honneur la viande grillée, mais ce qui amène une clientèle<br />
cosmopolite, en recherche de nouvelles saveurs, c’est le travail<br />
sur les jus et les sauces. Le canard grillé au feu de bois est<br />
nappé d’une réduction de vin rouge et vinaigre balsamique,<br />
et le filet de capitaine est servi avec une sauce alfredo cajun<br />
bien relevée. À accompagner avec du bon vin ou un gin<br />
tonic, revisité lui aussi. Compte Instagram : @poivrenoirkin<br />
Ambiance plus discrète chez Mood, le lounge lancé<br />
en juin 2021 par le chef de renom Christian Yumbi, qui<br />
possède trois autres adresses en ville. Ici, il a mis l’accent<br />
sur les spiritueux, les cigares premium et les soirées à thème<br />
(old school, jazz, karaoké, rumba, kizomba et comedy club).<br />
Mais également sur la carte, qui fait découvrir la cuisine<br />
congolaise en parcourant les zones linguistiques du pays :<br />
le porc-épic ou les cossas sautées à l’ail pour le kikongo,<br />
le bœuf de Goma ou le phacochère pour le swahili, le<br />
poulet au lumba-lumba (basilic) pour le tshiluba, ou encore<br />
le poisson du fleuve à la façon du chef ou les brochettes<br />
de crocodile pour le lingala. Un voyage ethno-culinaire<br />
qui varie au fil des saisons. christianyumbi.com ■ L.N.<br />
DR (2) - YEBSTUDIO (2)<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
DR<br />
LE COLLÈGE d’enseignement moyen<br />
Kamanar, situé à Thionck Essyl,<br />
en Casamance, a reçu le prestigieux<br />
prix Aga Khan 2020-2022. L’école,<br />
qui accueille 500 élèves et a coûté<br />
400 000 euros, a été conçue par le cabinet<br />
catalan Daw Office en tant que premier<br />
projet de Foundawtion, l’organisation à<br />
but non lucratif de l’agence. Soucieux de<br />
ne pas répliquer des modèles occidentaux<br />
et d’adapter le projet aux réalités locales,<br />
les architectes ont réparti l’établissement<br />
en une vingtaine de modules détachés,<br />
ou « awlas », groupés par niveau de<br />
classe autour de petites places abritant<br />
un arbre préservé pendant le chantier.<br />
Les pavillons à voûtes renversées ont été<br />
construits en argile par des bénévoles<br />
à partir de techniques traditionnelles<br />
actualisées, et la carrière d’où a été extraite<br />
la terre a été réaménagée en terrain de<br />
sport et en potager pour les collégiens.<br />
Chaque module est entouré de treillis en<br />
bois pour laisser passer la lumière, alors<br />
que des plaques de métal striées font<br />
office de toit, protégeant l’argile du soleil<br />
ARCHI<br />
Kamanar<br />
UNE ÉCOLE<br />
SOUS LES VOÛTES<br />
Bel exemple de projet durable,<br />
fonctionnel et inclusif, ce COLLÈGE<br />
MODULAIRE d’un village sénégalais<br />
vient de recevoir le prix Aga Khan.<br />
et de la pluie. Ce système garantit<br />
le refroidissement par évaporation<br />
des pièces, évitant le recours à la<br />
climatisation artificielle. L’ensemble<br />
peut être élargi pour répondre aux<br />
besoins de la population, sa composition<br />
modulaire facilitant les extensions. ■ L.N.<br />
dawoffice.com<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 25
PARCOURS<br />
Fanta Dramé<br />
L’ÉCRIVAINE FRANÇAISE ENQUÊTE SUR<br />
ses origines dans un premier roman intime, préfacé par Faïza<br />
Guène. Elle retrace le périple d’émigration de son père, depuis<br />
la Mauritanie jusqu’en France dans les années 1970. par Astrid Krivian<br />
On la retrouve dans un café du quartier de Belleville, où elle a grandi. Fanta Dramé se<br />
souvient des beignets et des jus de bissap préparés par sa grand-mère, qu’elles vendaient<br />
dans les foyers de travailleurs immigrés, à quelques encablures. La mémoire familiale<br />
est la pierre angulaire de sa démarche littéraire. Son premier roman, Ajar-Paris, retrace<br />
le parcours d’émigration de son père Yely, depuis Ajar, en Mauritanie, en passant par<br />
le Sénégal, où il rencontre sa future épouse, jusqu’à sa traversée de la Méditerranée vers<br />
Paris, en 1975. « On parle toujours des immigrés, terme devenu péjoratif, à partir de<br />
leur point d’arrivée, et non pas de leurs racines », regrette la jeune plume, née en 1987.<br />
Sirotant un Coca-Cola – « une addiction » –, elle revient sur l’événement déclencheur<br />
de l’écriture. En se rendant aux obsèques de sa grand-mère en Mauritanie, en 2013, Fanta Dramé foule pour la<br />
première fois la terre d’origine de ses ancêtres. À Ajar, commune reculée, où le temps semble<br />
s’être arrêté, la Parisienne affairée éprouve un choc culturel. Une foule de questions l’assaille<br />
alors : « Comment mon père a-t-il réussi à quitter un village, un pays, un continent, pour tenter<br />
sa chance en France, à Paris, soit deux mondes opposés ? C’est un parcours peu ordinaire :<br />
quitter son pays est un déchirement. Or, pour lui, devenu chef de famille très jeune à la mort<br />
de son père, émigrer était le chemin classique pour gagner son pain, faire vivre les siens. »<br />
Carnet et stylo à la main, elle enquête, creuse son « archéologie familiale », questionne son<br />
père sur son histoire, méconnue de ses enfants. Diplômé d’études coraniques au Sénégal, Yely<br />
a travaillé en France en tant qu’éboueur, apprenant le français lors de cours du soir. Parfois,<br />
face à sa pudeur, aux silences recouvrant les épreuves, l’autrice imagine, instille de la fiction.<br />
L’écriture lui a permis de redorer le blason paternel. « Enfants, on grandit avec l’idée<br />
Ajar-Paris, Plon,<br />
208 pages, 19 €.<br />
que nos parents sont moins bien que les autres. C’est absurde !» Elle se sent aussi plus<br />
entière. « J’ai complété mon patrimoine identitaire. Et j’ai compris ce que signifie être née dans un pays dont on<br />
n’est pas originaire. » Ajar-Paris rend aussi hommage à toutes ces personnes issues de l’immigration postcoloniale,<br />
invisibilisées. « Selon Frantz Fanon, chaque génération a une mission. En tant qu’enfants d’immigrés, la nôtre est<br />
de rappeler que nos parents ont participé à l’histoire de France, et qu’ils doivent être intégrés dans le récit national. »<br />
Celle qui lit tout son soûl depuis l’enfance, des Harry Potter aux classiques, est une professeure de<br />
français épanouie, en collège d’une zone défavorisée, en Seine-Saint-Denis. Une vocation née en classe<br />
de cinquième, grâce à une enseignante inspirante. Après un master de lettres modernes, elle obtient le<br />
concours du Capes. Malgré les difficultés, Fanta Dramé transmet avec ferveur sa passion pour la littérature<br />
aux élèves : « Je crois en l’école de la République, en tant qu’ascenseur social. J’en ai bénéficié. » De toute<br />
façon, elle et ses frères et sœurs étaient « obligés de réussir »: « Mon père veillait à ce que l’on ait les mêmes<br />
droits que les autres. Grâce aussi à son soutien, je me suis épanouie à l’école. » Mon père, ce héros… ■<br />
DR<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
NALEANE<br />
« Enfants, on<br />
grandit avec l’idée<br />
que nos parents<br />
sont moins bien<br />
que les autres.<br />
C’est absurde ! »
Contemporain,<br />
en prise<br />
avec cette Afrique<br />
qui change,<br />
ouvert sur le monde<br />
d’aujourd’hui,<br />
est votre<br />
rendez-vous<br />
mensuel<br />
indispensable.<br />
1AN<br />
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Société :<br />
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Code postal :<br />
Ville :<br />
Pays :<br />
Tél. mobile : E-mail :
C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
DOM<br />
FAITES LA FÊTE !<br />
Dans un contexte mondial tout à fait dépressionnaire, avec son lot d’angoisses<br />
pour demain et les multiples interrogations de toute façon sans réponse, un seul mot d’ordre<br />
en cette fin d’année : faites la fête ! Et s’il le faut, forcez-vous ! On ne peut plus continuer à<br />
enchaîner les fléaux et les récessions à ce point depuis quelques années sans faire un vrai<br />
break. Physique, mental. La récession économique omniprésente n’aidera peut-être pas, mais<br />
vous avez des ressources. Humaines, d’abord. En vous serrant les coudes pour organiser de<br />
belles agapes de fin d’année, chacun à votre niveau, que ce soit avec du caviar et du foie gras<br />
pour les nantis ou une super sauce locale pour les autres. En famille, avec des amis, anciens<br />
ou nouveaux, proches ou éloignés, peu importe.<br />
En cette fin 2022, il faut se réunir, passer de bons<br />
moments où l’on oublie un peu tout.<br />
Personne ne sait si la crise économique<br />
géante que génère, entre autres, la guerre en<br />
Ukraine continuera, ni pour combien de temps.<br />
Nul ne peut parier que la pandémie de Covid-19<br />
et un énième variant féroce ne verront pas le jour<br />
en 2023. Qui peut dire à quelle vitesse les changements<br />
climatiques et leur lot de perturbations<br />
irréversibles se propageront, ou si l’on pourra les<br />
freiner un jour ? Que penser aussi des pays qui<br />
sont passés sous le joug d’une junte militaire, et<br />
qui piétinent économiquement dans un système<br />
de transition sans réelle feuille de route, ne serait-ce<br />
que pour l’année prochaine ? Comment enfin ne<br />
pas redouter des attentats meurtriers, possibles à<br />
tout moment, dans les zones où les terroristes de<br />
Boko Haram ou d’Al-Qaïda n’ont, hélas, pas faibli ?<br />
Etc., etc. La liste est longue. Et nous ne l’énumérerons<br />
pas ici.<br />
Parce qu’en cette fin 2022, on essaye de<br />
conjurer le sort en oubliant tout ça. On prend sa<br />
dulcinée par la main pour l’emmener en vacances,<br />
très loin si on en a les moyens ou tout près si on en a<br />
moins. On organise une belle fête avec ses parents,<br />
ses amis ou ses voisins. Ou on prévoit des vacances seul aussi pour décompresser et faire le<br />
point. Chacun est libre. Le continent, lui, regorge d’idées de villégiatures, de découvertes ou<br />
de rassemblements chaleureux.<br />
L’important, c’est d’être un peu heureux, de lâcher prise et de se forger un moral<br />
d’enfer pour affronter 2023. Plus fort pour faire face. En ayant emmagasiné une bonne dose<br />
de légèreté et de positif ! Bonnes fêtes de fin d’année à tous, et tous mes vœux pour l’année<br />
prochaine ! ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 29
Gregory<br />
Rockson<br />
Pharmacie<br />
pour tous<br />
IL EST LE COFONDATEUR de mPharma,<br />
un grossiste en médicaments en quelque<br />
sorte, qui préfigure le monde de demain,<br />
qui cherche à disrupter le marché<br />
sur le continent. Afin de pouvoir rendre<br />
les produits accessibles au plus grand<br />
nombre. La structure, installée à Accra,<br />
au Ghana, centralise les commandes<br />
d’un vaste réseau de pharmacies et<br />
de distributeurs présents dans plusieurs<br />
pays (Ghana, Nigeria, Kenya, Ouganda,<br />
Gabon, Rwanda…). Elle peut ainsi muscler<br />
sa marge de manœuvre et de négociation<br />
avec les géants mondiaux du secteur,<br />
peu connus pour leur générosité.<br />
Formé aux États-Unis, personnalité<br />
reconnue dans le monde entier sur<br />
les questions pharmaceutiques, il rêve<br />
de pouvoir atteindre les communautés<br />
les plus reculées ou les plus isolées. La<br />
digitalisation du processus devrait faciliter<br />
cette ambition ; et les financiers suivent<br />
avec un certain enthousiasme. Zyad Limam<br />
J<strong>AM</strong>EL TOPPIN/THE FORBES COLLECTION<br />
30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Les entrepreneurs<br />
Ils et elles sont chefs<br />
d’entreprise, créateurs,<br />
innovateurs, dans le business<br />
ou le sociétal, dans<br />
les services, dans le vieux<br />
monde de l’industrie<br />
ou le nouveau monde<br />
digital. Ils ou elles sont<br />
« fils ou filles de » ou<br />
autodidactes. Ils et elles font<br />
bouger les lignes, investissent,<br />
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
participent activement<br />
à l’émergence<br />
du continent. Ils et<br />
elles sont à l’honneur<br />
de notre traditionnel<br />
best of, pour<br />
l’année 2022.<br />
Inspirez-vous !<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 31
Noureddine<br />
Tayebi<br />
De la Silicon<br />
Valley au<br />
continent<br />
INGÉNIEUR FORMÉ EN ALGÉRIE puis<br />
aux États-Unis, il a travaillé huit ans en<br />
Californie, au sein du groupe informatique<br />
Intel. Fort de cette expérience, il fonde,<br />
en 2014, une première start-up, InSense,<br />
spécialisée dans les nanocapteurs<br />
de mouvement. Puis, en 2017, une<br />
seconde, Yassir, plate-forme de VTC<br />
et de livraison à domicile. Le succès<br />
est foudroyant : la société revendique<br />
3 millions d’utilisateurs au Maghreb,<br />
en France et au Canada notamment,<br />
et la création d’environ 40 000 emplois<br />
indirects (principalement des chauffeurs<br />
et des livreurs). Après être parvenu<br />
à lever plus de 67 millions de dollars<br />
auprès d’une trentaine d’investisseurs<br />
– dont de nombreux Américains –,<br />
le patron de 45 ans entend développer<br />
Yassir sur le continent, notamment<br />
en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Nigeria<br />
et en Afrique du Sud. Cédric Gouverneur<br />
ANDREW CABALLERO-REYNOLDS/BLOOMBERG<br />
VIA GETTY IMAGES<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
BRUNO LEVY/DIVERGENCE-IMAGES<br />
Aliko<br />
Dangote<br />
La marche<br />
en avant<br />
HOMME LE PLUS RICHE d’Afrique<br />
selon le magazine Forbes, avec une<br />
fortune estimée par Bloomberg à plus<br />
de 19 milliards de dollars, ami de Bill<br />
Gates et du chanteur Bono, le magnat<br />
philanthrope de 65 ans, propriétaire<br />
du conglomérat nigérian Dangote,<br />
fourmille de projets. Sa méga-raffinerie<br />
de Lekki, près de Lagos, doit entrer<br />
en production en ce début d’année et<br />
mettre fin à l’insupportable paradoxe<br />
du Nigeria, pays exportateur de pétrole<br />
brut… mais importateur de carburant.<br />
Il a également annoncé fin 2022 la<br />
création de 300 000 emplois dans la filière<br />
sucrière, grâce à 700 millions de dollars<br />
de nouveaux investissements injectés<br />
dans le secteur. Invité en septembre<br />
à Nairobi pour l’investiture du nouveau<br />
président, William Ruto, le milliardaire<br />
a également relancé son projet de bâtir<br />
une cimenterie géante au Kenya. C.G.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 33
34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
DR (2)<br />
Anta<br />
Babacar<br />
Ngom Diack<br />
Une affaire<br />
de famille<br />
C’EST LA FILLE du présidentfondateur<br />
de la florissante entreprise<br />
sénégalaise Sedima, dont elle est<br />
la directrice générale (DG) depuis<br />
2016. Née à Pikine, en 1984, elle<br />
commence très tôt à travailler, durant<br />
ses vacances, dans le groupe familial,<br />
spécialisé dans le secteur avicole,<br />
l’agrobusiness et l’immobilier. Puis,<br />
elle part étudier au Canada, où elle<br />
obtient un master 1 en économie,<br />
et poursuit son cursus à Paris, d’où<br />
elle revient avec un master 2 en<br />
management international de projets<br />
et NTIC, ainsi qu’un Executive MBA<br />
en communication à Sciences Po.<br />
En 2009, elle entre à Sedima, et<br />
y occupera différents postes avant<br />
d’en prendre la direction. Elle n’hésite<br />
pas à investir, à diversifier les activités<br />
en y incluant la minoterie. Elle<br />
met aussi en place l’abattoir le plus<br />
moderne d’Afrique subsaharienne<br />
et déploie des filiales dans la<br />
sous-région. Mariée et mère de<br />
trois enfants, madame la DG dirige<br />
pas moins de 780 collaborateurs.<br />
Arrivée dans le top 3 de la 9 e édition<br />
du classement Choiseul des meilleurs<br />
chefs d’entreprise de moins de<br />
40 ans du continent, elle est même<br />
numéro 1 du palmarès Afrique<br />
de l’Ouest. Emmanuelle Pontié<br />
Karim<br />
Beguir<br />
L’IA<br />
au service<br />
de tous<br />
SA START-UP, InstaDeep, fondée<br />
en 2014 avec une amie d’enfance,<br />
Zohra Slim, s’est imposée comme<br />
l’un des leaders dans le secteur<br />
de l’intelligence artificielle (IA)<br />
« décisionnelle », c’est-à-dire qui aide<br />
les entreprises dans leurs prises<br />
de décision. La société, qui a réalisé<br />
une levée de fonds de 100 millions<br />
de dollars en janvier 2022, compte<br />
notamment parmi ses clients Google,<br />
BioNTech (pionnier des vaccins à<br />
ARN messager), le gouvernement<br />
émirati et l’entreprise de chemin<br />
de fer Deutsche Bahn. Le Tunisien<br />
de 46 ans, diplômé de la prestigieuse<br />
école française d’ingénieurs<br />
Polytechnique, aspire à faire<br />
d’InstaDeep le chef de file africain de<br />
l’IA, qui « va avoir un impact encore<br />
plus grand que celui d’Internet »,<br />
et à « soutenir le développement<br />
humain, au bénéfice de tous ». C.G.<br />
35
Aboubaker<br />
Omar Hadi<br />
Capitaine<br />
des ports<br />
de Djibouti<br />
C’EST INCONTESTABLEMENT sa<br />
passion. Et pourtant, il est né à Dikhil,<br />
dans l’hinterland du pays. De son<br />
bureau, installé dans la toute nouvelle<br />
tour de la zone franche de Djibouti,<br />
il peut voir ce qui a été réalisé au<br />
cours des dix, quinze dernières<br />
années. Ici est née, du vieux<br />
port colonial, une véritable<br />
plate-forme portuaire<br />
et logistique moderne,<br />
diversifiée, un outil essentiel<br />
et incontournable. Sur<br />
cette pointe de l’Afrique,<br />
sur le détroit stratégique<br />
de Bab-el-Mandeb. L’une<br />
des routes principales<br />
du commerce mondial.<br />
Nommé en 2011 patron<br />
de l’Autorité des ports<br />
et des zones franches<br />
de Djibouti (APZFD),<br />
homme de confiance<br />
du président Ismaïl Omar<br />
Guelleh, ce puissant patron<br />
a été formé au Havre et<br />
à la prestigieuse université<br />
de Malmö, en Suède. Il a<br />
également fait un passage<br />
dans les terminaux nigérians.<br />
Il connaît son métier sur le bout<br />
des doigts. Et fourmille d’idées,<br />
de projets pour aujourd’hui<br />
et pour demain. Soucieux de<br />
renforcer l’offre Djibouti ! Z.L.<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Matina<br />
Razafimahefa<br />
Les codeurs<br />
pour écrire l’avenir<br />
CETTE FRANCO-MALGACHE née en Côte d’Ivoire a fondé<br />
l’école privée en ligne Sayna, en 2018, à l’âge de… 19 ans !<br />
Le but : répondre au double problème du manque de formation aux<br />
métiers numériques sur le continent et à la demande croissante<br />
des entreprises dans ce domaine. Le moyen : une formation en<br />
ligne, sous la forme d’un jeu vidéo. En l’espace de trois à six mois,<br />
l’élève-développeur apprend son métier, puis commence à effectuer<br />
des tâches rémunérées pour les entreprises… Le résultat : des<br />
centaines de jeunes Malgaches formés à l’encodage, 600 000 dollars<br />
levés auprès d’investisseurs (notamment Orange). Les projets de<br />
l’entrepreneure : former 8 000 à 12 000 codeurs, se développer<br />
en Côte d’Ivoire, au Cameroun et en Algérie, lever 4 à 6 millions<br />
d’euros de fonds, puis se déployer dans le monde entier, « pour aider<br />
les plus précaires » en leur apprenant un métier d’avenir. C.G.<br />
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
DR (2)<br />
Guled Ahmed<br />
Changer<br />
l’énergie !<br />
IL VIT AUX ÉTATS-UNIS, mais n’a jamais<br />
rompu les liens avec la Somalie, qu’il a quittée<br />
enfant. Cet ingénieur a fondé Power OffGrid,<br />
qui équipe en panneaux solaires les habitants<br />
de Jowhar, au sud de son pays natal. Fort de<br />
ce succès, il a créé, en 2018, Jiko Biogas (« jiko »<br />
signifiant « cuisinière » en somalien) : l’idée est<br />
de produire du méthane à partir de bouse de<br />
vache, afin de lutter contre la déforestation et<br />
la pollution domestique [voir rubrique Business<br />
de ce numéro]. En 2023, la société va développer<br />
ses activités au Kenya avec son partenaire<br />
G-Gas. L’entrepreneur veut lancer l’Association<br />
est-africaine de biogaz, pour unir les producteurs<br />
de ce combustible afin qu’ils puissent négocier<br />
ensemble, mieux faire connaître leurs solutions,<br />
et proposer des partenariats aux gouvernements<br />
et aux sociétés privées du continent. C.G.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 37
Erick Yong<br />
Soutenir les<br />
jeunes pousses<br />
CET ENTREPRENEUR né au Cameroun a cofondé<br />
(avec l’Allemand Thomas Festerling) GreenTec<br />
Capital Partners, à Francfort, en 2015. Ce<br />
fonds de capital-risque accompagne les start-up<br />
africaines pendant « la traversée de la vallée de<br />
la mort », cette période critique entre le décollage<br />
et la première levée de fonds. L’entrepreneur a<br />
l’habitude d’expliquer que la finance d’impact, ce<br />
n’est pas seulement soutenir économiquement le<br />
démarrage d’une société naissante, mais que c’est<br />
aussi l’aider dans ses prises de décision et identifier<br />
ses partenaires potentiels. Le fonds a investi<br />
dans une quarantaine d’entreprises africaines,<br />
et en assiste environ 400 autres à travers sa<br />
fondation. En mai 2022, il a cofondé, avec le<br />
nigérian TVC Lab, Zeitec Investment, un service<br />
d’accompagnement aux investisseurs dans les<br />
start-up du continent. Objectif : « Servir la nouvelle<br />
génération des change makers en Afrique. » C.G.<br />
Olivier Tébily<br />
La troisième mi-temps<br />
REPÉRÉ TRÈS JEUNE, ce cousin de Didier Drogba, né en 1975<br />
à Abidjan, a mené sa carrière de footballeur à l’étranger au plus haut<br />
niveau et été sélectionné à 18 reprises dans l’équipe nationale de<br />
Côte d’Ivoire. Avec l’argent de son premier contrat, il acquiert deux<br />
hectares de vignes à Cognac, dans le sud-ouest de la France, où l’on<br />
produit la prestigieuse eau-de-vie éponyme, et qu’il fait exploiter<br />
par des locaux. Une carrière de sportif plus tard, il retourne sur ses<br />
terres en septembre 2008 et ouvre deux restaurants, qui permettent à<br />
celui qui est le seul Africain propriétaire de vignes dans la région de<br />
se faire accepter dans ce milieu très fermé. Enfin prêt, huit ans plus<br />
tard, il apprend le métier auprès d’un agriculteur, lequel, à sa retraite,<br />
lui vend son domaine. Aujourd’hui à la tête d’une exploitation de 30<br />
hectares, il commercialise 70 % de sa production auprès des grandes<br />
marques. Avec les 30 % restants, il approvisionne les bonnes tables<br />
parisiennes, sous la marque qu’il a créée, Cognac’OT. Enfin, ce « timide<br />
passionné » a bâti son paradis. Il rêve maintenait d’Afrique et aimerait<br />
distribuer ses flacons dans son pays d’origine. Philippe Di Nacera<br />
DR (2)<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
Neila<br />
Benzina<br />
La modèle<br />
CETTE TUNISO-FRANÇAISE<br />
va longtemps diriger, à Tunis,<br />
Business & Décision, une filiale du<br />
groupe français éponyme. Spécialisée<br />
dans les data, l’informatique<br />
décisionnelle, ouverte sur le Maghreb<br />
et l’Afrique francophone, l’entreprise<br />
passe rapidement de quelques<br />
collaborateurs à près de 400 employés,<br />
avec des annexes au Maroc,<br />
aux États-Unis, en Belgique. Après<br />
le rachat de la société par Orange<br />
Business Services, Neila Benzina<br />
tourne positivement la page. Sensible<br />
à la problématique du chômage<br />
des jeunes, tout particulièrement<br />
en Tunisie, elle lance la Holberton<br />
School Tunis, plate-forme de l’école<br />
américaine du même nom qui propose<br />
des formations en développement<br />
informatique. Un vrai succès, avec<br />
une croissance record en Europe<br />
et en Afrique. En avril 2022, la<br />
serial entrepreneure poursuit son<br />
engagement en fondant l’Association<br />
de soutien aux startups technologiques<br />
en Tunisie (ASSTT). Objectif :<br />
multiplier les échanges et les<br />
partages d’expériences. Neila<br />
Benzina aura donc choisi<br />
de concilier avec bonheur<br />
sens des affaires et<br />
investissement<br />
sociétal. Z.L.<br />
DR<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 39
40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
Kehinde<br />
Wiley<br />
Passion<br />
Dakar<br />
PEINTRE, SCULPTEUR, vidéaste,<br />
le New-Yorkais d’origine nigériane utilise<br />
magistralement la rhétorique visuelle<br />
dans les champs de l’héroïque et du<br />
sublime pour célébrer les personnes<br />
noires. Premier Afro-Américain à avoir<br />
peint, en 2018, le portrait officiel d’un<br />
président des États-Unis, il s’est pris de<br />
passion pour Dakar, capitale du Sénégal.<br />
Il y a inauguré une luxueuse résidence<br />
artistique, qui est l’un des cœurs battants<br />
de la ville : Black Rock Senegal. Elle<br />
est gérée par une fondation qui, à travers<br />
des partenariats, des programmes variés<br />
et la promotion des échanges avec les<br />
communautés locales, veut redéfinir<br />
le rôle culturel du continent. L’artiste<br />
a aussi rénové la maison Douta Seck,<br />
dans la Médina, avec le soutien de<br />
l’ambassade américaine : il en a fait un<br />
spot majeur de la Biennale et ambitionne<br />
qu’elle devienne le premier tiers-lieu<br />
de création du pays, en partenariat<br />
avec l’État, pour promouvoir la culture<br />
à tous les niveaux. Luisa Nannipieri<br />
La résidence d’artistes Black Rock Senegal, fondée en 2019.<br />
DR - KYLIE CORWIN<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 41
Ange<br />
Kacou<br />
Diagou<br />
Révolution<br />
digitale<br />
« AUCUN MÉTIER, aucune<br />
personne n’échappera au digital »,<br />
a coutume de prophétiser le<br />
fils de Jean Kacou Diagou,<br />
fondateur du groupe ivoirien<br />
Nouvelle société interafricaine<br />
d’assurance (NSIA). Après ses<br />
études, au Maroc et au Québec,<br />
le jeune homme a, en 2009,<br />
assuré la modernisation des<br />
services informatiques du groupe<br />
familial, puis a créé, en 2012,<br />
NSIA Technologies, devenue New<br />
Digital Africa (NDA) en 2021.<br />
Désormais émancipée, la holding<br />
NDA entend accompagner la<br />
transformation digitale des<br />
entreprises africaines – mais<br />
aussi étrangères – désireuses<br />
de s’implanter sur le continent,<br />
en proposant ses services et<br />
connaissances dans les télécoms,<br />
les data centers et le cloud.<br />
À 43 ans, l’ambitieux patron<br />
compte tripler le chiffre d’affaires<br />
de sa société d’ici à 2025, et<br />
l’installer dans 14 pays d’Afrique<br />
occidentale et centrale. C.G.<br />
Mariam<br />
Issoufou<br />
Kamara<br />
Changer<br />
le monde par<br />
l’architecture<br />
UN ARCHITECTE peut peser sur<br />
les changements sociaux, politiques<br />
et économiques. Cette conviction et<br />
la constante recherche culturelle,<br />
esthétique et technique qui l’animent ont<br />
fait de Mariam Issoufou Kamara l’une<br />
des bâtisseuses les plus influentes de<br />
sa génération. Née en France, à Saint-<br />
Étienne, en 1979, elle grandit au Niger<br />
et obtient ses diplômes à Washington<br />
avant d’ouvrir son cabinet, à Niamey,<br />
en 2014. Avec Atelier Masomi, elle<br />
réinterprète l’héritage culturel pour livrer<br />
des projets adaptés et durables, comme<br />
la transformation du marché régional de<br />
Dandaji, qui revitalise l’économie locale<br />
et offre une agora aux habitants. Plus<br />
incline à parler de son amitié avec David<br />
Adjaye (photo ci-contre) que de ses liens<br />
familiaux avec l’ancien président du<br />
Niger, elle pense surtout à ses chantiers<br />
à venir, comme le musée sénégalais<br />
du patrimoine africain, le Bët-bi, ou son<br />
projet de centre culturel à Niamey. L.N.<br />
DR - STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA/ROLEX<br />
42
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 43<br />
LE<br />
BEST<br />
OF
Pascal<br />
Agboyibor<br />
L’homme<br />
de droit<br />
C’EST LE « LAWYER », l’avocat<br />
de notre liste. Il a longtemps<br />
fait, pendant près de dix-sept<br />
ans, les beaux jours de la maison<br />
américaine Orrick, avant une<br />
séparation brutale, en mars 2019.<br />
Depuis, et c’est donc plutôt<br />
rapide, l’homme de loi a fait un<br />
sacré chemin. Asafo & Co, qu’il<br />
crée dans la foulée, s’est imposé<br />
comme le premier cabinet conseil<br />
réellement panafricain. « Asafo »<br />
évoque le nom des guerriers<br />
chargés de protéger l’empire<br />
du Ghana au XIX e siècle. Pascal<br />
Agboyibor a de qui tenir : son<br />
père, avocat lui-même et homme<br />
politique engagé, fut Premier<br />
ministre du Togo. Paris reste la<br />
plaque tournante de l’organisation,<br />
mais Asafo a des équipes installées<br />
aux quatre coins du continent,<br />
à Nairobi, Abidjan, Casablanca…<br />
Un partnership a été monté avec<br />
Lawtons Africa à Johannesbourg,<br />
et tout récemment une antenne<br />
a été ouverte à Washington.<br />
De là à voir naître un cabinet<br />
à vocation mondiale et d’origine<br />
africaine, il n’y a qu’un pas… Z.L.<br />
VINCENT FOURNIER POUR JA<br />
44 DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
BRUNO LEVY/DIVERGENCES-IMAGES<br />
Tony<br />
Elumelu<br />
The big<br />
boss<br />
NOMMÉ PAR LA REVUE<br />
américaine Time Magazine<br />
dans sa liste 2020 des<br />
100 personnalités les plus<br />
influentes dans le monde,<br />
l’homme d’affaires et<br />
économiste nigérian, promoteur<br />
de l’afrocapitalisme, fêtera<br />
en mars ses 60 ans. Lancée<br />
en 2015, son organisation<br />
philanthropique, la Tony Elumelu<br />
Foundation, s’était donné pour<br />
objectif l’accompagnement de<br />
10 000 entrepreneurs et start-up<br />
en une décennie. Fin 2022, elle<br />
revendique déjà 15 847 chefs<br />
d’entreprise aidés (dont<br />
6 300 femmes) et un total de plus<br />
de 400 000 emplois créés sur tout<br />
le continent. En 2019, la fondation<br />
et le Programme des Nations<br />
unies pour le développement<br />
(PNUD) ont conclu un partenariat<br />
afin de soutenir au moins<br />
10 000 entrepreneurs au Mali,<br />
avec l’ambition « de résoudre<br />
les racines économiques de la<br />
crise » sociale et sécuritaire que<br />
traverse le pays du Sahel. C.G.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 45
Laureen<br />
Kouassi-Olsson<br />
Entre art<br />
et trade<br />
SON INTUITION est forte, l’avenir en Afrique,<br />
ce sont aussi les industries de la mode et du<br />
luxe. En associant les talents, en impliquant<br />
les filières, en s’appuyant sur une tradition<br />
de savoir-faire. Suivant une carrière dans<br />
le milieu particulièrement exigeant de la<br />
banque d’affaires internationales (« J’étais<br />
la plus jeune, souvent la seule femme, et de<br />
toute façon la seule Africaine »), elle voyage<br />
de Paris à Londres (avec Lehman Brothers),<br />
puis à Abidjan avec le fonds Amethis. Elle<br />
découvre l’importance du secteur des industries<br />
culturelles et décide de se lancer en solo.<br />
En avril 2021, elle lance Birimian Ventures,<br />
une société d’investissement qui soutient<br />
les marques de luxe et haut de gamme du<br />
patrimoine africain. Objectif : sélectionner<br />
des projets, des créateurs, leur apporter<br />
financement, savoir-faire et conseils. Un mix<br />
audacieux et ambitieux entre l’art et le « trade ».<br />
L’aventure ne fait que commencer… Z.L.<br />
Duplex Éric<br />
Kamgang<br />
Au nom<br />
des étudiants<br />
IL EST JEUNE, 38 ans, il est le fondateur de Studely, une<br />
start-up à la fois innovante et nécessaire pour des milliers<br />
d’autres jeunes. Elle accompagne les étudiants africains<br />
qui souhaitent poursuivre leur scolarité en Europe.<br />
Et demain en Inde, en Chine ou ailleurs ! La société<br />
prend en charge la gestion des aspects administratifs,<br />
financiers, le cantonnement des fonds pour obtenir un<br />
visa… Bref, un atout considérable lorsque l’on connaît<br />
le parcours du combattant que cela peut représenter.<br />
Ce natif de Douala, au Cameroun, s’est inspiré de sa<br />
propre expérience pour mettre en place son service.<br />
La fintech offre également à des élèves partis en court<br />
séjour de se bancariser. En mai 2022, Studely franchissait<br />
une étape majeure en proposant une solution financière<br />
en partenariat avec des acteurs bancaires européens<br />
et Mastercard. L’entreprise permet aux étudiants de<br />
recevoir des dépôts dans leur État d’origine, et de les<br />
utiliser à moindre coût dans le pays de destination. Z.L.<br />
ANTOINE DOYEN - DR<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
LE<br />
BEST<br />
OF<br />
Wawira Njiru<br />
Faim d’école<br />
QUAND cette entrepreneure et<br />
nutritionniste kényane a créé Food<br />
for Education, en 2012, elle livrait<br />
des repas équilibrés et généreux<br />
à tout juste une vingtaine d’écoliers.<br />
Aujourd’hui, son organisation<br />
à but non lucratif, qui emploie<br />
200 personnes, sert tous les jours<br />
plus de 90 000 repas à moindre<br />
coût dans une quarantaine d’écoles<br />
publiques, à Nairobi, Mombasa et<br />
Kisumu. La trentenaire a développé<br />
un modèle de distribution efficace,<br />
qui fait travailler environ<br />
20 000 petits paysans locaux.<br />
Reconnaissant l’impact de<br />
son action dans des zones<br />
où la malnutrition est un<br />
problème endémique, les<br />
Nations unies l’ont nommée<br />
personnalité de l’année 2021<br />
au Kenya, et The World’s<br />
50 Best Restaurants lui<br />
a remis l’Icon Award 2022<br />
pour avoir, par le biais<br />
de l’alimentation, soutenu<br />
l’éducation des nouvelles<br />
générations. L.N.<br />
L<strong>AM</strong><br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 47
perspectives<br />
NIGERIA<br />
POUR FAIRE FACE…<br />
SHUTTERSTOCK<br />
48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Officiellement, c’est le pays le plus riche du continent, juste<br />
devant l’Afrique du Sud, dopé par une économie pétrolière.<br />
Le plus peuplé aussi, 210 millions d’habitants, dont les deux<br />
tiers vivent dans une pauvreté « multidimensionnelle ».<br />
Un géant ethniquement complexe, fragilisé par la violence terroriste.<br />
Une nation en crise permanente, qui s’apprête à élire son nouveau<br />
président, une personnalité « miracle »… par Cédric Gouverneur<br />
La géante Lagos,<br />
qui compte 22 millions<br />
d’habitants.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 49
PERSPECTIVES<br />
Lors de son indépendance en 1960, les performances<br />
économiques de la république<br />
fédérale du Nigeria étaient globalement<br />
comparables à celles de la Fédération de<br />
Malaisie. Depuis, le pays d’Asie du Sud-<br />
Est s’est transformé en nation prospère<br />
et stable. Et certes, le géant anglophone<br />
ouest-africain dispose du plus imposant<br />
PIB du continent, avec 440 milliards de<br />
dollars (contre 420 pour l’Afrique du<br />
Sud et 404 pour l’Égypte), grâce aux<br />
hydrocarbures – un nouveau gisement,<br />
d’une capacité de 1 milliard de barils de<br />
pétrole et 500 milliards de pieds cubes<br />
de gaz, vient d’être découvert dans le<br />
nord-est, à Kolmani –, mais derrière la<br />
façade macroéconomique, tous les indicateurs<br />
sociaux sont au rouge : selon les<br />
derniers chiffres du Bureau national des<br />
statistiques (NBS) et des agences onusiennes,<br />
rendus publics en novembre,<br />
deux tiers des Nigérians – 133 millions<br />
sur 210 – (sur)vivent dans « une pauvreté<br />
multidimensionnelle » (insécurité<br />
alimentaire, logement, cuisine, sanitaire,<br />
santé…). Avec un taux de 21 % en<br />
octobre, l’inflation est à son plus haut<br />
niveau depuis 2005, à cause d’« une perturbation<br />
de l’approvisionnement en produits<br />
alimentaires », liée à la guerre en<br />
Ukraine, « d’une augmentation du coût<br />
des importations en raison de la dépréciation<br />
de la monnaie [le naira, ndlr], et<br />
d’une augmentation générale du coût<br />
de production », détaille le NBS. L’économie,<br />
indexée sur le cours de l’or noir,<br />
pâtit de son manque de diversification<br />
et d’une corruption systémique. Surtout,<br />
l’insécurité s’est généralisée à la quasitotalité<br />
des 36 États fédérés : au nord-est,<br />
l’insurrection djihadiste ; au nord-ouest,<br />
le banditisme rural ; dans la région centrale<br />
de la Middle Belt, des tensions<br />
entre agriculteurs (chrétiens) et éleveurs<br />
(musulmans) ; au sud-est, la résurgence<br />
du séparatisme igbo, nostalgique de la<br />
sécession biafraise (1967-1970 ) ; dans le<br />
Delta, la piraterie et le pillage du pétrole ;<br />
et enfin, dans les grandes villes, le kidnapping<br />
contre rançon.<br />
Côté politique, le président Muhammadu<br />
Buhari ne peut se représenter<br />
au terme de ses deux mandats. Cet<br />
ancien général putschiste et dictateur<br />
entre 1983 et 1985 (son régime avait<br />
notamment embastillé la star Fela Kuti,<br />
père de l’afrobeat) était revenu au pouvoir<br />
par les urnes en 2015, avec la promesse<br />
de restaurer l’ordre et la sécurité.<br />
Force est de constater qu’étant donné son<br />
calamiteux bilan, il aurait mieux fait de<br />
rester dans l’ombre… Et l’avenir paraît<br />
bien sombre : aussi cinglant qu’un couperet<br />
acéré, le titre d’un récent rapport de<br />
l’Institut d’études de sécurité (Afrique du<br />
Sud) donne la mesure du défi : « Nigeria<br />
in 2050 : Major Player in the Global Economy<br />
or Poverty Capital? » S’ériger au<br />
rang de puissance ou décrocher le titre<br />
peu enviable de « capitale mondiale de la<br />
pauvreté », telle serait l’alternative.<br />
« Si nous gardons le même cap, c’est<br />
l’annihilation », alertait en octobre dernier<br />
Jibrin Ibrahim dans une tribune<br />
publiée par le journal en ligne nigérian<br />
Premium Times. Ce professeur de<br />
science politique et expert en développement<br />
sait pertinemment de quoi il<br />
parle : « Je me souviens d’un rapport<br />
similaire que nous avions réalisé en<br />
1993-1994 sous l’égide de l’OCDE et de<br />
la Banque mondiale, West African Long-<br />
Term Perspective Study 1995-2020. Tristement,<br />
toutes nos prédictions sur les<br />
AKINTUNDE AKINLEYE/ EPA-EFE<br />
Un bidonville sur une voie<br />
ferrée abandonnée<br />
à Abeokuta, à 70 kilomètres<br />
au nord de Lagos.<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Avec un taux de 21 % en octobre, l’inflation<br />
est à son plus haut niveau depuis 2005.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 51
PERSPECTIVES<br />
dangers qui menaçaient alors se sont,<br />
depuis, réalisées », écrit-il. « Nous avions<br />
mis l’accent sur la rapide croissance de<br />
la population », et avions « posé cette<br />
alternative » : « instruire la jeunesse et<br />
diversifier l’économie pour lui fournir<br />
du travail », ou ne rien faire et « endurer<br />
l’onde de choc d’une bombe démographique<br />
». Résultat : « Rien n’a été fait,<br />
et la bombe démographique a explosé »,<br />
fulmine-t-il. L’universitaire remarque<br />
également que, dès les années 1990, lui<br />
et ses confrères avaient pointé le « risque<br />
de conflit croissant entre pastoralisme et<br />
agriculture dans la région de la Middle<br />
Belt » et d’une « pression islamiste au<br />
Sahel ». Des menaces qualifiées, se souvient-il,<br />
de « pure spéculations » ! « Tout<br />
est pire qu’avant », cingle le professeur.<br />
L’économie demeure largement rentière,<br />
dépendante du pétrole et de son cours<br />
fluctuant. Le pays exporte des produits<br />
bruts et importe des produits transformés,<br />
malgré de récents et louables<br />
efforts de diversification économique,<br />
menés notamment par le conglomérat<br />
du milliardaire Aliko Dangote [voir notre<br />
numéro 401, février 2020].<br />
PIPELINES ILLÉGAUX<br />
ET AVOIRS CAPTIFS<br />
En 2050, avec 450 millions d’habitants<br />
en prévision, le Nigeria pourrait<br />
devenir le troisième pays le plus peuplé<br />
au monde, derrière l’Inde et la Chine…<br />
Aujourd’hui incapable de nourrir ses<br />
210 millions d’habitants, il devrait en<br />
abriter plus du double dans moins de<br />
trente ans ! Pourtant, le pays, 131 e sur<br />
190 sur l’indice Doing Business de la<br />
Banque mondiale, ne prend pas le chemin<br />
d’un changement de cap. L’environnement<br />
n’est guère propice aux affaires.<br />
Un récent exemple : peinant à rapatrier<br />
ses gains du Nigeria, conservés par les<br />
autorités locales en mal de devises étrangères,<br />
la compagnie aérienne Emirates a<br />
annoncé fin octobre la suspension de ses<br />
liaisons vers Lagos et Abuja ! La prestigieuse<br />
société des Émirats arabes unis<br />
se déclare dans l’incapacité de maintenir<br />
ses coûts opérationnels et sa viabilité<br />
commerciale dans le pays. Début septembre,<br />
elle avait déjà suspendu ses<br />
vols. Dix jours plus tard, les autorités lui<br />
avaient restitué 256 millions de dollars,<br />
environ la moitié de la somme totale.<br />
Mais faute de solution à long terme,<br />
Emirates a préféré jeter l’éponge. Au<br />
lieu de temporiser, le ministre de l’Aviation,<br />
Hadi Abubakar Sirika, s’est montré<br />
narquois : « Nous n’allons pas nous laisser<br />
intimider. Nous sommes le plus gros<br />
marché d’Afrique », laissant entendre que<br />
la compagnie du Golfe n’aurait d’autre<br />
choix que de revenir. Ce départ ne va<br />
pas améliorer la réputation du Nigeria,<br />
écornée depuis deux décennies par<br />
les méfaits internationaux de la mafia<br />
(arnaques sur Internet, prostitution, stupéfiants…).<br />
Par leur retentissement, ces<br />
scandales éclipsent les atouts du géant<br />
ouest-africain, comme sa bouillonnante<br />
créativité, qui s’expriment notamment<br />
dans les start-up et les arts (tels l’afrobeat<br />
et Nollywood).<br />
Autre exemple calamiteux : les autorités<br />
ont annoncé en octobre la découverte,<br />
dans l’État du Delta, au sud, d’un<br />
« pipeline illégal » de 4 kilomètres de<br />
long, qui dérobait du pétrole depuis une<br />
dizaine d’années, rapporte la plate-forme<br />
AUDU MARTE/AFP<br />
52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Les deux<br />
organisations<br />
djihadistes<br />
rivalisent<br />
d’atrocité :<br />
attentatssuicides,<br />
enlèvements,<br />
massacres…<br />
Des armes et des munitions appartenant<br />
à Boko Haram découvertes par l’armée<br />
dans le nord-est du pays, en juin 2020.<br />
d’information Energy Voice. Les vols d’or<br />
noir impliquent « toute une chaîne de<br />
valeur, depuis la NNPC [Compagnie pétrolière<br />
nationale du Nigeria, ndlr] jusqu’aux<br />
forces de sécurité, en passant par des<br />
salariés des compagnies pétrolières et<br />
des villageois », souligne Ese Osawmonyi,<br />
expert du cabinet de recherche SBM<br />
Intelligence à Lagos. La corruption et le<br />
vol dans la région sont « tellement lucratifs<br />
que des soldats payent un dessous-detable<br />
à des officiers pour être mutés dans<br />
le Delta », ajoute l’économiste.<br />
La situation dans la région est<br />
à l’unisson de la « crise sécuritaire<br />
multidimensionnelle qui touche quasiment<br />
tout le territoire », analyse le<br />
chercheur Michael Nwankpa dans l’article<br />
détaillé « The North-South Divide :<br />
Nigerian Discourses on Boko Haram,<br />
the Fulani and Islamization », publié en<br />
octobre 2021 par le think tank américain<br />
Hudson Institute. Rappelons que, depuis<br />
2009, l’insurrection de la secte islamiste<br />
Boko Haram et de l’État islamique en<br />
Afrique de l’Ouest a provoqué la mort de<br />
plus de 30 000 personnes dans le nord-est<br />
du pays et sur les territoires des États voisins.<br />
Les deux organisations djihadistes<br />
rivalisent d’atrocités : attentats-suicides<br />
commis par des enfants ou des personnes<br />
handicapées mentales ceinturées d’explosifs,<br />
enlèvements d’écolières réduites<br />
en esclavage sexuel, exécutions de « sorcières<br />
», massacres de famille entières<br />
de fidèles en pleine messe… À cela<br />
s’ajoutent désormais, dans les États de<br />
la Middle Belt, les violences récurrentes<br />
entre agriculteurs chrétiens yoroubas<br />
et éleveurs de bétail musulmans peuls.<br />
Selon Michael Nwankpa, beaucoup de<br />
personnes sont tentées de faire l’amalgame<br />
entre Boko Haram et les Peuls, « les<br />
percevant pareillement, comme voulant<br />
islamiser le Nigeria », dans une dangereuse<br />
spirale politico-ethnique…<br />
Depuis une dizaine d’années, il faut<br />
également prendre en compte, au sudest,<br />
les menées de l’Indigenous People<br />
of Biafra (IPOB), notamment à Port<br />
Harcourt et dans l’État d’Abia. Organisation<br />
considérée comme terroriste<br />
par les autorités, l’IPOB est nostalgique<br />
de la sécession biafraise (qui a fait au<br />
moins 1 million de morts). « L’unité du<br />
Nigeria est en jeu, beaucoup de Yorubas<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 53
PERSPECTIVES<br />
montrent désormais leur intérêt pour la<br />
formation d’un État indépendant », souligne<br />
le chercheur. Il conclut en expliquant,<br />
dépité, « ne pas faire confiance aux<br />
élites pour réparer la structure politique<br />
défectueuse et répondre aux tensions<br />
ethno-religieuses engendrées par les<br />
dysfonctionnements. Tout changement<br />
fondamental doit être mené depuis la<br />
base par le peuple », à l’exemple du mouvement<br />
End SARS (Special Anti-Robbery<br />
Squad), la révolte de la jeunesse contre<br />
les brutalités policières.<br />
UNE JEUNESSE DÉSABUSÉE<br />
En octobre 2020, le Nigeria a en effet<br />
connu les plus importantes manifestations<br />
de son histoire récente. Après la diffusion<br />
d’une vidéo montrant l’exécution<br />
sommaire d’un suspect par des policiers<br />
de l’escadron spécial anticriminalité<br />
SARS, la jeunesse avait investi les rues<br />
des grandes villes pour crier son ras-lebol<br />
de l’arbitraire. Ces manifestations<br />
contre les violences policières avaient été<br />
réprimées par… un surcroît de brutalités<br />
policières, qui ont logiquement soufflé<br />
sur les braises de la colère populaire.<br />
Selon Amnesty International, au moins<br />
56 personnes ont perdu la vie en marge<br />
du mouvement End SARS. La répression<br />
a culminé dans la soirée du 20 octobre<br />
au péage de Lekki (une banlieue aisée<br />
de Lagos), lorsque l’armée a tiré sur des<br />
manifestants pacifiques qui entonnaient<br />
l’hymne national, en tuant au moins 12.<br />
Face à la contestation, le gouvernement<br />
avait dû concéder le démantèlement du<br />
corps de police honni, puis ordonné aux<br />
gouverneurs des États fédérés d’enquêter<br />
sur les abus.<br />
Mais rien n’a changé sur le fond,<br />
selon les vétérans et porte-parole du<br />
mouvement social, qui dénoncent un<br />
simple exercice de communication :<br />
après quelques semaines d’accalmie, les<br />
brutalités sont revenues ponctuer la vie<br />
quotidienne des habitants. Et selon l’organisation<br />
non gouvernementale internationale,<br />
deux ans après End SARS, une<br />
quarantaine de manifestants seraient<br />
toujours en détention… Le mouvement<br />
a tout de même représenté un progrès :<br />
la jeunesse a démontré ses capacités<br />
d’organisation (notamment grâce aux<br />
réseaux sociaux). Consciente de sa force,<br />
elle refuse de se faire confisquer son<br />
destin. Elle se veut solide, déterminée,<br />
méfiante envers les institutions défaillantes,<br />
et s’est surnommée « Génération<br />
tête de noix de coco ». « Par la grâce d’être<br />
des citoyens globaux, nous avons voyagé,<br />
physiquement ou virtuellement, dans<br />
des contrées plus développées », explique<br />
le jeune intellectuel Mfonobong Inyang,<br />
auteur du livre Lazy Nigerian Youths:<br />
Understanding This Coconut Head Generation,<br />
paru en 2021. « Nous avons fait<br />
l’expérience, ou vu, des endroits où les<br />
choses fonctionnent. Nous exigeons les<br />
mêmes opportunités… Nous ne voulons<br />
pas d’un Nigeria où le seul rêve consiste<br />
à japa [“émigrer” en argot yoruba, ndlr]<br />
d’un pays où il faut connaître quelqu’un<br />
pour être quelqu’un. »<br />
L’offre politique a de quoi désespérer<br />
cette jeunesse. Les deux rassemblements<br />
dominants, le Congrès des progressistes<br />
(APC) et le Parti démocratique populaire<br />
(PDP), n’ont guère de différence idéologique<br />
flagrante, et alternent au pouvoir<br />
avec les mêmes leaders : Bola Ahmed<br />
Tinubu (70 ans), ancien gouverneur de<br />
Lagos, est le candidat de l’APC, parti du<br />
président Muhammadu Buhari. Face à<br />
lui, Atiku Abubakar (76 ans), candidat<br />
du PDP, était déjà vice-président sous<br />
les mandats du général Olusegun Obasanjo<br />
(1999-2007). Désigné en juin,<br />
Tinubu risque de payer les frais du bilan<br />
peu glorieux du chef d’État sortant. Un<br />
indice a en effet de quoi inquiéter l’APC :<br />
en juillet dernier, lors d’une élection partielle,<br />
le candidat du PDP a remporté le<br />
poste de gouverneur dans l’État d’Osun<br />
(sud-ouest), pourtant un fief de Tinubu.<br />
Abubakar, lui, pourrait pâtir de sa réputation<br />
sulfureuse d’officiel corrompu : il<br />
a ainsi fait fortune alors qu’il dirigeait…<br />
le département des douanes !<br />
Un troisième candidat pourrait<br />
néanmoins créer la surprise : Peter Obi,<br />
homme d’affaires de 61 ans, a quitté<br />
l’an dernier le PDP après avoir échoué à<br />
SEUN SANNI/REUTERS<br />
Une manifestation<br />
demandant la réforme<br />
de la police, à Lagos,<br />
le 20 octobre 2020.<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Au moins 56 personnes auraient perdu<br />
la vie en marge du mouvement End SARS.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 55
PERSPECTIVES<br />
Lagos, bouillonnante<br />
mais submersible<br />
À l’ère du changement climatique, l’agglomération la plus peuplée<br />
du continent, capitale économique et culturelle du Nigeria, doit relever<br />
de multiples défis afin de gérer sa croissance incontrôlée.<br />
Alors qu’elle ne comptait que 300000 habitants en 1950<br />
et 5 millions d’habitants en 1990, Lagos comptabilise<br />
aujourd’hui plus de 22 millions de résidents. Et reçoit chaque<br />
jour 3000 à 5000 nouveaux arrivants… En 2100, elle sera la<br />
ville la plus peuplée au monde, avec 88 millions d’individus !<br />
Et la mégapole ne sera « que » l’extrémité orientale de<br />
la tentaculaire conurbation d’un millier de kilomètres en train de s’étendre<br />
sur le littoral du golfe de Guinée : depuis la Côte d’Ivoire jusqu’au Nigeria,<br />
le chapelet de villes composé d’Abidjan et Bingerville, de Takoradi et Accra<br />
(Ghana), de Lomé (Togo), de Cotonou (Bénin) et de Lagos devrait,<br />
à cette époque, comporter 1 demi-milliard d’occupants ! Les infrastructures<br />
sont bien incapables de suivre le rythme endiablé de cette croissance<br />
exponentielle : Lagos subit d’interminables embouteillages (les go slows),<br />
une pollution dantesque, et croule sous les ordures (13 000 à 15 000 tonnes<br />
par jour, qui finissent souvent dans l’océan). Régulièrement, des immeubles<br />
érigés trop vite s’écroulent sur leurs occupants (45 personnes tuées à Ikoyi<br />
en novembre 2021). En construction depuis des années, le métro devrait voir<br />
sa première ligne enfin inaugurée au premier trimestre 2023. Les autorités<br />
encouragent en outre la collecte et le tri des déchets par des PME, et<br />
des bénévoles nettoient la plage de Lighthouse, frontalière avec le Bénin,<br />
de ses monceaux de plastiques. Mais le plus inquiétant reste à venir :<br />
sa viabilité est menacée par le réchauffement climatique. La ville – dont<br />
le nom signifie « lacs » en portugais – étant bâtie autour d’une lagune, au ras<br />
de l’eau, deux tiers des habitants vivent en zone inondable… La mangrove,<br />
qui jadis absorbait les flots, ayant laissé place au béton, la mégalopole<br />
se trouve désormais à la merci des assauts de l’Atlantique, dont le niveau<br />
monte inexorablement : la digue entourant le quartier d’affaires d’Eko<br />
Atlantic (dont la construction prend du retard) a rabattu les vagues<br />
sur les zones voisines moins aisées, et notamment Alpha Beach. ■<br />
être désigné candidat à la présidentielle.<br />
Il a rejoint le modeste Parti travailliste<br />
(quelques élus seulement) et entrepris<br />
de se présenter, faisant campagne sur les<br />
réseaux sociaux. Or, un sondage, réalisé<br />
en septembre par la société américaine<br />
Premise Data auprès d’un panel représentatif<br />
d’environ 4 000 Nigérians, lui<br />
accorde le score astronomique de 72 %<br />
des suffrages sur les 92 % des personnes<br />
interrogées qui ont arrêté leur choix !<br />
Pourquoi cet enthousiasme ? Challenger,<br />
il se démarque du bipartisme APC-PDP<br />
qui alterne au pouvoir. Catholique, il<br />
pourrait constituer une alternative aux<br />
deux principaux candidats, musulmans<br />
– et successeurs potentiels d’un président<br />
lui aussi musulman. Il est en outre igbo<br />
(troisième groupe ethnique du Nigeria<br />
avec 18 % de la population), caractéristique<br />
qui pourrait représenter un facteur<br />
conciliant dans ce pays fédéral en<br />
manque d’unité.<br />
Ancien gouverneur de l’État d’Anambra<br />
(sud-est), il s’était fait remarquer par<br />
une gestion rigoureuse, rémunérant les<br />
fonctionnaires en temps et en heure, et<br />
investissant massivement dans l’éducation.<br />
Il affiche en outre un style de vie<br />
aux antipodes de celui des élites, au<br />
luxe ostentatoire : diplômé en business<br />
mais également en philosophie, Obi se<br />
présente comme frugal. Et dans un pays<br />
où règne le népotisme, son fils cadet<br />
est un modeste instituteur. L’homme a<br />
bien compris que ces caractéristiques<br />
le démarquent de ses deux principaux<br />
adversaires, et ne se prive pas d’en jouer,<br />
appelant ses électeurs à « reprendre le<br />
pays » lors d’une élection qui, selon lui,<br />
« oppose le vieux et le neuf ». Il appelle<br />
« les 100 millions de Nigérians qui vivent<br />
dans la pauvreté et les 35 millions qui<br />
ignorent d’où viendra leur prochain<br />
repas » à voter pour lui.<br />
Sur les réseaux sociaux, ses supporters<br />
se sont baptisés « Obidients » (jeu de<br />
mots entre son nom et le terme anglais<br />
« obedience », signifiant « obéissance »).<br />
Beaucoup sont de jeunes vétérans du<br />
mouvement End SARS, avides de balayer<br />
l’APC et le PDP, rompus à l’usage des<br />
SHUTTERSTOCK<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
La presse<br />
rappelle qu’il<br />
figure dans<br />
les Pandora<br />
Papers, ce<br />
gigantesque<br />
scandale<br />
d’évasion<br />
fiscale.<br />
Peter Obi aux côtés de son épouse<br />
Margaret, lors d’un meeting de<br />
campagne en novembre dernier,<br />
dans le sud du pays.<br />
S<strong>AM</strong>UEL ALABI/AFP<br />
applications en ligne, aux collectes de<br />
fonds et à l’organisation de mobilisations<br />
de rue. Peter Obi revendique clairement<br />
l’héritage politique de la rébellion de<br />
la jeunesse. Le 20 octobre dernier, à<br />
l’occasion du 2 e anniversaire du massacre<br />
de Lekki, le candidat tweetait :<br />
« Aujourd’hui, nous commémorons nos<br />
frères et sœurs dont les vies furent abrégées<br />
lors des manifestations End SARS.<br />
Ils sont morts en se battant pour bâtir<br />
une nation meilleure. »<br />
OBI, UN HOMME PAS SI NEUF QUE ÇA<br />
Ses détracteurs pointent néanmoins<br />
son absence d’assise dans le Nord musulman,<br />
immense réserve d’électeurs, et<br />
dont est justement issu le candidat du<br />
PDP, Atiku Abubakar. Surtout, le petit<br />
Parti travailliste ne bénéficie pas du<br />
même réseau de bureaux, d’élus locaux<br />
et de militants chevronnés dont jouissent<br />
les deux groupements leaders, bien<br />
implantés à travers le pays. Le candidat<br />
de l’APC, Bola Ahmed Tinubu, surnommé<br />
en pays yoruba « le parrain », se<br />
revendique comme « faiseur de rois » et<br />
a reçu le soutien de l’ex-président Goodluck<br />
Jonathan (2010-2015).<br />
On lui reproche également de se présenter<br />
un peu vite comme un homme<br />
neuf, alors qu’il a été le colistier d’Abubakar<br />
lors de la précédente élection il<br />
y a quatre ans. D’autres ont remarqué<br />
que l’entourage du candidat est moins<br />
enthousiaste pour soutenir le mouvement<br />
End SARS : son colistier, Yusuf<br />
Datti Baba-Ahmed, estime que l’utilisation<br />
du terme « massacre » pour qualifier<br />
la fusillade de Lekki « pose question ».<br />
Un membre du staff de sa campagne,<br />
le militaire John Enenche, a quant à<br />
lui affirmé que les images de la répression<br />
étaient « photoshopées ». Surtout,<br />
la presse rappelle que son nom figure<br />
dans les Pandora Papers, ce gigantesque<br />
scandale d’évasion fiscale mis à jour en<br />
octobre 2021 par le Consortium international<br />
des journalistes d’investigation.<br />
L’homme d’affaires et ancien gouverneur<br />
plaide la bonne foi et dit avoir « oublié »<br />
de déclarer certains avoirs…<br />
« Difficile de dire qui va l’emporter,<br />
nous explique le jeune essayiste Mfonobong<br />
Inyang. Les Nigérians et – espérons-le<br />
– des élections crédibles en<br />
décideront. » Les principaux candidats<br />
se sont d’ores et déjà engagés à respecter<br />
le verdict des urnes. Vingt ans après<br />
le retour de la démocratie au Nigeria,<br />
il s’agit, en soi, d’une bonne nouvelle.<br />
C’est aussi le signe que les élites veulent,<br />
comme la plupart des citoyens, éviter le<br />
pire. Car malgré les tensions ethniques,<br />
sociales et générationnelles, le traumatisme<br />
de la guerre de sécession biafraise<br />
demeure dans les esprits et empêche le<br />
géant de basculer dans l’abîme… ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 57
enjeux<br />
GABON<br />
L’ANNÉE<br />
CHOC<br />
Normalement, les élections présidentielle<br />
et locales devraient avoir lieu au second<br />
semestre 2023. Un vrai stress test<br />
pour un pays « riche », durement touché<br />
par les conséquences de la pandémie<br />
de Covid-19 et une croissance atone.<br />
Avec, au centre de l’équation,<br />
Ali Bongo Ondimba, sa résilience,<br />
sa fragilité et ses projets. par Zyad Limam<br />
58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
ARLETTE BASHIZI/NYT-REDUX-REA<br />
Le chef d’État gabonais<br />
lors de la cérémonie d’ouverture<br />
de la semaine africaine du climat<br />
à Libreville, le 29 juillet 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 59
ENJEUX<br />
C’est ce pays que l’on qualifie un peu<br />
facilement de « petit », et pourtant<br />
268000 km 2 – presque une demi-<br />
France tout de même –, 76 e au classement<br />
mondial, ce n’est pas si mal.<br />
Un pays d’avant-garde en matière<br />
d’écologie, couvert encore par l’une<br />
des plus belles forêts équatoriales du<br />
monde. Un pays relativement riche<br />
lorsque l’on regarde les chiffres (avec<br />
un PIB par habitant de plus de 8000 dollars), riche aussi lorsque<br />
l’on s’intéresse à ses ressources, le pétrole bien sûr (5 e producteur<br />
d’Afrique subsaharienne), les forêts évidemment, les mines,<br />
le potentiel touristique, agricole. Un pays inégalitaire où une<br />
petite élite urbaine d’hommes d’affaires et politiques concentre<br />
l’essentiel des revenus. Un pays sous-peuplé (2,3 millions d’habitants),<br />
l’une des plus faibles densités du continent (9 habitants/<br />
km 2 ), où les communications d’une région à une autre, d’une<br />
communauté à l’autre sont complexes. Un « pays village », secoué<br />
en permanence par des querelles picrocholines et des rivalités<br />
incessantes, souvent tout aussi stériles qu’absconses. Un pays<br />
de cocagne, normalement, une « Suisse de l’Afrique » disait-on<br />
avant, qui apparaît pourtant comme immobile, en attente d’assumer<br />
un avenir ambitieux. Libreville, capitale ouverte sur<br />
l’océan, bercée par son front de mer, alanguie tout en étant<br />
régulièrement paralysée par les embouteillages, ressemble à il<br />
y a dix ou quinze ans, en mode pause, à la recherche d’une<br />
fébrilité créative, de changements et de modernisation.<br />
Le Gabon est un potentiel, une promesse, mais c’est aussi un<br />
pays en crise économique structurelle. Depuis 2008-2009, le PIB<br />
progresse lentement, passant de 13 à 18,3 milliards de dollars<br />
aujourd’hui, avec des mouvements brutaux en dents de scie. Le<br />
PIB par habitant est grosso modo le même qu’il y a dix ans. Selon<br />
les chiffres officiels, 30 % des Gabonais vivent au-dessous du<br />
seuil de pauvreté, soit avec moins de 580 francs CFA par jour<br />
(même pas 1 euro)… Les déficits en matière d’offre sociale sont<br />
criants, tant sur le plan de l’éducation que sur ceux de la santé,<br />
de la formation. Le chômage est endémique chez les jeunes, qui<br />
représentent une très grande majorité de la population.<br />
retour à la croissance est long, difficile, mais la guerre joue dans<br />
les deux sens. Les cours de l’or noir sont haussiers. Et le Trésor<br />
public se porte mieux…<br />
C’est ce pays tout en contrastes, à la recherche d’un nouveau<br />
souffle, qui s’apprête à se lancer dans un cycle politique<br />
particulièrement exigeant. Présidentielle, législatives, locales,<br />
le programme de 2023 est particulièrement chargé (si les dates<br />
et les échéances sont respectées). Présidentielle en juillet-août.<br />
Législatives et locales en octobre. Les Gabonaises et Gabonais<br />
devront voter, choisir, quelles que soient les circonvolutions ou<br />
les manipulations de la classe politique.<br />
La clé, évidemment, c’est l’élection présidentielle. Un défi<br />
pour le Gabon. Les plaies de celle de 2016 ne sont pas refermées.<br />
Les résultats du scrutin, plus que serré (avec, en particulier, le<br />
vote à quasi 100 % pour le candidat Ali Bongo Ondimba dans<br />
sa province du Haut-Ogooué), ont été violemment contestés<br />
par la rue. Libreville a vécu des journées tragiques, avec de<br />
nombreuses victimes et des mises à sac. Et Jean Ping, candidat<br />
de l’opposition – et par ailleurs ex-beau-frère du président sortant<br />
–, n’a jamais reconnu sa défaite. Le procès en illégitimité<br />
s’est installé durablement. Le climat est resté tendu, c’est le<br />
moins que l’on puisse dire.<br />
Ali Bongo Ondimba sera très certainement à nouveau candidat,<br />
après 2009 et 2016. Dans une élection qui se jouera à<br />
LE DÉFI DE LA PRÉSIDENTIELLE<br />
Les derniers temps ont été particulièrement rudes. Le président<br />
Ali Bongo Ondimba (ABO), au pouvoir depuis 2009,<br />
fils d’Omar Bongo Ondimba (qui a « régné » lui-même près de<br />
quarante-deux ans), a été victime d’un accident vasculaire cérébral<br />
(AVC), en octobre 2018. La conjoncture économique a été<br />
frappée de plein fouet par l’épidémie de Covid-19 et les multiples<br />
confinements. Le pays est entré en récession (-3,9 % en 2019<br />
et -1,9 % en 2020). Les conséquences de la guerre en Ukraine<br />
sont venues rajouter leur lot de contraintes, avec en particulier<br />
l’inflation. Et son impact sur une population déjà fragilisée. Le<br />
Au centre, le président du RPM, Alexandre Barro Chambrier,<br />
et le candidat de l’opposition en 2016, Jean Ping, le 30 novembre<br />
2022, dans la capitale.<br />
deux tours pour la première fois depuis l’indépendance du pays.<br />
Un processus électoral qui rebat les cartes. Évidemment, l’idéal<br />
pour lui serait d’obtenir une victoire au premier tour, quelle<br />
que soit la marge, pour clore toute tentative d’alliance potentiellement<br />
victorieuse. On pourra s’attendre à de nombreuses<br />
manœuvres aussi sophistiquées que « tordues » de part et d’autre.<br />
L’enjeu est essentiel : c’est le pouvoir dans un pays sans véritables<br />
DR<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
L’immeuble<br />
Total Gabon,<br />
à Libreville.<br />
Lorsque<br />
l’on regarde<br />
ses ressources,<br />
il s’agit du<br />
5 e producteur<br />
de pétrole<br />
d’Afrique<br />
subsaharienne.<br />
JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 61
ENJEUX<br />
Le roi Charles III a accueilli Ali Bongo, le 17 octobre 2022, à Buckingham Palace, à la suite de l’entrée du Gabon<br />
dans le Commonwealth.<br />
contre-pouvoirs, c’est symboliquement ce fameux et imposant<br />
Palais du bord de mer, construit en 1977 à l’apogée pétrolière.<br />
Et comme, en général, les campagnes électorales gabonaises<br />
ne font pas dans la dentelle, on peut s’attendre à des échanges<br />
musclés. Les risques de dérapages sont réels.<br />
L’équation se jouera en partie sur la santé du président. Ali<br />
Bongo Ondimba a été victime d’un AVC lors d’un voyage officiel<br />
en Arabie saoudite, le 24 octobre 2018. Sauvé par les médecins<br />
de l’hôpital King Faisal, à Riyad. Un miracle d’ailleurs, ou un<br />
signe : le lendemain, le président devait se rendre au Tchad,<br />
avant de rentrer au pays…<br />
Le 29 novembre, il est transféré à l’hôpital militaire de<br />
Rabat. Le 7 janvier, un groupe de mutins tente de prendre le<br />
pouvoir à Libreville. C’est un échec. Mais le traumatisme est<br />
profond. La République a vacillé. Le pouvoir semble sans chef,<br />
à prendre. Le 15 janvier, le président fait un aller-retour à<br />
Libreville pour permettre au nouveau gouvernement de prêter<br />
serment, comme le veut la Constitution. La cérémonie durera<br />
moins de 1 heure. Elle ne sera pas retransmise en direct ni en<br />
différé dans son intégralité sur les chaînes publiques, mais une<br />
vidéo de 28 minutes sera diffusée quelques heures plus tard. On<br />
y voit le chef de l’État en fauteuil roulant. Les apparences sont<br />
presque sauves. Commence alors le long chemin de la réhabilitation<br />
physique et de la reprise en main des leviers du pouvoir.<br />
On ne peut dénier à Ali Bongo Ondimba un véritable courage,<br />
une obstination à se relever. On ne peut que reconnaître ce<br />
volontarisme, ces efforts douloureux et constants pour gagner<br />
sur le handicap, pour récupérer de la mobilité, les facultés cognitives,<br />
présider les Conseils des ministres, recevoir les personnalités<br />
en audience, revenir sur la scène diplomatique. Il ne cède<br />
rien, la retraite n’est pas à l’ordre du jour. Il aura enchaîné des<br />
centaines d’heures d’orthophonie, de rééducation, sans parler de<br />
AL<strong>AM</strong>Y<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
AL<strong>AM</strong>Y<br />
la mise en place d’un régime strict pour celui qui était amateur<br />
de bonne chère et de cigares. En mars 2021, il résume sa pensée<br />
lors d’une interview donnée à Jeune Afrique : « Ce qui ne vous<br />
tue pas vous rend plus fort. » En ajoutant : « Je n’ai jamais lâché,<br />
et à aucun moment, l’idée d’abandonner ne m’a effleuré l’esprit.<br />
Pour un capitaine, quitter le navire en pleine mer est inenvisageable.<br />
» À Paris, en novembre 2021, il refuse tout dispositif<br />
spécial pour l’aider à gravir les marches de l’escalier du palais<br />
de l’Élysée. Malgré cette jambe droite récalcitrante, qui ralentit<br />
sa marche. Ses visiteurs le confirment : ABO a retrouvé la quasi-totalité<br />
de son élocution, en français et en anglais. Il affronte<br />
la pandémie de Covid-19 et le risque que celui-ci représente<br />
pour lui, personnellement, physiquement. Au fond, il incarne<br />
symboliquement le pouvoir, malgré les assauts de la maladie.<br />
Comme l’on dit, paraît-il, en franc-maçonnerie, un frère vit et<br />
meurt debout.<br />
EN MODE SÉDUCTION<br />
Le président gouverne aussi. Et de plus en plus au fil des<br />
mois. Il fait le ménage dans le Palais, reprend les rênes. La chute<br />
de son directeur de cabinet, le tout-puissant Brice Laccruche<br />
Alihanga est particulièrement spectaculaire. Ce sont les opérations<br />
« Mamba » et « Scorpion ». La campagne anticorruption<br />
envoie de nombreux ministres en geôle.<br />
Aux côtés<br />
de ses<br />
homologues<br />
congolais,<br />
Félix Tshisékédi,<br />
et américain,<br />
Joe Biden, à<br />
la COP26 de<br />
novembre 2021,<br />
à Glasgow,<br />
en Écosse.<br />
Il ne cède rien,<br />
la retraite n’est pas<br />
à l’ordre du jour.<br />
À quelques mois du scrutin, le pays est toujours divisé, mais<br />
le président sortant paraît avoir la main. Ali Bongo Ondimba<br />
dispose, avec le Parti démocratique gabonais (PDG), d’une<br />
véritable machine de guerre, rodée, implantée et financée<br />
(qui fêtera ses 55 ans en mars prochain). Le PDG dispose d’un<br />
maillage serré, particulièrement utile en milieu rural, là où l’on<br />
peut faire le plein de voix, d’une manière ou d’une autre. De<br />
nombreux opposants ont rejoint récemment le gouvernement<br />
ou l’orbite présidentiel. ABO est lui-même en mode séduction,<br />
renouant des liens avec d’anciens cadres particulièrement précieux,<br />
chacun dans sa région. En mars 2022, le chef d’État a créé<br />
un Haut-Commissariat de la République, chargé du suivi et de<br />
la mise en œuvre de son action politique. Dans cet aréopage, on<br />
retrouve des figures essentielles, comme celle de Michel Essongué,<br />
vétéran de la vie nationale, qui fut au service de Bongo<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 63
ENJEUX<br />
père et qui prend la tête de cette institution. On y retrouve aussi<br />
Jean Eyeghe Ndong, dernier Premier ministre d’Omar Bongo,<br />
dans l’opposition depuis douze ans, et chef de file de la grande<br />
famille de Léon Mba (premier chef d’État de la République gabonaise).<br />
Nourredin Bongo Valentin, fils d’Ali et de son épouse, la<br />
très influente Sylvia Bongo Ondimba, a certes perdu le poste<br />
particulièrement exposé et visible de coordinateur des affaires<br />
présidentielles, mais il devrait néanmoins fortement s’impliquer<br />
dans la campagne électorale. On parle aussi du retour en grâce<br />
de Frédéric Bongo, « Fred », ancien patron de la garde présidentielle,<br />
limogé avec pertes et fracas en octobre 2019. Les grandes<br />
manœuvres ont donc lieu, le rassemblement est enclenché, et<br />
personne réellement n’imagine qui pourrait contester tout haut<br />
l’autorité et la candidature d’Ali Bongo Ondimba. Le résident du<br />
Palais du bord de mer n’a pas de successeur désigné, et on voit<br />
mal comment cet état de fait pourrait changer dans les semaines<br />
qui viennent…<br />
Pourtant, qu’on le veuille ou non, la question se pose. Certes,<br />
ABO s’impose définitivement comme un modèle de survie et<br />
de volonté. La peur du vide, l’absence d’une personnalité marquante,<br />
rassembleuse, au sein de la majorité incite également à<br />
serrer les rangs. Et on compte d’une manière ou d’une autre sur<br />
lui pour tenir la maison, défendre son camp, absorber et arbitrer<br />
les querelles d’héritiers potentiels, pendant que chacun vaque<br />
à ses affaires. Mais le président a 63 ans, sa santé est fragile.<br />
On lui demande beaucoup. L’exercice du pouvoir est rude. À<br />
la tête de l’État depuis treize ans, il pourrait signer pour sept<br />
ans de plus. L’usure aussi se fait tout de même sentir. Même si<br />
le fils n’est pas le père (« lui c’est lui, moi c’est moi »), les Bongo<br />
dominent la vie publique du pays depuis 1967…<br />
Face à cette majorité aux apparences plus ou moins solides,<br />
l’opposition avance fragilisée, divisée, paralysée par les rivalités<br />
et les rancœurs personnelles. L’option d’une candidature<br />
unique semble bien lointaine. En 2016, Jean Ping, métis, avec<br />
un ascendant chinois et une mère myènè, avait pu espérer transcender<br />
les frontières ethniques habituelles et coaliser les grands<br />
barons de l’opposition. Aujourd’hui, le patriarche vient de fêter<br />
ses 80 ans, et beaucoup cherchent à obtenir de lui l’adoubement,<br />
et donc son retrait…<br />
Guy Nzouba-Ndama, un vieux de la vieille, déterminé, qui<br />
fut tout de même président de l’Assemblée nationale de 1997<br />
à 2016, ne cache pas ses ambitions… Mais il a perdu deux de<br />
ses proches lieutenants, entrés récemment au gouvernement. Et<br />
de retour d’un voyage à Brazzaville par la route, il a été intercepté<br />
par la douane gabonaise avec un peu plus de 1 milliard de<br />
francs CFA en cash dans ses valises. Les regards se sont tournés<br />
vers la présidence congolaise. Les relations sont pour le moins<br />
glaciales entre les deux États voisins. Denis Sassou-Nguesso est<br />
le grand-père des deux enfants issus du mariage d’Omar Bongo<br />
et de sa fille Édith : Omar Denis Junior et Yacine Queenie. Les<br />
contentieux entre les deux familles sont nombreux. Et Omar<br />
Denis Junior est particulièrement influent à Brazzaville.<br />
L’absence<br />
d’une autre<br />
personnalité<br />
marquante,<br />
rassembleuse, incite<br />
à serrer les rangs.<br />
L’Union nationale (UN) a volé en éclat après le « divorce<br />
politique » peu amène entre Paulette Missambo et Paul-Marie<br />
Gondjout. Même tragédie grecque du côté d’Alexandre Barro<br />
Chambrier (Rassemblement pour la patrie et la modernité,<br />
RPM), en rupture avec son ex-allié et ami Michel Menga M’Essone,<br />
devenu ministre de la Décentralisation lors du remaniement<br />
de mars 2022.<br />
LE PAYS DE DEMAIN<br />
Bref, le pays avance cahin-caha vers des échéances majeures,<br />
en cherchant à préserver des équilibres instables et des positions<br />
acquises. Mais huit ou neuf mois, c’est long, presque une éternité<br />
en politique. La campagne elle-même peut réserver des surprises.<br />
Les votes ne sont pas acquis. Depuis sept ans, le pays a<br />
évolué, les enfants sont devenus des jeunes. Des électeurs potentiels.<br />
C’est une génération urbaine, connectée, influencée pour<br />
le meilleur et pour le pire par la révolution digitale et les réseaux<br />
sociaux. Ils regardent ce qui se passe ailleurs, là où l’on parle<br />
d’émergence. Et puis, il y a cette urgence d’avoir enfin un débat<br />
à moyen, long terme. D’imaginer le Gabon de demain. De se<br />
préparer à l’avenir. De sortir des paramètres définis uniquement<br />
par une élite recroquevillée sur elle-même, qu’elle soit proche du<br />
pouvoir ou contre lui. De s’éloigner de ce qui ressemble quand<br />
même à une guerre permanente entre les héritiers de Bongo<br />
père, soucieux de remettre en cause jusqu’à ce jour la position<br />
de Bongo fils. Les vrais enjeux sont réels, ailleurs. Le Gabon doit<br />
transformer sa promesse. Il a besoin de renouvellement, de se<br />
projeter plus énergiquement dans une politique de croissance<br />
et d’inclusivité sociale. De créer des richesses, des entreprises,<br />
d’offrir des opportunités aux plus fragiles. Le pays est jeune,<br />
on l’a dit, les atouts sont là, le pétrole n’est pas encore épuisé,<br />
la forêt est riche, la transition est possible, en particulier dans<br />
une économie globale qui sera dominée par les questions de<br />
développement durable.<br />
Le prochain président de la République, les futurs députés<br />
et maires, les partis politiques, la société civile, les milieux d’affaires<br />
ne pourront pas échapper à ce débat essentiel. ■<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
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CE QUE J’AI APPRIS<br />
Thomas Bimaï<br />
LE DANSEUR FRANCO-C<strong>AM</strong>EROUNAIS<br />
signe la chorégraphie de la comédie musicale Black Legends,<br />
qui retrace l’histoire des musiques afro-américaines et des luttes<br />
qu’elles ont accompagnées. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Je suis né à Douala, entouré d’odeurs, de bruits, de danses. Les gens s’expriment à travers<br />
le corps, le visage, les mains. La danse en Afrique, c’est organique et ça relève souvent de la transe. Ce n’est pas<br />
une discipline que l’on apprend, elle fait partie de notre culture. Elle coule dans nos veines. Je danse parce que je<br />
suis. Je suis ce que je danse. Le Cameroun m’a donné cette lecture du corps. Ces images d’enfance restent gravées<br />
en moi. Elles me sont revenues quand j’ai commencé à danser en France, où je suis arrivé à 6 ans. Aujourd’hui,<br />
elles me servent même à guider des danseurs français qui ne verront peut-être jamais ce pays.<br />
Pour de nombreux chorégraphes, la technique est importante. À mes yeux, c’est la justesse<br />
qui compte. Quand je travaille un mouvement, je ne cherche pas une technique précise, un style. Avec mes<br />
danseurs, on s’évertue à trouver le juste, à défendre le propos. Je mets mes<br />
connaissances, ma formation de danse académique et urbaine, au service de<br />
l’histoire. Le geste pour le geste ne m’intéresse pas. J’aime danser pour des projets<br />
engagés, comme pour Madiba, le musical, en hommage à Nelson Mandela.<br />
Je suis pratiquement le seul chorégraphe noir dans le milieu<br />
des comédies musicales actuellement en France. Et je signe la chorégraphie<br />
d’un spectacle sur l’histoire des Noirs américains, comme si je ne pouvais pas<br />
être crédible sur d’autres projets. Alors que j’ai le même parcours que les autres,<br />
et que j’ai des idées, un propos. Défendre Black Legends m’aide aussi à me défendre.<br />
Et d’affirmer : je suis là, je n’ai pas honte, j’ai des choses à dire. En 2022, le combat<br />
n’est pas fini, non seulement pour les Noirs mais aussi pour toutes les minorités.<br />
Ce spectacle leur dit : vous existez, continuez la lutte, car les choses évoluent.<br />
L’histoire afro-américaine ne concerne pas que les<br />
Américains : c’est l’histoire du monde, du peuple noir. Enfant, j’ai été bercé par<br />
ces musiques afro-américaines. Elles tournaient en boucle sur la platine de mon<br />
père, me faisaient danser. Bien plus que des chansons, elles représentent des instants de mon cheminement.<br />
Black Legends, Théâtre Bobino,<br />
Paris, jusqu’au 8 janvier.<br />
Avant d’entrer en scène, j’ai mon rituel. Je fais des pompes, des abdos, du gainage, de la méditation.<br />
J’établis une dimension spirituelle avec mon corps, afin de me calmer, d’évacuer le stress, l’énergie négative,<br />
et surtout, de communiquer avec lui, me centrer.<br />
On voudrait que je choisisse entre mes deux identités. Mais je me situe en équilibre sur<br />
une ligne, entre mes deux cultures, où je puise mes richesses. Ma puissance, ma réflexion sont camerounaises,<br />
mon intelligence est française. Au Cameroun, on me perçoit comme un Français, un mbenguiste. Je l’accepte.<br />
Et en France, on me demande sans cesse mes origines, ce qui sous-entend que je ne suis pas d’ici. Je l’accepte<br />
aussi. Je ne suis pas perdu ! Je suis juste au milieu, un pont reliant deux mondes. Ma spiritualité camerounaise<br />
me permet de gérer le tangible en France, et vice-versa. J’effectue cette passation à travers la danse. ■<br />
DR<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
NICOLAS FRIESS<br />
« Je suis là,<br />
je n’ai pas honte,<br />
j’ai des choses<br />
à dire. »
68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
L’ÉNIGME<br />
ETHIOPIAN<br />
AIRLINES<br />
récit<br />
La compagnie nationale dessert<br />
aujourd’hui 127 destinations dans<br />
81 pays à travers quatre continents.<br />
En étant profitable. Enquête sur<br />
une réussite africaine unique<br />
malgré les crises successives.<br />
par Thibaut Cabrera avec Zyad Limam<br />
SHUTTERSTOCK<br />
Fin novembre 2022. Quelque part à Paris, Londres, Francfort,<br />
Bruxelles, aux États-Unis (New York, Washington…) ou en<br />
Asie (Hong Kong, Séoul, Shanghai, Kuala Lumpur…), un avion<br />
d’Ethiopian Airlines s’apprête à décoller pour Addis-Abeba. Certainement<br />
un A350 de nouvelle génération. Ces vols arrivent<br />
généralement tôt le matin dans la capitale éthiopienne. Précisément<br />
à l’aéroport international de Bole, qui vient d’être agrandi,<br />
avec l’extension du terminal et un hôtel de luxe pour les transits.<br />
Les avions se posent, d’autres se préparent à repartir pour partout<br />
en Afrique – 61 villes au dernier comptage. Il y a aussi les<br />
voyages est-ouest et nord-sud à travers le continent. Sur le tarmac,<br />
la scène est saisissante d’activité, un quasi- embouteillage<br />
avec tous ces avions alignés, à l’empennage vert, jaune et rouge,<br />
les couleurs de l’Éthiopie. Dans les halls de l’aéroport, l’ambiance<br />
est aussi surprenante, un véritable caravansérail de gens venus<br />
des quatre coins du monde, des quatre coins du continent. On<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 69
RÉCIT<br />
y parle toutes les langues – du yoruba au malinké, en passant<br />
par l’arabe, le swahili ou l’anglais –, on y porte des boubous, des<br />
costumes, des cols Mao et même des combinaisons blanches<br />
anti-Covid pour les voyageurs chinois. Dans le salon business,<br />
les privilégiés peuvent avoir un aperçu d’Addis-Abeba, grâce à<br />
une longue baie vitrée. Tout roule, tout vole, et pourtant nous<br />
sommes en Éthiopie, pays immense, encore pauvre, et instable,<br />
avec une guerre civile au Tigré. Mais également au cœur d’un<br />
véritable hub de niveau international, unique en Afrique. Un<br />
hub opérationnel qui se situe dans le fameux « fuseau géographique<br />
en or », à équidistance de l’est et de l’ouest de la planète,<br />
et tient son rang dans la concurrence avec Istanbul ou avec<br />
Dubaï, les autres pivots majeurs de ce centre du monde aérien.<br />
C’est le mystère et le paradoxe Ethiopian. Entièrement détenue<br />
par l’État, l’entreprise fonctionne de manière presque indépendante,<br />
évitant les turbulences avec efficacité, des années<br />
sanglantes de la dictature du Gouvernement militaire provisoire<br />
de l’Éthiopie socialiste (Derg, d’après sa dénomination en amharique)<br />
à la crise mondiale causée par le Covid-19. Passant de<br />
3,7 millions de passagers en 2011 à plus de 12 millions en 2019,<br />
elle a survécu au choc causé par la pandémie en 2020, en misant<br />
largement sur une activité cargo, devenue alors essentielle, et<br />
en transformant ses avions. La société a réussi à contenir la<br />
baisse de ses recettes (3,908 milliards de dollars en 2019, pour<br />
3,749 milliards en 2020), tout en se préparant à redémarrer. Elle<br />
est protégée de la concurrence par un bouclier de l’État : obtenir<br />
des droits d’atterrissage à Bole est particulièrement compliqué<br />
pour les transporteurs internationaux. En septembre dernier,<br />
Ethiopian a reçu le trophée de meilleure compagnie d’Afrique<br />
pour la cinquième année consécutive. Une récompense décernée<br />
par la principale agence de notation de l’industrie du transport<br />
aérien, Skytrax. Preuve de son excellence, elle est passée<br />
de la 37 e place du top 100 mondial en 2021 à la 26 e place. Seules<br />
cinq autres sociétés continentales apparaissent dans ce classement<br />
de référence : Royal Air Maroc, South African Airways,<br />
Kenya Airways, Air Mauritius et Egyptair. Pour maintenir cette<br />
performance, Ethiopian s’appuie sur une stratégie de développement<br />
africaine et panafricaine, l’efficacité du hub, la protection<br />
publique, la modernité de la flotte, ainsi que sur un effort sur<br />
le service à bord, même si les puristes pourraient critiquer un<br />
catering parfois un peu rude et aléatoire… Sans oublier une<br />
certaine longévité, une expérience. Fondée en décembre 1945,<br />
elle célébrera son 80 e anniversaire en 2025.<br />
RETOUR EN ARRIÈRE<br />
Le 8 avril 1946, un Douglas C-47 Skytrain décollait de l’aéroport<br />
de Lideta, à Addis-Abeba, pour se rendre au Caire, en<br />
passant par Asmara. Ethiopian Airlines effectuait alors son vol<br />
inaugural. Le tout premier pour une compagnie aérienne africaine.<br />
Sous l’impulsion de l’empereur Haïlé Sélassié, les discussions<br />
autour de sa création sont entamées dès 1942. À travers<br />
la mise en place d’un réseau aérien, il souhaite rapprocher son<br />
Tableau<br />
des départs<br />
à l’aéroport<br />
de Bole,<br />
une nuit de<br />
novembre 2022.<br />
Elle a survécu<br />
au choc causé<br />
par le Covid-19<br />
en 2020, en<br />
basculant une<br />
grande partie de<br />
l’activité sur le fret.<br />
pays des grands canaux de communication et sortir de l’isolement<br />
géographique qui freine la modernisation de l’Éthiopie.<br />
Les négociations démarrent entre le gouvernement et la société<br />
américaine Trans World Airlines (TWA). La création d’Ethiopian<br />
Air Lines (son nom jusqu’en 1965) est effective le 21 décembre<br />
1945. Un accord prévoit que la gestion de l’entreprise, entièrement<br />
détenue par le gouvernement, soit confiée à TWA. La<br />
quasi-totalité des équipes est, dans un premier temps, composée<br />
d’Américains, et les premières liaisons internationales desservent<br />
Le Caire, Aden, Djibouti, Khartoum et Asmara. En près<br />
de vingt ans, elle va développer de nombreux vols long-courriers<br />
vers l’Afrique de l’Ouest (Nigeria, Ghana et Liberia) et vers<br />
l’Europe (Espagne, Italie, Allemagne et Grèce). L’accord évolue<br />
ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
AL<strong>AM</strong>Y<br />
L’aéroport de Bole, à Addis-Abeba,<br />
a une capacité de 22 millions<br />
de passagers par an depuis<br />
la construction du terminal 2.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 71
RÉCIT<br />
Elle devient le premier<br />
transporteur africain<br />
en 2019, en s’appuyant<br />
entre autres sur la position<br />
géographique du hub<br />
d’Addis.<br />
également durant cette période pour laisser aux Éthiopiens plus<br />
de place au sein de l’entreprise : son préambule affirme, en 1953,<br />
qu’elle doit, à terme, être entièrement exploitée par du personnel<br />
local. En parallèle, elle acquiert un poids important sur le<br />
continent et entre dans l’ère du jet. Souhaitant se doter des derniers<br />
Boeing, la compagnie ne peut plus compter sur l’aéroport<br />
de Lideta et sa piste unique. Il est alors décidé d’en construire<br />
un second qui permettra d’accueillir les nouveaux appareils :<br />
l’aéroport de Bole est inauguré en 1961, et Ethiopian Airlines y<br />
établit son siège. Un an plus tard, deux Boeing 720 sont livrés.<br />
En 1970, face à la croissance de la société, TWA passe du rôle de<br />
gestionnaire à celui de conseiller et l’Éthiopien Semret Medhane<br />
est nommé directeur général pour son 25 e anniversaire. Le futur<br />
fleuron du pays vole désormais de ses propres ailes.<br />
En septembre 1974, Haïlé Sélassié est renversé à la suite<br />
d’une révolution qui met fin à son régime impérial et vermoulu.<br />
Une longue période de dix-huit ans de dictature militaire sanglante<br />
débute. La junte, menée par Mengistu Haile Mariam,<br />
rapidement surnommé le « Négus Rouge », installe un gouvernement<br />
marxiste-léniniste à parti unique prônant un « socialisme<br />
éthiopien » : c’est la naissance du Derg. Ses responsables interviennent<br />
rapidement dans les affaires internes de la compagnie :<br />
ils licencient Semret Medhane et le remplacent par un général.<br />
Leurs interventions répétées provoquent des pertes financières<br />
importantes et, à la fin des années 1970, la compagnie aérienne<br />
est proche de la faillite. Il faut sauver celle qui est devenue stratégique,<br />
y compris pour le Derg, grâce à sa capacité de fret, qui<br />
permet de désenclaver le pays. En 1980, sa direction convainc<br />
les responsables du Derg de nommer au poste de PDG une personne<br />
évoluant dans le secteur : ce sera le capitaine Mohammed<br />
Ahmed, qui exige en échange que le pouvoir intervienne moins<br />
dans les affaires internes de la compagnie. En outre, face à la<br />
demande du Derg de cesser d’acheter des avions américains et<br />
de ne passer commande qu’à l’Union soviétique (dont le régime<br />
est proche), la direction d’Ethiopian Airlines menace, collectivement,<br />
de démissionner, l’obligeant à revenir sur sa décision. Un<br />
tel changement aurait été désastreux pour une société construite<br />
sur le modèle américain, tant sur le plan technique que sur le<br />
plan managérial. Elle peut alors continuer d’enrichir sa flotte,<br />
et est rapidement considérée comme un « exemple d’excellence »<br />
par le très réputé hebdomadaire britannique The Economist.<br />
Les compromis avec le Derg témoignent de l’émergence<br />
du transport aérien comme secteur économiquement crucial.<br />
Jusqu’à la chute du régime, en 1991, les conflits sont permanents<br />
dans le pays. Pendant cette période de fortes turbulences,<br />
la compagnie réussit à tenir le cap et reste l’une des plus rentables<br />
du continent, en prenant des initiatives stratégiques pour<br />
améliorer son efficacité et en développant de manière accrue<br />
les liaisons intra-africaines. Elle déplace également temporairement<br />
sa flotte à Nairobi, en accord avec les autorités kenyanes,<br />
face aux risques provoqués par l’avancée de l’armée du Front<br />
démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien.<br />
UNE ENTREPRISE PIONNIÈRE<br />
À l’aune du XXI e siècle, avec le retour de la « stabilité » à Addis,<br />
la compagnie s’organise et enrichit son catalogue de liaisons<br />
internationales avec l’Afrique du Sud, l’Asie (Pékin et Bangkok)<br />
et les États-Unis. En 2005, devancée par South African Airways,<br />
Egyptair et Kenya Airways en nombre de passagers transportés,<br />
elle met en place un plan visant à atteindre les 3 millions de voyageurs<br />
en cinq ans. Un objectif dépassé dès 2010. Plus ambitieux<br />
encore, le programme « 2025-Vision » est alors lancé, avec pour<br />
objectif d’accroître le nombre de passagers ainsi que la taille de<br />
la flotte. Ethiopian Airlines devient le premier transporteur africain<br />
en 2019, et poursuit sa croissance, profitant de la position<br />
géographique de la capitale et augmentant ses parts de marché<br />
sur le transport aérien régional. Le but<br />
est de capter les trafics régionaux ou<br />
locaux vers des hubs intermédiaires, qui<br />
doivent à leur tour alimenter la plateforme<br />
d’Addis. C’est le trafic de « continuation<br />
». En 2013, la compagnie prend<br />
une participation de 49 % dans Malawi<br />
Airlines. Plus récemment, en 2021, en<br />
devenant actionnaire à 45 % de Zambia<br />
Airways, elle a apporté un appui<br />
stratégique qui a permis à cette compagnie<br />
de reprendre ses activités, après<br />
vingt-sept ans d’absence. Elle détient<br />
également 40 % d’Asky Airlines, société<br />
panafricaine basée au Togo qui dessert<br />
une vingtaine de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, et sur<br />
laquelle elle mise pour développer le hub de Lomé – notamment<br />
pour en faire un espace spécialisé dans la maintenance et la<br />
formation aéronautiques. Ethiopian peut en outre compter sur<br />
d’autres partenariats stratégiques, au Tchad (Tchadia Airlines) et<br />
en Guinée équatoriale (Ceiba Intercontinental), ainsi que sur un<br />
accord trouvé avec le gouvernement de la République démocratique<br />
du Congo pour l’amorçage des activités d’Air Congo, qu’elle<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Figure emblématique de la société, Tewolde GebreMariam a démissionné de son poste de directeur général en mars dernier.<br />
MICHAEL TEWELDE/AFP<br />
détient à 49 %. Elle souhaite également s’attaquer au complexe<br />
marché nigérian, l’un des plus grands potentiels d’Afrique : loin<br />
d’être gagné d’avance, un projet de création d’une nouvelle compagnie<br />
nationale a été suspendu à la suite d’une action en justice<br />
intentée par plusieurs concurrents locaux.<br />
La compagnie, qui dessert 127 destinations dans 81 pays,<br />
est entrée dans le monde incontournable des partenariats<br />
aériens internationaux en rejoignant le réseau Star Alliance,<br />
en 2010 : premier au monde devant Oneworld (British Airways,<br />
Qatar Airways…) et SkyTeam (Air France, Delta Air Lines…),<br />
il regroupe 26 sociétés (Lufthansa, Turkish Airlines, Singapore<br />
Airlines…) et propose de manière combinée près de 1 900 vols<br />
par jour. Elle investit par ailleurs massivement dans la formation<br />
et la flotte, avec, d’une part, un pôle de formation (mis en service<br />
en 1964) qui prépare chaque année plus de 1 500 étudiants<br />
– en provenance d’une cinquantaine de pays d’Afrique, d’Asie et<br />
d’Europe –, et, d’autre part, une flotte de plus de 130 appareils,<br />
qu’elle modernise depuis le début des années 2010, et qui lui<br />
permet d’être toujours en avance sur la concurrence continentale.<br />
Après des décennies de partenariat exclusif avec Boeing,<br />
Ethiopian est devenue la première compagnie du continent à<br />
exploiter l’Airbus A350-900, en 2016. Soucieuse de rester à la<br />
pointe de la technologie et de réduire ses dépenses de carburant,<br />
elle a commandé en août dernier quatre Airbus A350-1000<br />
(480 passagers). L’objectif affiché est de disposer de plus de<br />
150 avions d’ici à 2025.<br />
Pierre angulaire de la compagnie, l’aéroport de Bole est l’illustration<br />
de ses ambitions. Avec sa capacité de près de 22 millions<br />
de passagers par an depuis la finalisation de la construction<br />
du terminal 2, en 2020, c’est l’un des plus importants aéroports<br />
du continent, derrière Johannesbourg, et en compétition avec<br />
Le Caire pour la deuxième place. La volonté du gouvernement<br />
est d’accentuer une capacité déjà soumise à de fortes tensions.<br />
Peu avant le début de la crise sanitaire et quelques mois avant<br />
la guerre du Tigré, Ethiopian annonçait la construction d’un<br />
nouvel aéroport, d’une superficie de 35 km 2 et d’une capacité<br />
de 100 millions de passagers par an – ce qui en ferait le plus<br />
grand d’Afrique. Coût annoncé : 5 milliards de dollars. Le site<br />
devrait se trouver à Bishoftu, à une quarantaine de kilomètres<br />
de la capitale. Pour autant, sa réalisation fait face à de nombreux<br />
obstacles. La pandémie a retardé sa mise en œuvre, et la<br />
guerre civile au Tigré a souligné la fragilité du pays et refroidit<br />
les ardeurs des futurs partenaires internationaux. Après deux<br />
appels à propositions lancés, et face au faible enthousiasme de<br />
ces derniers, la compagnie prévoit de revoir le projet avant d’en<br />
lancer un troisième.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 73
RÉCIT<br />
Hamza Hraoui<br />
« La compagnie joue<br />
dans la cour des grands »<br />
Expert en aviation et directeur général<br />
du cabinet d’affaires publiques MGH Partners<br />
<strong>AM</strong> : Comment décryptez-vous le succès,<br />
et surtout la résilience d’Ethiopian Airlines<br />
face aux crises successives ?<br />
Hamza Hraoui : Sa robustesse remonte aux origines.<br />
Elle devait surtout assurer le désenclavement d’une<br />
Éthiopie sans aucun débouché maritime. Avec cet ADN<br />
de « libérateur », en quelque sorte, l’État a mobilisé des<br />
moyens considérables. On a aussi vu à quelle vitesse la<br />
compagnie s’est adaptée aux crises successives. En pleine<br />
pandémie de Covid-19 notamment, Ethiopian a maintenu<br />
une cadence opérationnelle presque au niveau normal.<br />
Principalement grâce au fret. Avec une fiabilité reconnue<br />
par les opérateurs transcontinentaux et les<br />
organisations internationales. Autre point<br />
fort à relever, son ambition stratégique<br />
transcontinentale : elle s’est dotée de<br />
moyens pour assurer des liaisons régulières<br />
vers l’Europe, l’Asie, l’Amérique du Nord.<br />
Elle a même préempté des routes négligées<br />
par les autres compagnies, comme<br />
Afrique-Amérique du Sud. Enfin, la bonne<br />
gouvernance est l’élément clé. Même si<br />
l’État est actionnaire à 100 %, la gestion<br />
de l’entreprise est sanctuarisée. Celui-ci ne<br />
subventionne pas directement mais accorde<br />
des prêts bonifiés, lui octroie une marge<br />
de manœuvre très large pour gérer les<br />
bénéfices, et ne réclame pas de dividendes.<br />
Qui peut la concurrencer<br />
sur le continent ?<br />
Sur le plan africain stricto sensu, quand on parle<br />
d’Ethiopian, on pense instinctivement à Royal Air Maroc<br />
(R<strong>AM</strong>) et à South African Airways. La première a été<br />
fortement freinée par le contexte pandémique, et a vu<br />
son plan de développement être transformé en plan de<br />
renflouement par l’État. La relance économique qui a<br />
accompagné la levée des boucliers sanitaires a fait du<br />
bien, mais on attend toujours un plan stratégique de<br />
renouvellement pour une ambition transcontinentale. Sa<br />
rentabilité s’appuie essentiellement sur des destinations<br />
européennes ainsi que sur quelques routes ouestafricaines.<br />
La seconde, South African Airways, n’a pas<br />
mieux encaissé le choc sanitaire et reste engluée dans<br />
des problèmes de gouvernance. Sa privatisation partielle<br />
(51 %) donnera certainement une bouffée d’air à ses<br />
finances, qui avaient besoin de 3,5 milliards de dollars<br />
pour la réalisation de son plan de sauvetage. Mais d’autres<br />
compagnies mondiales ont désormais un point de vue<br />
différent sur le vaisseau amiral éthiopien. Avec une taille<br />
combinée de leurs flottes de plus de 500 avions, Qatar<br />
Airways et Emirates veulent régner sans partage sur le<br />
marché asiatique. La bataille du ciel<br />
« La bonne<br />
gouvernance<br />
est l’élément<br />
clé. Même<br />
si l’État est<br />
actionnaire<br />
à 100 %, la<br />
gestion de<br />
l’entreprise est<br />
sanctuarisée . »<br />
sera rude pour Ethiopian, car elle joue<br />
maintenant dans la cour des grands.<br />
Quel regard portez-vous<br />
sur la compagnie, sa flotte<br />
et les services qu’elle propose ?<br />
Concernant la qualité de sa flotte,<br />
Ethiopian Airlines marque des points.<br />
C’est la première compagnie africaine à<br />
opérer avec les dernières technologiques<br />
embarquées, comme sur le dernier né<br />
d’Airbus, l’A350, ou encore le 737 Max,<br />
même si parfois, cela représente des<br />
risques (comme le crash du vol 302 le<br />
10 mars 2019). Elle assure deux centres<br />
de maintenance de rang mondial, et<br />
c’est l’une des rares qui est capable de<br />
fournir des services « lourds » sur des<br />
A350, B73, B757, B767, B777-200/300 ou B787. Enfin, la<br />
société a compris qu’une refonte de l’expérience client – le<br />
parent pauvre de son offre – était cruciale. Cela démarre<br />
dès le premier contact, et très souvent, il intervient sur le<br />
site Internet – lequel devra être amélioré prochainement.<br />
Quant au hub de Bole, il connaîtra un trafic beaucoup<br />
plus important lors des cinq prochaines années. Là aussi,<br />
il s’agira d’être à la hauteur des ambitions, en proposant<br />
une meilleure expérience pour les passagers. ■<br />
DR<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Recueillement sur le lieu<br />
du crash du vol ET 302,<br />
qui a fait 157 victimes<br />
le 10 mars 2019, près<br />
d’Addis-Abeba.<br />
TIKSA NEGERI/REUTERS<br />
FAIRE PREUVE DE RÉSILIENCE<br />
Malgré ses succès, Ethiopian n’est pas complètement hermétique<br />
aux crises. Les conséquences de la pandémie de Covid-19,<br />
frappant de plein fouet le tourisme, l’ont montré : la compagnie<br />
a dû suspendre 90 % de ses vols à l’international au pic de la<br />
crise. Au 30 juin 2020, elle accusait une chute de 5 % de ses<br />
revenus par rapport à 2019. Tewolde GebreMariam, alors PDG,<br />
déclarait que l’entreprise « luttait pour sa survie ». Elle a donc<br />
décidé de privilégier son activité de fret, convertissant 25 avions<br />
passagers en avions-cargos pour transporter, essentiellement,<br />
des équipements médicaux dans plus de 80 pays. Grâce à cette<br />
stratégie, la société a largement diminué les effets de la crise<br />
et a même soigné son image auprès des partenaires internationaux<br />
comme l’Organisation mondiale de la santé et certains<br />
pays d’Asie et d’Amérique du Sud, pour qui elle a assuré des<br />
liaisons permettant notamment la livraison de vaccins.<br />
Mais c’est le 10 mars 2019 qu’elle connaît sans doute le pire<br />
drame de son histoire : le Boeing 737 Max assurant le vol 302<br />
Addis-Abeba-Nairobi s’écrase six minutes après le décollage, causant<br />
la mort de 157 personnes, dont le plus jeune pilote de la compagnie,<br />
Yared Getachew. Le système automatisé de prévention<br />
de décrochage de l’avion est mis en cause. À peine sorti des lignes<br />
d’assemblage de Boeing, le 737 Max est un moyen-courrier de<br />
nouvelle génération, qui a déjà connu un autre crash, en 2018 :<br />
le 29 octobre, un vol de Lion Air s’abîmait en mer en Indonésie,<br />
quelques minutes après le décollage, causant la mort de 189 personnes.<br />
Le scandale est retentissant et affecte le constructeur<br />
américain, qui reconnaît sa responsabilité dans l’accident et<br />
passe un accord avec les familles des victimes fin 2021. Trois<br />
ans plus tard, après avoir effectué de profondes re-certifications,<br />
le Boeing 737 Max est de retour chez Ethiopian Airlines. Mais, le<br />
15 août 2022, les deux pilotes d’un vol reliant Khartoum à Addis-<br />
Abeba se sont endormis en plein trajet, ne répondant plus aux<br />
appels des contrôleurs aériens. Fort heureusement, une alarme<br />
lancée par le pilote automatique s’est déclenchée une fois la piste<br />
d’atterrissage dépassée, et l’avion a finalement atterri à bon port.<br />
En attendant les résultats de l’enquête interne, les deux hommes<br />
ont été suspendus. Mais les mauvais souvenirs ont rejailli. En<br />
outre, des polémiques concernant le rôle d’Ethiopian dans le<br />
conflit du Tigré ont éclaté fin 2021. Une enquête de la chaîne<br />
américaine CNN a révélé des documents indiquant que le gouvernement<br />
fédéral, alors en guerre face aux rebelles du Tigré<br />
depuis novembre 2020, aurait utilisé la compagnie pour acheminer<br />
des armes depuis et vers l’Érythrée. Cela constituerait<br />
une violation du droit aérien international, le transport d’armes<br />
à usage militaire à bord d’avions civils étant considéré comme<br />
de la contrebande. Ethiopian Airlines a nié, mais les preuves<br />
semblaient pourtant crédibles. Le 23 novembre, sans avoir réellement<br />
été inquiétée par cette affaire, elle a annoncé la reprise<br />
des vols vers la région du Tigré à la suite d’un accord de paix<br />
entre gouvernement et rebelles un peu plus tôt dans le mois.<br />
En mars dernier, alors qu’il tenait le manche depuis plus<br />
de onze ans, la figure emblématique de la compagnie, Tewolde<br />
GebreMariam, a démissionné, officiellement pour des raisons<br />
de santé. Mesfin Tasew, directeur des opérations depuis 2010,<br />
lui a succédé, sans aucune turbulence. L’entreprise donne ainsi<br />
une image de continuité, mais les défis sont pourtant là : il faudra<br />
maintenir la compétitivité, l’indépendance, la performance<br />
d’une compagnie globale, d’une véritable réussite africaine,<br />
dans un environnement international complexe, avec la hausse<br />
des coûts de l’énergie, la persistance de la menace du Covid…<br />
Et surtout, en étant au cœur d’une Éthiopie hautement instable,<br />
constamment tiraillée par les démons du séparatisme et de<br />
l’éclatement. Encore une fois, c’est tout le paradoxe Ethiopian. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 75
encontre<br />
EUGÈNE ÉBODÉ<br />
«L’Afrique n’est pas<br />
à prendre, elle est<br />
à apprendre »<br />
C’est sans doute grâce à la fascination de sa mère<br />
pour l’écriture qu’il est devenu homme de lettres.<br />
Avec son roman autobiographique, l’auteur<br />
camerounais rend un vibrant hommage à celle<br />
dont le regard protecteur l’accompagne encore.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Écrire pour tenter de conjurer<br />
l’absence, apaiser la douleur<br />
de la perte d’un être aimé,<br />
combattre l’oubli. À travers<br />
son roman d’autofiction<br />
Habiller le ciel, l’écrivain,<br />
journaliste et enseignant<br />
camerounais a bâti un<br />
« catafalque de papier » à sa<br />
mère disparue, Vilaria. En retraçant son existence, il<br />
rend hommage à cette ancienne danseuse pleine de<br />
talent, qui regrettait de ne savoir ni lire ni écrire, et<br />
vouait un véritable culte aux diplômes de ses enfants,<br />
à leur instruction, leur réussite professionnelle. Avec<br />
sa verve poétique pétrie d’humour, distillant<br />
ses réflexions sur le continent d’hier<br />
et d’aujourd’hui, l’auteur plonge dans ses<br />
propres souvenirs, raconte notamment<br />
ses péripéties au Tchad en vue de décrocher<br />
le baccalauréat, alors que la guerre civile<br />
éclate. Grand Prix littéraire d’Afrique noire 2014<br />
pour son roman Souveraine magnifique, aujourd’hui<br />
établi à Rabat, au Maroc, Eugène Ébodé est aussi<br />
administrateur de la nouvelle chaire des littératures<br />
et des arts africains à l’Académie du Royaume du<br />
Maroc. Celle-ci œuvre à vivifier les échanges artistiques<br />
et littéraires entre les pays africains, à décloisonner<br />
les aires culturelles.<br />
76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
FRANCESCA MANTAVONI/GALLIMARD/<br />
OPALE.PHOTO<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 77
RENCONTRE<br />
<strong>AM</strong> : Écrire ce livre sur votre mère disparue il y a quelques<br />
années est-il une tentative de lutter contre l’oubli ?<br />
Eugène Ébodé : Oui, j’ai eu peur que les souvenirs s’envolent.<br />
J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est<br />
la meilleure façon pour que les paroles, les images ne s’enfuient<br />
pas à toute aile battante. Au fur et à mesure de l’écriture,<br />
j’avais l’impression que ma mère se redressait. La mort<br />
fait partie du cycle de la vie. Cependant, l’absence de l’être<br />
aimé outrepasse nos capacités d’acceptation. Je n’ai pas assisté<br />
à l’enterrement de ma mère, car c’était la rentrée des classes.<br />
Il n’y a pas l’ombre d’un doute que ma mère aurait soutenu<br />
ma décision : elle préférait mille fois que je sois devant une<br />
classe que devant un cercueil. Toutefois,<br />
j’étais en proie aux doutes, à des assauts<br />
de nostalgie, de culpabilité vis-à-vis de<br />
ma famille, de ces rites de société. J’étais<br />
rongé par une série de pincements, plus<br />
ou moins violents, porteurs d’une charge<br />
émotive. J’expose tous ces sentiments qui<br />
me traversent dans le livre. Y compris celle<br />
de la peur que mes souvenirs s’en aillent.<br />
Parce qu’à la mort de nos parents, on perd<br />
ces protections naturelles. On est face à<br />
notre propre finitude, face à des abîmes,<br />
dont celui de la mémoire.<br />
Votre mère vouait un véritable<br />
culte aux diplômes de ses enfants,<br />
qu’elle accrochait fièrement<br />
Habiller le ciel, Gallimard,<br />
288 pages, 20 €.<br />
au mur. Racontez-nous…<br />
Puisqu’elle n’avait pas été à l’école,<br />
c’était une fascination, doublée d’un cruel<br />
accablement, de ne pas avoir été scolarisée,<br />
de ne pouvoir décrypter ces traces<br />
porteuses de modernité, l’écriture. La lecture<br />
est aussi un dévoilement, elle ouvre l’accès à des univers,<br />
ou simplement à des informations. Quand le journal arrivait à<br />
la maison, maman se précipitait pour voir les images. Mais elle<br />
souffrait de son impossibilité à décrypter les signes, les traces,<br />
les lettres. D’où son fétichisme face au papier et à nos diplômes.<br />
Amassés, ils recomposaient son horizon manqué : l’école. Par<br />
procuration, à partir de nos résultats, elle jouissait de ce dont<br />
elle avait été privée. Cependant, elle a essayé de sortir de son<br />
enclos traditionnel pour rentrer dans la modernité par l’écriture.<br />
Je raconte ici comment j’ai été cruel, car je me suis moqué<br />
de son fléchissement, de ses hésitations, de sa difficulté à lire le<br />
français, à prononcer un mot. Une adulte qui retournait à l’école<br />
du soir et qui voulait montrer qu’elle avait fait des progrès, avec<br />
son doigt qui glissait sur la feuille : « Pepa boit dolo paskil a<br />
chouève. » Cette phrase sur laquelle elle a buté a fermé l’idée,<br />
longtemps caressée, de pouvoir s’ouvrir un autre ciel.<br />
Comment viviez-vous son ambition<br />
envers votre parcours scolaire ?<br />
Je voulais la satisfaire, qu’elle quitte le registre des nostalgies,<br />
lui éviter la crucifixion permanente – ses regrets de ne<br />
pas avoir été à l’école. Elle voulait ces diplômes pour se réparer.<br />
C’était une opération de restauration, à la fois physique et aussi<br />
psychologique, intérieure, voire spirituelle. Nous l’alimentions<br />
ainsi : dès qu’une trace écrite était positive, elle finissait accrochée<br />
au mur.<br />
Elle vous enjoignait d’habiller le ciel de prières<br />
dédiées à la réussite de votre avenir, de devenir pieux,<br />
de fréquenter l’église. Mais pour vous, cela relevait<br />
plutôt de l’écriture. Vous dites : « Écrire, c’est marcher<br />
main dans la main avec les étoiles. »<br />
Son injonction, sa prière et sa recommandation<br />
d’aller à l’église ne passent<br />
pas bien non plus. Je me trouve dans une<br />
fragilité : rien de ce que j’entreprends ne<br />
marche, la musique, le théâtre, la poésie…<br />
L’horizon d’attente est brisé parce que le<br />
récepteur n’est pas au rendez-vous : les<br />
jeunes filles à qui j’adresse ma poésie me<br />
la renvoient froissée, presque en boulet<br />
de canon, cruelles demoiselles ! Encore<br />
aujourd’hui, j’écris en camouflant mes<br />
élans poétiques dans la prose. J’hésite à<br />
déployer un inventaire poétique, parce<br />
que je me souviens bien des réactions. Je<br />
découvre en vous parlant de cette inhibition…<br />
Vous agissez comme une fonction<br />
presque psychanalytique !<br />
En échec scolaire au lycée<br />
de Yaoundé, vous décidez avec<br />
des amis de vous rendre au Tchad<br />
en vue de décrocher le sacro-saint<br />
baccalauréat, en 1979. Après<br />
avoir passé clandestinement la frontière, vous vous<br />
rendez à l’ambassade du Cameroun à N’Djamena.<br />
L’ambassadeur accepte de vous inscrire au lycée,<br />
avant que le pays ne replonge dans une guerre civile.<br />
Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?<br />
C’était d’abord un éblouissement, un émerveillement à être<br />
dans un pays étranger. Avec mes compagnons camerounais,<br />
nous étions clandestins, nous n’avions pas nos papiers. Grâce à<br />
cet ambassadeur, on a commencé l’école, et comme je taquinais<br />
le ballon rond, j’ai intégré une équipe de foot. On n’imagine<br />
pas combien cette Afrique est merveilleuse et étonnante. Les<br />
Tchadiens passaient la plupart du temps à guerroyer, à se pourchasser<br />
les uns les autres. Mais ils avaient une telle fascination<br />
DR<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
pour les Camerounais ! Ils adoraient notre compagnie, nous<br />
trouvaient épatants, nous invitaient et nous réservaient les plus<br />
beaux morceaux des repas.<br />
Puis les balles pleuvent à nouveau, les combats entre<br />
les camps d’Hissène Habré et du président Goukouni<br />
Oueddei font rage. Vous retournez précipitamment<br />
au Cameroun en traversant le fleuve Chari, vous<br />
retrouvant dans un camp de réfugiés à la frontière…<br />
Commencent alors l’attente, une situation d’extrême préoccupation<br />
– vous ne savez pas ce qui va arriver d’une seconde à<br />
l’autre, vous êtes entre parenthèses –, et la tente, dans laquelle<br />
vous êtes précipité, parce que l’extérieur est angoissant, que<br />
les bombes éclatent, que vous avez échappé au désastre, à la<br />
tragédie qui est en route, et qui broie des êtres, indifféremment.<br />
J’aurais pu moi-même être broyé à plusieurs reprises.<br />
Les balles tombent sur n’importe qui, vous voyez des gens qui<br />
s’écroulent, qui se marchent dessus, d’autres se révèlent extrêmement<br />
véloces, devant le péril, ils s’enfuient plus vite que<br />
vous. Et vous voyez chuter ceux qui croyaient se tirer du sol<br />
d’Afrique – ils y sont ramenés durement. L’éblouissement est<br />
détruit. C’est difficile à retraduire. On meurt plusieurs fois dans<br />
une vie, pas seulement par les balles, on est fusillé plusieurs<br />
fois. Souvent, je me réveille la nuit – j’ai quelques cauchemars<br />
récurrents –, et ma nuit est fichue. Vous pouvez faire un travail,<br />
l’écriture aide à évacuer, même si ce n’est pas sa fonction thérapeutique.<br />
Vous mettez à distance, il y a une médiation qui passe<br />
par la réflexion, la pensée, la couture des mots, leur choix, et<br />
le mystère de l’ensemble. Mais ces moments ne me quitteront<br />
plus. Je n’y échapperai pas.<br />
Pourquoi êtes-vous persuadé, alors que<br />
ce n’est pas le cas, que votre mère est morte ?<br />
Je suis déçu de repartir. Mon rêve, mon projet s’écroule :<br />
décrocher mon diplôme pour que maman puisse sonner son<br />
oyenga, son cri d’enthousiasme majestueux – une espèce de<br />
chant de rassemblement, de réjouissance. Cet écroulement<br />
provoque l’idée fausse que ma mère est morte. Mais en fait, je<br />
pense que je l’ai tuée, parce que je n’ai pas le bac.<br />
Un Tchadien vous avait dit lors de votre arrivée :<br />
« Bienvenue dans ce pays qui n’a de passion<br />
que pour la guerre !»<br />
C’est aussi une méditation sur le pouvoir. Et les conditions<br />
dans lesquelles certains peuples, certaines nations ont des<br />
réflexes, des aptitudes, ou un goût particulier pour quelque<br />
chose qui les dépasse probablement, qui s’est construit et inscrit<br />
dans l’ADN des identités collectives, pas toujours remarquables<br />
! Au fond, ces Tchadiens qui aiment tant faire la guerre,<br />
pourquoi ne transforment-ils pas cela dans la réflexion globale<br />
« J’ai eu peur<br />
que les souvenirs<br />
s’envolent. J’ai<br />
estimé qu’il fallait<br />
riposter. Prendre<br />
la plume est la<br />
meilleure façon<br />
pour que les images<br />
ne s’enfuient pas à<br />
toute aile battante. »<br />
géopolitique en Afrique ? L’activité guerrière peut être mobilisée<br />
vers la défense africaine, devenir une force, l’ossature d’une<br />
armée panafricaine.<br />
Les bras d’une mère sont le plus grand réconfort<br />
qui soit, écrivez-vous. Ce livre a-t-il un peu apaisé<br />
la brûlure de son absence ?<br />
Il y a en effet une dimension de consolation, et puis une<br />
dynamique, puisqu’à la fin de l’ouvrage, elle est debout, et ses<br />
bras reviennent, même de manière encore plus forte ! Elle intervient<br />
d’une façon inimaginable, puisqu’elle est capable d’être<br />
critique littéraire et de dire à son professeur de fils : « Va finir, va<br />
reprendre ici ou là cet ouvrage !» Avant d’accrocher le diplôme<br />
au mur, c’est elle qui fait la leçon. Je n’avais pas cette trajectoire<br />
en tête. Une nuit, elle apparaît… Je ne m’y attendais pas.<br />
Son intervention, l’élimination des frontières spatiotemporelles,<br />
littéraires, matérielles, charnelles… Ce fracas maternel, c’est<br />
extrêmement puissant. Ses bras qui reviennent m’ont donné<br />
une véritable force.<br />
Votre livre évoque le début des années 1980<br />
en Afrique. C’est également à cette période que<br />
le FMI et la Banque mondiale décident de mener<br />
des programmes d’ajustement structurel.<br />
Effectivement, ces mesures commençaient à être appliquées.<br />
Une nouvelle vision économique, voire de nouvelles<br />
variantes macroéconomiques, économétriques se mettaient en<br />
place pour édicter quelle gestion, quelle gouvernance pour les<br />
pays du Sud. Et comment maximiser non plus le crédit mais le<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 79
RENCONTRE<br />
profit, avec la réduction de la place de l’État, l’accroissement de<br />
l’initiative privée. Ça, c’était sur le papier. Mais sur le terrain,<br />
ça s’est traduit par des troubles, notamment l’augmentation du<br />
prix des biens de première nécessité, le désossage des structures<br />
économiques mixtes où les États pouvaient intervenir aux côtés<br />
du secteur privé. Ces mesures montrent que leur souveraineté<br />
est limitée. Et peut-être que les pays africains ont fait l’erreur de<br />
ne pas se regrouper pour affronter cette injonction extérieure.<br />
Chacun est parti dans sa réponse individuelle. Il a manqué<br />
une solidité. Aujourd’hui encore, la question reste posée : comment<br />
constituer un bloc qui puisse résister face à l’extérieur ? La<br />
division et la balkanisation du continent, qui remontent à bien<br />
loin, cristallisées lors du partage du « gâteau africain » par les<br />
Européens lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, sont<br />
un tournant. Cela a été aussi construit par une idéologie européocentriste,<br />
considérant que l’Europe avait l’hégémonie sur la<br />
conduite des affaires du monde. Aujourd’hui, cette hégémonie<br />
est contestée, notamment par l’Empire du milieu.<br />
Vous évoquez cette idée que l’Afrique<br />
est le lieu de combats de coqs, une compétition<br />
entre les différentes puissances…<br />
Ils arrivent les uns et les autres avec de très bons sentiments<br />
! Et un appétit féroce ! Pour soi-disant aider, soutenir des<br />
peuples qui n’auraient rien compris à l’affaire. Cette réduction,<br />
cette assignation de peuples culturellement limités, économiquement<br />
faibles, politiquement instables, régressifs… Voilà<br />
un certain nombre de gentillesses dont on accable l’Afrique.<br />
Laquelle peut, parfois, peut-être donner la joue pour être souffletée.<br />
Il faut relativiser tout ça. Il y a la difficulté à faire bloc,<br />
certes, mais l’Afrique produit de tels mécanismes, car elle est si<br />
vaste, grande. Quand on s’y trouve, on peine à tout englober. La<br />
vision encyclopédique y est difficile. Mais les forces souveraines<br />
y sont nombreuses et importantes. Par exemple, son réservoir<br />
de langues. Comme le rappelle le professeur marocain Abdeljalil<br />
Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume<br />
du Maroc, le continent contient la moitié des langues du monde.<br />
Et l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o, en matière de fictions,<br />
a aussi défendu l’idée qu’il fallait décoloniser les esprits, en<br />
reprenant pied dans nos langues. On l’observe également dans<br />
les politiques de restitution des œuvres d’art. Les mécanismes<br />
de restitution sont une chose, ceux de revitalisation en sont<br />
une autre. Tous ces biens, ces valeurs qui sont partis, stockés<br />
longtemps ailleurs, ont été expurgés de leur force vitale, symbolique.<br />
Et nous n’avons pas institué de « collège de recharge»<br />
de cette vitalité évaporée : il faut reprendre les codes, les processus,<br />
les personnes, les former, réinterroger les anciens,<br />
FRANCESCA MANTAVONI/ÉDITIONS GALLIMARD<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
econstituer le stock énergétique. C’est un transfert d’énergie,<br />
pour représenter dans son entièreté ce à quoi l’objet servait,<br />
selon les valeurs africaines.<br />
Vous avez été nommé administrateur de la chaire<br />
des littératures et des arts africains à l’Académie du<br />
Royaume du Maroc. En quoi consistent vos actions ?<br />
Nous sommes partis d’abord du constat que les littératures<br />
africaines sont pratiquées, ou en tout cas exposées et souvent<br />
magnifiées à l’extérieur. Le continent apparaît comme le<br />
sous-traitant de son propre mécanisme de création, de mise à<br />
distance de ce qu’il promeut ailleurs. Et n’en retire donc pas<br />
de prix. Aucun de nos grands penseurs financiers du FMI ne<br />
déplore cette situation ! Ils n’ont rien dit sur la déstructuration<br />
des termes des imaginaires. Donnons-leur l’occasion de pouvoir<br />
résoudre une équation sur les créations africaines et leur impact<br />
en économie. Cette expérience de la chaire est de modifier ce<br />
constat. Ces littératures sont elles-mêmes issues d’une histoire<br />
et d’une géopolitique imposée, subie, elles portent des chapelles<br />
différentes, lesquelles sont linguistiques. Du coup, elles produisent<br />
leur propre mécanisme de sauvegarde, de défense, de<br />
concurrence, de compétition – la francophonie, l’anglophonie,<br />
la lusophonie, l’arabophonie… Donc plusieurs blocs sont dans<br />
une espèce de guerre froide des cultures, qui n’est pas nommée.<br />
L’Académie veut en sortir afin de réchauffer l’Afrique par ses<br />
propres créations et les réinjecter, notamment à travers des<br />
colloques, en conviant les acteurs, quelle que soit leur langue,<br />
à mener une conversation à partir d’une thématique.<br />
Comment décloisonner les barrières linguistiques ?<br />
Pour que tout le monde puisse être relié, cela nécessite des<br />
investissements, car le travail de traduction est important. Mais<br />
cette vision du décloisonnement n’est pas seulement linguistique,<br />
économique, elle est aussi géographique. Des aires culturelles,<br />
des mosaïques existent, il faut sortir des caricatures et des<br />
schémas obsolètes, pour une nouvelle expérience de l’Afrique.<br />
La chaire est constituée d’outils académiques et d’un pôle de<br />
spectacles vivants (danses, rites, peintures, expositions…).<br />
Nous nous adressons aux doctorants et enseignants-chercheurs,<br />
mais aussi aux populations. Il faut faire circuler les imaginaires,<br />
comme les caravanes d’antan, dans des dynamiques qui ne<br />
soient pas construites sur des oppositions ou la volonté d’imposer<br />
un ordre à partir d’un pays. Certains appellent ça le soft<br />
power, pour moi, c’est la séduction des imaginaires. Les imaginaires<br />
sont comme du miel, les artistes, les écrivains sont de<br />
fantastiques abeilles. Il faut donc que leur miel soit mis à disposition<br />
de ce continent, à travers une opération qui rassemble,<br />
pour que cette diversité soit enchanteresse. L’Afrique regroupe<br />
toute une mosaïque de peuples, de cultures. Cette diversité,<br />
cette pluralité doivent être considérés comme un patrimoine<br />
mondial à sauvegarder. Un cocktail non pas explosif, mais<br />
expansif. Et la dimension diasporique est bien présente dans<br />
cet esprit. La culture est un méga instrument pour faciliter les<br />
reconnaissances et les conversations.<br />
« Il faut faire<br />
circuler les<br />
imaginaires,<br />
comme les caravanes<br />
d’antan, dans<br />
des dynamiques<br />
qui ne soient pas<br />
construites sur<br />
des oppositions. »<br />
Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que l’Afrique ?<br />
que vous avez coordonné et qui est paru en mai<br />
dernier, vous adressez une réponse à Victor Hugo.<br />
En 1879, lors d’un banquet commémoratif de l’abolition<br />
de l’esclavage, l’écrivain déclarait notamment :<br />
« L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende<br />
vaste et obscure l’enveloppe. […] Dieu donne<br />
l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. »<br />
Ce discours a modelé les esprits. Il s’est notamment appuyé<br />
sur des conceptions philosophiques hégéliennes : quand Hegel<br />
écrit La Raison dans l’Histoire, il évacue l’Afrique. L’esthétique,<br />
le politique, le dynamique appartiennent à l’Occident. On vit sur<br />
cet héritage, confortable : certains diraient que c’est une rente<br />
mémorielle. C’est une indication erronée sur laquelle beaucoup<br />
ont prospéré. On est dans un immobilisme et une projection<br />
de ce qui est, au mieux un poids, au pire une immense catastrophe.<br />
Et l’Occident se fait fort de remédier à cette situation,<br />
en indiquant en permanence ce que l’Afrique doit faire. Victor<br />
Hugo a oublié que le continent qu’il dépeint comme sombre et<br />
sans histoire, existait avant l’arrivée des explorateurs. Sa longue<br />
histoire se poursuit malgré les soubresauts et les étiquettes respectives<br />
et biaisées qu’on lui a collées. Je réponds ainsi à Victor<br />
Hugo. En même temps, je sais que les visions suprémacistes,<br />
ou hégémoniques, sont un constat et font partie de l’arsenal<br />
géopolitique. Peut-être que le continent doit s’affirmer plus,<br />
être un peu plus visible en montrant ses muscles : la culture.<br />
L’Afrique n’est pas à prendre, elle est à apprendre : finissons<br />
avec la prédation, entrons dans l’apprentissage. Sa diversité<br />
est une immense richesse, non seulement pour elle mais aussi<br />
pour l’humanité. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 81
entretien<br />
Erige Sehiri<br />
« Quoi<br />
de plus<br />
fort que l’art<br />
pour nous<br />
évader »<br />
Son premier long-métrage de fiction<br />
confirme sa maturité de cinéaste.<br />
Avec Sous les figues, qui représentera<br />
la Tunisie aux Oscars, elle raconte les rêves<br />
et les désillusions d’une jeunesse rurale.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
VILLE DE NOISY-LE-SEC/COURTESY LE FESTIVAL DU FILM FRANCO-ARABE<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 83
ENTRETIEN<br />
C’est un film sensuel, à fleur de peau, où<br />
le soleil éblouit autant qu’il brûle, où la<br />
nature enveloppe autant qu’elle étouffe,<br />
où les rêves comme les désillusions se<br />
lisent sur les visages. Dans l’actuelle<br />
Tunisie, Sous les figues ausculte au<br />
plus près les mouvements d’âme et les<br />
relations d’un groupe de jeunes travailleuses<br />
et travailleurs agricoles estivaux,<br />
pendant la récolte des figues. Tel un fruit à la saveur douceamère,<br />
ce huis clos cultive l’art du contraste et des contradictions.<br />
Au fil de ce marivaudage, porté par une parole féminine<br />
très libre, les intrigues amoureuses se tissent, le désir circule,<br />
les déceptions, les jeux de séduction, la violence, aussi. Les aspirations<br />
à la liberté se cognent aux entraves du réel, les modèles<br />
traditionnels s’enchevêtrent aux désirs d’émancipation, d’indépendance.<br />
Sans éluder la brutalité des rapports sociaux, la réalisatrice<br />
filme avec délicatesse les gestes du travail, du labeur.<br />
Par sa justesse, sa sensualité, son jeu sur les frontières entre fiction<br />
et réalité, personnages et interprètes,<br />
ce long-métrage s’inscrit dans le sillage du<br />
cinéma d’Abdellatif Kechiche. Sa monteuse<br />
et coscénariste habituelle, Ghalya Lacroix,<br />
a d’ailleurs collaboré au scénario et au montage.<br />
Née en 1982, Erige Sehiri a grandi en<br />
France, à Lyon, dans un quartier populaire.<br />
Lors de la révolution tunisienne, en 2011,<br />
elle part s’installer dans le pays d’origine de<br />
ses parents. Après un master en finances,<br />
cette autodidacte monte sa boîte de production<br />
de documentaires, Henia. En 2018, son<br />
premier long-métrage, La Voie normale, fait<br />
le portrait croisé de cheminots tunisiens.<br />
Présentée à la Quinzaine des réalisateurs,<br />
au Festival de Cannes, sa première fiction,<br />
Sous les figues, représentera la Tunisie aux<br />
Oscars 2023 dans la section du meilleur<br />
film étranger.<br />
<strong>AM</strong> : Pourquoi ce désir de filmer ces travailleuses<br />
agricoles dans la région de Kesra, au nord-ouest<br />
de la Tunisie ?<br />
Erige Sehiri : Pour plusieurs raisons. Déjà, on donne une<br />
image très faussée des gens de la campagne en Tunisie, et surtout<br />
des jeunes, comme s’ils n’avaient pas accès à l’éducation, au<br />
monde, comme s’ils n’étaient pas connectés. Ensuite, transportées<br />
à l’arrière d’un pick-up pour aller travailler dans les champs,<br />
ces travailleuses sont régulièrement victimes d’accidents de la<br />
route, souvent mortels. Il y a tout un système d’exploitation de<br />
ces femmes. Mais ça fait partie de leur quotidien, car il n’y a<br />
pas d’autres moyens de transport dans la région. Je voulais<br />
Sous les figues est sorti dans les salles<br />
françaises le 7 décembre.<br />
raconter l’histoire de deux générations : les saisonnières, qui<br />
travaillent l’été, avec un peu plus d’insouciance, et les femmes<br />
et les hommes plus âgés qui exercent toute l’année, conscients<br />
des difficultés sociales, économiques. Mon histoire se noue dans<br />
un verger, un lieu très restreint mais au sein duquel les femmes<br />
trouvent des espaces de liberté. Au fil de la journée, elles volent<br />
ces moments, par des conversations, en se maquillant, en chantant,<br />
pendant le trajet en camion… Même si le film est très<br />
lumineux, c’est un drame. À l’image du quotidien en Tunisie : le<br />
soleil brille, c’est un beau pays, mais sous ses arbres somptueux,<br />
les gens étouffent, et surtout la jeunesse.<br />
Votre père est originaire de cette région…<br />
En effet. Je voulais y travailler, et raconter ce faux jardin<br />
d’Éden. J’ai été émue en rencontrant ces femmes : j’aurais pu<br />
être une cueilleuse de fruits comme elles si mon père n’avait<br />
pas émigré en France, il y a cinquante ans. Il est né et a grandi<br />
dans le village de Kesra jusqu’à ses 16 ans, avant de traverser<br />
la Méditerranée. Il cultivait des figuiers. Il<br />
me racontait leur pollinisation, la différence<br />
entre figues mâles et femelles… On parle<br />
peu de ce fruit alors qu’il est ancestral, présent<br />
dans la Bible, le Coran, et typiquement<br />
méditerranéen. Sa sensualité est évidente,<br />
même si je n’ai pas trop appuyé là-dessus.<br />
Enfin, sur le même arbre, ces fruits ne<br />
mûrissent pas au même rythme, à l’image<br />
de ces jeunes filles.<br />
Comment avez-vous<br />
choisi vos actrices ?<br />
Je voulais des femmes originaires de la<br />
région, avec l’accent authentique – très peu<br />
entendu dans le cinéma tunisien, et souvent<br />
moqué à la télévision. Grâce à un grand<br />
casting, j’ai repéré celles qui avaient un<br />
jeu naturel, une capacité d’improvisation.<br />
Mes protagonistes sont nourris de leur personnalité.<br />
Elles me fascinent, ces filles ne<br />
se regardent pas. On a beaucoup répété les scènes, réécrit les<br />
dialogues ensemble pour qu’ils leur ressemblent, sonnent plus<br />
vrais, qu’ils soient adaptés au dialecte régional. Et j’ai mis en<br />
place un dispositif qui efface les frontières entre les répétitions<br />
et les prises, entre le film et la réalité.<br />
Ces jeunes parlent beaucoup d’amour.<br />
Ce badinage est-il propre à leur âge ?<br />
On parle beaucoup d’amour dans nos pays, mais ça ne se<br />
ressent pas dans notre cinéma. Les jeunes en parlent, avec légèreté<br />
parfois. Ces filles ne sont pas réellement indépendantes,<br />
mais elles sont libres aussi quand même. L’amour des hommes<br />
est très important pour elles, mais finalement, le fait de se<br />
DR<br />
84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
HENIA PRODUCTION/MANEKI FILMS<br />
Les actrices et acteurs, non professionnels,<br />
sont issus de la région de Kesra, dont ils parlent<br />
le dialecte, et où a eu lieu le tournage.<br />
retrouver entre elles l’emporte sur les questions amoureuses. Je<br />
ressens beaucoup cette sororité en Tunisie : d’une situation politico-économique<br />
compliquée ressort le partage. Sous les figues<br />
joue sur cette dualité dépendance-indépendance. La parole des<br />
filles y est plus libre que celle des hommes. Ces derniers peinent<br />
à s’exprimer, à rebours du cliché de l’homme arabe fort auquel<br />
la femme serait soumise.<br />
Ces jeunes filles témoignent de leurs désillusions<br />
amoureuses, d’une amertume. C’est ce que vous<br />
avez perçu en recueillant leur parole ?<br />
Oui, elles ne sont pas du tout animées par des rêves<br />
d’amour, de prince charmant. Même si je ne sais pas comment<br />
le prendre : est-ce bien ou non ? J’essaie de ne pas les juger, mais<br />
de retranscrire ce que j’ai ressenti de la réalité. Elles sont déjà<br />
très conscientes, amères parfois également. C’est triste, elles<br />
parlent de mariage et non d’amour, en disant : on se mariera, et<br />
on s’aimera plus tard. Ce ne sont pas des discours de leur âge,<br />
de leur génération ! C’est quelque chose de totalement nouveau<br />
et ancien à la fois. Tout comme leur manière ancestrale de cueillir<br />
les figues, comme si rien n’avait changé, alors qu’en même<br />
temps, elles s’expriment librement, de façon très moderne.<br />
« C’est triste, elles<br />
parlent de mariage<br />
et non d’amour,<br />
en disant : on se<br />
mariera, et on<br />
s’aimera plus tard. »<br />
Les personnages masculins font part<br />
de leur frustration, regrettent par exemple<br />
la pruderie des filles de cette région…<br />
Firas, notamment, est touchant dans l’expression de sa<br />
détresse amoureuse. J’ai beaucoup entendu ça chez les hommes<br />
arabes : tout le monde – ta sœur, ton père, ton frère… – décide<br />
pour toi de quel genre de relations tu dois avoir. On vit dans<br />
des sociétés où le collectif est encore très important, et parfois<br />
gênant. Et Firas n’a pas d’endroit où aller pour vivre sa relation<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 85
ENTRETIEN<br />
amoureuse, son intimité. C’est une métaphore de leur enfermement<br />
: si l’on creuse, si l’on imagine sa vie, on découvre qu’elle<br />
est restreinte à un petit périmètre. Je voulais vraiment qu’on<br />
se mette à leur place, qu’on se représente ce que c’est que de<br />
n’avoir aucun choix dans la vie : il ne peut pas partir, il n’a pas<br />
assez d’argent, il ne peut pas aimer une femme comme il le veut,<br />
sortir avec elle…<br />
Sous les figues est baigné d’une lumière solaire, vous vous<br />
concentrez sur le visage des personnages, souvent filmés<br />
en gros plan, avec peu de profondeur de champ, nous<br />
immergeant dans le verger à travers les sons de la nature.<br />
Comment avez-vous abordé ces questions esthétiques ?<br />
Il fallait créer la sensation que l’on passe la journée avec<br />
les personnages. J’avais envie de rapprocher les spectateurs,<br />
de leur faire vivre cette journée. Leur faire ressentir cette idée<br />
d’enfermement, d’étouffement. C’est un film portrait, et non « à<br />
sujet ». Ces femmes ne nous expliquent pas leur drame, elles sont<br />
vivantes, on les regarde s’exprimer. Et puis, il fallait composer<br />
avec les contraintes de filmer dans un lieu unique. On tournait<br />
avec la lumière du soleil, sans réflecteur ni lumière d’appoint.<br />
La position d’un visage par rapport au soleil a guidé la prise de<br />
vues. C’est une chorégraphie humaine, où l’on passe d’un arbre<br />
à un autre, d’une histoire à une autre, où l’individuel est lié au<br />
collectif, sans arrêt.<br />
Évoquée par un personnage, la ville côtière de Monastir<br />
apparaît-elle aux jeunes femmes et hommes comme<br />
porteuse de modernité, de libération ?<br />
Pour eux, Monastir représente un monde lointain, et pourtant,<br />
elle se situe à seulement trois heures de route. Cela montre<br />
à quel point ils sont dans leur bulle, et à quel point ils n’ont pas<br />
accès, même dans leur propre pays, à ces vacances estivales, où<br />
les filles vont en boîte de nuit, boivent de l’alcool… Quand on<br />
retourne en ville, on a la nostalgie de la campagne, Firas dit par<br />
exemple que les gens y sont meilleurs. Mais quand on y est, on<br />
rêve d’ailleurs, car la ville donne des opportunités que les petites<br />
campagnes n’offrent plus.<br />
Quelques-unes de vos héroïnes tiennent des discours<br />
plus traditionnels que n’en tiennent certains hommes…<br />
Les femmes perpétuent également un schéma conservateur.<br />
Sana, par exemple, voudrait que son copain soit davantage religieux.<br />
Mais ça ne l’empêche pas d’avoir beaucoup d’humour,<br />
d’être amie avec Fide, laquelle ne mâche pas ses mots. Dans nos<br />
pays, il existe encore des groupes hétéroclites, formés de personnes<br />
qui ne se ressemblent pas, pensent très différemment.<br />
En France, on serait plus tolérant, dit-on, mais c’est un paradoxe,<br />
car j’y observe de plus en plus de clivages, seuls les gens qui<br />
se ressemblent se fréquentent. J’ai créé ce groupe de jeunes à<br />
partir de mes observations en Tunisie. De même, mes héroïnes<br />
portent toutes un foulard, mais de différentes manières, pour<br />
diverses raisons, pas toujours religieuses. Sur l’affiche, Fide, qui<br />
m’a inspiré le film, arbore celui de ma grand-mère. La plupart<br />
des travailleuses des champs portent ce type de foulard, pas<br />
seulement en Tunisie, mais aussi en Afghanistan, en Italie du<br />
Sud, au Maroc… C’est un symbole, le long-métrage parle de<br />
toutes ces femmes.<br />
Poursuivre ses études ou se marier, ce sont les seules<br />
voies qui se présentent à ces jeunes femmes ?<br />
En effet. Nous avons filmé sur deux étés, la saison des figues<br />
étant très courte. L’actrice qui joue Mariem, Samar Sifi, s’est<br />
mariée après le premier tournage, et son époux n’a pas voulu<br />
qu’elle continue… Ça montre à quel point Sous les figues frôle<br />
sans cesse la réalité ! C’était dur pour moi, car je voulais parler<br />
de ces sujets, leur faire imaginer peut-être un autre avenir…<br />
C’est arrivé à Fide Fdhili, qui joue Fide : elle se voyait déjà fiancée,<br />
parce qu’il n’y a pas d’autre voie là où elle vit, mais désormais,<br />
elle veut passer des castings, envisage un autre futur.<br />
J’espérais cette issue pour toutes les filles.<br />
Pourquoi vous êtes-vous établie<br />
en Tunisie après la révolution ?<br />
Ce n’était pas planifié. Jamais je ne m’étais dit que j’irais<br />
vivre dans le pays de mes parents ! Pour moi, c’était le lieu des<br />
vacances, de la famille. Puis, il y a eu les soulèvements populaires<br />
en 2011, et je me suis installée là-bas. J’ai senti que j’y<br />
serais plus utile qu’en France. Mon regard a alors changé sur<br />
mon pays. Jusqu’alors, j’en avais une connaissance très superficielle.<br />
Et puis, vivre une révolution, ça arrive une fois dans une<br />
vie. C’est une chance de vivre un tel bouleversement. Même si<br />
aujourd’hui c’est difficile, et que beaucoup me demandent si je<br />
ne suis pas déçue par cette révolution, j’ai vécu des moments<br />
très forts, intéressants. Tout était bouleversé, possible. Les gens<br />
pouvaient s’exprimer. Enfants, on savait qu’il ne fallait pas parler<br />
de politique – les murs avaient des oreilles. Mais je n’avais<br />
pas profondément compris que tout était à refaire. Que le vrai<br />
journalisme pur, éthique, n’existait pas, à cause de la propagande,<br />
le cinéma devait aussi servir un peu le régime… Mon<br />
film est un clin d’œil à la révolution : avec la parole très libre de<br />
ces jeunes filles, on comprend que l’histoire se situe après cet<br />
événement. Même si elles n’abordent pas la politique, on sent<br />
que quelque chose a changé.<br />
Fide critique cette société où chacun se surveille,<br />
où la délation est courante. C’est un héritage<br />
de la dictature, d’après vous ?<br />
C’est indéniable. La révolution a eu lieu il y a onze ans, tout<br />
ne peut pas disparaître ainsi. C’est presque un travail : quand<br />
Leïla rapporte à son chef tout ce qu’elle sait sur les autres travailleuses,<br />
elle a droit à un peu plus d’argent. La délation existe<br />
dans toutes les sociétés, mais ces mécanismes, en Tunisie, sont<br />
encore très liés à la dictature. Le fait aussi de payer qui on veut<br />
comme on veut, cette corruption dont fait preuve le jeune chef.<br />
Que vous apporte le fait d’être partagée<br />
entre deux pays, deux cultures ?<br />
Je porte un regard très tendre, nostalgique sur la Tunisie,<br />
alors que je n’y ai pas vécu ma jeunesse. Peut-être aussi que je<br />
remarque des choses auxquelles les autres ne font pas attention,<br />
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qui font partie intégrante de leur quotidien. Quand on parle<br />
de ces travailleuses, c’est uniquement à travers le prisme du<br />
drame, de l’accident, de la misère, de leur condition sociale. De<br />
l’extérieur, je ne les vois pas seulement socialement ou économiquement,<br />
je perçois également leur grâce, leur beauté.<br />
Par sa sensualité, le naturel de ses interprètes,<br />
sa vérité, Sous les figues évoque le cinéma d’Abdellatif<br />
Kechiche. Vous revendiquez cette filiation ?<br />
Oui ! Contrairement à ce que j’entends, je trouve son œuvre<br />
féministe. Ses personnages féminins sont libres, assument leur<br />
désir, leur corps, en font ce qu’elles veulent. Je suis une adepte<br />
de ses premiers films. L’Esquive m’a particulièrement marquée.<br />
J’ai l’impression d’avoir transposé son marivaudage, qui se<br />
déroule dans un quartier populaire, ici, à la campagne.<br />
Comment le travail avec sa coscénariste<br />
et monteuse, Ghalya Lacroix, s’est-il déroulé ?<br />
Elle a été une conseillère pour moi, elle m’a aidé à me<br />
défaire de mon petit complexe, mon sentiment d’illégitimité – le<br />
fait de ne pas avoir fait d’école de cinéma, de ne pas être issue<br />
du sérail… Elle a aussi libéré mon geste cinématographique du<br />
poids du sujet, du discours, de l’explicatif. Cette rencontre m’a<br />
emmenée vers une direction complètement différente dans ma<br />
façon d’envisager le cinéma et d’imaginer mes prochains films.<br />
Dans votre premier long-métrage documentaire,<br />
La Voie normale, vous suiviez des cheminots tunisiens.<br />
Pourquoi filmer les gens au travail vous intéresse-t-il ?<br />
C’est sans doute hérité de mon père. Électricien, il réparait<br />
toujours des choses à la maison. Le travail était très important,<br />
il en parlait sans cesse, en lien avec notre avenir. Et je trouve<br />
qu’il y a beaucoup de grâce dans le geste du travail, qui raconte<br />
beaucoup sur la personne. Peut-être parce qu’il est pour moi<br />
synonyme d’ouvriers, de migrants, j’ai envie de leur rendre une<br />
élégance, une dignité, quelque chose de plus noble.<br />
Comment votre désir de cinéma est-il né ?<br />
Avec les œuvres de Kechiche, mais aussi avec L’Ours, de<br />
Jean-Jacques Annaud, Le Grand Bleu, de Luc Besson… Le quartier<br />
populaire des Minguettes, où j’ai grandi, à Lyon, était doté<br />
d’une salle de quartier. Une chance ! Avec mon frère, on regardait<br />
des westerns, des Clint Eastwood. Puis, ma culture s’est<br />
enrichie avec un cinéma plus libre, la Nouvelle Vague, etc. Très<br />
rationnel, mon père m’avait dit : « Tu ne peux pas faire de film<br />
sans argent. » Donc j’ai étudié la finance pour gagner des sous,<br />
monter ma boîte de production, Henia, et financer mon premier<br />
film. Le documentaire a été mon école. J’ai compris qu’il fallait<br />
avoir des antennes pour réaliser des longs-métrages, capter<br />
plein de choses dans la vie, le quotidien, la réalité. Le documentaire<br />
m’a permis d’affiner mon regard, d’expérimenter, de porter<br />
moi-même la caméra. Il faut faire confiance à son instinct. Et<br />
j’ai beaucoup appris auprès des techniciens.<br />
Comment développer le secteur du cinéma en Tunisie ?<br />
Notre secteur est abandonné. Même si, c’est un paradoxe,<br />
ma carrière s’y est accomplie ! On pense que les opportunités se<br />
« Très rationnel,<br />
mon père m’avait<br />
dit : “Tu ne peux<br />
pas faire de film<br />
sans argent.”<br />
Donc j’ai étudié<br />
la finance pour<br />
en gagner. »<br />
trouvent en Europe, mais l’Afrique et le monde arabe en offrent<br />
aussi. Qui sait si, en France, j’aurais réussi à trouver ma place<br />
parmi tous ces cinéastes, dans ce milieu inaccessible pour moi ?<br />
En Tunisie, le cinéma était un espace presque vierge. On se<br />
connaît entre réalisateurs. Notre gouvernement est presque<br />
inexistant concernant les questions culturelles. Par exemple,<br />
le droit d’auteur n’a pas été protégé. Le piratage de films est<br />
monnaie courante. Dans un tel contexte, pourquoi les gens<br />
iraient dans les salles ? On vit une profonde crise politique et<br />
économique, et donc on doit compter sur soi-même. Sous les<br />
figues a d’ailleurs été tourné avec très peu d’argent, chacun a<br />
participé un peu, pris un risque. Les financements sont arrivés<br />
plus tard. Et aujourd’hui, il représente la Tunisie dans la course<br />
aux Oscars. C’était inimaginable !<br />
Que peut apporter un film, en particulier dans un<br />
contexte politique, économique et social compliqué ?<br />
C’est essentiel pour ouvrir l’esprit, donner du souffle, d’autant<br />
plus dans des périodes difficiles. Quoi de plus fort que l’art<br />
pour nous évader, questionner notre identité, et aussi réfléchir<br />
à quel cinéma on aspire. Mon long-métrage a bousculé beaucoup<br />
de choses en Tunisie. Tout le monde en parle. Car il est<br />
sans discours, sans message, il n’y a pas d’acteurs connus, le<br />
public se demande si c’est un documentaire ou une fiction, si<br />
les interprètes improvisent ou jouent, si c’est la vraie vie ou<br />
pas… Sous les figues ne rentre pas dans les cases ! D’autres<br />
cinéastes sont aussi en train de casser les codes, et sans le<br />
soutien de structures. Notre secteur n’est pas suffisamment<br />
développé pour être une industrie, pourtant, chaque année,<br />
un film tunisien est présenté aux festivals de Cannes, de Berlin…<br />
C’est incroyable ce que font ce petit pays et ses réalisateurs,<br />
avec leurs petits moyens. Aux déçus de la révolution je<br />
réponds : regardez ce que nous sommes tous en train de créer,<br />
dans de telles conditions. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 87
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RAPHAEL GAILLARDE/G<strong>AM</strong>MA RAPHO
dialogue<br />
PATRICK<br />
CH<strong>AM</strong>OISEAU<br />
« FAIRE DE SA<br />
VIE UNE BEAUTÉ<br />
DANS TOUS LES<br />
SENS DU TERME »<br />
Trente ans après son prix Goncourt pour Texaco, cet écrivain<br />
majeur de la Caraïbe, principalement connu pour son travail<br />
sur la langue créole, interroge la question de la transmission<br />
dans le monde contemporain. propos recueillis par Catherine Faye<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 89
DIALOGUE<br />
Un éclaireur. C’est le mot qui vient<br />
à l’esprit à l’évocation de Patrick<br />
Chamoiseau. En perpétuelle<br />
reconnaissance sur les chemins<br />
de la langue, de l’état poétique<br />
et de la mémoire, ce natif de<br />
Martinique explore sans trêve<br />
les tissus de l’humain, la texture<br />
du monde. Sa douceur, que l’on<br />
pourrait qualifier de primordiale,<br />
répond inlassablement à ce sourire qui le caractérise. Comme<br />
une révérence joyeuse, un combat paisible, pour nous dire l’intime<br />
et le politique, la pensée et les émotions, dans des textes<br />
inclassables, à la fois sensibles et puissants. Une manière d’aller<br />
au rêve et d’élargir nos horizons. Maintes fois récompensé, cet<br />
écrivain engagé dans de grandes causes humanitaires, dont la<br />
reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité,<br />
s’est essayé à tous les genres. Si son premier roman, Chronique<br />
des sept misères, témoignait, en 1986, de la destruction d’une<br />
culture par l’irruption du rationalisme, Le Vent du nord dans<br />
les fougères glacées, paru en octobre dernier, se lance sur les<br />
traces improbables du dernier conteur créole. Dans ce récit d’un<br />
convoi en marche vers les mornes, où s’est retiré le maître de la<br />
parole, il sonde les secrets de l’invisible, le mystère de l’esprit de<br />
création. Un cheminement initiatique, à l’aune d’une quête de<br />
connaissance et d’une véritable rencontre esthétique. Où l’état<br />
poétique devient la clé. Rencontre.<br />
<strong>AM</strong> : Qu’avez-vous gardé des choses de l’enfance ?<br />
Patrick Chamoiseau : Tous les artistes ont gardé de<br />
manière très active des dimensions fondamentales de l’enfance.<br />
Leur cheminement psychoaffectif est toujours singulier. C’est ce<br />
que j’appelle un état poétique, c’est-à-dire une capacité d’interrogation,<br />
de curiosité, d’émerveillement. De révérence, dirais-je,<br />
envers ce qui existe. Rester du côté poétique est une vertu que<br />
l’on peut cultiver, en ne rompant pas avec l’enfant que l’on a<br />
été. Dans Antan d’enfance, Chemin d’école et À bout d’enfance,<br />
j’explique pourquoi je suis devenu écrivain, et non philosophe,<br />
musicien ou dessinateur de bande dessinée, car j’avais mille<br />
projets dans la tête. D’abord, je me suis trouvé embarrassé entre<br />
une langue créole, qui constituait la base de mon imaginaire<br />
sensible, et le français, que je découvrais à l’école, avec la civilisation<br />
occidentale. Cette tragédie linguistique est à la base de<br />
ma sensibilité. Par ailleurs, j’étais le dernier d’une famille de<br />
cinq enfants, avec une frustration et un état désirant, comme je<br />
l’appelle, qui s’accompagnaient de longues périodes de solitude.<br />
C’est là qu’une intériorité s’est développée. J’ai le souvenir d’un<br />
enfant hypersensible et émotif, très observateur des forces de<br />
l’invisible et de la nuit, puisque j’ai été très tôt réceptif au monde<br />
des contes créoles. Aujourd’hui, je suis à la fois éloigné de cet<br />
enfant et, en même temps, très proche de lui par ce que j’appelle<br />
« l’athlétisme émotionnel, sensitif et imaginatif ».<br />
« L’état poétique<br />
est une capacité<br />
d’interrogation,<br />
de curiosité,<br />
d’émerveillement.<br />
De révérence envers<br />
ce qui existe. »<br />
Y a-t-il un épisode déterminant par lequel<br />
vous êtes entré dans le monde des livres ?<br />
À l’époque, comme nous n’avions pas de bibliothèque, ma<br />
mère cachait les livres dans une caisse de pommes de terre. Elle<br />
y entassait tous les prix d’excellence rapportés par mes frères<br />
et sœurs : de beaux ouvrages illustrés. Peu lettrée, elle avait un<br />
rapport à l’école et aux livres très sacralisé. Elle voulait que ses<br />
enfants réussissent. Le livre était l’objet même de la base de la<br />
connaissance. Un jour où j’étais seul à la maison, j’ai découvert<br />
cette boîte à trésors. J’ai ouvert le premier livre, au-dessus de la<br />
pile, et je me suis plongé dans les illustrations, car je ne savais<br />
pas lire. C’était Alice au pays des merveilles. Dès lors, les livres<br />
sont devenus mes amis de solitude, je trouvais du plaisir dans<br />
leur compagnie, et dès que j’ai eu accès à la lecture, ils sont<br />
devenus déterminants. Le grand classique de Lewis Carroll m’a<br />
donné la clé du merveilleux des contes créoles. Germinal, de<br />
Zola, m’a ouvert les yeux sur ma propre réalité familiale, le côté<br />
social, les petites gens, les petits héroïsmes. La Trilogie marseillaise,<br />
de Pagnol, m’a apporté une dimension que l’on trouve chez<br />
le conteur créole des plantations esclavagistes : le rire et l’ironie.<br />
Enfin, je lisais tout ce que ma mère rapportait à la maison :<br />
romans-photos, policiers, romans d’amour, agendas, magazines.<br />
Ma formation littéraire a donc été spontanée. Sans hiérarchie.<br />
À quel moment devenez-vous un écrivain ?<br />
Le passage à l’écriture s’est fait simplement, à travers l’admiration<br />
et le mimétisme. Dans mes rédactions, je « faisais » du<br />
Lamartine, du Pagnol… Jusqu’à ce que je prenne enfin mon<br />
autonomie. Et que je trouve ma vraie parole. Et puis, je déclamais,<br />
surtout La Légende des siècles, de Victor Hugo. C’est de là<br />
que me vient cette cadence en alexandrins dans mes textes.<br />
Mais j’ai beaucoup tardé avant de dire : je suis écrivain. J’avais<br />
un tel émerveillement pour ce qui avait déjà été fait en littérature<br />
que j’avais du mal à m’inscrire dans cette tradition-là. Je me<br />
déclarais plutôt marqueur de parole ou guerrier de l’imaginaire,<br />
pour resituer un petit peu mon travail dans une réalité créole<br />
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JEAN-PHILIPPE BALTEL/OPALE.PHOTO<br />
américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux.<br />
Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière<br />
d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs<br />
toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la<br />
musique. C’est très fort, très puissant en moi.<br />
D’où écrivez-vous ?<br />
Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche<br />
à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon<br />
grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques<br />
que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la<br />
fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de<br />
Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de<br />
fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant<br />
du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la<br />
poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour<br />
au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme,<br />
de la colonisation, de la minoration<br />
de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait<br />
ma négritude que mon écriture est<br />
devenue plus consciente, en signant le<br />
point de départ d’une activité artistique<br />
plus proche des réalités. Mais le point<br />
le plus déterminant a été la rencontre<br />
avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout<br />
le reste : l’univers que j’explore, mon<br />
esthétique, ma boîte à outils en ce qui<br />
concerne la pratique littéraire.<br />
Dès lors, à qui vous adressez-vous ?<br />
J’écris pour moi-même, c’est mon<br />
lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre<br />
d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui,<br />
je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est<br />
la clé. L’écriture m’a permis de clarifier<br />
un certain nombre de désordres émotionnels,<br />
de sensibilités, d’images qui<br />
me traversaient l’esprit, tout une activité<br />
intérieure, assez chaotique, que<br />
j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert<br />
généralement à explorer une question que je me pose. Et comme<br />
ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain,<br />
elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à<br />
mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour<br />
avancer dans leur propre expérience.<br />
Vous dites que l’instant création demande<br />
une catastrophe inaugurale. À quel moment<br />
l’écrivain est-il au bord de la falaise ?<br />
L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence<br />
à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie,<br />
voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette<br />
résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car,<br />
comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain<br />
ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.<br />
Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà<br />
été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là.<br />
Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment<br />
catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait<br />
qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait<br />
un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache.<br />
Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe<br />
quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre<br />
ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une<br />
forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de<br />
libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps<br />
et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant<br />
création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense.<br />
William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à<br />
l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme<br />
lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage<br />
Aux côtés de l’écrivaine Gisèle Pineau et du penseur Édouard Glissant, en 2009.<br />
qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années,<br />
on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu.<br />
Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ?<br />
Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image,<br />
une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très<br />
clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand<br />
j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu<br />
dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a<br />
ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux<br />
de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail,<br />
il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train<br />
d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale.<br />
C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de<br />
ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible,<br />
l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 91
DIALOGUE<br />
le dit Kundera : « Les romanciers qui sont plus intelligents que<br />
leur œuvre devraient changer de métier. » Alors, c’est cela le<br />
propre de l’œuvre d’art : elle n’apporte pas de réponse, mais<br />
ouvre des fenêtres sur la complexité des situations existentielles<br />
et les états du monde.<br />
Gilles Deleuze a dit : « Seul l’acte de résistance<br />
résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre<br />
d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. »<br />
Que pensez-vous de cette réflexion ?<br />
Cela rejoint tout à fait la situation esclavagiste. Une période<br />
où le monde ancien allait se déchirer et où l’on allait voir triompher<br />
le capitalisme-monde, sous les valeurs de la colonisation,<br />
de l’esprit de conquête, de domination, d’exploitation de l’humain<br />
et de la nature. C’est une période très intéressante, parce<br />
que c’est un moment fondateur, exactement comme ce que<br />
nous vivons aujourd’hui. Au temps de l’esclavage, de cette déshumanisation<br />
profonde, il y avait la révolte, la résistance des<br />
nègres marrons, mais également ceux qui ne quittaient pas la<br />
plantation et qui pratiquaient une sorte de marronage profond,<br />
par la créativité. Celui qui va assumer<br />
ce combat, c’est le conteur. Lorsqu’un<br />
Africain arrive dans une plantation, il<br />
trouve la langue de l’esclavage, celle<br />
qu’il doit apprendre pour exécuter les<br />
ordres et accepter la vie dans laquelle on<br />
le plonge. Cette langue est une arme de<br />
domination. Une mort symbolique. Mais<br />
le conteur va l’utiliser pour contester et<br />
résister de manière secrète, profonde.<br />
Par la puissance de sa création, par<br />
laquelle il est plus facile de s’opposer à<br />
l’ordre esclavagiste, le créole va devenir<br />
une langue vivante, à travers laquelle le<br />
captif peut se réhumaniser.<br />
Bibliographie<br />
sélective<br />
◗ Le Vent du nord<br />
dans les fougères<br />
glacées, Seuil (2022)<br />
◗ Baudelaire jazz,<br />
Seuil (2022)<br />
◗ Texaco, Gallimard<br />
(1992)<br />
En quoi cela rejoint-il ce que nous vivons aujourd’hui ?<br />
Avec l’effondrement de la nature, le changement de métabolisme<br />
de la planète, le basculement de l’imaginaire, plongé<br />
dans l’écosystème numérique, la toute-puissance de l’intelligence<br />
artificielle, les progrès de la connaissance du cosmos et<br />
les accélérations technoscientifiques, il faut trouver de nouvelles<br />
voies. Devant tous ces défis, il y a une urgence de transmission,<br />
mais en même temps, une impossibilité de transmission,<br />
puisque notre monde est fini. Reste l’esprit de création, à l’aune<br />
de ce que le conteur véhicule. Qui permet de se dépouiller, de se<br />
débarrasser et de renaître à autre chose. Ce courage existentiel<br />
et esthétique, qui distingue les artistes, est porté par l’état poétique.<br />
Tous les êtres humains ont cette compétence de l’esprit,<br />
mais ils la perdent s’il n’y a pas de stimulation esthétique. Il<br />
est donc important de retrouver le contact avec l’œuvre d’art,<br />
non pas dans la consommation culturelle qui nous caractérise,<br />
mais en retrouvant la métabolisation, qui permet une rencontre<br />
véritable. Ce fameux moment qui déclenche en soi une sorte de<br />
surgissement de la beauté, repousse les limites de ses petites<br />
réalités et refonde les bases de sa sensibilité, de sa conscience, en<br />
augmentant ses capacités de connaissance. Et il faut transmettre<br />
cela immédiatement à nos enfants, qui vont vivre un monde que<br />
nous ne pouvons pas imaginer. Faire de sa vie une beauté dans<br />
tous les sens du terme. C’est ce qu’il y a de plus vital, de plus<br />
essentiel, de plus déterminant pour eux.<br />
Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme<br />
de Herman Melville, répète inlassablement :<br />
« Je préférerais ne pas. » Que vous évoque cette histoire<br />
de désobéissance et de résistance passive ?<br />
Par une simple formule, le<br />
scribe Bartleby se dresse contre<br />
un système. C’est tout le processus<br />
de marronage intérieur, qui<br />
peut se produire face aux normes<br />
qui nous sont imposées. Et qui<br />
peut mener à un effacement de<br />
soi. Il y a d’ailleurs dans l’acte de<br />
création un moment très particulier,<br />
où l’on se reconstruit soimême<br />
et où l’on peut disparaître.<br />
En examinant le processus du système<br />
des plantations et de la traite esclavagiste, j’ai cherché les<br />
premiers créateurs et je me suis demandé si l’esprit de création<br />
ne commençait pas dès le bateau négrier, au moment où tant<br />
d’esclaves, hommes, femmes et enfants, se jetaient par-dessus<br />
bord. Beaucoup avalaient leur langue ou se suicidaient, plutôt<br />
que d’être réduits à ce qui leur était imposé. N’y a-t-il pas là une<br />
sorte de foudre de beauté humaine, qui fait que l’esprit de création<br />
est le lieu même d’une destruction ? Il est en effet possible<br />
que le refus total d’une domination, que la construction de soi,<br />
passe par un anéantissement de soi.<br />
Une photo en noir et blanc d’un paysan tenant en bride<br />
une bête de somme illustre votre dernier ouvrage.<br />
Rien qu’en regardant cette photo, j’ai pu construire l’univers<br />
qui est déployé dans Le Vent du nord dans les fougères glacées. Le<br />
DR<br />
92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
personnage m’a toujours fait penser à un conteur. Un Africain,<br />
donc, peut-être né sur la plantation, et réduit en esclavage. Un<br />
nègre des champs, qui travaille jusqu’au coucher du soleil, et<br />
qui trouve la force de se retrouver avec les autres le soir. Quand<br />
j’ai rencontré les derniers vieux conteurs de Sainte-Marie, en<br />
Martinique, c’étaient des personnages tout à fait ordinaires, des<br />
gens de la campagne, pas spécialement cultivés ni lettrés, au<br />
sens où on l’entend généralement. Mais lorsqu’ils se mettaient<br />
à parler, ils devenaient des géants, des maîtres de la parole.<br />
Avec une puissance, une grâce et une autorité considérable.<br />
Dans le mystère du conteur créole, il y a donc, au départ, l’insignifiance,<br />
la normalité, la surnormalité. Comme cet homme<br />
sur la photo, qui revient de son jardin, comme aurait fait n’importe<br />
quel conteur de la belle époque des veillées mortuaires.<br />
Toute l’année, il plante des ignames, récolte des choux, coupe<br />
de la canne, traîne des mulets, mais pendant qu’il fait tout cela,<br />
contrairement aux autres, il cultive son imagination. Dès que<br />
j’ai su que je voulais explorer la question de la transmission, je<br />
me suis totalement appuyé sur ce personnage pour construire<br />
Boulianno, le vieux conteur. Il était pour moi la quintessence<br />
d’une situation ordinaire dans la vie rurale de la Martinique et<br />
le point de départ de celui qui devient un maître de la parole.<br />
Vous y évoquez la nuit dans les plantations,<br />
comme un espace d’effacement des réalités<br />
et des certitudes encombrantes. Ce n’est qu’à<br />
ce moment-là que le conte peut advenir ?<br />
La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement<br />
que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail<br />
servile et donc dans l’ordre de la domination esclavagiste, alors<br />
que la nuit effaçait la maison du maître, les plantations : on ne<br />
travaillait pas, le maître n’était pas là, on était entre nous. Avec<br />
cet effacement de l’ordre symbolique, l’autre élément important<br />
était la présence de la mort, très fréquente, étant donné<br />
la rudesse du travail. L’irruption de la mort réelle dévoilait la<br />
mort symbolique, dans les consciences individuelles, comme<br />
si l’on déchirait un voile, et on se rendait compte qu’on était<br />
presque déjà mort, qu’on pouvait à tout moment être avalé par<br />
elle. Alors, rassemblés, on se collait les uns aux autres, lors de<br />
grandes veillées pour essayer collectivement de s’opposer à elle<br />
et rester du côté de la vie. Celui qui assumait ce combat, en<br />
captant l’espace de liberté créé par la nuit et en répondant à<br />
l’injonction de la mort symbolique, c’était le conteur. Lorsque<br />
la nuit avait déjà fait la moitié du travail, que l’illusion flottait<br />
dans les grands arbres et que les flambeaux décomposaient les<br />
ombres, l’instant création pouvait se déployer. Et la mort était<br />
vaincue par la puissance du conteur.<br />
Dans Baudelaire jazz, vous écrivez : « Le rythme<br />
est une mesure sans limites. Cette mesure, de la plus<br />
lente à la plus débraillée, ouvre aux démesures. »<br />
À quelles démesures pensez-vous ?<br />
Une création est toujours une démesure. Avec le travail de<br />
Rimbaud, peut-être de Lautréamont, nous voyons bien que la<br />
« La tradition<br />
antillaise disait<br />
qu’on ne pouvait<br />
conter correctement<br />
que la nuit. Le jour,<br />
on était inscrit dans<br />
le travail servile. »<br />
norme poétique a été emportée dans une démesure. Glissant<br />
lui-même disait que la véritable esthétique contemporaine était<br />
une démesure de la démesure. Mais la véritable démesure se<br />
produit dans cette déchirure des bateaux négriers à travers<br />
l’Atlantique, et dans ce que l’on peut appeler l’inhumain dans les<br />
systèmes de plantations. À partir de là, il fallait donc la démesure<br />
de la parole, de la narration des conteurs. Les derniers que<br />
j’ai pu voir en Martinique pouvaient passer des heures et des<br />
heures à parler, dans un fleuve narratif. Un ensemble total, où<br />
ils chantaient, mimaient, maniaient des silences, dansaient, au<br />
son des tambours. Ceci ne correspond pas à l’histoire littéraire<br />
européenne, donc à celle du roman, et rejoint les narrations<br />
primordiales que tous les peuples ont connues. C’est dans cet<br />
esprit que j’ai construit mon dernier livre : un organisme narratif,<br />
qui échappe à la forme et à l’idée que l’on peut se faire du<br />
roman. Dans cet entrelacement d’écriture et d’oralité, j’ai gardé<br />
l’idée de fleuve narratif primordial et de construction complexe<br />
de la narration.<br />
S’il était un espace de la joie, du rire<br />
et du détachement, quel serait-il pour vous ?<br />
Un matin, j’ai eu une expérience un peu extraordinaire, où<br />
l’on se réveille, comme ça, dans un état poétique plus fort que<br />
d’habitude, avec une espèce de gourmandise pour la lumière du<br />
jour ou le paysage qu’on regarde, sensible à cette magnificence.<br />
Et puis, j’ai entendu deux petits oiseaux qui sautillent de branche<br />
en branche, qui ont l’air de se battre et en même temps de chanter.<br />
Il y avait tellement de joie et de bonheur dans ce petit jeu<br />
des oiseaux, que j’ai compris que s’il y avait une angoisse de<br />
vivre, il y avait aussi la joie de la vie. Fondamentalement, la vie<br />
est joyeuse. C’est pourquoi l’esprit de création est une manière<br />
joyeuse d’affronter à la fois l’angoisse de vivre et l’inévitable de<br />
la mort. Cet état poétique est ce que j’appelle la révérence en<br />
face de l’existant. Et je crois que c’est le lieu de la joie. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 93
94 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023<br />
DR
interview<br />
Nnenna Okore<br />
Pour un art<br />
écologique<br />
et social<br />
Professeure en arts plastiques à la North<br />
Park University, à Chicago, et ancienne<br />
élève à l’université du Nigeria, à Nsukka,<br />
du sculpteur ghanéen et figure de proue<br />
de l’art contemporain africain El Anatsui,<br />
Nnenna Okore est née en Australie,<br />
a grandi au Nigeria et vit aux États-Unis,<br />
où elle poursuit une carrière à succès.<br />
Ses pièces et ses installations complexes,<br />
éthérées et colorées sont le produit d’un travail intense sur la<br />
matière et les textures. Pensées pour marquer profondément<br />
les spectateurs, elles parlent du rapport entre la nature et les<br />
êtres humains, avec une perspective afrocentrée, profondément<br />
écologiste et socialement engagée. Ses œuvres figurent dans de<br />
nombreuses collections internationales, notamment celles de<br />
la Banque mondiale, du Newark Museum, de la Fondation Blachère<br />
et de l’ambassade des États-Unis à Abuja. Afrique Magazine<br />
a pu la rencontrer lors de son passage à Paris à l’occasion<br />
Avec sa volonté<br />
de sensibiliser et marquer<br />
profondément le public,<br />
cette artiste nigériane<br />
de renommée internationale<br />
met au cœur de sa<br />
pratique l’environnement<br />
et les relations humaines.<br />
propos recueillis<br />
par Luisa Nannipieri<br />
de la foire d’art contemporain Also Known As Africa (AKAA), en<br />
octobre dernier. Représentée en Europe par l’October Gallery<br />
de Londres, elle a été invitée à réaliser une installation carte<br />
blanche sous les verrières du Carreau du Temple, aux côtés du<br />
maître malien Abdoulaye Konaté. L’occasion pour cette artiste<br />
solaire et déterminée de réaffirmer sa volonté de mettre au<br />
centre de sa pratique les questions environnementales et d’utiliser<br />
son art pour sensibiliser le public.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 95
INTERVIEW<br />
<strong>AM</strong> : D’où vient l’idée de cette carte blanche,<br />
Invasive Micro-organisms ?<br />
Nnenna Okore : Quand on m’a invitée à Paris pour AKAA,<br />
j’ai saisi l’occasion de présenter un travail sur un sujet que les<br />
artistes africains contemporains n’abordent pas beaucoup, c’està-dire<br />
l’omniprésence du plastique dans notre environnement.<br />
Nous avons un vrai problème sur le continent : il est partout,<br />
les déchets envahissent nos quartiers et nos sources d’eau, les<br />
microplastiques finissent dans nos assiettes, et pourtant on n’en<br />
parle pas sérieusement. À Chicago, où je vis, on a des options<br />
pour recycler nos déchets, mais ce n’est pas le cas en Afrique.<br />
La population et l’environnement souffrent de plus en plus à<br />
cause de la présence du plastique, mais aussi à cause des effets<br />
nocifs liés à sa production. Néanmoins, j’ai l’impression qu’on<br />
préfère nier le problème. Les artistes du continent sont souvent<br />
connus parce qu’ils créent des œuvres engagées, qui touchent<br />
à des enjeux sociaux et politiques, mais je remarque qu’ils ne<br />
font qu’effleurer la question écologique – et celle du plastique<br />
en particulier – ainsi que la façon dont ces problèmes impactent<br />
notre quotidien.<br />
Pourtant, un certain nombre<br />
de plasticiens travaillent à partir<br />
de matériaux de récupération.<br />
Ce n’est pas une façon d’aborder<br />
le problème ?<br />
C’est vrai qu’il y a une tendance à<br />
travailler sur les matières. Beaucoup<br />
d’artistes sont conscients des problèmes<br />
écologiques, et donc adeptes du recyclage.<br />
Déjà, quand j’étudiais au Nigeria,<br />
on nous incitait à nous servir de ce qui<br />
nous entourait pour réaliser nos créations.<br />
C’est ma rencontre à l’époque avec<br />
El Anatsui qui m’a d’ailleurs poussée à<br />
voir à quel point les éléments de mon<br />
quotidien pouvaient faire partie intégrante<br />
des œuvres d’art. Mais la réalité<br />
est que la plupart utilisent des matières<br />
de récupération pour parler d’autres<br />
sujets. Ils ne mettent pas les enjeux liés<br />
aux changements climatiques au centre<br />
de leurs discours. Mon approche est différente,<br />
car je veux me confronter directement à cette problématique<br />
et provoquer une prise de conscience dans le public.<br />
Dans ce cas, avec Invasive Micro-organisms, j’ai voulu créer un<br />
parallélisme entre le plastique qui est omniprésent dans nos<br />
vies, se répand partout en polluant notre environnement, et<br />
un micro-organisme qui remplit tous les espaces vides, comme<br />
un nuisible envahissant. J’ai réalisé l’installation avec des sacs<br />
plastiques qui traînaient à la maison : j’en avais tellement que<br />
je n’ai pas dû aller chercher plus loin pour compléter l’œuvre !<br />
Je tenais également à être présente à Paris pour pouvoir parler<br />
« J’aimerais<br />
que les<br />
institutions<br />
culturelles<br />
donnent<br />
plus de place<br />
aux œuvres<br />
inclusives et<br />
interactives. »<br />
de ce projet avec le public et les autres artistes, pour provoquer<br />
des réactions, stimuler le débat. Je crois que j’ai en partie<br />
atteint mon objectif.<br />
Alors que vous êtes connue pour votre travail<br />
avec les matériaux naturels, c’est un peu étonnant<br />
de voir que l’une de vos œuvres est faite<br />
de plastique. Comment évolue votre pratique ?<br />
Je pars toujours du principe que mes œuvres doivent avoir<br />
un impact sur les spectateurs. Ma façon de travailler évolue<br />
constamment, mais j’ai toujours une approche visuelle, qui met<br />
l’accent sur la texture de mes créations. Que ce soit à partir<br />
d’argile, de corde, de toile de jute ou de bâtons et papier, j’utilise<br />
des procédés qui me permettent de créer des œuvres abstraites<br />
mais avec une touche théâtrale qui attire et interpelle le spectateur.<br />
J’ai l’habitude de manipuler beaucoup les matières, de les<br />
coudre, les tisser, les tordre, pour redonner de la valeur à ce qui<br />
a été laissé à l’abandon ou considéré comme un déchet. J’aime<br />
aussi expérimenter avec de nouveaux matériaux. À terme,<br />
je voudrais par exemple utiliser du bioplastique fait avec des<br />
déchets alimentaires pour créer des objets concrets, que les personnes<br />
peuvent manipuler. Mais j’en suis<br />
encore au stade de recherche : chez moi, je<br />
fais des expériences avec des déchets organiques,<br />
comme des bananes ou des fruits<br />
rouges, pour créer des formes et des couleurs,<br />
des pigments naturels à utiliser dans<br />
mes nouveaux projets. Je crois que c’est<br />
important pour les artistes de s’interroger<br />
sur l’impact de notre pratique sur l’environnement.<br />
On a l’habitude d’employer des<br />
peintures et teintures toxiques, alors qu’on<br />
pourrait développer des outils eco-friendly,<br />
efficaces et naturels.<br />
Le fait d’utiliser de la matière<br />
organique pour des œuvres<br />
ne les rend-il pas trop fragiles ?<br />
Je ne crois pas qu’une œuvre d’art doive<br />
forcément durer éternellement. Nos vies<br />
sont courtes, et l’art doit aussi faire partie<br />
de ce cercle de la vie. Je conçois le travail<br />
artistique comme une partie intégrante de<br />
la façon dont nous vivons nos existences,<br />
qui sont éphémères. Beaucoup de mes sculptures évoquent des<br />
fleurs ou des plantes et renvoient directement à cette idée. Elles<br />
paraissent fragiles, mais elles ne le sont pas tant que ça. C’est<br />
aussi parce que j’aime l’idée que les spectateurs puissent interagir<br />
avec les objets que je crée. Mes installations, par exemple,<br />
sont immersives. Je mélange les odeurs, les sons, les vidéos<br />
et les lumières, et j’adore quand le public a la possibilité de se<br />
déplacer physiquement dans l’une elles. Parce que cela crée une<br />
connexion avec l’art et pousse à apprendre des choses à travers<br />
l’expérience sensorielle. J’aimerais que les institutions culturelles<br />
96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Son installation<br />
carte blanche,<br />
Invasive<br />
Micro-organisms,<br />
exposée à l’AKAA,<br />
à Paris, en octobre<br />
dernier.<br />
XAVIER RANDRIA/AKAA - JONATHAN GREET/COURTESY OCTOBER GALLERY<br />
donnent plus de place aux œuvres inclusives et interactives, car<br />
cela laisse une trace sur le spectateur et facilite les changements<br />
de mentalité, ce qui devrait être l’un des objectifs de l’art.<br />
Parmi vos dernières installations en Europe,<br />
on retrouve And the World Keeps Turning, présenté<br />
en 2021 à la Triennale de Bruges. Vous avez<br />
investi le Poertoren pour en faire une métaphore<br />
du temps qui passe…<br />
Quand j’ai été sélectionnée, les organisateurs m’ont invitée<br />
à choisir un élément du paysage de la ville pour le transformer<br />
en œuvre d’art. Le thème de la Triennale était « Trauma », l’interprétation<br />
était libre, mais il fallait utiliser des matériaux résistants,<br />
parce qu’il s’agissait d’une installation en extérieur qui<br />
allait rester sur place pendant des mois. J’ai commencé à réfléchir<br />
à l’histoire du pays et de la ville, du Moyen-Âge à l’époque<br />
moderne, jusqu’au présent, et je me suis rendu compte que je<br />
voulais capturer l’histoire sombre de la Belgique. Par contraste<br />
avec la période coloniale et postcoloniale, depuis le tournant du<br />
siècle, le pays a réussi à se construire une très bonne réputation,<br />
celle d’une nation pacifique et tranquille. C’est une évolution<br />
qui m’a interpellée. Mais je voulais également faire référence<br />
au savoir-faire manuel des femmes, qui sont connues pour leurs<br />
magnifiques dentelles. J’ai donc décidé d’habiller le bâtiment<br />
et d’en faire un point de repère dans la cité pour, d’un côté,<br />
évoquer les cycles de l’histoire et, de l’autre, rappeler aux gens<br />
la beauté de ces tissus traditionnels. Les formes entrelacées sont<br />
une référence à l’idée de communauté et d’interconnexion entre<br />
les êtres humains, qui est récurrente dans mon travail. Nous<br />
sommes tous embarqués ensemble dans ce voyage à travers le<br />
temps et les tournants de l’histoire.<br />
Vos œuvres sont exposées en Europe, en Australie,<br />
aux États-Unis, et bien sûr en Afrique. Vous avez<br />
notamment participé à « The Invincible Hands »,<br />
la première exposition du musée Yemisi Shyllon<br />
de Lagos, dédiée aux Nigérianes dans l’art, en 2021.<br />
Avez-vous de nouveaux projets sur le continent ?<br />
Ci-dessous,<br />
Ethereal Beauty,<br />
2017.<br />
Nous en sommes encore au stade d’ébauche et de recherche<br />
de financement, mais la fondatrice de l’organisation ARTPORT_<br />
making waves m’a proposé de participer à « We Are Ocean » et à<br />
une résidence au Nigeria : avec le soutien des Nations unies, ce<br />
projet vise à sensibiliser le public sur les conséquences des activités<br />
humaines et du réchauffement climatique sur les océans<br />
à travers l’art. Elle collabore déjà avec plusieurs organisations<br />
et artistes autour du globe, et c’est un projet qui résonne avec<br />
mon engagement pour l’environnement. Du coup, je me prépare<br />
à mettre en place des ateliers artistiques et des interventions au<br />
Nigeria. L’idée est de cibler un public jeune et les communautés<br />
qui vivent à côté de l’océan afin de réfléchir avec eux sur la<br />
façon dont les changements climatiques impactent sur ce dernier<br />
et sur leur propre vie. En même temps, nous créerons des<br />
œuvres éthiques, avec des matériaux sourcés dans les rivières<br />
ou l’océan, pour stimuler les observateurs à se pencher sur les<br />
questions liées à l’eau et à la montée des eaux. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 97
LE DOCUMENT<br />
La grande aventure<br />
du café équitable<br />
Révolté par la misère des petits producteurs, Jean-Pierre<br />
Blanc fondait il y a trente ans la SOCIÉTÉ MALONGO.<br />
Il raconte cette épopée dans un beau livre, préfacé<br />
par l’académicien Jean-Christophe Rufin. par Cédric Gouverneur<br />
Tout commence en 1992<br />
dans l’État d’Oaxaca, au sud<br />
du Mexique. Jean-Pierre<br />
Blanc est en voyage de<br />
prospection, à la recherche<br />
de nouveaux terroirs de café.<br />
Dans la sierra, il rencontre<br />
« el Padre » Frans van der Hoff,<br />
un « curé rouge » néerlandais<br />
qui aide les paysans amérindiens à s’organiser en<br />
coopératives afin de mieux négocier le prix d’achat<br />
de leur café face aux bien nommés « coyotes », des<br />
grossistes sans scrupule. Van der Hoff a fondé en<br />
1988 le label Max Havelaar (du nom du héros d’un<br />
roman anticolonial très célèbre au Pays-Bas) : l’idée<br />
est de sensibiliser les consommateurs européens à<br />
la situation sociale des paysans des États du Sud,<br />
et de les convaincre d’acheter leur café un peu plus<br />
cher pour que ces derniers puissent vivre dignement<br />
de leur travail, qu’ils ne soient plus victimes des<br />
cours mondiaux et de la spéculation. Révolté par<br />
leur misère, Jean-Pierre Blanc est aussitôt séduit : le<br />
café équitable Malongo était né. Ces trois dernières<br />
décennies, ses coopératives ont essaimé un peu partout<br />
en Amérique latine, en Asie… et en Afrique, de Sao<br />
Tomé aux Grands Lacs, en passant par l’Éthiopie<br />
(où la région de Kaffa a donné son nom au café).<br />
Dans la préface de Voyages aux pays du café, illustré<br />
par les photos d’Erick Bonnier, Jean-Christophe Rufin,<br />
académicien et ancien ambassadeur de France au<br />
Sénégal, explique que « le génie de van der Hoff » a été<br />
« de changer radicalement d’échelle ». Le café équitable<br />
Voyages<br />
aux pays<br />
du café,<br />
Jean-Pierre<br />
Blanc,<br />
éditions Erick<br />
Bonnier,<br />
308 pages,<br />
35 €.<br />
n’est plus seulement dans les rayons de petites boutiques<br />
fréquentées par des tiers-mondistes convaincus,<br />
mais « dans les temples même du capitalisme », dans<br />
les supermarchés, auprès du grand public : « Sacré Padre<br />
van der Hoff ! La révolution, ce sera pour une autre<br />
fois. Pourtant, avec Malongo, il a changé le monde. »<br />
Malgré ses succès et des centaines de milliers de<br />
paysans extirpés de la misère, « le commerce équitable<br />
est en danger », met en garde Jean-Pierre Blanc. La<br />
filière est en quelque sorte victime de sa popularité.<br />
« Tous les grands groupes font de l’environnement et<br />
du social sur le papier », dans ce qui s’avère « un océan<br />
de greenwashing » : « La tentation est grande pour les<br />
politiques d’assouplir le cahier des charges du label<br />
commerce équitable afin de satisfaire les entreprises qui<br />
veulent s’offrir une belle vitrine sans les contraintes. »<br />
Et parce que celui-ci s’oppose au capitalisme sauvage,<br />
DR<br />
98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Une femme<br />
tri les cerises de café,<br />
au Burundi.<br />
ERICK BONNIER<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 99
LE DOCUMENT<br />
ses engagements sont, effectivement, contraignants :<br />
des prix rémunérateurs pour les paysans, le versement d’un<br />
montant supplémentaire pour financer des projets (éducatifs<br />
et sociaux), l’autonomie des producteurs, la transparence<br />
et la traçabilité de la filière, la valorisation des modes<br />
de production agricole respectueux de l’environnement<br />
et de la biodiversité, comme l’agroécologie. Certains<br />
« pseudo-labels », dénonce le fondateur de Malongo, se<br />
sont éloignés de ces règles strictes, pour se contenter de<br />
coller une jolie étiquette verte sur un paquet de café. L’un<br />
de ces labels a même curieusement établi son siège social<br />
dans l’État américain du Delaware, un paradis fiscal… ■<br />
Extraits<br />
Le caféier<br />
Les caféiers sont des arbustes de la vaste famille<br />
des rubiacées (gardénias, quinquinas, garance…) qui<br />
croissent dans les sous-bois des forêts tropicales humides<br />
entre les deux tropiques du Cancer et du Capricorne. Elles<br />
sont adaptées pour y capter un maximum de lumière<br />
à l’ombre d’arbres bien plus grands de 20 mètres à 30<br />
mètres. D’où l’importance à l’échelle de la planète de la<br />
sauvegarde des zones caféières, car ce couvert forestier<br />
permet de maintenir une importante biodiversité.<br />
Il existe environ 70 espèces de coffea. Mais seulement<br />
deux ont un intérêt commercial : coffea arabica et coffea<br />
canephora. L’espèce arabica regroupe de nombreuses variétés<br />
botaniques (bourbon, typica, catura…). L’espèce canephora<br />
est représentée par une variété principale, le robusta,<br />
35 % de la production mondiale, contre 65 % à l’arabica.<br />
Le premier pousse au niveau de la mer, entre zéro et 600<br />
mètres d’altitude, le second s’épanouit en montagne à une<br />
altitude de 800 mètres à 2 000 mètres. Le café est cultivé<br />
sur plus de 10,3 millions d’hectares dans plus de 60 pays.<br />
L’île chocolat<br />
La luxuriance des voûtes tropicales et l’épaisseur de la<br />
végétation rendent la progression délicate. Autour, ce sont<br />
plus de 50 000 hectares qui forment l’une des plus étonnantes<br />
réserves naturelles de toute l’Afrique. Orchidées, insectes,<br />
chauves-souris, singes, c’est la faune et la flore habituelle<br />
des zones tropicales qui s’agitent en un concert de bruits<br />
étranges auquel se mêlent les aboiements des chiens jaunes.<br />
Monte Café, malgré les conditions très dures dans lesquelles<br />
vivent les caféiculteurs, produit des merveilles. Bien arrosés,<br />
les sols volcaniques sont particulièrement fertiles pour ce<br />
breuvage. Alfred Conesa, spécialiste français, y a découvert<br />
des variétés très anciennes d’arabicas, comme le bourbon<br />
rouge, le bourbon jaune ou le typica. Seulement voilà, la petite<br />
dizaine de plantations toujours en activité compose désormais<br />
un patrimoine architectural baroque et moisi. Un véritable<br />
trésor en sommeil auquel s’intéresse l’Unesco. À l’aide<br />
d’institutions internationales, j’ai entrepris de m’engager<br />
dans le redémarrage de l’exploitation de ce patrimoine<br />
d’une grande valeur en 2010. Le tout avec un mode de culture<br />
biologique et équitable afin de contribuer au renouveau<br />
économique de la région et de redonner un souffle de vie<br />
à des générations d’agriculteurs. Des structures coopératives<br />
autonomes sont montées, une filière entière renaît autour<br />
de la production d’un café engagé dans la qualité et le respect<br />
des normes biologiques. Tout l’enjeu est de former ces ouvriers<br />
agricoles pour qu’ils maîtrisent de bout en bout la chaîne<br />
de transformation du café. Deux dépulpeurs de 40 kg chacun<br />
sont rapatriés du Mexique, les fermentations s’effectuent<br />
au départ dans des bassins. Puis des claies sont construites<br />
pour le séchage. Il faudra attendre un an pour récolter les<br />
premiers 85 kg de café d’exportation. Un cru de caractère,<br />
rond et complet, au corps exceptionnel. Une première victoire<br />
puisque Sao Tomé n’avait pas exporté de café depuis les<br />
années 70. Entre savane et forêt tropicale, tout un univers<br />
caféier est en pleine réhabilitation. Les usines de traitement<br />
du café, avec une tonne de café annuelle, sortent de l’ornière.<br />
Certes, la production n’est plus que l’ombre d’elle-même,<br />
puisqu’elle a culminé parmi les tout premiers rangs mondiaux,<br />
mais la qualité demeure. Le café de Sao Tomé a été longtemps<br />
l’un des plus réputés et c’est sa valeur ajoutée qui pourrait<br />
bien sauver l’île du marasme économique qui la menaçait.<br />
Les grands arabicas<br />
Si les hommes font tant d’efforts pour tirer de la terre<br />
ce café en particulier, c’est que la nature de cette région située<br />
à l’ouest du lac Tanganyika est particulièrement fertile et<br />
propice à sa culture. En raison du passé volcanique des lieux,<br />
les sols regorgent de fer et de minéraux utiles pour les plants.<br />
Le climat est fait pour le café : il pleut en moyenne 1 300 mm<br />
d’eau par an et l’altitude comprise entre 1 650 mètres et<br />
1 950 mètres sied parfaitement aux pieds de bourbon et de blue<br />
mountain. Le Congo a donc tous les attributs pour produire<br />
un café de la meilleure qualité. D’autant que toutes les étapes<br />
de sa fabrication sont réalisées à la main, de la cueillette<br />
grain par grain, au lavage, au séchage, jusqu’au tri. Arômes<br />
corsés, légère amertume, les grains locaux ont une bonne<br />
réputation à l’export. Ce n’est qu’au début des années 70<br />
que certains producteurs commencent à s’organiser pour<br />
exporter la production. Habitués jusque-là surtout à cultiver<br />
une petite production vivrière, ils découvrent dix ans plus<br />
tard Max Havelaar et le commerce équitable. Au moment<br />
où les cours s’effondrent, dans les années 1988-1990, les<br />
100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
ERICK BONNIER<br />
plantations disparaissent par dizaines dans le pays. Seules<br />
celles dont les revenus sont garantis par le café du commerce<br />
équitable peuvent survivre.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Comme tout grand produit, le café du parc des Virunga<br />
mérite l’énorme labeur qu’il exige. Avant de frapper à la porte<br />
de la grande distribution et mettre dans les rayons les boîtes<br />
de café « Congo Virunga » arborant une tête de grand singe,<br />
totem des espèces menacées d’extinction, des années se sont<br />
écoulées, pour que nous puissions garantir la qualité, mais<br />
aussi la quantité et la régularité des approvisionnements.<br />
Pour cela, l’acheminement est le nœud gordien, en<br />
particulier au Nord-Kivu qui ne dispose pas de port<br />
maritime à proximité. La voie terrestre, avec tous les<br />
aléas que l’on connaît surtout dans des pays instables,<br />
est la seule solution pour atteindre le premier port ;<br />
les camions doivent traverser l’Ouganda, puis le<br />
Kenya, une mission à haut risque pavée d’imprévus<br />
et de retards. C’est une filière qui demande beaucoup<br />
d’investissement et de travail, mais le jeu en vaut la<br />
chandelle, pour obtenir un grand cru qui régale les<br />
amateurs de café. Rond, harmonieux, bien charpenté,<br />
avec du corps, très aromatique, il a une typicité unique<br />
comme un grand vin. Un café haut de gamme à n’en<br />
pas douter, dont la valeur gustative joue à égalité<br />
avec l’importance des enjeux environnementaux et<br />
humains qu’il défend. Garantir une filière café, cela<br />
implique aussi d’anticiper le changement climatique,<br />
l’autre donne que nul ne peut ignorer, au cœur de<br />
laquelle la question de l’eau est vitale. Raison pour laquelle<br />
nous engageons un programme d’adduction d’eau pour les<br />
stations de lavage et pour l’usage domestique. La production<br />
est bien en place, charge à nous de continuer à assurer la<br />
pérennité des coopératives et à travers elles, celle du parc des<br />
Virunga, au cœur d’énormes enjeux financiers, car on sait<br />
que ses sous-sols contiennent du pétrole et du gaz, aiguisant<br />
les appétits des multinationales aux aguets. Elles attendent<br />
la moindre brèche pour faire des forages, sans parler de la<br />
déforestation qui menace et la pression sur les ressources<br />
piscicoles. Notre action sur le terrain permet d’appuyer et<br />
de fortifier les défenseurs du parc et de la biodiversité.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Je m’arrête au bord des champs où un grand nombre de<br />
tables de séchage sur claies supportent des centaines de kilos<br />
de café. Une technique très particulière consistant à trier et<br />
faire sécher les grains de café dépulpés. Après fermentation<br />
au soleil, les femmes éliminent les fruits défectueux, malades<br />
ou pas assez mûrs. Le processus dure trois à quatre semaines<br />
et lorsque le soleil est trop fort, les paysans couvrent les grains<br />
avec des sacs en toile de jute, pour leur conserver un minimum<br />
d’humidité et les protéger des rayons. Cela donne un café<br />
parche blanc, uniforme, sans craquelures, qui a désormais fait<br />
son chemin aux quatre coins du globe. Mais beaucoup reste<br />
à faire, quand on sait que seulement 40 % des plantations<br />
de café demeurent en activité dans le pays et que le tonnage<br />
de la production nationale a drastiquement chuté en dix<br />
ans. C’est en tout cas Zac Nsenga, ambassadeur du Rwanda<br />
aux États-Unis, qui résume le mieux les enjeux du café pour<br />
son pays, lorsqu’il affirme : « Plus vous consommez du café<br />
rwandais, plus vous donnez d’espoir au Rwanda. Ce qui le rend<br />
si spécial, c’est à la fois sa qualité et l’histoire qu’il raconte ».<br />
Séchage du café en parche, à Irgachefe, en Éthiopie.<br />
Terre d’origine<br />
Une légende tenace assure que c’est un animal,<br />
vraisemblablement une chèvre, qui aurait découvert le<br />
café. Un berger appelé Kaldi, étonné que ses chèvres soient<br />
aussi excitées après avoir mangé de drôles de baies, aurait<br />
essayé à son tour. Musulman, originaire du village de Kaffa<br />
(d’où le nom de café), il aurait confié à des religieux avoir<br />
trouvé un moyen miraculeux pour rester éveillé toute la<br />
nuit pour prier. Le chemin parcouru par le kahoua jusqu’au<br />
« petit noir » des zincs parisiens reste pavé de mystères et<br />
de zones d’ombre. À l’état sauvage, les premiers plants<br />
de café auraient été localisés au sud de l’Éthiopie, dans<br />
la région de Sidamo, bien que certains assurent qu’ils<br />
proviendraient du Yémen. Mais il y aurait confusion avec<br />
la découverte de la torréfaction qui, elle, serait due à deux<br />
moines yéménites, Sciadli et Aydrus. Chargés de récolter<br />
le café, ils en reviennent avec leurs grains détrempés par<br />
une forte pluie. Pour les faire sécher, ils allument un feu.<br />
De retour de la prière, ils les découvrent rôtis et dégageant<br />
une odeur que nous connaissons tous aujourd’hui. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 101
BUSINESS<br />
Interview<br />
Arthur<br />
Woniala<br />
Des obligations<br />
vertes pour<br />
le Gabon<br />
Dakar au club<br />
des producteurs<br />
de gaz<br />
Des marchés<br />
financiers<br />
attractifs<br />
Les banques<br />
africaines face<br />
à la conjoncture<br />
Le biogaz, une<br />
promesse encore<br />
peu exploitée<br />
Cuisiner avec ce gaz combustible permet non seulement de valoriser<br />
les déchets mais également de se passer du charbon de bois, facteur<br />
de déforestation et de pollution. À travers le continent, quelques pionniers<br />
se sont lancés dans l’aventure, avec succès. par Cédric Gouverneur<br />
Comprendre le biogaz<br />
et ses enjeux nécessite<br />
quelques explications<br />
techniques. Le processus de<br />
biométhanisation est simple : les déchets<br />
(déjections, compost de végétaux,<br />
ordures ménagères, etc.) fermentent<br />
dans une cuve, le biodigesteur. En<br />
l’absence d’oxygène (un milieu dit<br />
« anaérobie »), les bactéries y prolifèrent.<br />
Elles décomposent la matière<br />
organique. En résultent du biogaz, (un<br />
peu) de CO 2<br />
, ainsi qu’un substrat apte<br />
à servir d’engrais agricole. Précision<br />
d’importance : cuisiner au biogaz ne<br />
dégage pas d’odeur nauséabonde…<br />
En théorie, celui-ci peut être produit<br />
partout où sont rejetés des déchets.<br />
Il faut cependant que leur quantité<br />
soit suffisante pour que le processus de<br />
méthanisation soit rentable : les sources<br />
de biogaz sont donc principalement des<br />
élevages, des exploitations agricoles,<br />
des décharges, des collectivités<br />
(des écoles, des grands immeubles, et<br />
même des prisons). À Fez, au Maroc,<br />
l’Institut de recherche en énergie solaire<br />
et énergies nouvelles (IRESEN) et la<br />
société américaine Ecomed produisent<br />
ainsi, depuis 2015, de l’électricité<br />
à partir des déchets de la ville. Une<br />
centrale de méthanisation de déchets<br />
agricoles est en construction. L’IRESEN<br />
estime que le biogaz pourrait, à<br />
terme, créer plus de 10 000 emplois<br />
dans le pays et faire économiser<br />
8,5 millions de tonnes de CO 2<br />
.<br />
L’Afrique du Sud, confrontée<br />
à une grave crise énergétique [voir<br />
Afrique Magazine n° 434], cherche des<br />
alternatives à ses centrales à charbon,<br />
polluantes et inefficaces. Depuis 2013,<br />
102 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
Sa production<br />
« offre une fenêtre<br />
vers un monde<br />
où les ressources<br />
seraient<br />
continuellement<br />
usées et réutilisées ».<br />
SHUTTERSTOCK<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 103
BUSINESS<br />
l’entreprise Pioneer Plastics Energy<br />
vend aux particuliers un biodigesteur<br />
baptisé « Little Green Monster »<br />
(« petit monstre vert »). Et Le Cap<br />
construit une centrale à biogaz dans<br />
la décharge municipale de Vissershok :<br />
opérationnelle à partir de 2025,<br />
elle pourrait produire, à terme, jusqu’à<br />
9 MW d’électricité. Au Zimbabwe<br />
voisin, la société britannique Pragma<br />
Leaf Consulting planche sur un projet<br />
similaire à la décharge de Bulawayo,<br />
deuxième ville du pays. Autre initiative :<br />
l’entrepreneur somalo-américain<br />
Guled Ahmed a créé une entreprise<br />
de biodigesteurs en fibres de verre,<br />
baptisée Jiko Biogas, afin de fournir<br />
de l’énergie aux camps de réfugiés, avec<br />
le soutien des Nations unies. Il cherche<br />
à associer les producteurs du continent,<br />
pour promouvoir leurs intérêts et<br />
mieux faire connaître leurs solutions.<br />
« Le biogaz se trouve au croisement<br />
de deux défis de la vie moderne :<br />
la gestion de la quantité croissante<br />
de déchets organiques produits par nos<br />
sociétés, et l’impératif de la diminution<br />
des émissions de gaz à effets de<br />
serre », écrit l’Agence internationale<br />
de l’énergie (AIE) dans un rapport<br />
de 2020, Outlook for<br />
Biogas and Biomethane:<br />
Prospects for Organic<br />
Growth. La production<br />
de biogaz « offre une<br />
fenêtre vers un monde<br />
où les ressources seraient<br />
continuellement usées et<br />
réutilisées ». Une fenêtre<br />
où s’entrevoit l’idéal d’une<br />
économie circulaire, où<br />
l’humain réemploie ses<br />
déchets au lieu de puiser<br />
dans ses ressources.<br />
Du 6 au 8 décembre à Kigali,<br />
au Rwanda, se tient justement<br />
le 6 e Forum mondial de l’économie<br />
circulaire, afin de faire le point<br />
sur les solutions en ce domaine :<br />
« Avec la population la plus jeune<br />
Le Rwanda accueillera<br />
début décembre,<br />
à Kigali, le 6 e Forum<br />
mondial de l’économie<br />
circulaire. Ci-contre,<br />
la ministre de<br />
l’Environnement,<br />
Jeanne d’Arc<br />
Mujawamariya.<br />
Malgré de belles<br />
initiatives, son<br />
potentiel demeure<br />
en grande partie<br />
sous-exploité,<br />
sa production<br />
mondiale<br />
représentant<br />
environ 5 % des<br />
capacités globales.<br />
au monde, le continent africain peut<br />
jouer un rôle crucial dans la transition<br />
globale vers la circularité », souligne la<br />
ministre rwandaise de l’Environnement,<br />
Jeanne d’Arc Mujawamariya, sur le<br />
site du Réseau africain<br />
d’économie circulaire,<br />
organisateur de ce<br />
forum avec le soutien<br />
du fonds d’innovation<br />
finlandais Sitra. Face<br />
à la crise climatique et<br />
énergétique, « l’économie<br />
circulaire est plus<br />
pertinente que jamais »,<br />
insiste Jyrki Katainen,<br />
président de ce dernier.<br />
Pourtant, malgré<br />
ces belles initiatives, le<br />
potentiel du biogaz demeure en grande<br />
partie sous-exploité. L’AIE évalue la<br />
production mondiale à 35 millions<br />
de tonnes équivalent pétrole (MTEP),<br />
soit environ 5 % des capacités globales,<br />
estimées à 730 MTEP. « La pleine<br />
utilisation du biogaz pourrait couvrir<br />
environ 20 % des besoins mondiaux<br />
en gaz », insiste l’Agence internationale<br />
de l’énergie. En Afrique, les ressources<br />
potentielles regrouperaient, toujours<br />
selon les calculs de l’AIE, pas moins<br />
de 60 MTEP : 27 MTEP à partir des<br />
déchets agricoles (feuilles, tiges,<br />
racines, etc.), 13 MTEP des déchets<br />
de bois, 11 MTEP des déjections<br />
animales, 8 MTEP des détritus<br />
urbains et 1 MTEP des eaux usées.<br />
Mais les conditions ne sont<br />
visiblement pas encore réunies. Un<br />
exemple : en Éthiopie, le programme<br />
national pour le biogaz, lancé<br />
en 2009 par les autorités fédérales<br />
et l’organisation néerlandaise de<br />
développement SNV, n’a atteint<br />
que 13 000 foyers en une décennie,<br />
autant dire une poignée dans ce<br />
pays de 110 millions d’habitants…<br />
La faute sans doute à un accès limité<br />
J<strong>AM</strong>ES WAKIBIA/SOPA IMAGES/ZUMA/REA<br />
104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
SHUTTERSTOCK (2)<br />
au crédit, les biodigesteurs demeurant<br />
trop chers pour les plus démunis.<br />
Afin de « déverrouiller le potentiel<br />
du biogaz », l’AIE recommande des<br />
« politiques de soutien », notamment<br />
dans la gestion des déchets urbains<br />
et le secteur agricole. D’autant que<br />
selon l’Organisation pour l’alimentation<br />
et l’agriculture (FAO), « deux tiers des<br />
foyers d’Afrique subsaharienne ont pour<br />
principale source d’énergie pour cuisiner<br />
le bois et le charbon de bois », ce qui a des<br />
« conséquences sociales, économiques,<br />
environnementales et sanitaires ». Un<br />
récent rapport du Centre de recherche<br />
forestière internationale pointe le rôle<br />
de « l’agriculture de subsistance, du<br />
ramassage de bois de chauffe et de la<br />
production à petite échelle de charbon<br />
de bois » dans la déforestation. Qui plus<br />
est, la combustion de bois ou de charbon<br />
dans des logis mal ventilés engendre<br />
une pollution en carbone et en particules<br />
fines. Selon un rapport de l’organisation<br />
indépendante américaine Health Effects<br />
Institute (HEI) sur la qualité de l’air<br />
dans le monde publié en avril 2019,<br />
le logement constitue même la première<br />
source de pollution en Afrique<br />
subsaharienne, devant le trafic routier !<br />
Cette pollution domestique serait<br />
responsable d’un décès sur quatre,<br />
s’alarme l’HEI, qui préconise de bannir<br />
le bois et le charbon et de généraliser<br />
l’usage du gaz.<br />
« En Ouganda, 80 000 hectares<br />
sont déboisés chaque année pour la<br />
production de charbon », nous explique<br />
Arthur Woniala [voir son interview pages<br />
suivantes], fondateur de Khainza<br />
Energy, qui a eu l’idée de génie de<br />
vendre aux particuliers des bouteilles<br />
de biogaz remplies chez des exploitants<br />
agricoles partenaires. Le jeune<br />
entrepreneur ougandais nous a précisé<br />
qu’il a justement baptisé son entreprise<br />
du nom de sa mère, asthmatique à force<br />
de cuisiner au charbon de bois… ■<br />
LES CHIFFRES<br />
LE NIGERIA A RÉUNI UN TOTAL<br />
DE 520 MILLIONS DE DOLLARS<br />
POUR TRANSFORMER<br />
SON AGRICULTURE. LE PAYS<br />
ESPÈRE CRÉER « DES MILLIONS<br />
D’EMPLOIS DE QUALITÉ ».<br />
544 millions<br />
de dollars,<br />
soit la somme<br />
obtenue à la COP27<br />
par la Namibie<br />
pour le financement<br />
climatique.<br />
433 millions<br />
de dollars,<br />
soit le montant<br />
du prêt consenti<br />
par le FMI<br />
au Kenya.<br />
2 milliards<br />
de dollars,<br />
soit le montant<br />
du nouveau fonds pour<br />
la reforestation lancé<br />
par la Banque arabe<br />
pour le développement<br />
économique en Afrique<br />
et SouthBridge<br />
Investments.<br />
L’EXPLOITATION DU GAZ<br />
POURRAIT RAPPORTER<br />
JUSQU’À 15 MILLIARDS<br />
DE DOLLARS PAR AN<br />
AU PIB DE LA TANZANIE.<br />
6,5 % du PIB, c’est ce que coûte<br />
la pollution atmosphérique<br />
au continent, selon le centre<br />
américain Health Effects Institute.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 105
BUSINESS<br />
Arthur Woniala<br />
PDG DE KHAINZA ENERGY<br />
« Il faut développer<br />
des campagnes de sensibilisation<br />
sur ses atouts »<br />
Ce jeune ingénieur en mécanique ougandais de 32 ans a fondé en 2016<br />
Khainza Energy, une société de production de biogaz. Il nous raconte<br />
son parcours et les difficultés qu’il a rencontrées. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />
<strong>AM</strong> : Comment est née Khainza Energy ?<br />
Arthur Woniala : J’ai commencé à me pencher<br />
sur le biogaz avec trois amis à l’université de Makéréré<br />
à Kampala, en 2015, alors que j’étudiais les énergies<br />
renouvelables. Par rapport au solaire, à l’éolien et à<br />
l’hydroélectricité, le biogaz me semblait plus simple à<br />
mettre en œuvre. J’ai installé un projet pilote dans ma ville<br />
natale, Mbale, dans l’est de l’Ouganda. Et cela a réussi !<br />
Nous avons donc construit des systèmes pour les maisons<br />
et les fermes. Nous n’avons pas pu obtenir de financement<br />
auprès des banques : les taux d’intérêt sont très élevés<br />
(24 à 30 %) et les délais de remboursement trop courts.<br />
Les processus de négociation des prêts prennent du temps<br />
et sont rattrapés par l’inflation ! Nous avons donc soumis<br />
le projet à Total Ouganda en 2016, qui nous a fourni un<br />
financement d’amorçage d’environ 12 000 dollars, car elle<br />
cherchait des projets de transition énergétique. Khainza<br />
Energy était née ! Au début, nous n’avions qu’une poignée<br />
de clients, car notre installation était assez coûteuse. Mais<br />
l’année suivante, en mettant le biogaz en bouteilles, nous<br />
avons réduit son coût de 500 dollars à… 35 dollars, avec<br />
un prix de recharge de seulement 10 dollars par bouteille !<br />
Hors d’Ouganda, la première institution à s’être intéressée<br />
à nous est britannique : la Royal Academy of Engineering<br />
nous a aidés à obtenir des financements à Londres, au Cap<br />
et à Nairobi. En 2018, Khainza Energy a en outre été finaliste<br />
du prestigieux prix de l’institution, l’Africa Prize. Avec<br />
notre partenaire, l’ONG italienne Fondation AVSI, et grâce<br />
au financement de la Banque africaine de développement,<br />
nous formons 200 jeunes à des projets d’énergie verte.<br />
D’où vient le nom de votre entreprise ?<br />
Dans ma langue natale, le gisu, « Khainza » signifie<br />
« petite personne ou chose ayant un immense potentiel ».<br />
C’est aussi le nom de jeune fille de ma mère, qui était<br />
asthmatique à force de cuisiner au charbon de bois.<br />
Lorsque j’ai terminé l’université, elle a été hospitalisée.<br />
J’étais anéanti. Je ressens un très fort sentiment de<br />
responsabilité : je veux promouvoir le biogaz afin que<br />
les Africains ne cuisinent plus au charbon, très nocif pour<br />
leur santé. Khainza est aussi le prénom de ma fille de 6 ans,<br />
j’espère qu’elle dirigera un jour l’entreprise [sourire] !<br />
Quelle est votre clientèle aujourd’hui ?<br />
Environ 350 ménages, soit 5000 personnes, utilisent<br />
nos bouteilles. Ainsi que deux écoles, dix fermes et trois<br />
instituts professionnels. Une bouteille de 6 kg peut permettre<br />
à une famille de sept personnes de cuisiner un mois et coûte<br />
environ 50 dollars. C’est beaucoup plus propre, sain, et<br />
avantageux que le charbon de bois (qui est désormais très<br />
cher, surtout pendant la saison des pluies). Nous réalisons<br />
un chiffre d’affaires annuel d’environ 55 000 dollars.<br />
106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
DR<br />
Quels sont vos projets ?<br />
Nous sommes convaincus qu’il est possible de<br />
considérablement développer l’adoption des énergies<br />
renouvelables en collaborant avec de jeunes producteurs<br />
pour fabriquer des produits abordables et durables.<br />
Nous travaillons avec plus de 300 jeunes, qualifiés<br />
dans la production et la commercialisation de biogaz,<br />
de briquettes, de réchauds à économie d’énergie et de gaz<br />
de pétrole liquéfié (GPL). Face au succès, nous mettons en<br />
place le Khainza Energy College, afin de former les jeunes<br />
en énergies renouvelables, en agriculture intelligente<br />
face au changement climatique, et en économie verte.<br />
En outre, 85 % de nos ventes sont réalisées en ligne : cette<br />
approche, adoptée en 2020 lors de la pandémie, a entraîné<br />
une baisse des coûts opérationnels. Nous avons lancé<br />
l’application Khainza (pour Android), la première boutique<br />
en ligne africaine de produits de cuisson propre. Nous<br />
produisons environ 5 tonnes de briquettes par semaine.<br />
Comment développer le potentiel<br />
du biogaz sur le continent ?<br />
Les gouvernements doivent travailler avec le secteur<br />
privé dans l’objectif de développer des campagnes de<br />
sensibilisation sur les atouts du biogaz : lorsque les gens<br />
s’impliquent, le coût de son adoption est réduit d’environ<br />
25 %, car ils peuvent fabriquer leurs propres intrants,<br />
tels que les briques. Une politique de gestion et de<br />
collecte des déchets est primordiale. Enfin, nous devons<br />
développer un meilleur mécanisme de financement pour<br />
que les ménages puissent l’adopter plus facilement.<br />
Comment convaincre les gouvernements et institutions<br />
de soutenir le biogaz ? Le Programme de partenariat<br />
pour le biogaz en Afrique (ABPP) a dû fermer en 2019…<br />
Nous avons été très attristés par la fermeture de l’ABPP.<br />
Leur souci était que plus de 40 % des projets soutenus<br />
n’étaient pas opérationnels. Certains des ménages qui ont<br />
reçu les systèmes de biogaz n’en voulaient même pas ! Afin<br />
de convaincre les gouvernements et les instituts de soutenir<br />
« Nous pensons<br />
qu’il est possible<br />
de développer<br />
l’adoption<br />
des énergies<br />
renouvelables<br />
en collaborant<br />
avec de jeunes<br />
producteurs pour<br />
fabriquer des<br />
produits durables<br />
et abordables.»<br />
le biogaz, le secteur privé doit<br />
mener des études de faisabilité<br />
approfondies. Les entreprises<br />
du secteur doivent s’engager<br />
sur la transparence des projets.<br />
Khainza Energy est devenue<br />
la première entreprise de<br />
biogaz en cinq ans en raison<br />
notamment de l’accent que<br />
nous mettons sur le service<br />
après-vente : nous veillons à<br />
rendre visite à tous nos clients<br />
au moins une fois par an.<br />
Les entrepreneurs<br />
doivent-ils s’unir ?<br />
En raison de capacités<br />
limitées et d’un grand potentiel de marché, les entreprises<br />
de biogaz en Ouganda coopèrent déjà entre elles.<br />
Souvent, si une société obtient un client et qu’elle est<br />
occupée, elle fait appel à ses concurrents pour effectuer<br />
l’installation pour gagner du temps : il n’est pas rare de<br />
voir un ingénieur travailler pour 10 entreprises ! Je suis<br />
un bon ami de Guled Ahmed, fondateur de Jiko Biogas,<br />
qui a mis en place des projets brillants en Somalie,<br />
notamment pour les réfugiés. En collaboration avec<br />
l’université de Makéréré, nous envisageons, lui et moi,<br />
une bourse pour les étudiants effectuant des recherches<br />
sur le biogaz. Son équipe fait aussi de l’engrais avec du<br />
lisier [substrat de la fabrication du biogaz, ndlr] : il s’agit<br />
d’un produit révolutionnaire, étant donné qu’en Ouganda,<br />
nous importons deux tiers de notre engrais d’Amérique<br />
du Sud ! Avec Guled et d’autres, nous planchons donc sur<br />
une alliance des acteurs du biogaz en Afrique subsaharienne,<br />
ce qui facilitera notamment le soutien d’organisations<br />
telles que la Banque africaine de développement (BAD).<br />
Nous y travaillons et l’annoncerons en 2023. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 107
BUSINESS<br />
Des obligations<br />
vertes pour le Gabon<br />
Le pays le plus boisé d’Afrique s’apprête à lancer des « green bonds »<br />
afin de financer ses projets hydroélectriques.<br />
Ces instruments financiers<br />
sont exclusivement destinés<br />
à soutenir la transition<br />
écologique.<br />
Akim Daouda, administrateur<br />
directeur général du Fonds<br />
gabonais d’investissement<br />
stratégique (FGIS),<br />
a annoncé fin octobre à l’agence<br />
Bloomberg le lancement par son pays<br />
de « green bonds »: « Nous envisageons<br />
de lancer l’émission d’obligations<br />
vertes d’une valeur comprise entre<br />
100 et 200 millions de dollars pour<br />
financer la construction de centrales<br />
hydroélectriques. Nous allons<br />
d’abord finaliser la vente de 90 millions<br />
de crédits carbone et attendre de<br />
meilleures conditions de marché<br />
avant de lancer l’émission », a-t-il<br />
précisé. Ces crédits carbone pourraient<br />
atteindre la valeur de 2 milliards de<br />
dollars à la revente. Rappelons que<br />
le Gabon est couvert de forêt tropicale<br />
sur 88 % de sa superficie (267 600 km 2<br />
pour moins de 2,3 millions<br />
d’habitants) : véritable puits de carbone,<br />
le pays a absorbé 187 millions de<br />
tonnes de CO 2<br />
entre 2010 et 2018,<br />
selon les calculs de l’initiative<br />
REDD+ (Réduction des émissions<br />
de carbone dues à la déforestation<br />
et à la dégradation des forêts). Le<br />
Gabon pourrait notamment utiliser<br />
ces crédits carbone et ces obligations<br />
vertes afin de financer la reprise des<br />
travaux de construction des centrales<br />
SHUTTERSTOCK<br />
108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
BP<br />
hydroélectriques de l’Impératrice<br />
Eugénie (sur la rivière Ngounié)<br />
et FE2 (sur la rivière Okano). Le coût<br />
de ces infrastructures est estimé<br />
à plus de 450 millions de dollars.<br />
Le FGIS est le premier fonds<br />
souverain africain à rejoindre<br />
l’Alliance financière pour des<br />
émissions nettes zéro. Créée en<br />
2019, celle-ci s’est engagée à réaliser<br />
la transition de ses portefeuilles<br />
d’investissement vers la neutralité<br />
carbone d’ici 2050. Elle regroupe<br />
notamment des assureurs européens<br />
(Allianz, Caisse des dépôts, Swiss Re,<br />
Generali…) et rassemble au total plus<br />
de 4 000 milliards de dollars d’actifs.<br />
Les green bonds sont exclusivement<br />
destinés à financer des projets<br />
contribuant à la transition écologique.<br />
En 2021, le volume d’émissions<br />
vertes a atteint plus de 522 milliards<br />
de dollars, selon les chiffres de la<br />
Climate Bonds Initiative, soit une<br />
progression de 75 % par rapport à<br />
2020. Les investisseurs auraient même<br />
tendance à les considérer comme une<br />
solution de repli, un signe de solidité<br />
de ces placements éthiques : lors de<br />
la crise économique provoquée par la<br />
pandémie de Covid-19, les obligations<br />
vertes avaient mieux résisté, l’indice<br />
Green Bonds de Bank of America<br />
perdant 5 % de rendement dans les<br />
premiers mois de 2020, contre plus<br />
du double pour l’indice corporate<br />
général, selon UBS. En août dernier,<br />
la Banque africaine de développement<br />
(BAD) a émis une obligation verte<br />
de 200 millions de rands, arrivant<br />
à échéance en septembre 2023.<br />
L’investisseur japonais Sony Bank va<br />
s’en servir pour financer des projets<br />
environnementaux sur le continent.<br />
« Le produit des obligations vertes<br />
contribuera à renforcer la résilience<br />
des pays africains face au changement<br />
climatique », explique la BAD. ■<br />
Dès 2023, le projet Grand<br />
Tortue Ahmeyim devrait<br />
produire 2,5 millions de<br />
tonnes de gaz par an.<br />
Dakar au club<br />
des producteurs de gaz<br />
Le Sénégal fait son entrée en tant qu’observateur<br />
au FPEG.<br />
Lors de sa 24 e conférence<br />
ministérielle au Caire<br />
le 25 octobre, le Forum<br />
des pays exportateurs<br />
de gaz (FPEG) a officiellement ouvert<br />
ses portes au Sénégal, en passe de<br />
devenir son vingtième membre. Créé<br />
à Téhéran en 2001, le FPEG constitue<br />
l’équivalent gazier de l’Organisation<br />
des pays exportateurs de pétrole<br />
(OPEP). Ses membres pèsent près<br />
de trois quarts de la production<br />
gazière à travers le monde.<br />
En juin, l’ambassadeur du Sénégal<br />
au Qatar (le siège étant à Doha),<br />
Mouhamed Habibou Diallo, avait reçu<br />
une délégation du Forum : le pays<br />
est pour le moment accueilli sous le<br />
statut d’observateur (c’est-à-dire sans<br />
pouvoir décisionnel) et deviendra<br />
membre de plein droit lorsque débutera<br />
l’exploitation du gisement de Grand<br />
Tortue Ahmeyim (GTA). Dès 2023,<br />
celui-ci devrait produire 2,5 millions<br />
de tonnes de gaz par an, puis jusqu’à<br />
10 millions de tonnes annuelles<br />
lors de la prochaine décennie.<br />
Dominé par la Russie, l’Iran et<br />
le Qatar, le FPEG a largement ouvert<br />
ses portes au continent ses dernières<br />
années : l’Algérie, l’Égypte, la Libye,<br />
le Nigeria et la Guinée équatoriale<br />
en sont déjà membres, tandis que<br />
l’Angola, le Mozambique – et désormais<br />
le Sénégal – y sont accueillis en tant<br />
qu’observateurs. Et pour la première<br />
fois depuis sa création, son secrétaire<br />
général est un Africain, l’Algérien<br />
Mohamed Hamel. La compagnie BP,<br />
qui va exploiter le gisement off-shore<br />
de GTA, évalue les réserves du Sénégal<br />
à 1 400 milliards de mètres cubes. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 109
BUSINESS<br />
Des marchés<br />
L’Afrique du Sud est en tête de cet index.<br />
Ici, la Bourse de Johannesbourg.<br />
financiers attractifs<br />
Le classement Absa 2022 souligne l’intérêt des investisseurs pour les places<br />
du continent, ainsi que leurs stratégies pour surmonter les chocs extérieurs.<br />
«L<br />
es pays africains ont<br />
répondu positivement<br />
au besoin de développer<br />
les marchés financiers<br />
domestiques afin de protéger leurs<br />
économies face aux chocs externes »,<br />
souligne le dernier rapport de la société<br />
de services financiers sud-africaine<br />
Absa Group et du Forum officiel des<br />
institutions monétaires et financières<br />
(OMFIF), rendu public le 13 octobre.<br />
Pour la sixième année consécutive sont<br />
passés au crible et classés les marchés<br />
financiers de 26 pays du continent<br />
(la République démocratique du<br />
Congo, Madagascar et le Zimbabwe<br />
s’ajoutant cette année à la liste).<br />
L’Afrique du Sud, malgré la crise<br />
multiforme qu’elle traverse [voir Afrique<br />
Magazine n° 434], demeure encore<br />
en tête de ce classement, suivie de l’île<br />
Maurice et du Nigeria. L’Ouganda se<br />
hisse à la quatrième place, suivi par<br />
le Botswana, la Namibie, le Ghana,<br />
le Kenya et le Maroc. La pandémie<br />
de Covid-19, puis les conséquences<br />
du conflit en Ukraine, ont sans surprise<br />
eu des impacts : « Les réserves de<br />
changes ont généralement diminué<br />
par rapport à l’année précédente,<br />
note Absa Group. Dix pays ont reçu<br />
un financement du Fonds monétaire<br />
international (FMI) en 2022, pour<br />
une valeur cumulée de 1,6 milliard de<br />
dollars, afin d’amortir l’onde de choc »<br />
provoquée par la crise. Mais malgré ce<br />
SHUTTERSTOCK<br />
110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
SHUTTERSTOCK<br />
contexte qui « pèse sur les performances<br />
de l’index, 19 pays sur 26 améliorent<br />
leur score », remarque le rapport :<br />
« Ceci est largement dû à des progrès<br />
dans le développement de marchés<br />
financiers durables, qui deviennent<br />
de plus en plus importants pour les<br />
investisseurs internationaux. » En effet,<br />
plusieurs pays ont amélioré leurs cadres<br />
réglementaires et législatifs dans les<br />
domaines de l’environnement, du social<br />
et de la bonne gouvernance et – tirant<br />
les leçons des dépendances qui avaient<br />
amplifié les dommages lors de la crise<br />
sanitaire – ont entrepris de diversifier<br />
leurs économies. Face aux risques de<br />
tourmente financière internationale,<br />
approfondir les marchés nationaux<br />
s’est imposé comme un rempart<br />
efficace. Plusieurs pays développent<br />
des produits verts et durables : le<br />
Maroc et le Kenya décrochent les<br />
meilleurs résultats dans ce domaine.<br />
« L’Afrique apparaît comme<br />
une destination attractive pour<br />
les investissements », souligne<br />
David Marsh, président de l’OMFIF.<br />
« Des efforts continus du secteur<br />
privé – avec le FMI, les institutions<br />
multilatérales de développement et<br />
les institutions partenaires partout<br />
en Afrique – sont nécessaires afin<br />
d’amplifier ces changements positifs. »<br />
L’Absa Africa Financial Markets<br />
Index 2022 se fonde sur une<br />
quarantaine de critères, classés<br />
en six catégories : consistance<br />
du marché ; accès aux devises<br />
étrangères ; environnement fiscal ;<br />
transparence du marché ; capacité des<br />
investisseurs locaux ; environnement<br />
macroéconomique et normes juridiques<br />
nationales. L’utilité de ce classement<br />
est reconnue par les décideurs, et<br />
notamment par le secrétaire exécutif<br />
de la Commission économique<br />
pour l’Afrique des Nations unies,<br />
le Mozambicain Antonio Pedro. ■<br />
Les banques africaines<br />
face à la conjoncture<br />
La guerre en Ukraine pèse sur leur moral,<br />
révèle une étude de la BEI.<br />
L’enquête annuelle de<br />
la Banque européenne<br />
d’investissement (BEI) sur le<br />
secteur bancaire de l’Afrique<br />
subsaharienne explique que celui-ci<br />
est inquiet des répercussions de la<br />
guerre en Ukraine. Intitulé La Finance<br />
en Afrique en 2022 : Naviguer en eaux<br />
troubles et rendu public mi-octobre,<br />
ce rapport s’est penché sur 70 banques<br />
d’Afrique subsaharienne. La BEI<br />
constate qu’elles « ont bien résisté<br />
à la pandémie, signe de la résilience<br />
du secteur ». Mais le répit aura<br />
été de courte durée : l’invasion de<br />
l’Ukraine, déclenchée en février 2022,<br />
« suscite de nouvelles inquiétudes ».<br />
« Le ralentissement de l’économie<br />
mondiale et le durcissement des<br />
conditions de financement amplifient<br />
les problèmes économiques auxquels<br />
l’Afrique est confrontée », a déclaré<br />
Debora Revoltella, économiste en chef<br />
de la BEI. Les banques centrales de<br />
beaucoup de pays ont en effet relevé<br />
leurs taux d’intérêt nationaux, et les<br />
émissions d’obligations sont rendues<br />
plus onéreuses du fait du resserrement<br />
des conditions financières mondiales.<br />
L’économiste pointe « un risque<br />
d’éviction pour le secteur privé », étant<br />
donné que « les coûts du service de<br />
la dette publique augmentent ». Les<br />
besoins d’investissement demeurant<br />
importants, « les pays d’Afrique<br />
subsaharienne devront continuer à se<br />
concentrer sur la limitation des effets<br />
[de la crise] sur les prêts privés ».<br />
Basée au Luxembourg, la BEI a signé<br />
des accords pour des investissements<br />
d’un montant de 2 milliards d’euros<br />
en 2021 sur le continent. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 111
VIVRE MIEUX<br />
Prenons soin<br />
de nos artères !<br />
Savoir si nos artères sont en bonne santé est important ; en mauvais état,<br />
elles sont responsables de nombreuses maladies, dont certaines peuvent<br />
être mortelles. BONNE NOUVELLE néanmoins : elles sont évitables<br />
dans 8 cas sur 10 grâce à une prévention active. par Annick Beaucousin<br />
Une artère s’obstrue, et la vie peut rapidement basculer. Infarctus du myocarde, accident<br />
vasculaire cérébral (AVC)… Les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité<br />
dans le monde. Contrairement à une idée répandue, elles ne sont pas réservées aux hommes,<br />
et touchent de plus en plus les femmes – conséquence de l’évolution de leur mode de vie,<br />
qui se rapproche de celui de la gent masculine (tabagisme, mauvaise alimentation, stress…).<br />
De surcroît, elles ont malheureusement la particularité d’avoir des artères plus fines et fragiles.<br />
Même si le risque d’être atteint de ces affections augmente en vieillissant, tous les âges<br />
sont concernés aujourd’hui. L’infarctus (également appelé « crise cardiaque ») survient en effet chez des personnes<br />
de plus en plus jeunes : dès la quarantaine, et parfois avant. Comment se produit-il ? Il survient lorsqu’un caillot de<br />
sang se forme dans une artère coronaire, la bouchant brutalement et empêchant une bonne oxygénation du cœur.<br />
Pour l’AVC, le nombre de victimes jeunes croît aussi, avec des augmentations importantes dès 35 ans.<br />
Cet accident résulte du même mécanisme dans la grande majorité des cas : un caillot bloqué dans une<br />
artère empêche le sang d’irriguer le cerveau. Le défaut d’apport d’oxygène et de glucose aux cellules<br />
cérébrales peut ainsi aboutir à leur destruction, entraînant des séquelles neurologiques.<br />
Il existe enfin une autre maladie des artères peu connue (pourtant fréquente) : l’artériopathie oblitérante<br />
des membres inférieurs. De même, elle se déclare chez des personnes plus jeunes qu’auparavant, à cause<br />
notamment du tabagisme. Faute de traitement à temps, les artères des jambes se bouchant – car encrassées<br />
d’amas graisseux –, les conséquences peuvent être graves (ulcère, gangrène, voire amputation).<br />
Réduire les facteurs de risque<br />
En premier lieu, on pense à l’accumulation de cholestérol dans le sang. Le « mauvais » (appelé LDL) est responsable<br />
de réactions inflammatoires, pouvant causer la formation de caillots sanguins ou l’épaississement de la paroi<br />
des artères (athérosclérose). Mais on lui accorde souvent un peu trop d’importance : son taux ne prédit pas à lui<br />
seul le risque d’infarctus, il doit être interprété au cas par cas par un médecin, en fonction des données de chacun.<br />
En revanche, l’hypertension artérielle est un facteur de risque majeur – et même le premier pour l’AVC. La pression<br />
trop forte du sang dans les artères provoque leur vieillissement accéléré et augmente le travail du cœur, qui s’épuise.<br />
La tension doit ainsi rester sous 14/9. Être atteint de diabète est également un point noir pour les vaisseaux et accroît<br />
la mortalité. Attention, d’autre part, au surpoids qui gagne toujours du terrain. Selon l’Organisation mondiale<br />
de la Santé (OMS), le nombre de personnes obèses a presque triplé dans le monde depuis 1975 ! L’excès de graisse<br />
au niveau abdominal est particulièrement dangereux, puisqu’il entraîne la libération de substances inflammatoires<br />
dans le sang, lesquelles favorisent l’encrassement des vaisseaux, une tension trop élevée, un diabète…<br />
Pour réduire ces facteurs de risque liés au mode de vie, et ainsi préserver ses artères, il est nécessaire d’adopter<br />
de meilleures habitudes. À commencer par l’alimentation, qui joue un rôle capital : il faut manger plus sainement,<br />
c’est-à-dire davantage de fruits et légumes (dans l’idéal, au moins 5 portions par jour), des fruits secs (amandes,<br />
112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
noix, noisettes…), du poisson deux à trois<br />
fois par semaine, et il faut privilégier<br />
les graisses végétales (huile d’olive, de<br />
colza). Les œufs ne sont pas néfastes,<br />
mais il est en revanche utile de réduire<br />
les graisses saturées (charcuterie, viande<br />
rouge, viennoiseries…), le sel (notamment<br />
celui caché dans les conserves, les plats<br />
cuisinés, le fromage…), et les sucres, pâtisseries, et autres boissons sucrées.<br />
Éviter la sédentarité est également une priorité absolue. Pratiquer une activité physique assez soutenue – comme<br />
la marche rapide, tout simplement, qui est excellente – 5 fois par semaine pendant au moins 30 minutes permet<br />
de réduire de 35 % la mortalité cardiovasculaire prématurée. Et il faut prendre d’autres bons réflexes : monter par<br />
les escaliers plutôt que par l’ascenseur, se lever au moins 10 minutes toutes les 2 heures en cas de travail assis…<br />
Le tabagisme est un autre fléau à combattre : il favorise la formation de caillots dans les artères et augmente<br />
le risque d’infarctus, même jeune. Chez les femmes, son association avec une contraception hormonale (pilule,<br />
patch, anneau vaginal) est très délétère à cet égard, et favorise également le risque d’AVC. L’arrêt du tabac<br />
est bénéfique à tout âge, car au bout de cinq ans, le risque d’accident cardiaque redevient le même que pour<br />
un non-fumeur. Enfin, il ne faut pas négliger l’impact du stress chronique, celui-ci accélérant le rythme cardiaque<br />
et faisant monter la tension artérielle. Le yoga, la méditation, la détente grâce à des loisirs sont donc conseillés.<br />
Mais même avec une meilleure hygiène de vie, les contrôles chez le médecin sont essentiels. C’est lui qui<br />
pourra par exemple détecter des apnées du sommeil : survenant en général chez des personnes qui ronflent,<br />
ces brèves pauses respiratoires favorisent l’hypertension et exposent à un danger cardiovasculaire accru.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
Reconnaître les symptômes et réagir vite<br />
Savoir repérer s’il s’agit d’un problème d’artères, d’autant plus s’il y a des facteurs de risque, peut vous<br />
sauver la vie ou celle d’un proche. Une prise en charge rapide est déterminante pour limiter les séquelles.<br />
Pour l’infarctus, c’est classiquement une douleur brutale en étau dans la poitrine, irradiant dans le bras gauche<br />
et la mâchoire. Chez les femmes, des symptômes souvent méconnus peuvent s’y associer : fatigue inhabituelle, douleur<br />
aiguë dans le haut du dos, entre les omoplates ou dans le cou, sensation récurrente de<br />
brûlures d’estomac, de nausées ou de vomissements, essoufflement progressif<br />
à l’effort, ou bien encore étourdissement soudain et sueurs froides.<br />
Pour l’AVC, six signes doivent attirer l’attention : une paralysie,<br />
une faiblesse ou un engourdissement d’un côté du corps ; des<br />
difficultés à parler ; une déformation de la bouche ; une perte de<br />
la vision d’un œil ou d’une partie du champ visuel ; des troubles<br />
de l’équilibre, de la coordination ou de la marche ; ainsi qu’une<br />
céphalée atroce inhabituelle. En cas d’apparition brutale, même<br />
fugace, d’un seul de ces symptômes, il faut appeler les urgences.<br />
Pour l’artériopathie des membres inférieurs, ne pas<br />
hésiter à consulter si l’on a mal en marchant, que ce soit<br />
dans le mollet, parfois dans la hanche, les muscles fessiers,<br />
ou au niveau de la voûte plantaire : la gêne ou la douleur<br />
apparaît au bout d’une certaine distance de marche, oblige<br />
à s’arrêter, puis disparaît après quelques minutes de repos. En tout<br />
cas, par chance, lorsqu’un problème d’artères est pris à temps, les<br />
progrès médicaux permettent de plus en plus de vivre normalement. ■<br />
Attention<br />
aux crises<br />
de goutte !<br />
LA GOUTTE est un rhumatisme inflammatoire<br />
provoquant des douleurs et un gonflement<br />
des articulations (souvent du gros orteil). De<br />
nouvelles données ont été publiées dans le Journal<br />
of the American Medical Association : ses poussées<br />
sont prédictives d’infarctus et d’AVC ! Le risque<br />
de survenue de ces accidents augmente<br />
temporairement dans les quatre mois<br />
qui suivent une crise. La corrélation entre<br />
les deux événements reste mal comprise,<br />
mais cela doit inciter les personnes<br />
concernées à être vigilantes.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 113
LES 20 QUESTIONS<br />
PrissK<br />
L’humoriste ivoirienne, également<br />
chanteuse, cultive l’art de l’autodérision.<br />
Ses SKETCHS HILARANTS<br />
auscultent les relations amoureuses,<br />
la condition des femmes, leur pouvoir<br />
et leur détermination. propos recueillis<br />
par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Ma bible. Elle me rassure, m’inspire.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
À Paris, en 2000, pour chanter avec Alpha Blondy lors<br />
de son concert à Bercy. J’avais 16 ans. C’était énorme !<br />
J’avais repris sa chanson « Rasta Poué » sur mon album.<br />
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />
En Guinée-Conakry. J’ai joué dans un gala dédié à<br />
récolter des fonds pour lutter contre la poliomyélite.<br />
4 Ce que vous emportez toujours<br />
avec vous ?<br />
Mon téléphone. Sans lui, je suis incomplète !<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
« Mon paradis », de Christophe Maé, me met toujours<br />
de bonne humeur ! Et j’adore les cantiques gospels.<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
Pourquoi les hommes épousent les chieuses,<br />
de Sherry Argov. Des hommes témoignent<br />
sur leur perception des femmes. Et on n’a pas<br />
les mêmes codes de communication !<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
Colombiana, d’Olivier Megaton, et Usual<br />
Suspects, de Bryan Singer.<br />
8 Votre mot favori ?<br />
La phrase « Sky is the limit » me booste.<br />
Rien n’est impossible !<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Économe. Mais j’ai des dépenses ciblées : mes tenues<br />
de scène sont des outils de travail. Une présentation<br />
soignée est un appât pour susciter l’écoute du public.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
Je suis une couche-tard. Je passe les soirées<br />
chez moi, entre télévision, lecture et écriture.<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
Facebook et TikTok, où j’ai bâti ma communauté.<br />
Sinon, coup de fil, WhatsApp, un peu Instagram.<br />
12 Votre truc pour penser<br />
à autre chose, tout oublier ?<br />
Écouter de la musique.<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Mon style a muté : avant, je portais des lentilles<br />
bleues, de très longues mèches… Aujourd’hui,<br />
je suis plus sobre, mais j’arbore parfois<br />
une perruque blonde ou des mèches.<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Hôtesse de l’air. J’avais déjà un goût<br />
prononcé pour la découverte.<br />
15 La dernière rencontre qui vous<br />
a marquée ?<br />
Le chanteur Awadi. Il m’a beaucoup apporté<br />
dans ma carrière. On est devenus amis.<br />
16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />
de résister ?<br />
Danser ! Et interagir avec mes collègues humoristes<br />
quand ils sont sur scène. Enfin, je peux me<br />
ruiner pour un beau costume deux pièces !<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
J’ai perdu ma mère à l’âge de 2 ans.<br />
Mon seul souvenir avec elle : on courait<br />
toutes les deux sous la pluie en riant.<br />
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />
Abidjan, où j’habite, est pleine de joie<br />
et d’inspiration ! Elle me ressemble :<br />
bouillonnante, tout feu tout flamme, hyperactive.<br />
Les gens sont accueillants, drôles.<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
Y a pas de toi sans moi, y a pas de moi sans toi.<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on<br />
retienne de vous au siècle prochain ?<br />
Que j’étais une fonceuse. Rappeuse,<br />
chanteuse, animatrice, humoriste, actrice…<br />
Je relevais toujours les défis ! ■<br />
Elle est à voir dans Le Parlement du rire, sur Canal+ Afrique.<br />
HUG TIADJI<br />
114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023
CONTRIBUER À LA CROISSANCE DURABLE<br />
DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES AFRICAINS<br />
Située au Maroc, avec 12 filiales et 212 employés représentant 17 nationalités africaines, OCP Africa<br />
est une entreprise africaine multiculturelle qui contribue à la transformation agricole du continent.<br />
Depuis sa création, OCP Africa a soutenu les stratégies de développement agricole et a développé des<br />
programmes de grande envergure pour aider à promouvoir une agriculture productive et structurée.<br />
OCP Africa s’appuie sur ses atouts agronomiques et technologiques pour mettre en œuvre<br />
d'importants programmes à fort impact sur les petits exploitants agricoles et sur l'ensemble<br />
de la chaîne de valeur agricole.<br />
Plusieurs millions d’agriculteurs ont bénéficié de ces programmes phares depuis 2016.