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AM 435-436

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NUMÉRO<br />

<strong>435</strong>-<strong>436</strong><br />

EN VENTE<br />

DEUX<br />

MOIS<br />

Bestof<br />

2022<br />

LES ENTREPRENEURS<br />

Notre sélection<br />

de ceux qui changent<br />

la donne, font<br />

bouger les lignes,<br />

participent<br />

activement<br />

à l’émergence<br />

du continent.<br />

ET AUSSI<br />

GABON<br />

L’ANNÉE<br />

CHOC<br />

Élections<br />

présidentielle<br />

et locales<br />

sont au<br />

programme.<br />

Au centre<br />

des enjeux,<br />

Ali Bongo<br />

Ondimba.<br />

ÉDITO<br />

LES RICHES<br />

ET LA DIVERSITÉ<br />

DES AUTRES<br />

par Zyad Limam<br />

NIGERIA<br />

LE GÉANT EN<br />

DÉSÉQUILIBRE<br />

PERMANENT<br />

Lagos, capitale<br />

économique.<br />

AÉRIEN<br />

L’ÉNIGME<br />

ETHIOPIAN<br />

AIRLINES<br />

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />

Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />

– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />

CFA 3 500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

+<br />

INTERVIEW<br />

Eugène Ébodé<br />

« L’Afrique est<br />

à apprendre »<br />

BUSINESS<br />

La solution biogaz<br />

N° <strong>435</strong>-<strong>436</strong> - DÉC.2022-JANV.2023<br />

L 13888 - <strong>435</strong> - F: 5,90 € - RD


Je conjugue<br />

efficacité et<br />

durabilité.<br />

NICOLAS KOUASSI<br />

CONDUCTEUR D’ENGIN, FORMATEUR<br />

SC BTL-06/22- Crédits photos : © Révolution plus.<br />

MOBILISER plus POUR FAIRE FACE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX<br />

Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se<br />

mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire<br />

l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications<br />

pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.<br />

NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE


édito<br />

DES RICHES ET DES AUTRES<br />

En regardant la Coupe du monde au Qatar, la<br />

dichotomie des regards apparaît assez nettement.<br />

Schématiquement, d’un côté, au Nord, en Occident,<br />

des critiques sur la démesure, la climatisation des stades,<br />

le traitement des travailleurs, le rigorisme religieux, le<br />

non-respect des droits LGBT. Des vraies questions, évidemment,<br />

incontournables, mais aussi la sensation d’un<br />

jugement à charge, à sens unique, sans nuances. Et puis<br />

de l’autre, au Sud disons, un autre regard, nettement<br />

plus positif, sur la capacité d’un petit pays, même riche,<br />

à organiser sans trop de soucis le plus grand événement<br />

sportif du monde, à assurer une certaine bonhomie, la<br />

sécurité des fans, sans les débordements habituels. Du<br />

ressentiment aussi vis-à-vis du sombre tableau peint par<br />

les médias du « Nord ». Et sportivement, les petites nations<br />

du foot ont montré qu’elles pouvaient aspirer à rivaliser<br />

avec les grandes, comme le Maroc l’a prouvé… Comme<br />

un symbole de ce monde qui change.<br />

Les pays dits riches, l’Occident, le G7 pour faire<br />

simple, les États-Unis, la France, l’Allemagne, la<br />

Grande-Bretagne, l’Italie, le Canada, le Japon, auxquels<br />

on pourrait rajouter l’Australie, et aussi la Corée<br />

du Sud représentent aux alentours de 800 millions de<br />

personnes. Sur 8 milliards d’êtres humains. Donc 10 % de<br />

l’humanité. Hier, ce que l’on appelait encore les pays en<br />

voie de développement ne pesait pas grand-chose. À<br />

l’orée des années 1970, le G7 représentait les deux tiers<br />

de l’économie mondiale. Et assurait une domination<br />

globale, malgré la présence de l’URSS et du bloc communiste.<br />

Aujourd’hui, ces pays développés, riches, ne<br />

représentent plus que 40 % de la richesse globale, ce<br />

qui reste encore le signe d’une profonde inégalité, mais<br />

aussi le marqueur fort d’un changement systémique. La<br />

domination des uns se dilue, la marge de manœuvre<br />

des autres augmente. Les États-Unis sont toujours l’hyper<br />

puissance militaire et économique, mais leur pouvoir<br />

atteint des limites. La Russie, en asthénie économique<br />

et démographique, peut se permettre pour le moment<br />

de mener une guerre, même si elle est quasi suicidaire…<br />

Surtout, la Chine s’est imposée en quarante ans<br />

comme la première puissance économique (en<br />

volume). Une mutation révolutionnaire. Le pays de Xi<br />

Jinping est un géant autoritaire, affaibli par sa politique<br />

zéro Covid et par les contradictions de plus en plus<br />

PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

criantes entre autoritarisme politique et libéralisme économique.<br />

Mais c’est un géant quand même, avec une<br />

ambition planétaire. L’Inde aussi est en marche, elle est<br />

déjà dans l’espace. Son voisin le Pakistan détient l’arme<br />

nucléaire. Le Brésil, l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines,<br />

le Mexique, la Turquie, la Thaïlande, le Vietnam,<br />

d’autres encore, prennent place dans l’échiquier mondial.<br />

Les pays du Golfe sont assis sur de gigantesques<br />

montagnes de dollars, qui leur donnent un pouvoir d’influence<br />

majeur.<br />

Ces pays émergents sont fragiles, divisés, socialement<br />

instables, politiquement polarisés, mais ils pèsent<br />

plus lourd, à la fois en tant que puissances économiques,<br />

producteurs, consommateurs, acteurs diplomatiques. Ils<br />

changent l’équilibre.<br />

L’Afrique n’a pas encore de géants. L’émergence<br />

reste pour nous un objectif. Le Nigeria, l’Égypte, l’Afrique<br />

du Sud, le Maroc, l’Algérie ou d’autres sont encore loin<br />

de ce statut. Mais l’Afrique n’est pas marginale, elle<br />

représente un enjeu planétaire central. Aujourd’hui, un<br />

être humain sur huit est africain. 60 % de la population<br />

du continent a moins de 25 ans. Selon les estimations, il<br />

devrait compter plus de 2 milliards d’habitants en 2050.<br />

Avec les plus grandes conurbations urbaines de la planète,<br />

dont celle qui devrait progressivement relier Abidjan<br />

à Lagos, en passant par Accra, Lomé, Cotonou…<br />

Démographiquement incontournable, l’Afrique<br />

sera au centre du débat climatique. C’est ici que la<br />

bataille se jouera, au cœur par exemple des forêts du<br />

bassin du Congo. C’est ici qu’il faudra inventer un lien<br />

opérationnel, entre développement économique et<br />

développement durable. Comment pourra-t-on dire aux<br />

Africains qu’ils devront se serrer la ceinture, renoncer aux<br />

énergies fossiles, au gaz, alors qu’ils ne sont responsables<br />

que de 3 % à 4 % des émissions globales ?<br />

Le monde est beaucoup plus complexe que ne<br />

le voudrait le récit occidental. Culturellement, sociétalement,<br />

religieusement, l’humanité est un immense<br />

melting-pot. Le meilleur moyen de défendre l’universalisme,<br />

c’est de prendre en compte la diversité des systèmes<br />

et des pensées, de prendre en compte les injustices<br />

économiques et climatiques, de prendre en compte<br />

les richesses tout autant que les résistances culturelles. Le<br />

chemin sera long. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 3


Meilleurs<br />

vœux 2023<br />

à nos lectrices,<br />

lecteurs et<br />

partenaires !<br />

N°<strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023<br />

3 ÉDITO<br />

Des riches et des autres<br />

par Zyad Limam<br />

6 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

Kanazoé Orchestra,<br />

griot spirit<br />

26 PARCOURS<br />

Fanta Dramé<br />

par Astrid Krivian<br />

29 C’EST COMMENT ?<br />

Faites la fête !<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

66 CE QUE J’AI APPRIS<br />

Thomas Bimaï<br />

par Astrid Krivian<br />

98 LE DOCUMENT<br />

La grande aventure<br />

du café équitable<br />

par Cédric Gouverneur<br />

112 VIVRE MIEUX<br />

Prenons soin de nos artères !<br />

par Annick Beaucousin<br />

114 VINGT QUESTIONS À…<br />

PrissK<br />

par Astrid Krivian<br />

TEMPS FORTS<br />

Le best of<br />

30 Les entrepreneurs<br />

par Zyad Liman, Emmanuelle<br />

Pontié, Cédric Gouverneur, Luisa<br />

Nannipieri et Philippe Di Nacera<br />

48 Nigeria : Pour faire face…<br />

par Cédric Gouverneur<br />

58 Gabon: L’année choc<br />

par Zyad Limam<br />

68 L’énigme Ethiopian Airlines<br />

par Thibaut Cabrera<br />

et Zyad Limam<br />

76 Eugène Ébodé :<br />

« L’Afrique n’est<br />

pas à prendre,<br />

elle est à apprendre »<br />

par Astrid Krivian<br />

82 Erige Sehiri : « Quoi<br />

de plus fort que l’art<br />

pour nous évader »<br />

par Astrid Krivian<br />

88 Patrick Chamoiseau :<br />

« Faire de sa vie une beauté<br />

dans tous les sens du terme »<br />

par Catherine Faye<br />

94 Nnenna Okore : Pour un art<br />

écologique et social<br />

par Luisa Nannipieri<br />

P.06<br />

P.48<br />

P.68<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

SEUN SANNI/REUTERS - XOSE BOUZAS - AL<strong>AM</strong>Y<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Lagos, capitale<br />

économique.<br />

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />

Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />

– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />

CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

P.50<br />

FONDÉ EN 1983 (39 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE PHOTO - VILLE DE NOISY-LE-SEC - RAPHAEL GAILLARDE/G<strong>AM</strong>MA-RAPHO - ERICK BONNIER<br />

BUSINESS<br />

102 Le biogaz, une promesse<br />

encore peu exploitée<br />

106 Arthur Woniala :<br />

« Il faut développer<br />

des campagnes<br />

de sensibilisation<br />

sur ses atouts »<br />

108 Des obligations vertes<br />

pour le Gabon<br />

109 Dakar au club<br />

des producteurs de gaz<br />

110 Des marchés<br />

financiers attractifs<br />

111 Les banques africaines<br />

face à la conjoncture<br />

par Cédric Gouverneur<br />

NUMÉRO<br />

<strong>435</strong>-<strong>436</strong><br />

EN VENTE<br />

DEUX<br />

MOIS<br />

Bestof<br />

2022<br />

LES ENTREPRENEURS<br />

Notre sélection<br />

de ceux qui changent<br />

la donne, font<br />

bouger les lignes,<br />

participent<br />

activement<br />

à l’émergence<br />

du continent.<br />

ET AUSSI<br />

GABON<br />

L’ANNÉE<br />

CHOC<br />

Élections<br />

présidentielle<br />

et locales<br />

sont au<br />

programme.<br />

Au centre<br />

des enjeux,<br />

Ali Bongo<br />

Ondimba.<br />

ÉDITO<br />

LES RICHES<br />

ET LA DIVERSITÉ<br />

DES AUTRES<br />

par Zyad Limam<br />

NIGERIA<br />

LE GÉANT EN<br />

DÉSÉQUILIBRE<br />

PERMANENT<br />

AÉRIEN<br />

L’ÉNIGME<br />

ETHIOPIAN<br />

AIRLINES<br />

INTERVIEW<br />

Eugène Ébodé<br />

« L’Afrique est<br />

à apprendre »<br />

BUSINESS<br />

La solution biogaz<br />

N° <strong>435</strong>-<strong>436</strong> - DÉC.2022-JANV.2023<br />

L 13888 - <strong>435</strong> - F: 5,90 € - RD<br />

<strong>AM</strong> <strong>435</strong> COUV UNIQUE.indd 1 07/12/2022 01:04<br />

PHOTOS DE COUVERTURE :<br />

BRUNO LEVY/DIVERGENCES-IMAGES (2) - STÉPHANE<br />

RODRIGEZ DELAVEGA/ROLEX - DR (2) - VINCENT FOURNIER<br />

POUR JA - DR - SHUTTERSTOCK - ARLETTE BASHIZI/THE<br />

NEW YORK TIMES-REDUX-REA - SHUTTERSTOCK<br />

+<br />

P.76<br />

P.82<br />

P.88<br />

P.98<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />

Philippe Di Nacera, Catherine Faye,<br />

Cédric Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />

Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />

Carine Renard, Sophie Rosemont.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin.<br />

VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />

FRANCE Destination Media<br />

66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />

TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />

ABONNEMENTS<br />

TBS GROUP/Afrique Magazine<br />

235 avenue Le Jour Se Lève<br />

92100 Boulogne-Billancourt<br />

Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />

Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />

afriquemagazine@cometcom.fr<br />

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />

regie@afriquemagazine.com<br />

<strong>AM</strong> International<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81<br />

Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

AFRIQUE MAGAZINE<br />

EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />

SAS au capital de 768 200 euros.<br />

PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />

Compogravure : Open Graphic<br />

Média, Bagnolet.<br />

Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />

Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />

Dépôt légal : décembre 2022.<br />

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />

dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />

d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />

même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />

Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />

© Afrique Magazine 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 5


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

KANAZOÉ<br />

ORCHESTRA,<br />

Folikadi,<br />

Antipodes Music.<br />

6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Le groupe<br />

est emmené par<br />

Seydou Diabaté<br />

(à l'arrière,<br />

à gauche).<br />

COLLECTIF<br />

DR - XOSE BOUZAS<br />

Kanazoé Orchestra<br />

GRIOT SPIRIT<br />

Toujours sous la houlette du Burkinabé Seydou<br />

Diabaté, cet EXALTANT ORCHESTRE<br />

enrichit son langage musical avec ce troisième<br />

album, qui marie tradition et modernité.<br />

ALORS QU’IL SAVAIT à peine<br />

marcher, Seydou Diabaté, dit<br />

Kanazoé, était déjà musicien.<br />

En effet, il appartient « à l’ethnie<br />

griot des Samblas qui ont comme<br />

particularité de s'exprimer en jouant<br />

du balafon, explique-t-il. Ce langage<br />

musical est précisément compris<br />

par les membres de la communauté ».<br />

Après la disparition de son père,<br />

il part à la quête du monde, ce qui<br />

le mène jusqu’en France. C’est là qu’il<br />

lance le Kanazoé Orchestra, baptisé<br />

d’après son surnom, avec Madou<br />

Dembélé au balafon et au n’goni,<br />

Thomas Koenig au saxophone et<br />

à la flûte, Stéphane Perruchet aux<br />

percussions, Elvin Bironien à la basse<br />

et Laurent Planells à la batterie.<br />

Après deux disques remarqués,<br />

le groupe réinvente sa grammaire<br />

sonore avec l’arrivée de la chanteuse<br />

et rappeuse Gaëlle Blanchard, qui<br />

introduit l’anglais, le créole et le<br />

français sur des morceaux à l’origine<br />

majoritairement chantés en dioula,<br />

mais aussi en moré et en sambla.<br />

« Nous avons voulu nous ouvrir, dans<br />

le but de toucher un public non initié<br />

à la musique africaine. » Mais<br />

pas de risque que Kanazoé oublie<br />

ses racines. En témoignent « Kassi »<br />

et « Folikadi » sur ce nouvel album,<br />

qui utilisent des gammes typiques<br />

des Samblas. « Hommage », lui, est<br />

dédié à son père, qui lui a appris<br />

le balafon : « C'est un instrumental,<br />

mais l’hommage en ici en toutes<br />

lettres. » L’esprit griot imprègne<br />

l’ensemble de ce disque généreux,<br />

solaire… mais qui assume également<br />

ses parts d’ombre : « Le rôle du griot<br />

est multiple, il s'agit de connaître<br />

l'histoire, les familles, de régler<br />

les conflits, de transmettre une<br />

sorte de sagesse et de connaissance,<br />

et d'améliorer la vie de la société.<br />

Les prises de position de “Kassi”<br />

au sujet de la condition des femmes,<br />

de “Ma Kalan” par rapport aux<br />

responsabilités des jeunes Africains<br />

venus en France pour étudier, ou<br />

encore de “Hero”, chanté en anglais,<br />

qui parle d'un enfant inquiet pour<br />

le monde dans lequel il devra vivre,<br />

vont dans ce sens. » Quant au titre de<br />

l’opus, c’est en référence au « cri du<br />

cœur » de son chanteur, à la suite des<br />

confinements de 2020. « Être artiste,<br />

c'est se mettre à nu et donner aux<br />

autres un concentré de soi-même,<br />

une émotion pure transmise en<br />

musique. En échange, on reçoit<br />

l'émotion et l'énergie du public. Sans<br />

concerts, les artistes perdent leur<br />

équilibre émotionnel… “Folikadi”<br />

signifie littéralement “Jouer nous<br />

fait du bien”. La musique comme les<br />

paroles sont une invitation à la fête :<br />

quand on l'entend, on ne peut pas<br />

s'asseoir tant qu'on n'a pas dansé ! »<br />

Alors, dansons ! ■ Sophie Rosemont<br />

7


ON EN PARLE<br />

3 QUESTIONS À…<br />

BEN L'ONCLE SOUL<br />

Alors que le single « Levitate »<br />

annonce un prochain album, qui<br />

sortira au premier semestre sur son<br />

propre label, Enchanté, le chanteur<br />

se confie sur son RAPPORT<br />

À SES RACINES musicales.<br />

<strong>AM</strong> : En quoi le gospel, l’une de vos premières amours<br />

musicales, compte dans ce nouvel opus ?<br />

Ben l’Oncle Soul : C’est une question très pertinente.<br />

Sur cet album, je pose des questions plutôt spirituelles<br />

ou existentielles. D’un point de vue musical, c’est un retour<br />

aux sources. Le gospel faisant partie de mes racines, il<br />

est très présent dans ce disque. La seule chose qu’il n’y a<br />

pas et qui serait très liée à ce genre de musique, c’est une<br />

chorale… mais je voulais que ce soit intimiste et personnel.<br />

La musique vous est-elle thérapeutique ?<br />

Complètement. Quand j’en écoute, elle soigne mon<br />

esprit et mon énergie, elle calme mes tourments, elle me<br />

nourrit. Quand j’en fais, j’existe, je m’exprime à travers elle,<br />

je communique. Et cela, c’est édifiant. Aussi, le fait de monter<br />

sur scène et de recevoir toute l’attention et la bienveillance<br />

du public, c’est très puissant. Et, quelque part, salvateur.<br />

Comment vos origines antillaises<br />

influencent-elles votre art ?<br />

En ayant toujours su que j’étais métis, j’ai absorbé<br />

la musique en m’identifiant à mes origines. D’abord, avec<br />

l’afro-américaine, ensuite avec le jazz et le reggae, et plus<br />

tard avec la musique des Mornes, le calypso. Les mélodies<br />

du flûtiste martiniquais Max Cilla sont devenues de vraies<br />

sources de vie… ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont<br />

En tournée en France et en Europe, le 13 décembre au Trabendo (Paris).<br />

❶<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

Gaye Su Akyol<br />

Anadolu Ejderi,<br />

Glitterbeat<br />

C’est un superbe morceau<br />

qui conclut le quatrième<br />

album de la chanteuse<br />

stambouliote, « Içinde Uyanıyoruz<br />

Hakikatin » (« Nous nous réveillons dans<br />

la réalité »), sombre, sous influence des<br />

belles heures du psyché seventies, mais<br />

empreint du folk turc qui nourrit toutes<br />

ses propositions. Tour à tout électrique,<br />

romantique, politique, toujours porté par<br />

son timbre multifacettes, Anadolu Ejderi<br />

confirme le charisme de Gaye Su Akyol.<br />

❷ Afriquatuors<br />

Afriquatuors, L’Autre<br />

Distribution/Idol<br />

Créé et dirigé par<br />

Christophe Cagnolari,<br />

cet ensemble de chambre,<br />

composé d’un quatuor à vent et d’un<br />

autre à cordes, et dédié aux musiques<br />

africaines, ressuscite la vitalité des<br />

grands orchestres de la seconde partie du<br />

XX e siècle. Incarné par les voix de Ballou<br />

Canta, Sekouba Bambino, Sam Mangwana<br />

et Tina Kloutse, ce superbe disque varie<br />

les humeurs et convoque aussi bien<br />

le soukouss que la rumba. Très élégant.<br />

❸<br />

Grèn Sémé<br />

Zamroza,<br />

Markotaz/The<br />

Garden Records/<br />

Lusafrica<br />

Drôle de chanson que<br />

celle de ce groupe qui, depuis Hors sol, en<br />

2016, cultive ses racines créoles, ses amours<br />

blues et ses incartades électroniques. Le tout<br />

prend son ampleur sur Zamroza, résolument<br />

engagé, accompagné d’autres artistes<br />

ignorant la tiédeur, tels Gaël Faye sur la<br />

pop en crescendo de « Poussière », ou Ambi<br />

Subramaniam, Aditya Srinivasan et le Trio<br />

Zéphyr sur l’orientalisant « Bhopal ». ■ S.R.<br />

JIM ROSEMBERG - DR (3)<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


CINÉ<br />

LE VERGER DES DÉSIRS<br />

La cueillette des figues dans la Tunisie rurale, occasion de dialogues sur<br />

les rapports femmes-hommes et la jeunesse arabe aujourd’hui. Un film<br />

CHORAL ET SOLAIRE qui n’en finit pas de récolter des lauriers…<br />

HENIA PRODUCTION MANEKI FILMS - DR<br />

UN SOLEIL ÉCRASANT, des corps et des visages filmés au<br />

plus près, des discussions et des échanges permanents… La<br />

filiation avec certains films d’Abdellatif Kechiche est évidente,<br />

et même revendiquée par la réalisatrice. Mais Erige Sehiri<br />

[voir son interview pp. 82-87] vient du documentaire : son<br />

premier, La Voie normale (2018), racontait les problèmes d’une<br />

ligne de chemin de fer tunisienne. Elle nous plonge ici en<br />

pleine saison de la récolte des figues dans le nord-ouest rural<br />

du pays, où l’on parle un arabe mâtiné de berbère rarement<br />

entendu au cinéma. Ce ballet des saisonniers (surtout des<br />

saisonnières) dans le bruissement de feuilles offrant une ombre<br />

bienvenue est l’occasion d’échanges vifs et savoureux. Mais<br />

aussi de moments de grâce, voire d’impromptus intégrés à la<br />

narration (un vieux monsieur qui se mêle d'une conversation<br />

sur les rapports hommes-femmes). Il n’y a aucun comédien<br />

professionnel, tous connaissent visiblement les gestes de<br />

ce travail sous les branches, où ils font attention à ne pas<br />

abîmer des fruits fragiles tout en bavardant. Mais c’est une<br />

fiction, même si l’on comprend les dures conditions imposées<br />

à ces ouvriers sous-payés, victimes de harcèlement (sexuel<br />

pour les femmes), et encouragés à la délation contre ceux<br />

qui détournent une partie de la récolte. Une réalité souvent<br />

complexe : face à un garçon qui reproche aux filles leur<br />

voile et l’impossibilité du contact, il y en a une qui défend<br />

son foulard et explique vouloir un mari croyant, viril et<br />

rassurant, tandis qu’une autre affirme son indépendance<br />

en laissant ses cheveux se découvrir sans cesse… Un film<br />

féministe qui donne à entendre le point de vue des hommes<br />

et décrit un destin commun pour ces habitants coincés dans<br />

leur condition sociale. Il y a aussi des chants émouvants et<br />

joyeux, dans cette journée unique – qui occupe tout le film –,<br />

entre l’arrivée et le départ sur les camions qui transportent ce<br />

prolétariat des champs comme du bétail. Une œuvre bucolique<br />

et tragique qui a déjà touché beaucoup de monde : présenté<br />

à Cannes et récompensé dans les festivals de Namur et de<br />

Carthage notamment, le film a été choisi pour représenter<br />

la Tunisie aux prochains Oscars. ■ Jean-Marie Chazeau<br />

SOUS LES FIGUES (Tunisie-France),<br />

d’Erige Sehiri. Avec Ameni Fdhili, Samar Sifi,<br />

Leila Ohebi, Abdelhak Mrabti. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 9


ON EN PARLE<br />

Portrait de Baya à l’exposition<br />

d’artistes algériens, Fête de l’Humanité,<br />

Abderrahmane Ould Mohand, 1998.<br />

« BAYA, ICÔNE DE LA PEINTURE<br />

ALGÉRIENNE : FEMMES EN LEUR<br />

JARDIN », Institut du monde arabe,<br />

Paris (France), jusqu’au 26 mars.<br />

imarabe.org<br />

EXPOSITION<br />

BAYA,<br />

L'Âne bleu, Baya, vers 1950.<br />

BEAUTÉ BRUTE<br />

Un HOMMAGE À L’ARTISTE<br />

ALGÉRIENNE la plus singulière<br />

du xx e siècle, dont les créations résistent<br />

à toutes les étiquettes et lectures.<br />

IL Y A DANS L’ŒUVRE chimérique de Baya des parfums et des envolées,<br />

l’innocence de l’enfance et l’affirmation de soi. Rose fuchsia, vert amande,<br />

bleu lavande… Comme une valse des couleurs et de l’ingénuité, qui porterait<br />

en elle la toute-puissance de l’imaginaire. Ici, un clin d’œil à Chagall, là<br />

une allusion à Matisse ou à Picasso. Juste un effleurement. Mais qui est cette<br />

virtuose de l’émotion, chez qui les oiseaux et les femmes, les instruments<br />

de musique et les feuillages s’interpénètrent dans des mondes merveilleux ?<br />

Par quel trait de crayon, quel souffle créatif la plasticienne, née Fatma<br />

Haddad en 1931 dans la banlieue d’Alger, non scolarisée, orpheline à<br />

5 ans, propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété, mariée à<br />

22 à un homme de trente ans son aîné, a-t-elle pu toucher l’âme des plus<br />

grands artistes et galeristes de son époque ? Faisant d’elle « un personnage<br />

mythique, mi-fille, mi-oiseau, échappé de l’une de ses gouaches ou de l’un<br />

de ces contes dont elle avait le secret », comme l’écrit la femme de lettres et<br />

journaliste Edmonde Charles-Roux dans Vogue, en 1948. Peut-être parce<br />

que sa sensibilité à fleur de peau est une ode à la vie. ■ Catherine Faye<br />

FIRAS BEN KHALIFA - ABDERRAHMANE OULD MOHAND<br />

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PHOTOGRAPHIES<br />

DE GRANDES D<strong>AM</strong>ES<br />

À Washington, une sélection des plus beaux portraits de BRIAN LANKER<br />

met en lumière les Afro-Américaines qui ont changé les États-Unis.<br />

ROSA PARKS, Leontyne Price, Alice Walker, Angela Davis…<br />

Chacune des figures immortalisées par le photojournaliste<br />

américain illustre le combat pour la reconnaissance<br />

des droits civiques des femmes noires aux États-Unis. Lauréat<br />

du prix Pulitzer en 1973, à seulement 26 ans, pour<br />

ses photographies d’accouchements naturels, Brian<br />

Lanker (1947-2011) ne se contente pas de saisir<br />

l’instant. Il scrute, fouille, décèle une ombre<br />

dans le regard, une inclinaison de la nuque,<br />

un froncement de la bouche, la position d’une<br />

main. Présentée en deux parties dans le musée<br />

d’art américain emblématique de la capitale<br />

américaine, sa série sur les artistes, écrivaines,<br />

athlètes, activistes ou politiciennes noires inspirantes<br />

percute. Chaque visage raconte une histoire. À la limite<br />

du vivant. « Ces femmes nous regardent, nous comprennent,<br />

regardent à travers chacune de nous, dans un au-delà », écrit<br />

la charismatique Maya Angelou dans l’ouvrage éponyme<br />

I Dream A World, que le photographe avait consacré, en<br />

1989, à ces femmes révolutionnaires et talentueuses,<br />

dont le parcours, le défi et l’engagement<br />

ont laissé une marque indélébile. ■ C.F.<br />

« I DRE<strong>AM</strong> A WORLD : SELECTIONS<br />

FROM BRIAN LANKER’S PORTRAITS<br />

OF REMARKABLE BLACK WOMEN »,<br />

National Portrait Gallery, Washington<br />

(États-Unis), jusqu’au 29 janvier pour<br />

la partie 1 (la seconde se déroulera<br />

entre février et septembre). npg.si.edu<br />

BIRAN LANKER<br />

Rosa Parks,<br />

1988.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 11


ON EN PARLE<br />

VOYAGE<br />

LE COMMENCEMENT<br />

DE LA FIN<br />

Traduit en huit langues,<br />

un roman poétique et âpre<br />

sur la liberté et notre place<br />

dans le monde.<br />

LORSQUE Michael Kabongo,<br />

un enseignant anglo-congolais,<br />

arrive à l’aéroport de Londres Heathrow, il lui reste<br />

moins de 1 heure pour s’enregistrer, passer les contrôles<br />

de sécurité et monter à bord. Ce vol, il ne peut pas<br />

le rater. Il a décidé que les États-Unis, le mythique<br />

« pays de la liberté », accueilleraient son dernier voyage.<br />

Celui par lequel, d’un océan à l’autre, le sentiment<br />

de solitude, d'exclusion et d’injustice qui l’accable<br />

se métamorphoserait, peut-être, en une respiration<br />

rédemptrice. Une mise entre parenthèses des fractures<br />

de l’âme. De New York à San Francisco, le voilà en<br />

chemin, avec l’intention de vivre quelques rêves jusqu'à<br />

ce qu’il n’ait plus un sou. On retrouve dans la prose<br />

magnétique de JJ Bola les thèmes qu’il ne cesse d’explorer :<br />

la force destructrice de la masculinité et du racisme,<br />

versus la puissance de restauration de l’amour. ■ C.F.<br />

JJ BOLA, Le Chemin du retour,<br />

Mercure de France, 250 pages, 24 €.<br />

PREMIER ROMAN<br />

YIN ET YANG<br />

DE L’INCONSCIENT<br />

Un récit singulier, qui explore<br />

les richesses, les écueils et la magie<br />

de la transculturalité.<br />

DJINNS, faunes, génies ou démons,<br />

comment démêler le vrai du faux, le clair de l’obscur, le<br />

sensé du fou ? De ces variations, de ce flou, entre mondes<br />

visible et invisible, Seynabou Soko, écrivaine et musicienne<br />

franco-sénégalaise de 29 ans, tire un récit habité et<br />

questionnant. Car qu’est-ce qui détermine, ou non, une<br />

pathologie psychique, une maladie de l’âme ou une<br />

hypersensibilité au tout et au rien, au rationnel et au<br />

surnaturel ? Ce n’est pas un hasard si Naboo (son pseudo<br />

de compositrice-interprète) cite le groupe de rap français<br />

PNL en exergue : « J’t’abîme, m’abîme, j’dois t’oublier /<br />

J’suis le djinn de mon djinn, j’suis bousillé. » Parce que les<br />

états de conscience ou les phénomènes surréels nous disent<br />

la dissemblance des sociétés et des cultures, la peur de la<br />

différence, la force des croyances et des représentations.<br />

Mais aussi, le lien et le pouvoir de l’imaginaire. Et surtout,<br />

la liberté d’être et l’acceptation de l’autre. ■ C.F.<br />

SEYNABOU SONKO, Djinns, Grasset, 180 pages, 18 €.<br />

INTERVIEW<br />

Oumy Bruni<br />

Garrel<br />

LE GRAND<br />

ÉCART<br />

Pour son premier grand<br />

rôle au cinéma, à 14 ans, la JEUNE<br />

ACTRICE CRÈVE L’ÉCRAN ! Née<br />

au Sénégal, fille adoptive de deux<br />

grands noms du cinéma d’auteur<br />

français, les comédiens et cinéastes<br />

Valeria Bruni Tedeschi et Louis<br />

Garrel, elle incarne avec aplomb<br />

dans Neneh superstar une fillette<br />

noire qui veut conquérir le monde<br />

très formaté de la danse classique…<br />

<strong>AM</strong> : Qui est Neneh ?<br />

Oumy Bruni Garrel : C’est une petite fille de 12 ans<br />

qui habite en banlieue et veut rentrer à l’Opéra de Paris, parce<br />

que c’est son plus grand rêve. Sauf que là-bas, les Noirs et les<br />

Arabes, jamais de la vie on va en voir ! Mais elle y rentre, et<br />

genre c’est incroyable, sauf qu’elle est en conflit avec une prof<br />

qui est super méchante avec elle, et on ne sait pas pourquoi<br />

elle déteste Neneh. Je fais de la danse tous les jours, je suis<br />

en sport-étude de danse, et je me suis bien vue dans cette<br />

petite fille. Mais il n’y a pas que de la danse classique dans<br />

le film, il y a aussi du hip-hop. Et ça montre que c’est difficile,<br />

qu’il y a plein de choses qui sont dures pour les danseuses.<br />

Est-ce que tu as rencontré les mêmes problèmes qu’elle ?<br />

Pas aussi fort, mais oui, bien sûr, parce que je suis<br />

noire, et qu’en France, les danseuses classiques noires,<br />

c’est vraiment hyper rare, parce que c’est un « monde<br />

de Blancs ». Par exemple, dans mon cours de danse<br />

classique, je suis la seule personne noire, alors que ce<br />

n’est pas le cas en hip-hop. Au départ, pour moi, c’était<br />

comme pour toutes les petites filles : les mères qui les<br />

poussent à aller à la danse, sauf que normalement,<br />

elles arrêtent au bout de cinq ans, et moi j’ai continué !<br />

À un moment, Neneh dit : « J’en ai marre d’être noire,<br />

je voudrais être blanche comme tout le monde »…<br />

DR (2) - MIKA COTELLON<br />

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MIKA COTELLON<br />

C’est sûr que je l’ai déjà dit dans ma vie, parce que…<br />

c’est chiant, on est la seule Noire, on se sent de trop !<br />

Heureusement, j’ai la chance d’être dans une école qui<br />

est super ouverte, qui accueille tous les physiques, toutes<br />

les couleurs, pas comme l’Opéra. D'ailleurs, je ne veux<br />

pas du tout faire l'Opéra ! Par exemple, cette année,<br />

je vais tenter le Conservatoire national de Paris en<br />

danse contemporaine, parce que j’ai envie de changer<br />

du classique, et aussi parce que c’est plus ouvert.<br />

Quels rapports entretiens-tu avec ton pays d’origine ?<br />

Je suis née au Sénégal, mais je n’y suis retournée que<br />

deux fois, j’en suis partie à l’âge de 4 mois, j’étais toute petite !<br />

C’est assez loin pour moi, mais j’adore Dakar, ma ville natale.<br />

Et j’y retourne pour Noël cette année pendant quelques jours.<br />

As-tu l’habitude des plateaux<br />

de cinéma, grâce à tes parents ?<br />

Je les ai parfois suivis sur des tournages, mais ça ne<br />

m’a pas donné envie d’être actrice. Du coup, faire un film,<br />

c’est marrant, mais c’est pas du tout pour faire comme eux.<br />

Et j’ai fait ça de mon côté, pas avec eux. Je ne veux pas<br />

être danseuse non plus d’ailleurs, j’aimerais être avocate<br />

à l’ONU, donc vraiment rien à voir ! Dans la société, il y a<br />

beaucoup de choses qui m’énervent, comme le racisme,<br />

l’homophobie… On va dire que c’est basique, mais non,<br />

c’est pas du tout basique, je le vois tous les jours encore<br />

maintenant. ■ Propos recueillis par Jean-Marie Chazeau<br />

NENEH SUPERSTAR (France), de Ramzi Ben Sliman.<br />

Avec Maïwenn, Aïssa Maïga, Steve Tientcheu. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 13


ON EN PARLE<br />

Le Dormeur éveillé, Aladin<br />

ou la Lampe merveilleuse<br />

ou encore Ali Baba et les Quarante<br />

Voleurs sont parmi les récits<br />

contés par Shéhérazade.<br />

LITTÉRATURE<br />

JARDINS<br />

SECRETS<br />

Quelque 3 500 pages et des dizaines<br />

d’illustrations, réunies dans<br />

un écrin de papier bible et de cuir,<br />

pour cette nouvelle édition<br />

des MILLE ET UNE NUITS.<br />

IL N’EN FALLAIT pas moins pour un tel recueil. Un coffret<br />

luxuriant, qu’il suffirait presque de frotter, comme une lampe<br />

d’Aladdin, pour qu’en jaillissent parfums et arabesques,<br />

fantasmagories et destins. Un vrai page turner, dirait-on<br />

aujourd’hui. Peut-être même un scénario efficace pour<br />

une série épique. Car ce qui se joue entre les deux héros de ce<br />

récit-fleuve, Schahriar, le roi trahi, et Shéhérazade, la jeune<br />

fille audacieuse, est une affaire de vie ou de mort. Le premier<br />

a été trompé par son épouse et décide de se venger en<br />

tuant chaque matin la compagne toujours renouvelée de sa<br />

nuit. La seconde le tient en haleine, grâce à de captivantes<br />

histoires qu’elle lui narre chaque soir, s’arrangeant pour<br />

que l’apparition de l’aube ne coïncide jamais avec la fin<br />

d’un récit. Pendant mille et une nuits de contes merveilleux<br />

ou salaces, de récits de voyages,<br />

de péripéties ou d’historiettes<br />

« de comptoir », de scènes d’amour<br />

ou de vie quotidienne, l’amante<br />

stratège engage sa vie. Sa survie<br />

se nourrissant d’une humanité<br />

diverse, des beautés du monde et de<br />

ses petitesses, du banal et de l’extraordinaire.<br />

L’issue sera une victoire, puisqu’à la mille et unième nuit, le roi<br />

proclamera Shéhérazade épouse légitime, mère – pendant<br />

ces presque trois années, elle a mis au monde trois enfants –<br />

et reine. Un « happy end », au bout d’un entrelacs de contes<br />

enchâssés, de personnages en miroir et d’intrigues. Fascinante<br />

aussi est la genèse de ce texte anonyme. Il n’existe pas une<br />

version d’origine, unique et incontestée, mais plusieurs<br />

versions. Ceci tenant à leur premier mode de transmission,<br />

par voie orale. Il n’existe pas non plus un manuscrit mais des<br />

manuscrits, pour la plupart perdus. Il n’existe pas, enfin, une<br />

traduction mais diverses traductions. Dont celle des écrivains et<br />

poètes Jamel Eddine Bencheikh, universitaire franco-algérien,<br />

et André Miquel, qui a occupé la chaire de langue et littérature<br />

arabes classiques au Collège de France. Ils restituent ici, avec<br />

fidélité, une langue poétique ou crue, épique ou humoristique,<br />

dans un texte saisissant, qui ne se lasse pas de solliciter les<br />

passions et les affects. Et la curiosité insatiable du lecteur. ■ C.F.<br />

LES MILLE ET UNE NUITS I, II, III ET ALBUM,<br />

Gallimard-La Pléaide, 3776 pages, 195 €.<br />

KHARBINE TAPABOR/COLL. JONAS - KHARBINE TAPABOR/COLL. GROB (2) - DR<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


MYESHA EVON GARDNER<br />

R’N’B<br />

HAWA<br />

GRAINE<br />

DE STAR<br />

Après avoir été l’une des<br />

plus JEUNES COMPOSITRICES<br />

de l'Orchestre philharmonique<br />

de New York, cette chanteuse<br />

aux origines guinéennes sort<br />

un épatant premier album.<br />

NÉE À BERLIN il y a vingt-deux ans, mais élevée dans<br />

le pays d’origine de ses parents, la Guinée, Hawa a déjà<br />

été remarquée grâce à une poignée de morceaux au R’n’B<br />

aussi exigeant qu’accessible – en tout cas prometteur. Arrive<br />

aujourd’hui un premier album baptisé Hadja Bangoura en<br />

hommage à feu son arrière-grand-mère, dans lequel il s’agit<br />

de panser ses jeunes blessures et de faire valoir sa maturité<br />

artistique. Il est le fruit d’années passées à Conakry, puis aux<br />

États-Unis, dès ses 10 ans, où elle a intégré le programme<br />

de composition musicale de l’Orchestre philharmonique de<br />

New York. À 15 ans, elle décide de quitter cette prestigieuse<br />

institution et enregistre ses premiers morceaux. Deux ans<br />

plus tard, elle est signée sur le prestigieux label 4AD…<br />

La suite, on l’écoute sur son opus, admirant des titres<br />

tels que « Gemini » ou « Progression », qui, pour raconter<br />

ses émois, manient aussi bien l’organique du piano<br />

que l’autotune et les beats incisifs. Ça promet ! ■ S.R.<br />

HAWA, Hadja Bangour, 4AD.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 15


ON EN PARLE<br />

RÉTROSPECTIVE<br />

UNE HISTOIRE<br />

RICHE EN MUSIQUE<br />

Nombre de morceaux, souvent copiés,<br />

sont nés sur le continent africain.<br />

Tour de piste de cette abondance<br />

dans cette anthologie illustrée.<br />

DÈS L’OUVERTURE de ce très bel<br />

ouvrage, son auteur, Florent Mazzoleni,<br />

rappelle la « pluralité des sources<br />

musicales et les dizaines de milliers<br />

d’œuvres enregistrées en Afrique depuis<br />

un siècle ». Il a donc décidé de « trouver<br />

un équilibre naturel entre ces différents<br />

musiciens et la grande quantité des<br />

musiques enregistrées et diffusées ».<br />

En résulte un essai thématique, qui<br />

décrypte chapitre après chapitre le jazz,<br />

la rumba, le high-life, l’afrobeat, tout<br />

en revenant sur les racines mandingues,<br />

les chants de résistance lusophones<br />

ou les rythmes et mélodies d’Afrique<br />

de l’Est. Richement illustré de portraits<br />

d’artistes et de pochettes d’albums<br />

souvent ultra-graphiques, ce livre ouvre<br />

une porte sur une industrie féconde,<br />

qui a su dépasser divers traumas et<br />

failles sociopolitiques pour donner<br />

naissance à moult embranchements<br />

sonores. Même des pays moins célèbres<br />

que le Mali ou le Nigeria lorsqu’il<br />

s’agit de musique, tels le Gabon et le<br />

Cameroun, sont ici présents. Docte mais<br />

pas ennuyeux, précis et distrayant à la<br />

fois, Afriques Musiques est un classique<br />

instantané de la littérature consacrée au<br />

patrimoine musical du continent. ■ S.R.<br />

FLORENT MAZZOLENI,<br />

Afriques Musiques : Une histoire<br />

des rythmes africains,<br />

Hors collection, 248 pages, 32 €.<br />

Le joueur<br />

aux côtés de<br />

son épouse et de<br />

son fils, en visite<br />

sur le chantier de<br />

l'établissement<br />

en 2019.<br />

BUSINESS<br />

HÔTEL PESTANA CR7 MARRAKECH<br />

LIFESTYLE ET FOOT<br />

Après Funchal, Lisbonne, Madrid et New York,<br />

CRISTIANO RONALDO confirme son appétence<br />

pour l’hôtellerie et s’implante dans la ville ocre.<br />

STAR DU FOOTBALL et entrepreneur avisé, Cristiano Ronaldo semble<br />

transformer en or tout ce qu’il touche. Le cinquième et dernier né de sa chaîne<br />

d’hôtels lifestyle CR7, en partenariat avec le groupe Pestana, a ouvert en<br />

mars dernier à Marrakech et a remporté en octobre le prix du meilleur nouvel<br />

établissement d’Afrique aux World Travel Awards. Situé à mi-chemin entre<br />

l’aéroport et la place Jemaa-el-Fna, au cœur de M Avenue, le nouveau quartier<br />

branché de la ville, l’adresse mélange cultures marocaine et portugaise, et<br />

propose une déco élégante, de subtiles références au football et une architecture<br />

lumineuse aux lignes épurées. Aux 174 chambres et suites contemporaines<br />

adaptées aux familles s’ajoutent un spa intimiste, un centre d’affaires et un bar<br />

où profiter de soirées DJ le week-end. Deux restaurants (un sur le rooftop avec<br />

palmiers et piscine, l’autre ouvert sur le quartier cosmopolite) proposent chacun<br />

leurs spécialités, notamment des plats portugais. « L’un des hôtels les plus<br />

emblématiques » de la marque, d’après l’attaquant, ne se la joue pas resort de<br />

luxe : l’équipe attentionnée accueille tous les fans qui souhaitent visiter les lieux<br />

ou se prendre en photo avec un ballon doré signé Ronaldo. ■ Luisa Nannipieri<br />

PESTANA CR7 MARRAKECH, M Avenue, Marrakech (Maroc),<br />

chambres à partir de 199 € la nuit. pestanacr7.com<br />

DR<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


DESIGN<br />

FONDATION GACHA,<br />

la transmission en partage<br />

En formant depuis vingt ans des apprentis, l’ONG C<strong>AM</strong>EROUNAISE<br />

perpétue le savoir-faire des maîtres artisans du pays.<br />

LA FONDATION JEAN-FÉLICIEN GACHA et son antenne<br />

parisienne, l’espace culturel Gacha, travaillent depuis<br />

vingt ans à développer les talents dans l’ouest du Cameroun.<br />

L’ONG œuvre sur le terrain pour un meilleur accès à<br />

l’éducation, la formation, la culture et la santé des populations<br />

locales. Dans ses ateliers de Bangoulap, situés à 1 500 mètres<br />

d’altitude, viennent se former des personnes issues de<br />

toutes les ethnies du pays, qui travaillent sous la supervision<br />

de maîtres artisans pour produire des objets de design<br />

(calebasses, objets en métal ou en bois, ou encore tissus<br />

brodés et perlés). Laissant libre cours<br />

à l’imagination, les apprentis puisent dans les motifs<br />

traditionnels, l’iconographie et l’histoire des chefferies<br />

de la région ou les formes géométriques et naturelles<br />

qui les entourent, telle cette paire de calebasses perlées,<br />

où les courbes colorées rappellent des filets d’eau ruisselants.<br />

Elles évoquent aussi un filet de chasse, symbole de pouvoir<br />

et de sagesse. Les pièces produites sont ensuite exposées<br />

dans des salons internationaux ou vendues dans les locaux<br />

parisiens de l’association, comme ce sera le cas lors<br />

du marché de Noël, du 9 au 11 décembre. ■ L.N.<br />

espaceculturelgacha.org<br />

Panier fabriqué<br />

durant un atelier<br />

de perlage en 2000.<br />

DANIEL NICOLAEVSKY MARIA<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 17


ON EN PARLE<br />

TÉLÉRÉALITÉ<br />

JEUNES, CÉLÈBRES, ET ARABES<br />

Netflix propose un nouveau show où règnent<br />

le LUXE ET LE DR<strong>AM</strong>A, mais cette fois-ci à Dubaï.<br />

APRÈS YOUNG, F<strong>AM</strong>OUS & AFRICAN à<br />

Johannesbourg, voici des multimillionnaires<br />

du Moyen-Orient dans le luxe clinquant de<br />

Dubaï, qui ont fait fortune en débarquant avec<br />

300 dollars en poche. Un célèbre DJ libanais<br />

offre une Tesla à sa femme pour la Saint-Valentin,<br />

une femme au foyer irakienne cherche avec<br />

son mari une maison de 1 300 m 2 parce que<br />

son dressing déborde… Mais ce sont surtout<br />

les businesswomen (PDG dans l’immobilier, star<br />

de show TV, influenceuse…) qui surnagent de la<br />

série entre deux fâcheries futiles pour dramatiser<br />

l’action, déclarant que « les femmes arabes sont<br />

les plus fortes et les plus intelligentes du monde,<br />

parce qu’[elles ont] de l’assurance ». On notera que<br />

la seule femme voilée est une Américaine blanche,<br />

mère d’un jeune patron célibataire à moitié<br />

koweïtien, qui ne sort jamais, elle… ■ J.-M.C<br />

DUBAI BLING<br />

(Émirats arabes<br />

unis-Liban),<br />

de Mazen Laham,<br />

Marcel Dufour et Lama<br />

Samad. Sur Netflix.<br />

LA GRAVITÉ<br />

(France),<br />

de Cédric Ido.<br />

Avec Max Gomis,<br />

Jean-Baptiste<br />

Anoumon, Steve<br />

Tientcheu, Hafsia<br />

Herzi. En salles.<br />

ACTION<br />

L’alignement des planètes<br />

Guerre de dealers et de générations sur fond de phénomène astronomique…<br />

Un film de banlieue sans flic, mais pas sans violence ni une certaine poésie.<br />

LE CIEL TOURNE à l’orange au-dessus d’une cité au nord de Paris, sous l’effet d’un alignement de planètes<br />

abondamment commenté par les chaînes d’info… Dans ce contexte nimbé de fantastique, le Franco-<br />

Burkinabé Cédric Ido installe pour son deuxième film (après La Vie de Château, 2017) une classique lutte<br />

de territoires entre dealers à l’ancienne et petits jeunes visiblement biberonnés aux jeux vidéo. Joshua,<br />

paraplégique, a truffé son fauteuil roulant de gadgets à la James Bond et livre la drogue dans les étages<br />

avec l’aide de son frère, Daniel, qui n’a pas osé lui dire qu’il allait émigrer au Canada dans les 24 heures. Un<br />

ancien comparse les retrouve après trois ans passés en prison pour avoir refusé de les dénoncer. Mais face à<br />

la nouvelle génération d’ados qui veut contrôler le marché, un affrontement éclate et va tourner à la baston<br />

de série B façon Tarantino… L’absence de policiers à l’horizon allège de façon bienvenue le schéma habituel<br />

du « film de banlieue » (de La Haine aux Misérables, en passant par le récent Athena), sans esquiver la gravité<br />

des problèmes sociaux, mais tout en s’interrogeant sur les effets de l’attraction terrestre… ■ J.-M.C.<br />

HYKU DESESTO/NETFLIX - DR (2)<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


SÉROPOPSTAR<br />

Aujourd’hui, avec les traitements,<br />

une personne séropositive peut avoir des enfants<br />

sans transmettre le VIH.<br />

Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />

Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />

Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.


ON EN PARLE<br />

JEUNESSE<br />

IL ÉTAIT UNE FOIS…<br />

Pour les petits, un album<br />

de contes enchanteurs,<br />

tout en illustrations et en sons.<br />

« LE ROI LION ET SA FILLE »,<br />

« Le crapaud, le marabout et<br />

la cigogne à sac » (du Malien<br />

Amadou Hampâté Bâ), ou encore<br />

« La mangouste et le crabe »…<br />

Chacune des 20 histoires, issues<br />

de la tradition orale des<br />

populations d’Afrique de l’Ouest,<br />

peut se lire, se regarder, et même<br />

s’écouter grâce à des QR codes qui<br />

renvoient à des créations sonores.<br />

Transmis de génération en<br />

génération, les récits sont enrichis<br />

de dessins d’illustrateurs du<br />

continent. Réalisé en partenariat<br />

avec les éditions ivoiriennes<br />

Nimba, l’ouvrage est né du travail<br />

de collecte de l’association « Des<br />

livres pour tous », créée en 2008<br />

par l’écrivaine et scénariste<br />

Marguerite Abouët, dont l’objectif<br />

est de familiariser les jeunes à<br />

l’univers de la lecture. Une façon,<br />

pour l’auteure d’Aya de Yopougon<br />

et d’Akissi, engagée dans la lutte<br />

contre l’illettrisme, de construire<br />

des ponts : des illustrations aux<br />

rêves, des mots à l’imaginaire,<br />

de l’enfance aux valeurs de<br />

tolérance et d’altérité. ■ C.F.<br />

CONTES AFRICAINS,<br />

Gründ, 88 pages, 14,95 €.<br />

HOMMAGE<br />

SORG & NAPOLEON<br />

MADDOX<br />

ODE À TOUSSAINT<br />

LOUVERTURE<br />

L’alliance du beatmaker français<br />

et du rappeur de Cincinnati fait<br />

toujours mouche dans ce nouvel OPUS ENGAGÉ.<br />

UNE PETITE DÉCENNIE après leurs débuts en duo, Sorg et Napoleon Maddox<br />

(dont c’est le vrai patronyme !) s’attaquent à un album-concept. Ici, ils racontent<br />

les combats du général Toussaint Louverture, qui, à la veille de la déclaration<br />

d’indépendance de Haïti, mourut en captivité en France, ordonnée par Bonaparte.<br />

Sur un terreau mêlant à la fois hip-hop old school, jazz et électro – tous trois sous<br />

influence de la côte est américaine –, Louverture s’offre des invités tels que le<br />

saxophoniste canado-haïtien Jowee Omicil ou le rappeur libanais Marc Nammour.<br />

En sus, les paroles engagées et le flow assuré de Napoleon Maddox, doublées<br />

des rythmiques efficaces concoctées par Sorg, également auteur des mélodies<br />

du disque. Difficile de résister à la vitalité de morceaux tels que « Sugarcane »<br />

ou « Wha Dey Wan », révélateurs d’une narration musicale de haut niveau. ■ S.R.<br />

SORG & NAPOLEON MADDOX, Louverture,<br />

Sans Sucre Records/L’Autre Distribution.<br />

DR - MS STUDIO - DR<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


SÉROPOÉTIQUE<br />

Aujourd’hui, avec les traitements,<br />

une personne séropositive peut vivre pleinement<br />

et en bonne santé sans transmettre le VIH.<br />

Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />

Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> Continuons – DÉCEMBRE de porter un 2022-JANVIER masque partout où il est 2023 recommandé par les autorités scientifiques.<br />

21


ON EN PARLE<br />

Ci-dessus et ci-contre, DJ Nix a assuré<br />

le show lors de la présentation de la dernière<br />

collection de Mwami, « Harmattan ’22 »,<br />

à l'hôtel Onomo, à Dakar.<br />

MODE<br />

LE BON FEELING<br />

DE PAPI WATA<br />

Ses labels Mwami et Deep Fry sont conçus comme une ALTERNATIVE<br />

SÉNÉGALAISE à la fast fashion.<br />

Le designer.<br />

ARTISTE, STYLISTE et serial entrepreneur installé à Dakar<br />

depuis une douzaine d’années, le cosmopolite Papi Wata<br />

a créé son label, Mwami, il y a sept ans. « À l’époque, il n’y<br />

avait pas beaucoup de choix sur le marché pour des jeunes<br />

qui voulaient s’habiller avec un certain style et qui, en<br />

même temps, prônaient une consommation consciente »,<br />

se souvient le trentenaire. Le succès de ses premiers<br />

dessins le pousse à continuer et à présenter chaque année<br />

(hormis une pause pendant la pandémie) une déclinaison<br />

de sa collection de fond « Harmattan », qu’il présente comme<br />

« de style afro-désert-tech-ninja-marabout », en portant<br />

une attention particulière aux matières premières. Des<br />

tissus contemporains aux broderies traditionnelles, tout est<br />

soigneusement sourcé auprès de fournisseurs écoresponsables,<br />

et les vêtements sont confectionnés au Sénégal.<br />

DR - M<strong>AM</strong>ADOU A. WANE/COURTESY OF LIVES FEST<br />

22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Révélée lors<br />

d'un défilé organisé<br />

durant la Biennale<br />

de Dakar, la nouvelle<br />

griffe Deep Fry…<br />

… est caractérisée<br />

par des couleurs vibrantes<br />

comme le vert émeraude,<br />

l’orange et le terracotta,<br />

M<strong>AM</strong>ADOU A. WANE/COURTESY OF LIVES FEST - DA SILVIO/P. BIZENGA (2)<br />

À côté de ses collections principales, toujours créées<br />

« au feeling » selon des tonalités bleues, noires, beiges<br />

et blanches, le designer aime proposer des capsules en<br />

collaboration avec d’autres noms de la scène dakaroise<br />

et internationale (comme « The Ñuulest », qu’il a créée<br />

avec DJ Nix, en 2019). Mais il n’a pas prévu de s’arrêter<br />

là. En effet, Papi Wata a sorti une ligne « Harmattan ’22 »,<br />

mais a aussi introduit un nouveau spin-off créatif lors de<br />

son fashion show pendant la Biennale de Dakar : il a montré<br />

un avant-goût de ce qu’il proposera avec son deuxième<br />

label, Deep Fry, qui vient d’être officiellement lancé.<br />

Cette nouvelle marque, caractérisée par des couleurs<br />

vibrantes comme le vert émeraude, l’orange et le terracotta,<br />

veut s’imposer comme une alternative africaine à la<br />

fast fashion. « Ce sera un compromis entre mon idéal,<br />

notamment niveau sourcing, et une production plus<br />

industrielle », explique-t-il depuis Lagos, où il travaille<br />

à des projets qui devraient se concrétiser dans les mois à<br />

venir. L’artiste en assurera toujours la direction artistique,<br />

mais prévoit surtout d’accueillir des propositions et de<br />

promouvoir les voix intéressantes qui se lèvent de plus<br />

en plus fort dans la capitale sénégalaise. ■ L.N.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 23


ON EN PARLE<br />

À gauche et ci-dessous,<br />

le Poivre Noir Kinshasa<br />

revisite la cuisine<br />

bistrot moderne.<br />

Ici et ci-dessus, le chef de renom Christian Yumbi<br />

a lancé le Mood en juin 2021.<br />

SPOTS<br />

DESTINATION<br />

RDC<br />

Un bistrot et un lounge, soit deux<br />

adresses épicuriennes à découvrir<br />

dans la MAGNÉTIQUE KIN.<br />

OUVERT FIN SEPTEMBRE, Poivre Noir Kinshasa est le<br />

nouveau spot du couple d’« afropreneurs » belges Nathalie<br />

Bonté et John Goffin, arrivés en République démocratique<br />

du Congo forts du succès de Poivre Noir Kigali. Revisitant la<br />

cuisine bistrot moderne, avec des clins d’œil à la gastronomie<br />

congolaise, John Goffin sert par exemple du poulpe à la sauce<br />

romanesco ou des cossas (crevettes) flambées au pastis.<br />

Le menu, qui propose aussi des plats végétariens, met à<br />

l’honneur la viande grillée, mais ce qui amène une clientèle<br />

cosmopolite, en recherche de nouvelles saveurs, c’est le travail<br />

sur les jus et les sauces. Le canard grillé au feu de bois est<br />

nappé d’une réduction de vin rouge et vinaigre balsamique,<br />

et le filet de capitaine est servi avec une sauce alfredo cajun<br />

bien relevée. À accompagner avec du bon vin ou un gin<br />

tonic, revisité lui aussi. Compte Instagram : @poivrenoirkin<br />

Ambiance plus discrète chez Mood, le lounge lancé<br />

en juin 2021 par le chef de renom Christian Yumbi, qui<br />

possède trois autres adresses en ville. Ici, il a mis l’accent<br />

sur les spiritueux, les cigares premium et les soirées à thème<br />

(old school, jazz, karaoké, rumba, kizomba et comedy club).<br />

Mais également sur la carte, qui fait découvrir la cuisine<br />

congolaise en parcourant les zones linguistiques du pays :<br />

le porc-épic ou les cossas sautées à l’ail pour le kikongo,<br />

le bœuf de Goma ou le phacochère pour le swahili, le<br />

poulet au lumba-lumba (basilic) pour le tshiluba, ou encore<br />

le poisson du fleuve à la façon du chef ou les brochettes<br />

de crocodile pour le lingala. Un voyage ethno-culinaire<br />

qui varie au fil des saisons. christianyumbi.com ■ L.N.<br />

DR (2) - YEBSTUDIO (2)<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


DR<br />

LE COLLÈGE d’enseignement moyen<br />

Kamanar, situé à Thionck Essyl,<br />

en Casamance, a reçu le prestigieux<br />

prix Aga Khan 2020-2022. L’école,<br />

qui accueille 500 élèves et a coûté<br />

400 000 euros, a été conçue par le cabinet<br />

catalan Daw Office en tant que premier<br />

projet de Foundawtion, l’organisation à<br />

but non lucratif de l’agence. Soucieux de<br />

ne pas répliquer des modèles occidentaux<br />

et d’adapter le projet aux réalités locales,<br />

les architectes ont réparti l’établissement<br />

en une vingtaine de modules détachés,<br />

ou « awlas », groupés par niveau de<br />

classe autour de petites places abritant<br />

un arbre préservé pendant le chantier.<br />

Les pavillons à voûtes renversées ont été<br />

construits en argile par des bénévoles<br />

à partir de techniques traditionnelles<br />

actualisées, et la carrière d’où a été extraite<br />

la terre a été réaménagée en terrain de<br />

sport et en potager pour les collégiens.<br />

Chaque module est entouré de treillis en<br />

bois pour laisser passer la lumière, alors<br />

que des plaques de métal striées font<br />

office de toit, protégeant l’argile du soleil<br />

ARCHI<br />

Kamanar<br />

UNE ÉCOLE<br />

SOUS LES VOÛTES<br />

Bel exemple de projet durable,<br />

fonctionnel et inclusif, ce COLLÈGE<br />

MODULAIRE d’un village sénégalais<br />

vient de recevoir le prix Aga Khan.<br />

et de la pluie. Ce système garantit<br />

le refroidissement par évaporation<br />

des pièces, évitant le recours à la<br />

climatisation artificielle. L’ensemble<br />

peut être élargi pour répondre aux<br />

besoins de la population, sa composition<br />

modulaire facilitant les extensions. ■ L.N.<br />

dawoffice.com<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 25


PARCOURS<br />

Fanta Dramé<br />

L’ÉCRIVAINE FRANÇAISE ENQUÊTE SUR<br />

ses origines dans un premier roman intime, préfacé par Faïza<br />

Guène. Elle retrace le périple d’émigration de son père, depuis<br />

la Mauritanie jusqu’en France dans les années 1970. par Astrid Krivian<br />

On la retrouve dans un café du quartier de Belleville, où elle a grandi. Fanta Dramé se<br />

souvient des beignets et des jus de bissap préparés par sa grand-mère, qu’elles vendaient<br />

dans les foyers de travailleurs immigrés, à quelques encablures. La mémoire familiale<br />

est la pierre angulaire de sa démarche littéraire. Son premier roman, Ajar-Paris, retrace<br />

le parcours d’émigration de son père Yely, depuis Ajar, en Mauritanie, en passant par<br />

le Sénégal, où il rencontre sa future épouse, jusqu’à sa traversée de la Méditerranée vers<br />

Paris, en 1975. « On parle toujours des immigrés, terme devenu péjoratif, à partir de<br />

leur point d’arrivée, et non pas de leurs racines », regrette la jeune plume, née en 1987.<br />

Sirotant un Coca-Cola – « une addiction » –, elle revient sur l’événement déclencheur<br />

de l’écriture. En se rendant aux obsèques de sa grand-mère en Mauritanie, en 2013, Fanta Dramé foule pour la<br />

première fois la terre d’origine de ses ancêtres. À Ajar, commune reculée, où le temps semble<br />

s’être arrêté, la Parisienne affairée éprouve un choc culturel. Une foule de questions l’assaille<br />

alors : « Comment mon père a-t-il réussi à quitter un village, un pays, un continent, pour tenter<br />

sa chance en France, à Paris, soit deux mondes opposés ? C’est un parcours peu ordinaire :<br />

quitter son pays est un déchirement. Or, pour lui, devenu chef de famille très jeune à la mort<br />

de son père, émigrer était le chemin classique pour gagner son pain, faire vivre les siens. »<br />

Carnet et stylo à la main, elle enquête, creuse son « archéologie familiale », questionne son<br />

père sur son histoire, méconnue de ses enfants. Diplômé d’études coraniques au Sénégal, Yely<br />

a travaillé en France en tant qu’éboueur, apprenant le français lors de cours du soir. Parfois,<br />

face à sa pudeur, aux silences recouvrant les épreuves, l’autrice imagine, instille de la fiction.<br />

L’écriture lui a permis de redorer le blason paternel. « Enfants, on grandit avec l’idée<br />

Ajar-Paris, Plon,<br />

208 pages, 19 €.<br />

que nos parents sont moins bien que les autres. C’est absurde !» Elle se sent aussi plus<br />

entière. « J’ai complété mon patrimoine identitaire. Et j’ai compris ce que signifie être née dans un pays dont on<br />

n’est pas originaire. » Ajar-Paris rend aussi hommage à toutes ces personnes issues de l’immigration postcoloniale,<br />

invisibilisées. « Selon Frantz Fanon, chaque génération a une mission. En tant qu’enfants d’immigrés, la nôtre est<br />

de rappeler que nos parents ont participé à l’histoire de France, et qu’ils doivent être intégrés dans le récit national. »<br />

Celle qui lit tout son soûl depuis l’enfance, des Harry Potter aux classiques, est une professeure de<br />

français épanouie, en collège d’une zone défavorisée, en Seine-Saint-Denis. Une vocation née en classe<br />

de cinquième, grâce à une enseignante inspirante. Après un master de lettres modernes, elle obtient le<br />

concours du Capes. Malgré les difficultés, Fanta Dramé transmet avec ferveur sa passion pour la littérature<br />

aux élèves : « Je crois en l’école de la République, en tant qu’ascenseur social. J’en ai bénéficié. » De toute<br />

façon, elle et ses frères et sœurs étaient « obligés de réussir »: « Mon père veillait à ce que l’on ait les mêmes<br />

droits que les autres. Grâce aussi à son soutien, je me suis épanouie à l’école. » Mon père, ce héros… ■<br />

DR<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


NALEANE<br />

« Enfants, on<br />

grandit avec l’idée<br />

que nos parents<br />

sont moins bien<br />

que les autres.<br />

C’est absurde ! »


Contemporain,<br />

en prise<br />

avec cette Afrique<br />

qui change,<br />

ouvert sur le monde<br />

d’aujourd’hui,<br />

est votre<br />

rendez-vous<br />

mensuel<br />

indispensable.<br />

1AN<br />

€<br />

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C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

DOM<br />

FAITES LA FÊTE !<br />

Dans un contexte mondial tout à fait dépressionnaire, avec son lot d’angoisses<br />

pour demain et les multiples interrogations de toute façon sans réponse, un seul mot d’ordre<br />

en cette fin d’année : faites la fête ! Et s’il le faut, forcez-vous ! On ne peut plus continuer à<br />

enchaîner les fléaux et les récessions à ce point depuis quelques années sans faire un vrai<br />

break. Physique, mental. La récession économique omniprésente n’aidera peut-être pas, mais<br />

vous avez des ressources. Humaines, d’abord. En vous serrant les coudes pour organiser de<br />

belles agapes de fin d’année, chacun à votre niveau, que ce soit avec du caviar et du foie gras<br />

pour les nantis ou une super sauce locale pour les autres. En famille, avec des amis, anciens<br />

ou nouveaux, proches ou éloignés, peu importe.<br />

En cette fin 2022, il faut se réunir, passer de bons<br />

moments où l’on oublie un peu tout.<br />

Personne ne sait si la crise économique<br />

géante que génère, entre autres, la guerre en<br />

Ukraine continuera, ni pour combien de temps.<br />

Nul ne peut parier que la pandémie de Covid-19<br />

et un énième variant féroce ne verront pas le jour<br />

en 2023. Qui peut dire à quelle vitesse les changements<br />

climatiques et leur lot de perturbations<br />

irréversibles se propageront, ou si l’on pourra les<br />

freiner un jour ? Que penser aussi des pays qui<br />

sont passés sous le joug d’une junte militaire, et<br />

qui piétinent économiquement dans un système<br />

de transition sans réelle feuille de route, ne serait-ce<br />

que pour l’année prochaine ? Comment enfin ne<br />

pas redouter des attentats meurtriers, possibles à<br />

tout moment, dans les zones où les terroristes de<br />

Boko Haram ou d’Al-Qaïda n’ont, hélas, pas faibli ?<br />

Etc., etc. La liste est longue. Et nous ne l’énumérerons<br />

pas ici.<br />

Parce qu’en cette fin 2022, on essaye de<br />

conjurer le sort en oubliant tout ça. On prend sa<br />

dulcinée par la main pour l’emmener en vacances,<br />

très loin si on en a les moyens ou tout près si on en a<br />

moins. On organise une belle fête avec ses parents,<br />

ses amis ou ses voisins. Ou on prévoit des vacances seul aussi pour décompresser et faire le<br />

point. Chacun est libre. Le continent, lui, regorge d’idées de villégiatures, de découvertes ou<br />

de rassemblements chaleureux.<br />

L’important, c’est d’être un peu heureux, de lâcher prise et de se forger un moral<br />

d’enfer pour affronter 2023. Plus fort pour faire face. En ayant emmagasiné une bonne dose<br />

de légèreté et de positif ! Bonnes fêtes de fin d’année à tous, et tous mes vœux pour l’année<br />

prochaine ! ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 29


Gregory<br />

Rockson<br />

Pharmacie<br />

pour tous<br />

IL EST LE COFONDATEUR de mPharma,<br />

un grossiste en médicaments en quelque<br />

sorte, qui préfigure le monde de demain,<br />

qui cherche à disrupter le marché<br />

sur le continent. Afin de pouvoir rendre<br />

les produits accessibles au plus grand<br />

nombre. La structure, installée à Accra,<br />

au Ghana, centralise les commandes<br />

d’un vaste réseau de pharmacies et<br />

de distributeurs présents dans plusieurs<br />

pays (Ghana, Nigeria, Kenya, Ouganda,<br />

Gabon, Rwanda…). Elle peut ainsi muscler<br />

sa marge de manœuvre et de négociation<br />

avec les géants mondiaux du secteur,<br />

peu connus pour leur générosité.<br />

Formé aux États-Unis, personnalité<br />

reconnue dans le monde entier sur<br />

les questions pharmaceutiques, il rêve<br />

de pouvoir atteindre les communautés<br />

les plus reculées ou les plus isolées. La<br />

digitalisation du processus devrait faciliter<br />

cette ambition ; et les financiers suivent<br />

avec un certain enthousiasme. Zyad Limam<br />

J<strong>AM</strong>EL TOPPIN/THE FORBES COLLECTION<br />

30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Les entrepreneurs<br />

Ils et elles sont chefs<br />

d’entreprise, créateurs,<br />

innovateurs, dans le business<br />

ou le sociétal, dans<br />

les services, dans le vieux<br />

monde de l’industrie<br />

ou le nouveau monde<br />

digital. Ils ou elles sont<br />

« fils ou filles de » ou<br />

autodidactes. Ils et elles font<br />

bouger les lignes, investissent,<br />

LE<br />

BEST<br />

OF<br />

participent activement<br />

à l’émergence<br />

du continent. Ils et<br />

elles sont à l’honneur<br />

de notre traditionnel<br />

best of, pour<br />

l’année 2022.<br />

Inspirez-vous !<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 31


Noureddine<br />

Tayebi<br />

De la Silicon<br />

Valley au<br />

continent<br />

INGÉNIEUR FORMÉ EN ALGÉRIE puis<br />

aux États-Unis, il a travaillé huit ans en<br />

Californie, au sein du groupe informatique<br />

Intel. Fort de cette expérience, il fonde,<br />

en 2014, une première start-up, InSense,<br />

spécialisée dans les nanocapteurs<br />

de mouvement. Puis, en 2017, une<br />

seconde, Yassir, plate-forme de VTC<br />

et de livraison à domicile. Le succès<br />

est foudroyant : la société revendique<br />

3 millions d’utilisateurs au Maghreb,<br />

en France et au Canada notamment,<br />

et la création d’environ 40 000 emplois<br />

indirects (principalement des chauffeurs<br />

et des livreurs). Après être parvenu<br />

à lever plus de 67 millions de dollars<br />

auprès d’une trentaine d’investisseurs<br />

– dont de nombreux Américains –,<br />

le patron de 45 ans entend développer<br />

Yassir sur le continent, notamment<br />

en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Nigeria<br />

et en Afrique du Sud. Cédric Gouverneur<br />

ANDREW CABALLERO-REYNOLDS/BLOOMBERG<br />

VIA GETTY IMAGES<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

BRUNO LEVY/DIVERGENCE-IMAGES<br />

Aliko<br />

Dangote<br />

La marche<br />

en avant<br />

HOMME LE PLUS RICHE d’Afrique<br />

selon le magazine Forbes, avec une<br />

fortune estimée par Bloomberg à plus<br />

de 19 milliards de dollars, ami de Bill<br />

Gates et du chanteur Bono, le magnat<br />

philanthrope de 65 ans, propriétaire<br />

du conglomérat nigérian Dangote,<br />

fourmille de projets. Sa méga-raffinerie<br />

de Lekki, près de Lagos, doit entrer<br />

en production en ce début d’année et<br />

mettre fin à l’insupportable paradoxe<br />

du Nigeria, pays exportateur de pétrole<br />

brut… mais importateur de carburant.<br />

Il a également annoncé fin 2022 la<br />

création de 300 000 emplois dans la filière<br />

sucrière, grâce à 700 millions de dollars<br />

de nouveaux investissements injectés<br />

dans le secteur. Invité en septembre<br />

à Nairobi pour l’investiture du nouveau<br />

président, William Ruto, le milliardaire<br />

a également relancé son projet de bâtir<br />

une cimenterie géante au Kenya. C.G.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 33


34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

DR (2)<br />

Anta<br />

Babacar<br />

Ngom Diack<br />

Une affaire<br />

de famille<br />

C’EST LA FILLE du présidentfondateur<br />

de la florissante entreprise<br />

sénégalaise Sedima, dont elle est<br />

la directrice générale (DG) depuis<br />

2016. Née à Pikine, en 1984, elle<br />

commence très tôt à travailler, durant<br />

ses vacances, dans le groupe familial,<br />

spécialisé dans le secteur avicole,<br />

l’agrobusiness et l’immobilier. Puis,<br />

elle part étudier au Canada, où elle<br />

obtient un master 1 en économie,<br />

et poursuit son cursus à Paris, d’où<br />

elle revient avec un master 2 en<br />

management international de projets<br />

et NTIC, ainsi qu’un Executive MBA<br />

en communication à Sciences Po.<br />

En 2009, elle entre à Sedima, et<br />

y occupera différents postes avant<br />

d’en prendre la direction. Elle n’hésite<br />

pas à investir, à diversifier les activités<br />

en y incluant la minoterie. Elle<br />

met aussi en place l’abattoir le plus<br />

moderne d’Afrique subsaharienne<br />

et déploie des filiales dans la<br />

sous-région. Mariée et mère de<br />

trois enfants, madame la DG dirige<br />

pas moins de 780 collaborateurs.<br />

Arrivée dans le top 3 de la 9 e édition<br />

du classement Choiseul des meilleurs<br />

chefs d’entreprise de moins de<br />

40 ans du continent, elle est même<br />

numéro 1 du palmarès Afrique<br />

de l’Ouest. Emmanuelle Pontié<br />

Karim<br />

Beguir<br />

L’IA<br />

au service<br />

de tous<br />

SA START-UP, InstaDeep, fondée<br />

en 2014 avec une amie d’enfance,<br />

Zohra Slim, s’est imposée comme<br />

l’un des leaders dans le secteur<br />

de l’intelligence artificielle (IA)<br />

« décisionnelle », c’est-à-dire qui aide<br />

les entreprises dans leurs prises<br />

de décision. La société, qui a réalisé<br />

une levée de fonds de 100 millions<br />

de dollars en janvier 2022, compte<br />

notamment parmi ses clients Google,<br />

BioNTech (pionnier des vaccins à<br />

ARN messager), le gouvernement<br />

émirati et l’entreprise de chemin<br />

de fer Deutsche Bahn. Le Tunisien<br />

de 46 ans, diplômé de la prestigieuse<br />

école française d’ingénieurs<br />

Polytechnique, aspire à faire<br />

d’InstaDeep le chef de file africain de<br />

l’IA, qui « va avoir un impact encore<br />

plus grand que celui d’Internet »,<br />

et à « soutenir le développement<br />

humain, au bénéfice de tous ». C.G.<br />

35


Aboubaker<br />

Omar Hadi<br />

Capitaine<br />

des ports<br />

de Djibouti<br />

C’EST INCONTESTABLEMENT sa<br />

passion. Et pourtant, il est né à Dikhil,<br />

dans l’hinterland du pays. De son<br />

bureau, installé dans la toute nouvelle<br />

tour de la zone franche de Djibouti,<br />

il peut voir ce qui a été réalisé au<br />

cours des dix, quinze dernières<br />

années. Ici est née, du vieux<br />

port colonial, une véritable<br />

plate-forme portuaire<br />

et logistique moderne,<br />

diversifiée, un outil essentiel<br />

et incontournable. Sur<br />

cette pointe de l’Afrique,<br />

sur le détroit stratégique<br />

de Bab-el-Mandeb. L’une<br />

des routes principales<br />

du commerce mondial.<br />

Nommé en 2011 patron<br />

de l’Autorité des ports<br />

et des zones franches<br />

de Djibouti (APZFD),<br />

homme de confiance<br />

du président Ismaïl Omar<br />

Guelleh, ce puissant patron<br />

a été formé au Havre et<br />

à la prestigieuse université<br />

de Malmö, en Suède. Il a<br />

également fait un passage<br />

dans les terminaux nigérians.<br />

Il connaît son métier sur le bout<br />

des doigts. Et fourmille d’idées,<br />

de projets pour aujourd’hui<br />

et pour demain. Soucieux de<br />

renforcer l’offre Djibouti ! Z.L.<br />

VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Matina<br />

Razafimahefa<br />

Les codeurs<br />

pour écrire l’avenir<br />

CETTE FRANCO-MALGACHE née en Côte d’Ivoire a fondé<br />

l’école privée en ligne Sayna, en 2018, à l’âge de… 19 ans !<br />

Le but : répondre au double problème du manque de formation aux<br />

métiers numériques sur le continent et à la demande croissante<br />

des entreprises dans ce domaine. Le moyen : une formation en<br />

ligne, sous la forme d’un jeu vidéo. En l’espace de trois à six mois,<br />

l’élève-développeur apprend son métier, puis commence à effectuer<br />

des tâches rémunérées pour les entreprises… Le résultat : des<br />

centaines de jeunes Malgaches formés à l’encodage, 600 000 dollars<br />

levés auprès d’investisseurs (notamment Orange). Les projets de<br />

l’entrepreneure : former 8 000 à 12 000 codeurs, se développer<br />

en Côte d’Ivoire, au Cameroun et en Algérie, lever 4 à 6 millions<br />

d’euros de fonds, puis se déployer dans le monde entier, « pour aider<br />

les plus précaires » en leur apprenant un métier d’avenir. C.G.<br />

LE<br />

BEST<br />

OF<br />

DR (2)<br />

Guled Ahmed<br />

Changer<br />

l’énergie !<br />

IL VIT AUX ÉTATS-UNIS, mais n’a jamais<br />

rompu les liens avec la Somalie, qu’il a quittée<br />

enfant. Cet ingénieur a fondé Power OffGrid,<br />

qui équipe en panneaux solaires les habitants<br />

de Jowhar, au sud de son pays natal. Fort de<br />

ce succès, il a créé, en 2018, Jiko Biogas (« jiko »<br />

signifiant « cuisinière » en somalien) : l’idée est<br />

de produire du méthane à partir de bouse de<br />

vache, afin de lutter contre la déforestation et<br />

la pollution domestique [voir rubrique Business<br />

de ce numéro]. En 2023, la société va développer<br />

ses activités au Kenya avec son partenaire<br />

G-Gas. L’entrepreneur veut lancer l’Association<br />

est-africaine de biogaz, pour unir les producteurs<br />

de ce combustible afin qu’ils puissent négocier<br />

ensemble, mieux faire connaître leurs solutions,<br />

et proposer des partenariats aux gouvernements<br />

et aux sociétés privées du continent. C.G.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 37


Erick Yong<br />

Soutenir les<br />

jeunes pousses<br />

CET ENTREPRENEUR né au Cameroun a cofondé<br />

(avec l’Allemand Thomas Festerling) GreenTec<br />

Capital Partners, à Francfort, en 2015. Ce<br />

fonds de capital-risque accompagne les start-up<br />

africaines pendant « la traversée de la vallée de<br />

la mort », cette période critique entre le décollage<br />

et la première levée de fonds. L’entrepreneur a<br />

l’habitude d’expliquer que la finance d’impact, ce<br />

n’est pas seulement soutenir économiquement le<br />

démarrage d’une société naissante, mais que c’est<br />

aussi l’aider dans ses prises de décision et identifier<br />

ses partenaires potentiels. Le fonds a investi<br />

dans une quarantaine d’entreprises africaines,<br />

et en assiste environ 400 autres à travers sa<br />

fondation. En mai 2022, il a cofondé, avec le<br />

nigérian TVC Lab, Zeitec Investment, un service<br />

d’accompagnement aux investisseurs dans les<br />

start-up du continent. Objectif : « Servir la nouvelle<br />

génération des change makers en Afrique. » C.G.<br />

Olivier Tébily<br />

La troisième mi-temps<br />

REPÉRÉ TRÈS JEUNE, ce cousin de Didier Drogba, né en 1975<br />

à Abidjan, a mené sa carrière de footballeur à l’étranger au plus haut<br />

niveau et été sélectionné à 18 reprises dans l’équipe nationale de<br />

Côte d’Ivoire. Avec l’argent de son premier contrat, il acquiert deux<br />

hectares de vignes à Cognac, dans le sud-ouest de la France, où l’on<br />

produit la prestigieuse eau-de-vie éponyme, et qu’il fait exploiter<br />

par des locaux. Une carrière de sportif plus tard, il retourne sur ses<br />

terres en septembre 2008 et ouvre deux restaurants, qui permettent à<br />

celui qui est le seul Africain propriétaire de vignes dans la région de<br />

se faire accepter dans ce milieu très fermé. Enfin prêt, huit ans plus<br />

tard, il apprend le métier auprès d’un agriculteur, lequel, à sa retraite,<br />

lui vend son domaine. Aujourd’hui à la tête d’une exploitation de 30<br />

hectares, il commercialise 70 % de sa production auprès des grandes<br />

marques. Avec les 30 % restants, il approvisionne les bonnes tables<br />

parisiennes, sous la marque qu’il a créée, Cognac’OT. Enfin, ce « timide<br />

passionné » a bâti son paradis. Il rêve maintenait d’Afrique et aimerait<br />

distribuer ses flacons dans son pays d’origine. Philippe Di Nacera<br />

DR (2)<br />

38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

Neila<br />

Benzina<br />

La modèle<br />

CETTE TUNISO-FRANÇAISE<br />

va longtemps diriger, à Tunis,<br />

Business & Décision, une filiale du<br />

groupe français éponyme. Spécialisée<br />

dans les data, l’informatique<br />

décisionnelle, ouverte sur le Maghreb<br />

et l’Afrique francophone, l’entreprise<br />

passe rapidement de quelques<br />

collaborateurs à près de 400 employés,<br />

avec des annexes au Maroc,<br />

aux États-Unis, en Belgique. Après<br />

le rachat de la société par Orange<br />

Business Services, Neila Benzina<br />

tourne positivement la page. Sensible<br />

à la problématique du chômage<br />

des jeunes, tout particulièrement<br />

en Tunisie, elle lance la Holberton<br />

School Tunis, plate-forme de l’école<br />

américaine du même nom qui propose<br />

des formations en développement<br />

informatique. Un vrai succès, avec<br />

une croissance record en Europe<br />

et en Afrique. En avril 2022, la<br />

serial entrepreneure poursuit son<br />

engagement en fondant l’Association<br />

de soutien aux startups technologiques<br />

en Tunisie (ASSTT). Objectif :<br />

multiplier les échanges et les<br />

partages d’expériences. Neila<br />

Benzina aura donc choisi<br />

de concilier avec bonheur<br />

sens des affaires et<br />

investissement<br />

sociétal. Z.L.<br />

DR<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 39


40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

Kehinde<br />

Wiley<br />

Passion<br />

Dakar<br />

PEINTRE, SCULPTEUR, vidéaste,<br />

le New-Yorkais d’origine nigériane utilise<br />

magistralement la rhétorique visuelle<br />

dans les champs de l’héroïque et du<br />

sublime pour célébrer les personnes<br />

noires. Premier Afro-Américain à avoir<br />

peint, en 2018, le portrait officiel d’un<br />

président des États-Unis, il s’est pris de<br />

passion pour Dakar, capitale du Sénégal.<br />

Il y a inauguré une luxueuse résidence<br />

artistique, qui est l’un des cœurs battants<br />

de la ville : Black Rock Senegal. Elle<br />

est gérée par une fondation qui, à travers<br />

des partenariats, des programmes variés<br />

et la promotion des échanges avec les<br />

communautés locales, veut redéfinir<br />

le rôle culturel du continent. L’artiste<br />

a aussi rénové la maison Douta Seck,<br />

dans la Médina, avec le soutien de<br />

l’ambassade américaine : il en a fait un<br />

spot majeur de la Biennale et ambitionne<br />

qu’elle devienne le premier tiers-lieu<br />

de création du pays, en partenariat<br />

avec l’État, pour promouvoir la culture<br />

à tous les niveaux. Luisa Nannipieri<br />

La résidence d’artistes Black Rock Senegal, fondée en 2019.<br />

DR - KYLIE CORWIN<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 41


Ange<br />

Kacou<br />

Diagou<br />

Révolution<br />

digitale<br />

« AUCUN MÉTIER, aucune<br />

personne n’échappera au digital »,<br />

a coutume de prophétiser le<br />

fils de Jean Kacou Diagou,<br />

fondateur du groupe ivoirien<br />

Nouvelle société interafricaine<br />

d’assurance (NSIA). Après ses<br />

études, au Maroc et au Québec,<br />

le jeune homme a, en 2009,<br />

assuré la modernisation des<br />

services informatiques du groupe<br />

familial, puis a créé, en 2012,<br />

NSIA Technologies, devenue New<br />

Digital Africa (NDA) en 2021.<br />

Désormais émancipée, la holding<br />

NDA entend accompagner la<br />

transformation digitale des<br />

entreprises africaines – mais<br />

aussi étrangères – désireuses<br />

de s’implanter sur le continent,<br />

en proposant ses services et<br />

connaissances dans les télécoms,<br />

les data centers et le cloud.<br />

À 43 ans, l’ambitieux patron<br />

compte tripler le chiffre d’affaires<br />

de sa société d’ici à 2025, et<br />

l’installer dans 14 pays d’Afrique<br />

occidentale et centrale. C.G.<br />

Mariam<br />

Issoufou<br />

Kamara<br />

Changer<br />

le monde par<br />

l’architecture<br />

UN ARCHITECTE peut peser sur<br />

les changements sociaux, politiques<br />

et économiques. Cette conviction et<br />

la constante recherche culturelle,<br />

esthétique et technique qui l’animent ont<br />

fait de Mariam Issoufou Kamara l’une<br />

des bâtisseuses les plus influentes de<br />

sa génération. Née en France, à Saint-<br />

Étienne, en 1979, elle grandit au Niger<br />

et obtient ses diplômes à Washington<br />

avant d’ouvrir son cabinet, à Niamey,<br />

en 2014. Avec Atelier Masomi, elle<br />

réinterprète l’héritage culturel pour livrer<br />

des projets adaptés et durables, comme<br />

la transformation du marché régional de<br />

Dandaji, qui revitalise l’économie locale<br />

et offre une agora aux habitants. Plus<br />

incline à parler de son amitié avec David<br />

Adjaye (photo ci-contre) que de ses liens<br />

familiaux avec l’ancien président du<br />

Niger, elle pense surtout à ses chantiers<br />

à venir, comme le musée sénégalais<br />

du patrimoine africain, le Bët-bi, ou son<br />

projet de centre culturel à Niamey. L.N.<br />

DR - STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA/ROLEX<br />

42


AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 43<br />

LE<br />

BEST<br />

OF


Pascal<br />

Agboyibor<br />

L’homme<br />

de droit<br />

C’EST LE « LAWYER », l’avocat<br />

de notre liste. Il a longtemps<br />

fait, pendant près de dix-sept<br />

ans, les beaux jours de la maison<br />

américaine Orrick, avant une<br />

séparation brutale, en mars 2019.<br />

Depuis, et c’est donc plutôt<br />

rapide, l’homme de loi a fait un<br />

sacré chemin. Asafo & Co, qu’il<br />

crée dans la foulée, s’est imposé<br />

comme le premier cabinet conseil<br />

réellement panafricain. « Asafo »<br />

évoque le nom des guerriers<br />

chargés de protéger l’empire<br />

du Ghana au XIX e siècle. Pascal<br />

Agboyibor a de qui tenir : son<br />

père, avocat lui-même et homme<br />

politique engagé, fut Premier<br />

ministre du Togo. Paris reste la<br />

plaque tournante de l’organisation,<br />

mais Asafo a des équipes installées<br />

aux quatre coins du continent,<br />

à Nairobi, Abidjan, Casablanca…<br />

Un partnership a été monté avec<br />

Lawtons Africa à Johannesbourg,<br />

et tout récemment une antenne<br />

a été ouverte à Washington.<br />

De là à voir naître un cabinet<br />

à vocation mondiale et d’origine<br />

africaine, il n’y a qu’un pas… Z.L.<br />

VINCENT FOURNIER POUR JA<br />

44 DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

BRUNO LEVY/DIVERGENCES-IMAGES<br />

Tony<br />

Elumelu<br />

The big<br />

boss<br />

NOMMÉ PAR LA REVUE<br />

américaine Time Magazine<br />

dans sa liste 2020 des<br />

100 personnalités les plus<br />

influentes dans le monde,<br />

l’homme d’affaires et<br />

économiste nigérian, promoteur<br />

de l’afrocapitalisme, fêtera<br />

en mars ses 60 ans. Lancée<br />

en 2015, son organisation<br />

philanthropique, la Tony Elumelu<br />

Foundation, s’était donné pour<br />

objectif l’accompagnement de<br />

10 000 entrepreneurs et start-up<br />

en une décennie. Fin 2022, elle<br />

revendique déjà 15 847 chefs<br />

d’entreprise aidés (dont<br />

6 300 femmes) et un total de plus<br />

de 400 000 emplois créés sur tout<br />

le continent. En 2019, la fondation<br />

et le Programme des Nations<br />

unies pour le développement<br />

(PNUD) ont conclu un partenariat<br />

afin de soutenir au moins<br />

10 000 entrepreneurs au Mali,<br />

avec l’ambition « de résoudre<br />

les racines économiques de la<br />

crise » sociale et sécuritaire que<br />

traverse le pays du Sahel. C.G.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 45


Laureen<br />

Kouassi-Olsson<br />

Entre art<br />

et trade<br />

SON INTUITION est forte, l’avenir en Afrique,<br />

ce sont aussi les industries de la mode et du<br />

luxe. En associant les talents, en impliquant<br />

les filières, en s’appuyant sur une tradition<br />

de savoir-faire. Suivant une carrière dans<br />

le milieu particulièrement exigeant de la<br />

banque d’affaires internationales (« J’étais<br />

la plus jeune, souvent la seule femme, et de<br />

toute façon la seule Africaine »), elle voyage<br />

de Paris à Londres (avec Lehman Brothers),<br />

puis à Abidjan avec le fonds Amethis. Elle<br />

découvre l’importance du secteur des industries<br />

culturelles et décide de se lancer en solo.<br />

En avril 2021, elle lance Birimian Ventures,<br />

une société d’investissement qui soutient<br />

les marques de luxe et haut de gamme du<br />

patrimoine africain. Objectif : sélectionner<br />

des projets, des créateurs, leur apporter<br />

financement, savoir-faire et conseils. Un mix<br />

audacieux et ambitieux entre l’art et le « trade ».<br />

L’aventure ne fait que commencer… Z.L.<br />

Duplex Éric<br />

Kamgang<br />

Au nom<br />

des étudiants<br />

IL EST JEUNE, 38 ans, il est le fondateur de Studely, une<br />

start-up à la fois innovante et nécessaire pour des milliers<br />

d’autres jeunes. Elle accompagne les étudiants africains<br />

qui souhaitent poursuivre leur scolarité en Europe.<br />

Et demain en Inde, en Chine ou ailleurs ! La société<br />

prend en charge la gestion des aspects administratifs,<br />

financiers, le cantonnement des fonds pour obtenir un<br />

visa… Bref, un atout considérable lorsque l’on connaît<br />

le parcours du combattant que cela peut représenter.<br />

Ce natif de Douala, au Cameroun, s’est inspiré de sa<br />

propre expérience pour mettre en place son service.<br />

La fintech offre également à des élèves partis en court<br />

séjour de se bancariser. En mai 2022, Studely franchissait<br />

une étape majeure en proposant une solution financière<br />

en partenariat avec des acteurs bancaires européens<br />

et Mastercard. L’entreprise permet aux étudiants de<br />

recevoir des dépôts dans leur État d’origine, et de les<br />

utiliser à moindre coût dans le pays de destination. Z.L.<br />

ANTOINE DOYEN - DR<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


LE<br />

BEST<br />

OF<br />

Wawira Njiru<br />

Faim d’école<br />

QUAND cette entrepreneure et<br />

nutritionniste kényane a créé Food<br />

for Education, en 2012, elle livrait<br />

des repas équilibrés et généreux<br />

à tout juste une vingtaine d’écoliers.<br />

Aujourd’hui, son organisation<br />

à but non lucratif, qui emploie<br />

200 personnes, sert tous les jours<br />

plus de 90 000 repas à moindre<br />

coût dans une quarantaine d’écoles<br />

publiques, à Nairobi, Mombasa et<br />

Kisumu. La trentenaire a développé<br />

un modèle de distribution efficace,<br />

qui fait travailler environ<br />

20 000 petits paysans locaux.<br />

Reconnaissant l’impact de<br />

son action dans des zones<br />

où la malnutrition est un<br />

problème endémique, les<br />

Nations unies l’ont nommée<br />

personnalité de l’année 2021<br />

au Kenya, et The World’s<br />

50 Best Restaurants lui<br />

a remis l’Icon Award 2022<br />

pour avoir, par le biais<br />

de l’alimentation, soutenu<br />

l’éducation des nouvelles<br />

générations. L.N.<br />

L<strong>AM</strong><br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 47


perspectives<br />

NIGERIA<br />

POUR FAIRE FACE…<br />

SHUTTERSTOCK<br />

48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Officiellement, c’est le pays le plus riche du continent, juste<br />

devant l’Afrique du Sud, dopé par une économie pétrolière.<br />

Le plus peuplé aussi, 210 millions d’habitants, dont les deux<br />

tiers vivent dans une pauvreté « multidimensionnelle ».<br />

Un géant ethniquement complexe, fragilisé par la violence terroriste.<br />

Une nation en crise permanente, qui s’apprête à élire son nouveau<br />

président, une personnalité « miracle »… par Cédric Gouverneur<br />

La géante Lagos,<br />

qui compte 22 millions<br />

d’habitants.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 49


PERSPECTIVES<br />

Lors de son indépendance en 1960, les performances<br />

économiques de la république<br />

fédérale du Nigeria étaient globalement<br />

comparables à celles de la Fédération de<br />

Malaisie. Depuis, le pays d’Asie du Sud-<br />

Est s’est transformé en nation prospère<br />

et stable. Et certes, le géant anglophone<br />

ouest-africain dispose du plus imposant<br />

PIB du continent, avec 440 milliards de<br />

dollars (contre 420 pour l’Afrique du<br />

Sud et 404 pour l’Égypte), grâce aux<br />

hydrocarbures – un nouveau gisement,<br />

d’une capacité de 1 milliard de barils de<br />

pétrole et 500 milliards de pieds cubes<br />

de gaz, vient d’être découvert dans le<br />

nord-est, à Kolmani –, mais derrière la<br />

façade macroéconomique, tous les indicateurs<br />

sociaux sont au rouge : selon les<br />

derniers chiffres du Bureau national des<br />

statistiques (NBS) et des agences onusiennes,<br />

rendus publics en novembre,<br />

deux tiers des Nigérians – 133 millions<br />

sur 210 – (sur)vivent dans « une pauvreté<br />

multidimensionnelle » (insécurité<br />

alimentaire, logement, cuisine, sanitaire,<br />

santé…). Avec un taux de 21 % en<br />

octobre, l’inflation est à son plus haut<br />

niveau depuis 2005, à cause d’« une perturbation<br />

de l’approvisionnement en produits<br />

alimentaires », liée à la guerre en<br />

Ukraine, « d’une augmentation du coût<br />

des importations en raison de la dépréciation<br />

de la monnaie [le naira, ndlr], et<br />

d’une augmentation générale du coût<br />

de production », détaille le NBS. L’économie,<br />

indexée sur le cours de l’or noir,<br />

pâtit de son manque de diversification<br />

et d’une corruption systémique. Surtout,<br />

l’insécurité s’est généralisée à la quasitotalité<br />

des 36 États fédérés : au nord-est,<br />

l’insurrection djihadiste ; au nord-ouest,<br />

le banditisme rural ; dans la région centrale<br />

de la Middle Belt, des tensions<br />

entre agriculteurs (chrétiens) et éleveurs<br />

(musulmans) ; au sud-est, la résurgence<br />

du séparatisme igbo, nostalgique de la<br />

sécession biafraise (1967-1970 ) ; dans le<br />

Delta, la piraterie et le pillage du pétrole ;<br />

et enfin, dans les grandes villes, le kidnapping<br />

contre rançon.<br />

Côté politique, le président Muhammadu<br />

Buhari ne peut se représenter<br />

au terme de ses deux mandats. Cet<br />

ancien général putschiste et dictateur<br />

entre 1983 et 1985 (son régime avait<br />

notamment embastillé la star Fela Kuti,<br />

père de l’afrobeat) était revenu au pouvoir<br />

par les urnes en 2015, avec la promesse<br />

de restaurer l’ordre et la sécurité.<br />

Force est de constater qu’étant donné son<br />

calamiteux bilan, il aurait mieux fait de<br />

rester dans l’ombre… Et l’avenir paraît<br />

bien sombre : aussi cinglant qu’un couperet<br />

acéré, le titre d’un récent rapport de<br />

l’Institut d’études de sécurité (Afrique du<br />

Sud) donne la mesure du défi : « Nigeria<br />

in 2050 : Major Player in the Global Economy<br />

or Poverty Capital? » S’ériger au<br />

rang de puissance ou décrocher le titre<br />

peu enviable de « capitale mondiale de la<br />

pauvreté », telle serait l’alternative.<br />

« Si nous gardons le même cap, c’est<br />

l’annihilation », alertait en octobre dernier<br />

Jibrin Ibrahim dans une tribune<br />

publiée par le journal en ligne nigérian<br />

Premium Times. Ce professeur de<br />

science politique et expert en développement<br />

sait pertinemment de quoi il<br />

parle : « Je me souviens d’un rapport<br />

similaire que nous avions réalisé en<br />

1993-1994 sous l’égide de l’OCDE et de<br />

la Banque mondiale, West African Long-<br />

Term Perspective Study 1995-2020. Tristement,<br />

toutes nos prédictions sur les<br />

AKINTUNDE AKINLEYE/ EPA-EFE<br />

Un bidonville sur une voie<br />

ferrée abandonnée<br />

à Abeokuta, à 70 kilomètres<br />

au nord de Lagos.<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Avec un taux de 21 % en octobre, l’inflation<br />

est à son plus haut niveau depuis 2005.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 51


PERSPECTIVES<br />

dangers qui menaçaient alors se sont,<br />

depuis, réalisées », écrit-il. « Nous avions<br />

mis l’accent sur la rapide croissance de<br />

la population », et avions « posé cette<br />

alternative » : « instruire la jeunesse et<br />

diversifier l’économie pour lui fournir<br />

du travail », ou ne rien faire et « endurer<br />

l’onde de choc d’une bombe démographique<br />

». Résultat : « Rien n’a été fait,<br />

et la bombe démographique a explosé »,<br />

fulmine-t-il. L’universitaire remarque<br />

également que, dès les années 1990, lui<br />

et ses confrères avaient pointé le « risque<br />

de conflit croissant entre pastoralisme et<br />

agriculture dans la région de la Middle<br />

Belt » et d’une « pression islamiste au<br />

Sahel ». Des menaces qualifiées, se souvient-il,<br />

de « pure spéculations » ! « Tout<br />

est pire qu’avant », cingle le professeur.<br />

L’économie demeure largement rentière,<br />

dépendante du pétrole et de son cours<br />

fluctuant. Le pays exporte des produits<br />

bruts et importe des produits transformés,<br />

malgré de récents et louables<br />

efforts de diversification économique,<br />

menés notamment par le conglomérat<br />

du milliardaire Aliko Dangote [voir notre<br />

numéro 401, février 2020].<br />

PIPELINES ILLÉGAUX<br />

ET AVOIRS CAPTIFS<br />

En 2050, avec 450 millions d’habitants<br />

en prévision, le Nigeria pourrait<br />

devenir le troisième pays le plus peuplé<br />

au monde, derrière l’Inde et la Chine…<br />

Aujourd’hui incapable de nourrir ses<br />

210 millions d’habitants, il devrait en<br />

abriter plus du double dans moins de<br />

trente ans ! Pourtant, le pays, 131 e sur<br />

190 sur l’indice Doing Business de la<br />

Banque mondiale, ne prend pas le chemin<br />

d’un changement de cap. L’environnement<br />

n’est guère propice aux affaires.<br />

Un récent exemple : peinant à rapatrier<br />

ses gains du Nigeria, conservés par les<br />

autorités locales en mal de devises étrangères,<br />

la compagnie aérienne Emirates a<br />

annoncé fin octobre la suspension de ses<br />

liaisons vers Lagos et Abuja ! La prestigieuse<br />

société des Émirats arabes unis<br />

se déclare dans l’incapacité de maintenir<br />

ses coûts opérationnels et sa viabilité<br />

commerciale dans le pays. Début septembre,<br />

elle avait déjà suspendu ses<br />

vols. Dix jours plus tard, les autorités lui<br />

avaient restitué 256 millions de dollars,<br />

environ la moitié de la somme totale.<br />

Mais faute de solution à long terme,<br />

Emirates a préféré jeter l’éponge. Au<br />

lieu de temporiser, le ministre de l’Aviation,<br />

Hadi Abubakar Sirika, s’est montré<br />

narquois : « Nous n’allons pas nous laisser<br />

intimider. Nous sommes le plus gros<br />

marché d’Afrique », laissant entendre que<br />

la compagnie du Golfe n’aurait d’autre<br />

choix que de revenir. Ce départ ne va<br />

pas améliorer la réputation du Nigeria,<br />

écornée depuis deux décennies par<br />

les méfaits internationaux de la mafia<br />

(arnaques sur Internet, prostitution, stupéfiants…).<br />

Par leur retentissement, ces<br />

scandales éclipsent les atouts du géant<br />

ouest-africain, comme sa bouillonnante<br />

créativité, qui s’expriment notamment<br />

dans les start-up et les arts (tels l’afrobeat<br />

et Nollywood).<br />

Autre exemple calamiteux : les autorités<br />

ont annoncé en octobre la découverte,<br />

dans l’État du Delta, au sud, d’un<br />

« pipeline illégal » de 4 kilomètres de<br />

long, qui dérobait du pétrole depuis une<br />

dizaine d’années, rapporte la plate-forme<br />

AUDU MARTE/AFP<br />

52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Les deux<br />

organisations<br />

djihadistes<br />

rivalisent<br />

d’atrocité :<br />

attentatssuicides,<br />

enlèvements,<br />

massacres…<br />

Des armes et des munitions appartenant<br />

à Boko Haram découvertes par l’armée<br />

dans le nord-est du pays, en juin 2020.<br />

d’information Energy Voice. Les vols d’or<br />

noir impliquent « toute une chaîne de<br />

valeur, depuis la NNPC [Compagnie pétrolière<br />

nationale du Nigeria, ndlr] jusqu’aux<br />

forces de sécurité, en passant par des<br />

salariés des compagnies pétrolières et<br />

des villageois », souligne Ese Osawmonyi,<br />

expert du cabinet de recherche SBM<br />

Intelligence à Lagos. La corruption et le<br />

vol dans la région sont « tellement lucratifs<br />

que des soldats payent un dessous-detable<br />

à des officiers pour être mutés dans<br />

le Delta », ajoute l’économiste.<br />

La situation dans la région est<br />

à l’unisson de la « crise sécuritaire<br />

multidimensionnelle qui touche quasiment<br />

tout le territoire », analyse le<br />

chercheur Michael Nwankpa dans l’article<br />

détaillé « The North-South Divide :<br />

Nigerian Discourses on Boko Haram,<br />

the Fulani and Islamization », publié en<br />

octobre 2021 par le think tank américain<br />

Hudson Institute. Rappelons que, depuis<br />

2009, l’insurrection de la secte islamiste<br />

Boko Haram et de l’État islamique en<br />

Afrique de l’Ouest a provoqué la mort de<br />

plus de 30 000 personnes dans le nord-est<br />

du pays et sur les territoires des États voisins.<br />

Les deux organisations djihadistes<br />

rivalisent d’atrocités : attentats-suicides<br />

commis par des enfants ou des personnes<br />

handicapées mentales ceinturées d’explosifs,<br />

enlèvements d’écolières réduites<br />

en esclavage sexuel, exécutions de « sorcières<br />

», massacres de famille entières<br />

de fidèles en pleine messe… À cela<br />

s’ajoutent désormais, dans les États de<br />

la Middle Belt, les violences récurrentes<br />

entre agriculteurs chrétiens yoroubas<br />

et éleveurs de bétail musulmans peuls.<br />

Selon Michael Nwankpa, beaucoup de<br />

personnes sont tentées de faire l’amalgame<br />

entre Boko Haram et les Peuls, « les<br />

percevant pareillement, comme voulant<br />

islamiser le Nigeria », dans une dangereuse<br />

spirale politico-ethnique…<br />

Depuis une dizaine d’années, il faut<br />

également prendre en compte, au sudest,<br />

les menées de l’Indigenous People<br />

of Biafra (IPOB), notamment à Port<br />

Harcourt et dans l’État d’Abia. Organisation<br />

considérée comme terroriste<br />

par les autorités, l’IPOB est nostalgique<br />

de la sécession biafraise (qui a fait au<br />

moins 1 million de morts). « L’unité du<br />

Nigeria est en jeu, beaucoup de Yorubas<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 53


PERSPECTIVES<br />

montrent désormais leur intérêt pour la<br />

formation d’un État indépendant », souligne<br />

le chercheur. Il conclut en expliquant,<br />

dépité, « ne pas faire confiance aux<br />

élites pour réparer la structure politique<br />

défectueuse et répondre aux tensions<br />

ethno-religieuses engendrées par les<br />

dysfonctionnements. Tout changement<br />

fondamental doit être mené depuis la<br />

base par le peuple », à l’exemple du mouvement<br />

End SARS (Special Anti-Robbery<br />

Squad), la révolte de la jeunesse contre<br />

les brutalités policières.<br />

UNE JEUNESSE DÉSABUSÉE<br />

En octobre 2020, le Nigeria a en effet<br />

connu les plus importantes manifestations<br />

de son histoire récente. Après la diffusion<br />

d’une vidéo montrant l’exécution<br />

sommaire d’un suspect par des policiers<br />

de l’escadron spécial anticriminalité<br />

SARS, la jeunesse avait investi les rues<br />

des grandes villes pour crier son ras-lebol<br />

de l’arbitraire. Ces manifestations<br />

contre les violences policières avaient été<br />

réprimées par… un surcroît de brutalités<br />

policières, qui ont logiquement soufflé<br />

sur les braises de la colère populaire.<br />

Selon Amnesty International, au moins<br />

56 personnes ont perdu la vie en marge<br />

du mouvement End SARS. La répression<br />

a culminé dans la soirée du 20 octobre<br />

au péage de Lekki (une banlieue aisée<br />

de Lagos), lorsque l’armée a tiré sur des<br />

manifestants pacifiques qui entonnaient<br />

l’hymne national, en tuant au moins 12.<br />

Face à la contestation, le gouvernement<br />

avait dû concéder le démantèlement du<br />

corps de police honni, puis ordonné aux<br />

gouverneurs des États fédérés d’enquêter<br />

sur les abus.<br />

Mais rien n’a changé sur le fond,<br />

selon les vétérans et porte-parole du<br />

mouvement social, qui dénoncent un<br />

simple exercice de communication :<br />

après quelques semaines d’accalmie, les<br />

brutalités sont revenues ponctuer la vie<br />

quotidienne des habitants. Et selon l’organisation<br />

non gouvernementale internationale,<br />

deux ans après End SARS, une<br />

quarantaine de manifestants seraient<br />

toujours en détention… Le mouvement<br />

a tout de même représenté un progrès :<br />

la jeunesse a démontré ses capacités<br />

d’organisation (notamment grâce aux<br />

réseaux sociaux). Consciente de sa force,<br />

elle refuse de se faire confisquer son<br />

destin. Elle se veut solide, déterminée,<br />

méfiante envers les institutions défaillantes,<br />

et s’est surnommée « Génération<br />

tête de noix de coco ». « Par la grâce d’être<br />

des citoyens globaux, nous avons voyagé,<br />

physiquement ou virtuellement, dans<br />

des contrées plus développées », explique<br />

le jeune intellectuel Mfonobong Inyang,<br />

auteur du livre Lazy Nigerian Youths:<br />

Understanding This Coconut Head Generation,<br />

paru en 2021. « Nous avons fait<br />

l’expérience, ou vu, des endroits où les<br />

choses fonctionnent. Nous exigeons les<br />

mêmes opportunités… Nous ne voulons<br />

pas d’un Nigeria où le seul rêve consiste<br />

à japa [“émigrer” en argot yoruba, ndlr]<br />

d’un pays où il faut connaître quelqu’un<br />

pour être quelqu’un. »<br />

L’offre politique a de quoi désespérer<br />

cette jeunesse. Les deux rassemblements<br />

dominants, le Congrès des progressistes<br />

(APC) et le Parti démocratique populaire<br />

(PDP), n’ont guère de différence idéologique<br />

flagrante, et alternent au pouvoir<br />

avec les mêmes leaders : Bola Ahmed<br />

Tinubu (70 ans), ancien gouverneur de<br />

Lagos, est le candidat de l’APC, parti du<br />

président Muhammadu Buhari. Face à<br />

lui, Atiku Abubakar (76 ans), candidat<br />

du PDP, était déjà vice-président sous<br />

les mandats du général Olusegun Obasanjo<br />

(1999-2007). Désigné en juin,<br />

Tinubu risque de payer les frais du bilan<br />

peu glorieux du chef d’État sortant. Un<br />

indice a en effet de quoi inquiéter l’APC :<br />

en juillet dernier, lors d’une élection partielle,<br />

le candidat du PDP a remporté le<br />

poste de gouverneur dans l’État d’Osun<br />

(sud-ouest), pourtant un fief de Tinubu.<br />

Abubakar, lui, pourrait pâtir de sa réputation<br />

sulfureuse d’officiel corrompu : il<br />

a ainsi fait fortune alors qu’il dirigeait…<br />

le département des douanes !<br />

Un troisième candidat pourrait<br />

néanmoins créer la surprise : Peter Obi,<br />

homme d’affaires de 61 ans, a quitté<br />

l’an dernier le PDP après avoir échoué à<br />

SEUN SANNI/REUTERS<br />

Une manifestation<br />

demandant la réforme<br />

de la police, à Lagos,<br />

le 20 octobre 2020.<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Au moins 56 personnes auraient perdu<br />

la vie en marge du mouvement End SARS.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 55


PERSPECTIVES<br />

Lagos, bouillonnante<br />

mais submersible<br />

À l’ère du changement climatique, l’agglomération la plus peuplée<br />

du continent, capitale économique et culturelle du Nigeria, doit relever<br />

de multiples défis afin de gérer sa croissance incontrôlée.<br />

Alors qu’elle ne comptait que 300000 habitants en 1950<br />

et 5 millions d’habitants en 1990, Lagos comptabilise<br />

aujourd’hui plus de 22 millions de résidents. Et reçoit chaque<br />

jour 3000 à 5000 nouveaux arrivants… En 2100, elle sera la<br />

ville la plus peuplée au monde, avec 88 millions d’individus !<br />

Et la mégapole ne sera « que » l’extrémité orientale de<br />

la tentaculaire conurbation d’un millier de kilomètres en train de s’étendre<br />

sur le littoral du golfe de Guinée : depuis la Côte d’Ivoire jusqu’au Nigeria,<br />

le chapelet de villes composé d’Abidjan et Bingerville, de Takoradi et Accra<br />

(Ghana), de Lomé (Togo), de Cotonou (Bénin) et de Lagos devrait,<br />

à cette époque, comporter 1 demi-milliard d’occupants ! Les infrastructures<br />

sont bien incapables de suivre le rythme endiablé de cette croissance<br />

exponentielle : Lagos subit d’interminables embouteillages (les go slows),<br />

une pollution dantesque, et croule sous les ordures (13 000 à 15 000 tonnes<br />

par jour, qui finissent souvent dans l’océan). Régulièrement, des immeubles<br />

érigés trop vite s’écroulent sur leurs occupants (45 personnes tuées à Ikoyi<br />

en novembre 2021). En construction depuis des années, le métro devrait voir<br />

sa première ligne enfin inaugurée au premier trimestre 2023. Les autorités<br />

encouragent en outre la collecte et le tri des déchets par des PME, et<br />

des bénévoles nettoient la plage de Lighthouse, frontalière avec le Bénin,<br />

de ses monceaux de plastiques. Mais le plus inquiétant reste à venir :<br />

sa viabilité est menacée par le réchauffement climatique. La ville – dont<br />

le nom signifie « lacs » en portugais – étant bâtie autour d’une lagune, au ras<br />

de l’eau, deux tiers des habitants vivent en zone inondable… La mangrove,<br />

qui jadis absorbait les flots, ayant laissé place au béton, la mégalopole<br />

se trouve désormais à la merci des assauts de l’Atlantique, dont le niveau<br />

monte inexorablement : la digue entourant le quartier d’affaires d’Eko<br />

Atlantic (dont la construction prend du retard) a rabattu les vagues<br />

sur les zones voisines moins aisées, et notamment Alpha Beach. ■<br />

être désigné candidat à la présidentielle.<br />

Il a rejoint le modeste Parti travailliste<br />

(quelques élus seulement) et entrepris<br />

de se présenter, faisant campagne sur les<br />

réseaux sociaux. Or, un sondage, réalisé<br />

en septembre par la société américaine<br />

Premise Data auprès d’un panel représentatif<br />

d’environ 4 000 Nigérians, lui<br />

accorde le score astronomique de 72 %<br />

des suffrages sur les 92 % des personnes<br />

interrogées qui ont arrêté leur choix !<br />

Pourquoi cet enthousiasme ? Challenger,<br />

il se démarque du bipartisme APC-PDP<br />

qui alterne au pouvoir. Catholique, il<br />

pourrait constituer une alternative aux<br />

deux principaux candidats, musulmans<br />

– et successeurs potentiels d’un président<br />

lui aussi musulman. Il est en outre igbo<br />

(troisième groupe ethnique du Nigeria<br />

avec 18 % de la population), caractéristique<br />

qui pourrait représenter un facteur<br />

conciliant dans ce pays fédéral en<br />

manque d’unité.<br />

Ancien gouverneur de l’État d’Anambra<br />

(sud-est), il s’était fait remarquer par<br />

une gestion rigoureuse, rémunérant les<br />

fonctionnaires en temps et en heure, et<br />

investissant massivement dans l’éducation.<br />

Il affiche en outre un style de vie<br />

aux antipodes de celui des élites, au<br />

luxe ostentatoire : diplômé en business<br />

mais également en philosophie, Obi se<br />

présente comme frugal. Et dans un pays<br />

où règne le népotisme, son fils cadet<br />

est un modeste instituteur. L’homme a<br />

bien compris que ces caractéristiques<br />

le démarquent de ses deux principaux<br />

adversaires, et ne se prive pas d’en jouer,<br />

appelant ses électeurs à « reprendre le<br />

pays » lors d’une élection qui, selon lui,<br />

« oppose le vieux et le neuf ». Il appelle<br />

« les 100 millions de Nigérians qui vivent<br />

dans la pauvreté et les 35 millions qui<br />

ignorent d’où viendra leur prochain<br />

repas » à voter pour lui.<br />

Sur les réseaux sociaux, ses supporters<br />

se sont baptisés « Obidients » (jeu de<br />

mots entre son nom et le terme anglais<br />

« obedience », signifiant « obéissance »).<br />

Beaucoup sont de jeunes vétérans du<br />

mouvement End SARS, avides de balayer<br />

l’APC et le PDP, rompus à l’usage des<br />

SHUTTERSTOCK<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


La presse<br />

rappelle qu’il<br />

figure dans<br />

les Pandora<br />

Papers, ce<br />

gigantesque<br />

scandale<br />

d’évasion<br />

fiscale.<br />

Peter Obi aux côtés de son épouse<br />

Margaret, lors d’un meeting de<br />

campagne en novembre dernier,<br />

dans le sud du pays.<br />

S<strong>AM</strong>UEL ALABI/AFP<br />

applications en ligne, aux collectes de<br />

fonds et à l’organisation de mobilisations<br />

de rue. Peter Obi revendique clairement<br />

l’héritage politique de la rébellion de<br />

la jeunesse. Le 20 octobre dernier, à<br />

l’occasion du 2 e anniversaire du massacre<br />

de Lekki, le candidat tweetait :<br />

« Aujourd’hui, nous commémorons nos<br />

frères et sœurs dont les vies furent abrégées<br />

lors des manifestations End SARS.<br />

Ils sont morts en se battant pour bâtir<br />

une nation meilleure. »<br />

OBI, UN HOMME PAS SI NEUF QUE ÇA<br />

Ses détracteurs pointent néanmoins<br />

son absence d’assise dans le Nord musulman,<br />

immense réserve d’électeurs, et<br />

dont est justement issu le candidat du<br />

PDP, Atiku Abubakar. Surtout, le petit<br />

Parti travailliste ne bénéficie pas du<br />

même réseau de bureaux, d’élus locaux<br />

et de militants chevronnés dont jouissent<br />

les deux groupements leaders, bien<br />

implantés à travers le pays. Le candidat<br />

de l’APC, Bola Ahmed Tinubu, surnommé<br />

en pays yoruba « le parrain », se<br />

revendique comme « faiseur de rois » et<br />

a reçu le soutien de l’ex-président Goodluck<br />

Jonathan (2010-2015).<br />

On lui reproche également de se présenter<br />

un peu vite comme un homme<br />

neuf, alors qu’il a été le colistier d’Abubakar<br />

lors de la précédente élection il<br />

y a quatre ans. D’autres ont remarqué<br />

que l’entourage du candidat est moins<br />

enthousiaste pour soutenir le mouvement<br />

End SARS : son colistier, Yusuf<br />

Datti Baba-Ahmed, estime que l’utilisation<br />

du terme « massacre » pour qualifier<br />

la fusillade de Lekki « pose question ».<br />

Un membre du staff de sa campagne,<br />

le militaire John Enenche, a quant à<br />

lui affirmé que les images de la répression<br />

étaient « photoshopées ». Surtout,<br />

la presse rappelle que son nom figure<br />

dans les Pandora Papers, ce gigantesque<br />

scandale d’évasion fiscale mis à jour en<br />

octobre 2021 par le Consortium international<br />

des journalistes d’investigation.<br />

L’homme d’affaires et ancien gouverneur<br />

plaide la bonne foi et dit avoir « oublié »<br />

de déclarer certains avoirs…<br />

« Difficile de dire qui va l’emporter,<br />

nous explique le jeune essayiste Mfonobong<br />

Inyang. Les Nigérians et – espérons-le<br />

– des élections crédibles en<br />

décideront. » Les principaux candidats<br />

se sont d’ores et déjà engagés à respecter<br />

le verdict des urnes. Vingt ans après<br />

le retour de la démocratie au Nigeria,<br />

il s’agit, en soi, d’une bonne nouvelle.<br />

C’est aussi le signe que les élites veulent,<br />

comme la plupart des citoyens, éviter le<br />

pire. Car malgré les tensions ethniques,<br />

sociales et générationnelles, le traumatisme<br />

de la guerre de sécession biafraise<br />

demeure dans les esprits et empêche le<br />

géant de basculer dans l’abîme… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 57


enjeux<br />

GABON<br />

L’ANNÉE<br />

CHOC<br />

Normalement, les élections présidentielle<br />

et locales devraient avoir lieu au second<br />

semestre 2023. Un vrai stress test<br />

pour un pays « riche », durement touché<br />

par les conséquences de la pandémie<br />

de Covid-19 et une croissance atone.<br />

Avec, au centre de l’équation,<br />

Ali Bongo Ondimba, sa résilience,<br />

sa fragilité et ses projets. par Zyad Limam<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


ARLETTE BASHIZI/NYT-REDUX-REA<br />

Le chef d’État gabonais<br />

lors de la cérémonie d’ouverture<br />

de la semaine africaine du climat<br />

à Libreville, le 29 juillet 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 59


ENJEUX<br />

C’est ce pays que l’on qualifie un peu<br />

facilement de « petit », et pourtant<br />

268000 km 2 – presque une demi-<br />

France tout de même –, 76 e au classement<br />

mondial, ce n’est pas si mal.<br />

Un pays d’avant-garde en matière<br />

d’écologie, couvert encore par l’une<br />

des plus belles forêts équatoriales du<br />

monde. Un pays relativement riche<br />

lorsque l’on regarde les chiffres (avec<br />

un PIB par habitant de plus de 8000 dollars), riche aussi lorsque<br />

l’on s’intéresse à ses ressources, le pétrole bien sûr (5 e producteur<br />

d’Afrique subsaharienne), les forêts évidemment, les mines,<br />

le potentiel touristique, agricole. Un pays inégalitaire où une<br />

petite élite urbaine d’hommes d’affaires et politiques concentre<br />

l’essentiel des revenus. Un pays sous-peuplé (2,3 millions d’habitants),<br />

l’une des plus faibles densités du continent (9 habitants/<br />

km 2 ), où les communications d’une région à une autre, d’une<br />

communauté à l’autre sont complexes. Un « pays village », secoué<br />

en permanence par des querelles picrocholines et des rivalités<br />

incessantes, souvent tout aussi stériles qu’absconses. Un pays<br />

de cocagne, normalement, une « Suisse de l’Afrique » disait-on<br />

avant, qui apparaît pourtant comme immobile, en attente d’assumer<br />

un avenir ambitieux. Libreville, capitale ouverte sur<br />

l’océan, bercée par son front de mer, alanguie tout en étant<br />

régulièrement paralysée par les embouteillages, ressemble à il<br />

y a dix ou quinze ans, en mode pause, à la recherche d’une<br />

fébrilité créative, de changements et de modernisation.<br />

Le Gabon est un potentiel, une promesse, mais c’est aussi un<br />

pays en crise économique structurelle. Depuis 2008-2009, le PIB<br />

progresse lentement, passant de 13 à 18,3 milliards de dollars<br />

aujourd’hui, avec des mouvements brutaux en dents de scie. Le<br />

PIB par habitant est grosso modo le même qu’il y a dix ans. Selon<br />

les chiffres officiels, 30 % des Gabonais vivent au-dessous du<br />

seuil de pauvreté, soit avec moins de 580 francs CFA par jour<br />

(même pas 1 euro)… Les déficits en matière d’offre sociale sont<br />

criants, tant sur le plan de l’éducation que sur ceux de la santé,<br />

de la formation. Le chômage est endémique chez les jeunes, qui<br />

représentent une très grande majorité de la population.<br />

retour à la croissance est long, difficile, mais la guerre joue dans<br />

les deux sens. Les cours de l’or noir sont haussiers. Et le Trésor<br />

public se porte mieux…<br />

C’est ce pays tout en contrastes, à la recherche d’un nouveau<br />

souffle, qui s’apprête à se lancer dans un cycle politique<br />

particulièrement exigeant. Présidentielle, législatives, locales,<br />

le programme de 2023 est particulièrement chargé (si les dates<br />

et les échéances sont respectées). Présidentielle en juillet-août.<br />

Législatives et locales en octobre. Les Gabonaises et Gabonais<br />

devront voter, choisir, quelles que soient les circonvolutions ou<br />

les manipulations de la classe politique.<br />

La clé, évidemment, c’est l’élection présidentielle. Un défi<br />

pour le Gabon. Les plaies de celle de 2016 ne sont pas refermées.<br />

Les résultats du scrutin, plus que serré (avec, en particulier, le<br />

vote à quasi 100 % pour le candidat Ali Bongo Ondimba dans<br />

sa province du Haut-Ogooué), ont été violemment contestés<br />

par la rue. Libreville a vécu des journées tragiques, avec de<br />

nombreuses victimes et des mises à sac. Et Jean Ping, candidat<br />

de l’opposition – et par ailleurs ex-beau-frère du président sortant<br />

–, n’a jamais reconnu sa défaite. Le procès en illégitimité<br />

s’est installé durablement. Le climat est resté tendu, c’est le<br />

moins que l’on puisse dire.<br />

Ali Bongo Ondimba sera très certainement à nouveau candidat,<br />

après 2009 et 2016. Dans une élection qui se jouera à<br />

LE DÉFI DE LA PRÉSIDENTIELLE<br />

Les derniers temps ont été particulièrement rudes. Le président<br />

Ali Bongo Ondimba (ABO), au pouvoir depuis 2009,<br />

fils d’Omar Bongo Ondimba (qui a « régné » lui-même près de<br />

quarante-deux ans), a été victime d’un accident vasculaire cérébral<br />

(AVC), en octobre 2018. La conjoncture économique a été<br />

frappée de plein fouet par l’épidémie de Covid-19 et les multiples<br />

confinements. Le pays est entré en récession (-3,9 % en 2019<br />

et -1,9 % en 2020). Les conséquences de la guerre en Ukraine<br />

sont venues rajouter leur lot de contraintes, avec en particulier<br />

l’inflation. Et son impact sur une population déjà fragilisée. Le<br />

Au centre, le président du RPM, Alexandre Barro Chambrier,<br />

et le candidat de l’opposition en 2016, Jean Ping, le 30 novembre<br />

2022, dans la capitale.<br />

deux tours pour la première fois depuis l’indépendance du pays.<br />

Un processus électoral qui rebat les cartes. Évidemment, l’idéal<br />

pour lui serait d’obtenir une victoire au premier tour, quelle<br />

que soit la marge, pour clore toute tentative d’alliance potentiellement<br />

victorieuse. On pourra s’attendre à de nombreuses<br />

manœuvres aussi sophistiquées que « tordues » de part et d’autre.<br />

L’enjeu est essentiel : c’est le pouvoir dans un pays sans véritables<br />

DR<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


L’immeuble<br />

Total Gabon,<br />

à Libreville.<br />

Lorsque<br />

l’on regarde<br />

ses ressources,<br />

il s’agit du<br />

5 e producteur<br />

de pétrole<br />

d’Afrique<br />

subsaharienne.<br />

JACQUES TORREGANO/DIVERGENCE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 61


ENJEUX<br />

Le roi Charles III a accueilli Ali Bongo, le 17 octobre 2022, à Buckingham Palace, à la suite de l’entrée du Gabon<br />

dans le Commonwealth.<br />

contre-pouvoirs, c’est symboliquement ce fameux et imposant<br />

Palais du bord de mer, construit en 1977 à l’apogée pétrolière.<br />

Et comme, en général, les campagnes électorales gabonaises<br />

ne font pas dans la dentelle, on peut s’attendre à des échanges<br />

musclés. Les risques de dérapages sont réels.<br />

L’équation se jouera en partie sur la santé du président. Ali<br />

Bongo Ondimba a été victime d’un AVC lors d’un voyage officiel<br />

en Arabie saoudite, le 24 octobre 2018. Sauvé par les médecins<br />

de l’hôpital King Faisal, à Riyad. Un miracle d’ailleurs, ou un<br />

signe : le lendemain, le président devait se rendre au Tchad,<br />

avant de rentrer au pays…<br />

Le 29 novembre, il est transféré à l’hôpital militaire de<br />

Rabat. Le 7 janvier, un groupe de mutins tente de prendre le<br />

pouvoir à Libreville. C’est un échec. Mais le traumatisme est<br />

profond. La République a vacillé. Le pouvoir semble sans chef,<br />

à prendre. Le 15 janvier, le président fait un aller-retour à<br />

Libreville pour permettre au nouveau gouvernement de prêter<br />

serment, comme le veut la Constitution. La cérémonie durera<br />

moins de 1 heure. Elle ne sera pas retransmise en direct ni en<br />

différé dans son intégralité sur les chaînes publiques, mais une<br />

vidéo de 28 minutes sera diffusée quelques heures plus tard. On<br />

y voit le chef de l’État en fauteuil roulant. Les apparences sont<br />

presque sauves. Commence alors le long chemin de la réhabilitation<br />

physique et de la reprise en main des leviers du pouvoir.<br />

On ne peut dénier à Ali Bongo Ondimba un véritable courage,<br />

une obstination à se relever. On ne peut que reconnaître ce<br />

volontarisme, ces efforts douloureux et constants pour gagner<br />

sur le handicap, pour récupérer de la mobilité, les facultés cognitives,<br />

présider les Conseils des ministres, recevoir les personnalités<br />

en audience, revenir sur la scène diplomatique. Il ne cède<br />

rien, la retraite n’est pas à l’ordre du jour. Il aura enchaîné des<br />

centaines d’heures d’orthophonie, de rééducation, sans parler de<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


AL<strong>AM</strong>Y<br />

la mise en place d’un régime strict pour celui qui était amateur<br />

de bonne chère et de cigares. En mars 2021, il résume sa pensée<br />

lors d’une interview donnée à Jeune Afrique : « Ce qui ne vous<br />

tue pas vous rend plus fort. » En ajoutant : « Je n’ai jamais lâché,<br />

et à aucun moment, l’idée d’abandonner ne m’a effleuré l’esprit.<br />

Pour un capitaine, quitter le navire en pleine mer est inenvisageable.<br />

» À Paris, en novembre 2021, il refuse tout dispositif<br />

spécial pour l’aider à gravir les marches de l’escalier du palais<br />

de l’Élysée. Malgré cette jambe droite récalcitrante, qui ralentit<br />

sa marche. Ses visiteurs le confirment : ABO a retrouvé la quasi-totalité<br />

de son élocution, en français et en anglais. Il affronte<br />

la pandémie de Covid-19 et le risque que celui-ci représente<br />

pour lui, personnellement, physiquement. Au fond, il incarne<br />

symboliquement le pouvoir, malgré les assauts de la maladie.<br />

Comme l’on dit, paraît-il, en franc-maçonnerie, un frère vit et<br />

meurt debout.<br />

EN MODE SÉDUCTION<br />

Le président gouverne aussi. Et de plus en plus au fil des<br />

mois. Il fait le ménage dans le Palais, reprend les rênes. La chute<br />

de son directeur de cabinet, le tout-puissant Brice Laccruche<br />

Alihanga est particulièrement spectaculaire. Ce sont les opérations<br />

« Mamba » et « Scorpion ». La campagne anticorruption<br />

envoie de nombreux ministres en geôle.<br />

Aux côtés<br />

de ses<br />

homologues<br />

congolais,<br />

Félix Tshisékédi,<br />

et américain,<br />

Joe Biden, à<br />

la COP26 de<br />

novembre 2021,<br />

à Glasgow,<br />

en Écosse.<br />

Il ne cède rien,<br />

la retraite n’est pas<br />

à l’ordre du jour.<br />

À quelques mois du scrutin, le pays est toujours divisé, mais<br />

le président sortant paraît avoir la main. Ali Bongo Ondimba<br />

dispose, avec le Parti démocratique gabonais (PDG), d’une<br />

véritable machine de guerre, rodée, implantée et financée<br />

(qui fêtera ses 55 ans en mars prochain). Le PDG dispose d’un<br />

maillage serré, particulièrement utile en milieu rural, là où l’on<br />

peut faire le plein de voix, d’une manière ou d’une autre. De<br />

nombreux opposants ont rejoint récemment le gouvernement<br />

ou l’orbite présidentiel. ABO est lui-même en mode séduction,<br />

renouant des liens avec d’anciens cadres particulièrement précieux,<br />

chacun dans sa région. En mars 2022, le chef d’État a créé<br />

un Haut-Commissariat de la République, chargé du suivi et de<br />

la mise en œuvre de son action politique. Dans cet aréopage, on<br />

retrouve des figures essentielles, comme celle de Michel Essongué,<br />

vétéran de la vie nationale, qui fut au service de Bongo<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 63


ENJEUX<br />

père et qui prend la tête de cette institution. On y retrouve aussi<br />

Jean Eyeghe Ndong, dernier Premier ministre d’Omar Bongo,<br />

dans l’opposition depuis douze ans, et chef de file de la grande<br />

famille de Léon Mba (premier chef d’État de la République gabonaise).<br />

Nourredin Bongo Valentin, fils d’Ali et de son épouse, la<br />

très influente Sylvia Bongo Ondimba, a certes perdu le poste<br />

particulièrement exposé et visible de coordinateur des affaires<br />

présidentielles, mais il devrait néanmoins fortement s’impliquer<br />

dans la campagne électorale. On parle aussi du retour en grâce<br />

de Frédéric Bongo, « Fred », ancien patron de la garde présidentielle,<br />

limogé avec pertes et fracas en octobre 2019. Les grandes<br />

manœuvres ont donc lieu, le rassemblement est enclenché, et<br />

personne réellement n’imagine qui pourrait contester tout haut<br />

l’autorité et la candidature d’Ali Bongo Ondimba. Le résident du<br />

Palais du bord de mer n’a pas de successeur désigné, et on voit<br />

mal comment cet état de fait pourrait changer dans les semaines<br />

qui viennent…<br />

Pourtant, qu’on le veuille ou non, la question se pose. Certes,<br />

ABO s’impose définitivement comme un modèle de survie et<br />

de volonté. La peur du vide, l’absence d’une personnalité marquante,<br />

rassembleuse, au sein de la majorité incite également à<br />

serrer les rangs. Et on compte d’une manière ou d’une autre sur<br />

lui pour tenir la maison, défendre son camp, absorber et arbitrer<br />

les querelles d’héritiers potentiels, pendant que chacun vaque<br />

à ses affaires. Mais le président a 63 ans, sa santé est fragile.<br />

On lui demande beaucoup. L’exercice du pouvoir est rude. À<br />

la tête de l’État depuis treize ans, il pourrait signer pour sept<br />

ans de plus. L’usure aussi se fait tout de même sentir. Même si<br />

le fils n’est pas le père (« lui c’est lui, moi c’est moi »), les Bongo<br />

dominent la vie publique du pays depuis 1967…<br />

Face à cette majorité aux apparences plus ou moins solides,<br />

l’opposition avance fragilisée, divisée, paralysée par les rivalités<br />

et les rancœurs personnelles. L’option d’une candidature<br />

unique semble bien lointaine. En 2016, Jean Ping, métis, avec<br />

un ascendant chinois et une mère myènè, avait pu espérer transcender<br />

les frontières ethniques habituelles et coaliser les grands<br />

barons de l’opposition. Aujourd’hui, le patriarche vient de fêter<br />

ses 80 ans, et beaucoup cherchent à obtenir de lui l’adoubement,<br />

et donc son retrait…<br />

Guy Nzouba-Ndama, un vieux de la vieille, déterminé, qui<br />

fut tout de même président de l’Assemblée nationale de 1997<br />

à 2016, ne cache pas ses ambitions… Mais il a perdu deux de<br />

ses proches lieutenants, entrés récemment au gouvernement. Et<br />

de retour d’un voyage à Brazzaville par la route, il a été intercepté<br />

par la douane gabonaise avec un peu plus de 1 milliard de<br />

francs CFA en cash dans ses valises. Les regards se sont tournés<br />

vers la présidence congolaise. Les relations sont pour le moins<br />

glaciales entre les deux États voisins. Denis Sassou-Nguesso est<br />

le grand-père des deux enfants issus du mariage d’Omar Bongo<br />

et de sa fille Édith : Omar Denis Junior et Yacine Queenie. Les<br />

contentieux entre les deux familles sont nombreux. Et Omar<br />

Denis Junior est particulièrement influent à Brazzaville.<br />

L’absence<br />

d’une autre<br />

personnalité<br />

marquante,<br />

rassembleuse, incite<br />

à serrer les rangs.<br />

L’Union nationale (UN) a volé en éclat après le « divorce<br />

politique » peu amène entre Paulette Missambo et Paul-Marie<br />

Gondjout. Même tragédie grecque du côté d’Alexandre Barro<br />

Chambrier (Rassemblement pour la patrie et la modernité,<br />

RPM), en rupture avec son ex-allié et ami Michel Menga M’Essone,<br />

devenu ministre de la Décentralisation lors du remaniement<br />

de mars 2022.<br />

LE PAYS DE DEMAIN<br />

Bref, le pays avance cahin-caha vers des échéances majeures,<br />

en cherchant à préserver des équilibres instables et des positions<br />

acquises. Mais huit ou neuf mois, c’est long, presque une éternité<br />

en politique. La campagne elle-même peut réserver des surprises.<br />

Les votes ne sont pas acquis. Depuis sept ans, le pays a<br />

évolué, les enfants sont devenus des jeunes. Des électeurs potentiels.<br />

C’est une génération urbaine, connectée, influencée pour<br />

le meilleur et pour le pire par la révolution digitale et les réseaux<br />

sociaux. Ils regardent ce qui se passe ailleurs, là où l’on parle<br />

d’émergence. Et puis, il y a cette urgence d’avoir enfin un débat<br />

à moyen, long terme. D’imaginer le Gabon de demain. De se<br />

préparer à l’avenir. De sortir des paramètres définis uniquement<br />

par une élite recroquevillée sur elle-même, qu’elle soit proche du<br />

pouvoir ou contre lui. De s’éloigner de ce qui ressemble quand<br />

même à une guerre permanente entre les héritiers de Bongo<br />

père, soucieux de remettre en cause jusqu’à ce jour la position<br />

de Bongo fils. Les vrais enjeux sont réels, ailleurs. Le Gabon doit<br />

transformer sa promesse. Il a besoin de renouvellement, de se<br />

projeter plus énergiquement dans une politique de croissance<br />

et d’inclusivité sociale. De créer des richesses, des entreprises,<br />

d’offrir des opportunités aux plus fragiles. Le pays est jeune,<br />

on l’a dit, les atouts sont là, le pétrole n’est pas encore épuisé,<br />

la forêt est riche, la transition est possible, en particulier dans<br />

une économie globale qui sera dominée par les questions de<br />

développement durable.<br />

Le prochain président de la République, les futurs députés<br />

et maires, les partis politiques, la société civile, les milieux d’affaires<br />

ne pourront pas échapper à ce débat essentiel. ■<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


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CE QUE J’AI APPRIS<br />

Thomas Bimaï<br />

LE DANSEUR FRANCO-C<strong>AM</strong>EROUNAIS<br />

signe la chorégraphie de la comédie musicale Black Legends,<br />

qui retrace l’histoire des musiques afro-américaines et des luttes<br />

qu’elles ont accompagnées. propos recueillis par Astrid Krivian<br />

Je suis né à Douala, entouré d’odeurs, de bruits, de danses. Les gens s’expriment à travers<br />

le corps, le visage, les mains. La danse en Afrique, c’est organique et ça relève souvent de la transe. Ce n’est pas<br />

une discipline que l’on apprend, elle fait partie de notre culture. Elle coule dans nos veines. Je danse parce que je<br />

suis. Je suis ce que je danse. Le Cameroun m’a donné cette lecture du corps. Ces images d’enfance restent gravées<br />

en moi. Elles me sont revenues quand j’ai commencé à danser en France, où je suis arrivé à 6 ans. Aujourd’hui,<br />

elles me servent même à guider des danseurs français qui ne verront peut-être jamais ce pays.<br />

Pour de nombreux chorégraphes, la technique est importante. À mes yeux, c’est la justesse<br />

qui compte. Quand je travaille un mouvement, je ne cherche pas une technique précise, un style. Avec mes<br />

danseurs, on s’évertue à trouver le juste, à défendre le propos. Je mets mes<br />

connaissances, ma formation de danse académique et urbaine, au service de<br />

l’histoire. Le geste pour le geste ne m’intéresse pas. J’aime danser pour des projets<br />

engagés, comme pour Madiba, le musical, en hommage à Nelson Mandela.<br />

Je suis pratiquement le seul chorégraphe noir dans le milieu<br />

des comédies musicales actuellement en France. Et je signe la chorégraphie<br />

d’un spectacle sur l’histoire des Noirs américains, comme si je ne pouvais pas<br />

être crédible sur d’autres projets. Alors que j’ai le même parcours que les autres,<br />

et que j’ai des idées, un propos. Défendre Black Legends m’aide aussi à me défendre.<br />

Et d’affirmer : je suis là, je n’ai pas honte, j’ai des choses à dire. En 2022, le combat<br />

n’est pas fini, non seulement pour les Noirs mais aussi pour toutes les minorités.<br />

Ce spectacle leur dit : vous existez, continuez la lutte, car les choses évoluent.<br />

L’histoire afro-américaine ne concerne pas que les<br />

Américains : c’est l’histoire du monde, du peuple noir. Enfant, j’ai été bercé par<br />

ces musiques afro-américaines. Elles tournaient en boucle sur la platine de mon<br />

père, me faisaient danser. Bien plus que des chansons, elles représentent des instants de mon cheminement.<br />

Black Legends, Théâtre Bobino,<br />

Paris, jusqu’au 8 janvier.<br />

Avant d’entrer en scène, j’ai mon rituel. Je fais des pompes, des abdos, du gainage, de la méditation.<br />

J’établis une dimension spirituelle avec mon corps, afin de me calmer, d’évacuer le stress, l’énergie négative,<br />

et surtout, de communiquer avec lui, me centrer.<br />

On voudrait que je choisisse entre mes deux identités. Mais je me situe en équilibre sur<br />

une ligne, entre mes deux cultures, où je puise mes richesses. Ma puissance, ma réflexion sont camerounaises,<br />

mon intelligence est française. Au Cameroun, on me perçoit comme un Français, un mbenguiste. Je l’accepte.<br />

Et en France, on me demande sans cesse mes origines, ce qui sous-entend que je ne suis pas d’ici. Je l’accepte<br />

aussi. Je ne suis pas perdu ! Je suis juste au milieu, un pont reliant deux mondes. Ma spiritualité camerounaise<br />

me permet de gérer le tangible en France, et vice-versa. J’effectue cette passation à travers la danse. ■<br />

DR<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


NICOLAS FRIESS<br />

« Je suis là,<br />

je n’ai pas honte,<br />

j’ai des choses<br />

à dire. »


68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


L’ÉNIGME<br />

ETHIOPIAN<br />

AIRLINES<br />

récit<br />

La compagnie nationale dessert<br />

aujourd’hui 127 destinations dans<br />

81 pays à travers quatre continents.<br />

En étant profitable. Enquête sur<br />

une réussite africaine unique<br />

malgré les crises successives.<br />

par Thibaut Cabrera avec Zyad Limam<br />

SHUTTERSTOCK<br />

Fin novembre 2022. Quelque part à Paris, Londres, Francfort,<br />

Bruxelles, aux États-Unis (New York, Washington…) ou en<br />

Asie (Hong Kong, Séoul, Shanghai, Kuala Lumpur…), un avion<br />

d’Ethiopian Airlines s’apprête à décoller pour Addis-Abeba. Certainement<br />

un A350 de nouvelle génération. Ces vols arrivent<br />

généralement tôt le matin dans la capitale éthiopienne. Précisément<br />

à l’aéroport international de Bole, qui vient d’être agrandi,<br />

avec l’extension du terminal et un hôtel de luxe pour les transits.<br />

Les avions se posent, d’autres se préparent à repartir pour partout<br />

en Afrique – 61 villes au dernier comptage. Il y a aussi les<br />

voyages est-ouest et nord-sud à travers le continent. Sur le tarmac,<br />

la scène est saisissante d’activité, un quasi- embouteillage<br />

avec tous ces avions alignés, à l’empennage vert, jaune et rouge,<br />

les couleurs de l’Éthiopie. Dans les halls de l’aéroport, l’ambiance<br />

est aussi surprenante, un véritable caravansérail de gens venus<br />

des quatre coins du monde, des quatre coins du continent. On<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 69


RÉCIT<br />

y parle toutes les langues – du yoruba au malinké, en passant<br />

par l’arabe, le swahili ou l’anglais –, on y porte des boubous, des<br />

costumes, des cols Mao et même des combinaisons blanches<br />

anti-Covid pour les voyageurs chinois. Dans le salon business,<br />

les privilégiés peuvent avoir un aperçu d’Addis-Abeba, grâce à<br />

une longue baie vitrée. Tout roule, tout vole, et pourtant nous<br />

sommes en Éthiopie, pays immense, encore pauvre, et instable,<br />

avec une guerre civile au Tigré. Mais également au cœur d’un<br />

véritable hub de niveau international, unique en Afrique. Un<br />

hub opérationnel qui se situe dans le fameux « fuseau géographique<br />

en or », à équidistance de l’est et de l’ouest de la planète,<br />

et tient son rang dans la concurrence avec Istanbul ou avec<br />

Dubaï, les autres pivots majeurs de ce centre du monde aérien.<br />

C’est le mystère et le paradoxe Ethiopian. Entièrement détenue<br />

par l’État, l’entreprise fonctionne de manière presque indépendante,<br />

évitant les turbulences avec efficacité, des années<br />

sanglantes de la dictature du Gouvernement militaire provisoire<br />

de l’Éthiopie socialiste (Derg, d’après sa dénomination en amharique)<br />

à la crise mondiale causée par le Covid-19. Passant de<br />

3,7 millions de passagers en 2011 à plus de 12 millions en 2019,<br />

elle a survécu au choc causé par la pandémie en 2020, en misant<br />

largement sur une activité cargo, devenue alors essentielle, et<br />

en transformant ses avions. La société a réussi à contenir la<br />

baisse de ses recettes (3,908 milliards de dollars en 2019, pour<br />

3,749 milliards en 2020), tout en se préparant à redémarrer. Elle<br />

est protégée de la concurrence par un bouclier de l’État : obtenir<br />

des droits d’atterrissage à Bole est particulièrement compliqué<br />

pour les transporteurs internationaux. En septembre dernier,<br />

Ethiopian a reçu le trophée de meilleure compagnie d’Afrique<br />

pour la cinquième année consécutive. Une récompense décernée<br />

par la principale agence de notation de l’industrie du transport<br />

aérien, Skytrax. Preuve de son excellence, elle est passée<br />

de la 37 e place du top 100 mondial en 2021 à la 26 e place. Seules<br />

cinq autres sociétés continentales apparaissent dans ce classement<br />

de référence : Royal Air Maroc, South African Airways,<br />

Kenya Airways, Air Mauritius et Egyptair. Pour maintenir cette<br />

performance, Ethiopian s’appuie sur une stratégie de développement<br />

africaine et panafricaine, l’efficacité du hub, la protection<br />

publique, la modernité de la flotte, ainsi que sur un effort sur<br />

le service à bord, même si les puristes pourraient critiquer un<br />

catering parfois un peu rude et aléatoire… Sans oublier une<br />

certaine longévité, une expérience. Fondée en décembre 1945,<br />

elle célébrera son 80 e anniversaire en 2025.<br />

RETOUR EN ARRIÈRE<br />

Le 8 avril 1946, un Douglas C-47 Skytrain décollait de l’aéroport<br />

de Lideta, à Addis-Abeba, pour se rendre au Caire, en<br />

passant par Asmara. Ethiopian Airlines effectuait alors son vol<br />

inaugural. Le tout premier pour une compagnie aérienne africaine.<br />

Sous l’impulsion de l’empereur Haïlé Sélassié, les discussions<br />

autour de sa création sont entamées dès 1942. À travers<br />

la mise en place d’un réseau aérien, il souhaite rapprocher son<br />

Tableau<br />

des départs<br />

à l’aéroport<br />

de Bole,<br />

une nuit de<br />

novembre 2022.<br />

Elle a survécu<br />

au choc causé<br />

par le Covid-19<br />

en 2020, en<br />

basculant une<br />

grande partie de<br />

l’activité sur le fret.<br />

pays des grands canaux de communication et sortir de l’isolement<br />

géographique qui freine la modernisation de l’Éthiopie.<br />

Les négociations démarrent entre le gouvernement et la société<br />

américaine Trans World Airlines (TWA). La création d’Ethiopian<br />

Air Lines (son nom jusqu’en 1965) est effective le 21 décembre<br />

1945. Un accord prévoit que la gestion de l’entreprise, entièrement<br />

détenue par le gouvernement, soit confiée à TWA. La<br />

quasi-totalité des équipes est, dans un premier temps, composée<br />

d’Américains, et les premières liaisons internationales desservent<br />

Le Caire, Aden, Djibouti, Khartoum et Asmara. En près<br />

de vingt ans, elle va développer de nombreux vols long-courriers<br />

vers l’Afrique de l’Ouest (Nigeria, Ghana et Liberia) et vers<br />

l’Europe (Espagne, Italie, Allemagne et Grèce). L’accord évolue<br />

ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


AL<strong>AM</strong>Y<br />

L’aéroport de Bole, à Addis-Abeba,<br />

a une capacité de 22 millions<br />

de passagers par an depuis<br />

la construction du terminal 2.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 71


RÉCIT<br />

Elle devient le premier<br />

transporteur africain<br />

en 2019, en s’appuyant<br />

entre autres sur la position<br />

géographique du hub<br />

d’Addis.<br />

également durant cette période pour laisser aux Éthiopiens plus<br />

de place au sein de l’entreprise : son préambule affirme, en 1953,<br />

qu’elle doit, à terme, être entièrement exploitée par du personnel<br />

local. En parallèle, elle acquiert un poids important sur le<br />

continent et entre dans l’ère du jet. Souhaitant se doter des derniers<br />

Boeing, la compagnie ne peut plus compter sur l’aéroport<br />

de Lideta et sa piste unique. Il est alors décidé d’en construire<br />

un second qui permettra d’accueillir les nouveaux appareils :<br />

l’aéroport de Bole est inauguré en 1961, et Ethiopian Airlines y<br />

établit son siège. Un an plus tard, deux Boeing 720 sont livrés.<br />

En 1970, face à la croissance de la société, TWA passe du rôle de<br />

gestionnaire à celui de conseiller et l’Éthiopien Semret Medhane<br />

est nommé directeur général pour son 25 e anniversaire. Le futur<br />

fleuron du pays vole désormais de ses propres ailes.<br />

En septembre 1974, Haïlé Sélassié est renversé à la suite<br />

d’une révolution qui met fin à son régime impérial et vermoulu.<br />

Une longue période de dix-huit ans de dictature militaire sanglante<br />

débute. La junte, menée par Mengistu Haile Mariam,<br />

rapidement surnommé le « Négus Rouge », installe un gouvernement<br />

marxiste-léniniste à parti unique prônant un « socialisme<br />

éthiopien » : c’est la naissance du Derg. Ses responsables interviennent<br />

rapidement dans les affaires internes de la compagnie :<br />

ils licencient Semret Medhane et le remplacent par un général.<br />

Leurs interventions répétées provoquent des pertes financières<br />

importantes et, à la fin des années 1970, la compagnie aérienne<br />

est proche de la faillite. Il faut sauver celle qui est devenue stratégique,<br />

y compris pour le Derg, grâce à sa capacité de fret, qui<br />

permet de désenclaver le pays. En 1980, sa direction convainc<br />

les responsables du Derg de nommer au poste de PDG une personne<br />

évoluant dans le secteur : ce sera le capitaine Mohammed<br />

Ahmed, qui exige en échange que le pouvoir intervienne moins<br />

dans les affaires internes de la compagnie. En outre, face à la<br />

demande du Derg de cesser d’acheter des avions américains et<br />

de ne passer commande qu’à l’Union soviétique (dont le régime<br />

est proche), la direction d’Ethiopian Airlines menace, collectivement,<br />

de démissionner, l’obligeant à revenir sur sa décision. Un<br />

tel changement aurait été désastreux pour une société construite<br />

sur le modèle américain, tant sur le plan technique que sur le<br />

plan managérial. Elle peut alors continuer d’enrichir sa flotte,<br />

et est rapidement considérée comme un « exemple d’excellence »<br />

par le très réputé hebdomadaire britannique The Economist.<br />

Les compromis avec le Derg témoignent de l’émergence<br />

du transport aérien comme secteur économiquement crucial.<br />

Jusqu’à la chute du régime, en 1991, les conflits sont permanents<br />

dans le pays. Pendant cette période de fortes turbulences,<br />

la compagnie réussit à tenir le cap et reste l’une des plus rentables<br />

du continent, en prenant des initiatives stratégiques pour<br />

améliorer son efficacité et en développant de manière accrue<br />

les liaisons intra-africaines. Elle déplace également temporairement<br />

sa flotte à Nairobi, en accord avec les autorités kenyanes,<br />

face aux risques provoqués par l’avancée de l’armée du Front<br />

démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien.<br />

UNE ENTREPRISE PIONNIÈRE<br />

À l’aune du XXI e siècle, avec le retour de la « stabilité » à Addis,<br />

la compagnie s’organise et enrichit son catalogue de liaisons<br />

internationales avec l’Afrique du Sud, l’Asie (Pékin et Bangkok)<br />

et les États-Unis. En 2005, devancée par South African Airways,<br />

Egyptair et Kenya Airways en nombre de passagers transportés,<br />

elle met en place un plan visant à atteindre les 3 millions de voyageurs<br />

en cinq ans. Un objectif dépassé dès 2010. Plus ambitieux<br />

encore, le programme « 2025-Vision » est alors lancé, avec pour<br />

objectif d’accroître le nombre de passagers ainsi que la taille de<br />

la flotte. Ethiopian Airlines devient le premier transporteur africain<br />

en 2019, et poursuit sa croissance, profitant de la position<br />

géographique de la capitale et augmentant ses parts de marché<br />

sur le transport aérien régional. Le but<br />

est de capter les trafics régionaux ou<br />

locaux vers des hubs intermédiaires, qui<br />

doivent à leur tour alimenter la plateforme<br />

d’Addis. C’est le trafic de « continuation<br />

». En 2013, la compagnie prend<br />

une participation de 49 % dans Malawi<br />

Airlines. Plus récemment, en 2021, en<br />

devenant actionnaire à 45 % de Zambia<br />

Airways, elle a apporté un appui<br />

stratégique qui a permis à cette compagnie<br />

de reprendre ses activités, après<br />

vingt-sept ans d’absence. Elle détient<br />

également 40 % d’Asky Airlines, société<br />

panafricaine basée au Togo qui dessert<br />

une vingtaine de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, et sur<br />

laquelle elle mise pour développer le hub de Lomé – notamment<br />

pour en faire un espace spécialisé dans la maintenance et la<br />

formation aéronautiques. Ethiopian peut en outre compter sur<br />

d’autres partenariats stratégiques, au Tchad (Tchadia Airlines) et<br />

en Guinée équatoriale (Ceiba Intercontinental), ainsi que sur un<br />

accord trouvé avec le gouvernement de la République démocratique<br />

du Congo pour l’amorçage des activités d’Air Congo, qu’elle<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Figure emblématique de la société, Tewolde GebreMariam a démissionné de son poste de directeur général en mars dernier.<br />

MICHAEL TEWELDE/AFP<br />

détient à 49 %. Elle souhaite également s’attaquer au complexe<br />

marché nigérian, l’un des plus grands potentiels d’Afrique : loin<br />

d’être gagné d’avance, un projet de création d’une nouvelle compagnie<br />

nationale a été suspendu à la suite d’une action en justice<br />

intentée par plusieurs concurrents locaux.<br />

La compagnie, qui dessert 127 destinations dans 81 pays,<br />

est entrée dans le monde incontournable des partenariats<br />

aériens internationaux en rejoignant le réseau Star Alliance,<br />

en 2010 : premier au monde devant Oneworld (British Airways,<br />

Qatar Airways…) et SkyTeam (Air France, Delta Air Lines…),<br />

il regroupe 26 sociétés (Lufthansa, Turkish Airlines, Singapore<br />

Airlines…) et propose de manière combinée près de 1 900 vols<br />

par jour. Elle investit par ailleurs massivement dans la formation<br />

et la flotte, avec, d’une part, un pôle de formation (mis en service<br />

en 1964) qui prépare chaque année plus de 1 500 étudiants<br />

– en provenance d’une cinquantaine de pays d’Afrique, d’Asie et<br />

d’Europe –, et, d’autre part, une flotte de plus de 130 appareils,<br />

qu’elle modernise depuis le début des années 2010, et qui lui<br />

permet d’être toujours en avance sur la concurrence continentale.<br />

Après des décennies de partenariat exclusif avec Boeing,<br />

Ethiopian est devenue la première compagnie du continent à<br />

exploiter l’Airbus A350-900, en 2016. Soucieuse de rester à la<br />

pointe de la technologie et de réduire ses dépenses de carburant,<br />

elle a commandé en août dernier quatre Airbus A350-1000<br />

(480 passagers). L’objectif affiché est de disposer de plus de<br />

150 avions d’ici à 2025.<br />

Pierre angulaire de la compagnie, l’aéroport de Bole est l’illustration<br />

de ses ambitions. Avec sa capacité de près de 22 millions<br />

de passagers par an depuis la finalisation de la construction<br />

du terminal 2, en 2020, c’est l’un des plus importants aéroports<br />

du continent, derrière Johannesbourg, et en compétition avec<br />

Le Caire pour la deuxième place. La volonté du gouvernement<br />

est d’accentuer une capacité déjà soumise à de fortes tensions.<br />

Peu avant le début de la crise sanitaire et quelques mois avant<br />

la guerre du Tigré, Ethiopian annonçait la construction d’un<br />

nouvel aéroport, d’une superficie de 35 km 2 et d’une capacité<br />

de 100 millions de passagers par an – ce qui en ferait le plus<br />

grand d’Afrique. Coût annoncé : 5 milliards de dollars. Le site<br />

devrait se trouver à Bishoftu, à une quarantaine de kilomètres<br />

de la capitale. Pour autant, sa réalisation fait face à de nombreux<br />

obstacles. La pandémie a retardé sa mise en œuvre, et la<br />

guerre civile au Tigré a souligné la fragilité du pays et refroidit<br />

les ardeurs des futurs partenaires internationaux. Après deux<br />

appels à propositions lancés, et face au faible enthousiasme de<br />

ces derniers, la compagnie prévoit de revoir le projet avant d’en<br />

lancer un troisième.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 73


RÉCIT<br />

Hamza Hraoui<br />

« La compagnie joue<br />

dans la cour des grands »<br />

Expert en aviation et directeur général<br />

du cabinet d’affaires publiques MGH Partners<br />

<strong>AM</strong> : Comment décryptez-vous le succès,<br />

et surtout la résilience d’Ethiopian Airlines<br />

face aux crises successives ?<br />

Hamza Hraoui : Sa robustesse remonte aux origines.<br />

Elle devait surtout assurer le désenclavement d’une<br />

Éthiopie sans aucun débouché maritime. Avec cet ADN<br />

de « libérateur », en quelque sorte, l’État a mobilisé des<br />

moyens considérables. On a aussi vu à quelle vitesse la<br />

compagnie s’est adaptée aux crises successives. En pleine<br />

pandémie de Covid-19 notamment, Ethiopian a maintenu<br />

une cadence opérationnelle presque au niveau normal.<br />

Principalement grâce au fret. Avec une fiabilité reconnue<br />

par les opérateurs transcontinentaux et les<br />

organisations internationales. Autre point<br />

fort à relever, son ambition stratégique<br />

transcontinentale : elle s’est dotée de<br />

moyens pour assurer des liaisons régulières<br />

vers l’Europe, l’Asie, l’Amérique du Nord.<br />

Elle a même préempté des routes négligées<br />

par les autres compagnies, comme<br />

Afrique-Amérique du Sud. Enfin, la bonne<br />

gouvernance est l’élément clé. Même si<br />

l’État est actionnaire à 100 %, la gestion<br />

de l’entreprise est sanctuarisée. Celui-ci ne<br />

subventionne pas directement mais accorde<br />

des prêts bonifiés, lui octroie une marge<br />

de manœuvre très large pour gérer les<br />

bénéfices, et ne réclame pas de dividendes.<br />

Qui peut la concurrencer<br />

sur le continent ?<br />

Sur le plan africain stricto sensu, quand on parle<br />

d’Ethiopian, on pense instinctivement à Royal Air Maroc<br />

(R<strong>AM</strong>) et à South African Airways. La première a été<br />

fortement freinée par le contexte pandémique, et a vu<br />

son plan de développement être transformé en plan de<br />

renflouement par l’État. La relance économique qui a<br />

accompagné la levée des boucliers sanitaires a fait du<br />

bien, mais on attend toujours un plan stratégique de<br />

renouvellement pour une ambition transcontinentale. Sa<br />

rentabilité s’appuie essentiellement sur des destinations<br />

européennes ainsi que sur quelques routes ouestafricaines.<br />

La seconde, South African Airways, n’a pas<br />

mieux encaissé le choc sanitaire et reste engluée dans<br />

des problèmes de gouvernance. Sa privatisation partielle<br />

(51 %) donnera certainement une bouffée d’air à ses<br />

finances, qui avaient besoin de 3,5 milliards de dollars<br />

pour la réalisation de son plan de sauvetage. Mais d’autres<br />

compagnies mondiales ont désormais un point de vue<br />

différent sur le vaisseau amiral éthiopien. Avec une taille<br />

combinée de leurs flottes de plus de 500 avions, Qatar<br />

Airways et Emirates veulent régner sans partage sur le<br />

marché asiatique. La bataille du ciel<br />

« La bonne<br />

gouvernance<br />

est l’élément<br />

clé. Même<br />

si l’État est<br />

actionnaire<br />

à 100 %, la<br />

gestion de<br />

l’entreprise est<br />

sanctuarisée . »<br />

sera rude pour Ethiopian, car elle joue<br />

maintenant dans la cour des grands.<br />

Quel regard portez-vous<br />

sur la compagnie, sa flotte<br />

et les services qu’elle propose ?<br />

Concernant la qualité de sa flotte,<br />

Ethiopian Airlines marque des points.<br />

C’est la première compagnie africaine à<br />

opérer avec les dernières technologiques<br />

embarquées, comme sur le dernier né<br />

d’Airbus, l’A350, ou encore le 737 Max,<br />

même si parfois, cela représente des<br />

risques (comme le crash du vol 302 le<br />

10 mars 2019). Elle assure deux centres<br />

de maintenance de rang mondial, et<br />

c’est l’une des rares qui est capable de<br />

fournir des services « lourds » sur des<br />

A350, B73, B757, B767, B777-200/300 ou B787. Enfin, la<br />

société a compris qu’une refonte de l’expérience client – le<br />

parent pauvre de son offre – était cruciale. Cela démarre<br />

dès le premier contact, et très souvent, il intervient sur le<br />

site Internet – lequel devra être amélioré prochainement.<br />

Quant au hub de Bole, il connaîtra un trafic beaucoup<br />

plus important lors des cinq prochaines années. Là aussi,<br />

il s’agira d’être à la hauteur des ambitions, en proposant<br />

une meilleure expérience pour les passagers. ■<br />

DR<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Recueillement sur le lieu<br />

du crash du vol ET 302,<br />

qui a fait 157 victimes<br />

le 10 mars 2019, près<br />

d’Addis-Abeba.<br />

TIKSA NEGERI/REUTERS<br />

FAIRE PREUVE DE RÉSILIENCE<br />

Malgré ses succès, Ethiopian n’est pas complètement hermétique<br />

aux crises. Les conséquences de la pandémie de Covid-19,<br />

frappant de plein fouet le tourisme, l’ont montré : la compagnie<br />

a dû suspendre 90 % de ses vols à l’international au pic de la<br />

crise. Au 30 juin 2020, elle accusait une chute de 5 % de ses<br />

revenus par rapport à 2019. Tewolde GebreMariam, alors PDG,<br />

déclarait que l’entreprise « luttait pour sa survie ». Elle a donc<br />

décidé de privilégier son activité de fret, convertissant 25 avions<br />

passagers en avions-cargos pour transporter, essentiellement,<br />

des équipements médicaux dans plus de 80 pays. Grâce à cette<br />

stratégie, la société a largement diminué les effets de la crise<br />

et a même soigné son image auprès des partenaires internationaux<br />

comme l’Organisation mondiale de la santé et certains<br />

pays d’Asie et d’Amérique du Sud, pour qui elle a assuré des<br />

liaisons permettant notamment la livraison de vaccins.<br />

Mais c’est le 10 mars 2019 qu’elle connaît sans doute le pire<br />

drame de son histoire : le Boeing 737 Max assurant le vol 302<br />

Addis-Abeba-Nairobi s’écrase six minutes après le décollage, causant<br />

la mort de 157 personnes, dont le plus jeune pilote de la compagnie,<br />

Yared Getachew. Le système automatisé de prévention<br />

de décrochage de l’avion est mis en cause. À peine sorti des lignes<br />

d’assemblage de Boeing, le 737 Max est un moyen-courrier de<br />

nouvelle génération, qui a déjà connu un autre crash, en 2018 :<br />

le 29 octobre, un vol de Lion Air s’abîmait en mer en Indonésie,<br />

quelques minutes après le décollage, causant la mort de 189 personnes.<br />

Le scandale est retentissant et affecte le constructeur<br />

américain, qui reconnaît sa responsabilité dans l’accident et<br />

passe un accord avec les familles des victimes fin 2021. Trois<br />

ans plus tard, après avoir effectué de profondes re-certifications,<br />

le Boeing 737 Max est de retour chez Ethiopian Airlines. Mais, le<br />

15 août 2022, les deux pilotes d’un vol reliant Khartoum à Addis-<br />

Abeba se sont endormis en plein trajet, ne répondant plus aux<br />

appels des contrôleurs aériens. Fort heureusement, une alarme<br />

lancée par le pilote automatique s’est déclenchée une fois la piste<br />

d’atterrissage dépassée, et l’avion a finalement atterri à bon port.<br />

En attendant les résultats de l’enquête interne, les deux hommes<br />

ont été suspendus. Mais les mauvais souvenirs ont rejailli. En<br />

outre, des polémiques concernant le rôle d’Ethiopian dans le<br />

conflit du Tigré ont éclaté fin 2021. Une enquête de la chaîne<br />

américaine CNN a révélé des documents indiquant que le gouvernement<br />

fédéral, alors en guerre face aux rebelles du Tigré<br />

depuis novembre 2020, aurait utilisé la compagnie pour acheminer<br />

des armes depuis et vers l’Érythrée. Cela constituerait<br />

une violation du droit aérien international, le transport d’armes<br />

à usage militaire à bord d’avions civils étant considéré comme<br />

de la contrebande. Ethiopian Airlines a nié, mais les preuves<br />

semblaient pourtant crédibles. Le 23 novembre, sans avoir réellement<br />

été inquiétée par cette affaire, elle a annoncé la reprise<br />

des vols vers la région du Tigré à la suite d’un accord de paix<br />

entre gouvernement et rebelles un peu plus tôt dans le mois.<br />

En mars dernier, alors qu’il tenait le manche depuis plus<br />

de onze ans, la figure emblématique de la compagnie, Tewolde<br />

GebreMariam, a démissionné, officiellement pour des raisons<br />

de santé. Mesfin Tasew, directeur des opérations depuis 2010,<br />

lui a succédé, sans aucune turbulence. L’entreprise donne ainsi<br />

une image de continuité, mais les défis sont pourtant là : il faudra<br />

maintenir la compétitivité, l’indépendance, la performance<br />

d’une compagnie globale, d’une véritable réussite africaine,<br />

dans un environnement international complexe, avec la hausse<br />

des coûts de l’énergie, la persistance de la menace du Covid…<br />

Et surtout, en étant au cœur d’une Éthiopie hautement instable,<br />

constamment tiraillée par les démons du séparatisme et de<br />

l’éclatement. Encore une fois, c’est tout le paradoxe Ethiopian. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 75


encontre<br />

EUGÈNE ÉBODÉ<br />

«L’Afrique n’est pas<br />

à prendre, elle est<br />

à apprendre »<br />

C’est sans doute grâce à la fascination de sa mère<br />

pour l’écriture qu’il est devenu homme de lettres.<br />

Avec son roman autobiographique, l’auteur<br />

camerounais rend un vibrant hommage à celle<br />

dont le regard protecteur l’accompagne encore.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

Écrire pour tenter de conjurer<br />

l’absence, apaiser la douleur<br />

de la perte d’un être aimé,<br />

combattre l’oubli. À travers<br />

son roman d’autofiction<br />

Habiller le ciel, l’écrivain,<br />

journaliste et enseignant<br />

camerounais a bâti un<br />

« catafalque de papier » à sa<br />

mère disparue, Vilaria. En retraçant son existence, il<br />

rend hommage à cette ancienne danseuse pleine de<br />

talent, qui regrettait de ne savoir ni lire ni écrire, et<br />

vouait un véritable culte aux diplômes de ses enfants,<br />

à leur instruction, leur réussite professionnelle. Avec<br />

sa verve poétique pétrie d’humour, distillant<br />

ses réflexions sur le continent d’hier<br />

et d’aujourd’hui, l’auteur plonge dans ses<br />

propres souvenirs, raconte notamment<br />

ses péripéties au Tchad en vue de décrocher<br />

le baccalauréat, alors que la guerre civile<br />

éclate. Grand Prix littéraire d’Afrique noire 2014<br />

pour son roman Souveraine magnifique, aujourd’hui<br />

établi à Rabat, au Maroc, Eugène Ébodé est aussi<br />

administrateur de la nouvelle chaire des littératures<br />

et des arts africains à l’Académie du Royaume du<br />

Maroc. Celle-ci œuvre à vivifier les échanges artistiques<br />

et littéraires entre les pays africains, à décloisonner<br />

les aires culturelles.<br />

76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


FRANCESCA MANTAVONI/GALLIMARD/<br />

OPALE.PHOTO<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 77


RENCONTRE<br />

<strong>AM</strong> : Écrire ce livre sur votre mère disparue il y a quelques<br />

années est-il une tentative de lutter contre l’oubli ?<br />

Eugène Ébodé : Oui, j’ai eu peur que les souvenirs s’envolent.<br />

J’ai estimé qu’il fallait riposter. Prendre la plume est<br />

la meilleure façon pour que les paroles, les images ne s’enfuient<br />

pas à toute aile battante. Au fur et à mesure de l’écriture,<br />

j’avais l’impression que ma mère se redressait. La mort<br />

fait partie du cycle de la vie. Cependant, l’absence de l’être<br />

aimé outrepasse nos capacités d’acceptation. Je n’ai pas assisté<br />

à l’enterrement de ma mère, car c’était la rentrée des classes.<br />

Il n’y a pas l’ombre d’un doute que ma mère aurait soutenu<br />

ma décision : elle préférait mille fois que je sois devant une<br />

classe que devant un cercueil. Toutefois,<br />

j’étais en proie aux doutes, à des assauts<br />

de nostalgie, de culpabilité vis-à-vis de<br />

ma famille, de ces rites de société. J’étais<br />

rongé par une série de pincements, plus<br />

ou moins violents, porteurs d’une charge<br />

émotive. J’expose tous ces sentiments qui<br />

me traversent dans le livre. Y compris celle<br />

de la peur que mes souvenirs s’en aillent.<br />

Parce qu’à la mort de nos parents, on perd<br />

ces protections naturelles. On est face à<br />

notre propre finitude, face à des abîmes,<br />

dont celui de la mémoire.<br />

Votre mère vouait un véritable<br />

culte aux diplômes de ses enfants,<br />

qu’elle accrochait fièrement<br />

Habiller le ciel, Gallimard,<br />

288 pages, 20 €.<br />

au mur. Racontez-nous…<br />

Puisqu’elle n’avait pas été à l’école,<br />

c’était une fascination, doublée d’un cruel<br />

accablement, de ne pas avoir été scolarisée,<br />

de ne pouvoir décrypter ces traces<br />

porteuses de modernité, l’écriture. La lecture<br />

est aussi un dévoilement, elle ouvre l’accès à des univers,<br />

ou simplement à des informations. Quand le journal arrivait à<br />

la maison, maman se précipitait pour voir les images. Mais elle<br />

souffrait de son impossibilité à décrypter les signes, les traces,<br />

les lettres. D’où son fétichisme face au papier et à nos diplômes.<br />

Amassés, ils recomposaient son horizon manqué : l’école. Par<br />

procuration, à partir de nos résultats, elle jouissait de ce dont<br />

elle avait été privée. Cependant, elle a essayé de sortir de son<br />

enclos traditionnel pour rentrer dans la modernité par l’écriture.<br />

Je raconte ici comment j’ai été cruel, car je me suis moqué<br />

de son fléchissement, de ses hésitations, de sa difficulté à lire le<br />

français, à prononcer un mot. Une adulte qui retournait à l’école<br />

du soir et qui voulait montrer qu’elle avait fait des progrès, avec<br />

son doigt qui glissait sur la feuille : « Pepa boit dolo paskil a<br />

chouève. » Cette phrase sur laquelle elle a buté a fermé l’idée,<br />

longtemps caressée, de pouvoir s’ouvrir un autre ciel.<br />

Comment viviez-vous son ambition<br />

envers votre parcours scolaire ?<br />

Je voulais la satisfaire, qu’elle quitte le registre des nostalgies,<br />

lui éviter la crucifixion permanente – ses regrets de ne<br />

pas avoir été à l’école. Elle voulait ces diplômes pour se réparer.<br />

C’était une opération de restauration, à la fois physique et aussi<br />

psychologique, intérieure, voire spirituelle. Nous l’alimentions<br />

ainsi : dès qu’une trace écrite était positive, elle finissait accrochée<br />

au mur.<br />

Elle vous enjoignait d’habiller le ciel de prières<br />

dédiées à la réussite de votre avenir, de devenir pieux,<br />

de fréquenter l’église. Mais pour vous, cela relevait<br />

plutôt de l’écriture. Vous dites : « Écrire, c’est marcher<br />

main dans la main avec les étoiles. »<br />

Son injonction, sa prière et sa recommandation<br />

d’aller à l’église ne passent<br />

pas bien non plus. Je me trouve dans une<br />

fragilité : rien de ce que j’entreprends ne<br />

marche, la musique, le théâtre, la poésie…<br />

L’horizon d’attente est brisé parce que le<br />

récepteur n’est pas au rendez-vous : les<br />

jeunes filles à qui j’adresse ma poésie me<br />

la renvoient froissée, presque en boulet<br />

de canon, cruelles demoiselles ! Encore<br />

aujourd’hui, j’écris en camouflant mes<br />

élans poétiques dans la prose. J’hésite à<br />

déployer un inventaire poétique, parce<br />

que je me souviens bien des réactions. Je<br />

découvre en vous parlant de cette inhibition…<br />

Vous agissez comme une fonction<br />

presque psychanalytique !<br />

En échec scolaire au lycée<br />

de Yaoundé, vous décidez avec<br />

des amis de vous rendre au Tchad<br />

en vue de décrocher le sacro-saint<br />

baccalauréat, en 1979. Après<br />

avoir passé clandestinement la frontière, vous vous<br />

rendez à l’ambassade du Cameroun à N’Djamena.<br />

L’ambassadeur accepte de vous inscrire au lycée,<br />

avant que le pays ne replonge dans une guerre civile.<br />

Quel souvenir gardez-vous de cette époque ?<br />

C’était d’abord un éblouissement, un émerveillement à être<br />

dans un pays étranger. Avec mes compagnons camerounais,<br />

nous étions clandestins, nous n’avions pas nos papiers. Grâce à<br />

cet ambassadeur, on a commencé l’école, et comme je taquinais<br />

le ballon rond, j’ai intégré une équipe de foot. On n’imagine<br />

pas combien cette Afrique est merveilleuse et étonnante. Les<br />

Tchadiens passaient la plupart du temps à guerroyer, à se pourchasser<br />

les uns les autres. Mais ils avaient une telle fascination<br />

DR<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


pour les Camerounais ! Ils adoraient notre compagnie, nous<br />

trouvaient épatants, nous invitaient et nous réservaient les plus<br />

beaux morceaux des repas.<br />

Puis les balles pleuvent à nouveau, les combats entre<br />

les camps d’Hissène Habré et du président Goukouni<br />

Oueddei font rage. Vous retournez précipitamment<br />

au Cameroun en traversant le fleuve Chari, vous<br />

retrouvant dans un camp de réfugiés à la frontière…<br />

Commencent alors l’attente, une situation d’extrême préoccupation<br />

– vous ne savez pas ce qui va arriver d’une seconde à<br />

l’autre, vous êtes entre parenthèses –, et la tente, dans laquelle<br />

vous êtes précipité, parce que l’extérieur est angoissant, que<br />

les bombes éclatent, que vous avez échappé au désastre, à la<br />

tragédie qui est en route, et qui broie des êtres, indifféremment.<br />

J’aurais pu moi-même être broyé à plusieurs reprises.<br />

Les balles tombent sur n’importe qui, vous voyez des gens qui<br />

s’écroulent, qui se marchent dessus, d’autres se révèlent extrêmement<br />

véloces, devant le péril, ils s’enfuient plus vite que<br />

vous. Et vous voyez chuter ceux qui croyaient se tirer du sol<br />

d’Afrique – ils y sont ramenés durement. L’éblouissement est<br />

détruit. C’est difficile à retraduire. On meurt plusieurs fois dans<br />

une vie, pas seulement par les balles, on est fusillé plusieurs<br />

fois. Souvent, je me réveille la nuit – j’ai quelques cauchemars<br />

récurrents –, et ma nuit est fichue. Vous pouvez faire un travail,<br />

l’écriture aide à évacuer, même si ce n’est pas sa fonction thérapeutique.<br />

Vous mettez à distance, il y a une médiation qui passe<br />

par la réflexion, la pensée, la couture des mots, leur choix, et<br />

le mystère de l’ensemble. Mais ces moments ne me quitteront<br />

plus. Je n’y échapperai pas.<br />

Pourquoi êtes-vous persuadé, alors que<br />

ce n’est pas le cas, que votre mère est morte ?<br />

Je suis déçu de repartir. Mon rêve, mon projet s’écroule :<br />

décrocher mon diplôme pour que maman puisse sonner son<br />

oyenga, son cri d’enthousiasme majestueux – une espèce de<br />

chant de rassemblement, de réjouissance. Cet écroulement<br />

provoque l’idée fausse que ma mère est morte. Mais en fait, je<br />

pense que je l’ai tuée, parce que je n’ai pas le bac.<br />

Un Tchadien vous avait dit lors de votre arrivée :<br />

« Bienvenue dans ce pays qui n’a de passion<br />

que pour la guerre !»<br />

C’est aussi une méditation sur le pouvoir. Et les conditions<br />

dans lesquelles certains peuples, certaines nations ont des<br />

réflexes, des aptitudes, ou un goût particulier pour quelque<br />

chose qui les dépasse probablement, qui s’est construit et inscrit<br />

dans l’ADN des identités collectives, pas toujours remarquables<br />

! Au fond, ces Tchadiens qui aiment tant faire la guerre,<br />

pourquoi ne transforment-ils pas cela dans la réflexion globale<br />

« J’ai eu peur<br />

que les souvenirs<br />

s’envolent. J’ai<br />

estimé qu’il fallait<br />

riposter. Prendre<br />

la plume est la<br />

meilleure façon<br />

pour que les images<br />

ne s’enfuient pas à<br />

toute aile battante. »<br />

géopolitique en Afrique ? L’activité guerrière peut être mobilisée<br />

vers la défense africaine, devenir une force, l’ossature d’une<br />

armée panafricaine.<br />

Les bras d’une mère sont le plus grand réconfort<br />

qui soit, écrivez-vous. Ce livre a-t-il un peu apaisé<br />

la brûlure de son absence ?<br />

Il y a en effet une dimension de consolation, et puis une<br />

dynamique, puisqu’à la fin de l’ouvrage, elle est debout, et ses<br />

bras reviennent, même de manière encore plus forte ! Elle intervient<br />

d’une façon inimaginable, puisqu’elle est capable d’être<br />

critique littéraire et de dire à son professeur de fils : « Va finir, va<br />

reprendre ici ou là cet ouvrage !» Avant d’accrocher le diplôme<br />

au mur, c’est elle qui fait la leçon. Je n’avais pas cette trajectoire<br />

en tête. Une nuit, elle apparaît… Je ne m’y attendais pas.<br />

Son intervention, l’élimination des frontières spatiotemporelles,<br />

littéraires, matérielles, charnelles… Ce fracas maternel, c’est<br />

extrêmement puissant. Ses bras qui reviennent m’ont donné<br />

une véritable force.<br />

Votre livre évoque le début des années 1980<br />

en Afrique. C’est également à cette période que<br />

le FMI et la Banque mondiale décident de mener<br />

des programmes d’ajustement structurel.<br />

Effectivement, ces mesures commençaient à être appliquées.<br />

Une nouvelle vision économique, voire de nouvelles<br />

variantes macroéconomiques, économétriques se mettaient en<br />

place pour édicter quelle gestion, quelle gouvernance pour les<br />

pays du Sud. Et comment maximiser non plus le crédit mais le<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 79


RENCONTRE<br />

profit, avec la réduction de la place de l’État, l’accroissement de<br />

l’initiative privée. Ça, c’était sur le papier. Mais sur le terrain,<br />

ça s’est traduit par des troubles, notamment l’augmentation du<br />

prix des biens de première nécessité, le désossage des structures<br />

économiques mixtes où les États pouvaient intervenir aux côtés<br />

du secteur privé. Ces mesures montrent que leur souveraineté<br />

est limitée. Et peut-être que les pays africains ont fait l’erreur de<br />

ne pas se regrouper pour affronter cette injonction extérieure.<br />

Chacun est parti dans sa réponse individuelle. Il a manqué<br />

une solidité. Aujourd’hui encore, la question reste posée : comment<br />

constituer un bloc qui puisse résister face à l’extérieur ? La<br />

division et la balkanisation du continent, qui remontent à bien<br />

loin, cristallisées lors du partage du « gâteau africain » par les<br />

Européens lors de la conférence de Berlin en 1884-1885, sont<br />

un tournant. Cela a été aussi construit par une idéologie européocentriste,<br />

considérant que l’Europe avait l’hégémonie sur la<br />

conduite des affaires du monde. Aujourd’hui, cette hégémonie<br />

est contestée, notamment par l’Empire du milieu.<br />

Vous évoquez cette idée que l’Afrique<br />

est le lieu de combats de coqs, une compétition<br />

entre les différentes puissances…<br />

Ils arrivent les uns et les autres avec de très bons sentiments<br />

! Et un appétit féroce ! Pour soi-disant aider, soutenir des<br />

peuples qui n’auraient rien compris à l’affaire. Cette réduction,<br />

cette assignation de peuples culturellement limités, économiquement<br />

faibles, politiquement instables, régressifs… Voilà<br />

un certain nombre de gentillesses dont on accable l’Afrique.<br />

Laquelle peut, parfois, peut-être donner la joue pour être souffletée.<br />

Il faut relativiser tout ça. Il y a la difficulté à faire bloc,<br />

certes, mais l’Afrique produit de tels mécanismes, car elle est si<br />

vaste, grande. Quand on s’y trouve, on peine à tout englober. La<br />

vision encyclopédique y est difficile. Mais les forces souveraines<br />

y sont nombreuses et importantes. Par exemple, son réservoir<br />

de langues. Comme le rappelle le professeur marocain Abdeljalil<br />

Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume<br />

du Maroc, le continent contient la moitié des langues du monde.<br />

Et l’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o, en matière de fictions,<br />

a aussi défendu l’idée qu’il fallait décoloniser les esprits, en<br />

reprenant pied dans nos langues. On l’observe également dans<br />

les politiques de restitution des œuvres d’art. Les mécanismes<br />

de restitution sont une chose, ceux de revitalisation en sont<br />

une autre. Tous ces biens, ces valeurs qui sont partis, stockés<br />

longtemps ailleurs, ont été expurgés de leur force vitale, symbolique.<br />

Et nous n’avons pas institué de « collège de recharge»<br />

de cette vitalité évaporée : il faut reprendre les codes, les processus,<br />

les personnes, les former, réinterroger les anciens,<br />

FRANCESCA MANTAVONI/ÉDITIONS GALLIMARD<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


econstituer le stock énergétique. C’est un transfert d’énergie,<br />

pour représenter dans son entièreté ce à quoi l’objet servait,<br />

selon les valeurs africaines.<br />

Vous avez été nommé administrateur de la chaire<br />

des littératures et des arts africains à l’Académie du<br />

Royaume du Maroc. En quoi consistent vos actions ?<br />

Nous sommes partis d’abord du constat que les littératures<br />

africaines sont pratiquées, ou en tout cas exposées et souvent<br />

magnifiées à l’extérieur. Le continent apparaît comme le<br />

sous-traitant de son propre mécanisme de création, de mise à<br />

distance de ce qu’il promeut ailleurs. Et n’en retire donc pas<br />

de prix. Aucun de nos grands penseurs financiers du FMI ne<br />

déplore cette situation ! Ils n’ont rien dit sur la déstructuration<br />

des termes des imaginaires. Donnons-leur l’occasion de pouvoir<br />

résoudre une équation sur les créations africaines et leur impact<br />

en économie. Cette expérience de la chaire est de modifier ce<br />

constat. Ces littératures sont elles-mêmes issues d’une histoire<br />

et d’une géopolitique imposée, subie, elles portent des chapelles<br />

différentes, lesquelles sont linguistiques. Du coup, elles produisent<br />

leur propre mécanisme de sauvegarde, de défense, de<br />

concurrence, de compétition – la francophonie, l’anglophonie,<br />

la lusophonie, l’arabophonie… Donc plusieurs blocs sont dans<br />

une espèce de guerre froide des cultures, qui n’est pas nommée.<br />

L’Académie veut en sortir afin de réchauffer l’Afrique par ses<br />

propres créations et les réinjecter, notamment à travers des<br />

colloques, en conviant les acteurs, quelle que soit leur langue,<br />

à mener une conversation à partir d’une thématique.<br />

Comment décloisonner les barrières linguistiques ?<br />

Pour que tout le monde puisse être relié, cela nécessite des<br />

investissements, car le travail de traduction est important. Mais<br />

cette vision du décloisonnement n’est pas seulement linguistique,<br />

économique, elle est aussi géographique. Des aires culturelles,<br />

des mosaïques existent, il faut sortir des caricatures et des<br />

schémas obsolètes, pour une nouvelle expérience de l’Afrique.<br />

La chaire est constituée d’outils académiques et d’un pôle de<br />

spectacles vivants (danses, rites, peintures, expositions…).<br />

Nous nous adressons aux doctorants et enseignants-chercheurs,<br />

mais aussi aux populations. Il faut faire circuler les imaginaires,<br />

comme les caravanes d’antan, dans des dynamiques qui ne<br />

soient pas construites sur des oppositions ou la volonté d’imposer<br />

un ordre à partir d’un pays. Certains appellent ça le soft<br />

power, pour moi, c’est la séduction des imaginaires. Les imaginaires<br />

sont comme du miel, les artistes, les écrivains sont de<br />

fantastiques abeilles. Il faut donc que leur miel soit mis à disposition<br />

de ce continent, à travers une opération qui rassemble,<br />

pour que cette diversité soit enchanteresse. L’Afrique regroupe<br />

toute une mosaïque de peuples, de cultures. Cette diversité,<br />

cette pluralité doivent être considérés comme un patrimoine<br />

mondial à sauvegarder. Un cocktail non pas explosif, mais<br />

expansif. Et la dimension diasporique est bien présente dans<br />

cet esprit. La culture est un méga instrument pour faciliter les<br />

reconnaissances et les conversations.<br />

« Il faut faire<br />

circuler les<br />

imaginaires,<br />

comme les caravanes<br />

d’antan, dans<br />

des dynamiques<br />

qui ne soient pas<br />

construites sur<br />

des oppositions. »<br />

Dans l’ouvrage collectif Qu’est-ce que l’Afrique ?<br />

que vous avez coordonné et qui est paru en mai<br />

dernier, vous adressez une réponse à Victor Hugo.<br />

En 1879, lors d’un banquet commémoratif de l’abolition<br />

de l’esclavage, l’écrivain déclarait notamment :<br />

« L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende<br />

vaste et obscure l’enveloppe. […] Dieu donne<br />

l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. »<br />

Ce discours a modelé les esprits. Il s’est notamment appuyé<br />

sur des conceptions philosophiques hégéliennes : quand Hegel<br />

écrit La Raison dans l’Histoire, il évacue l’Afrique. L’esthétique,<br />

le politique, le dynamique appartiennent à l’Occident. On vit sur<br />

cet héritage, confortable : certains diraient que c’est une rente<br />

mémorielle. C’est une indication erronée sur laquelle beaucoup<br />

ont prospéré. On est dans un immobilisme et une projection<br />

de ce qui est, au mieux un poids, au pire une immense catastrophe.<br />

Et l’Occident se fait fort de remédier à cette situation,<br />

en indiquant en permanence ce que l’Afrique doit faire. Victor<br />

Hugo a oublié que le continent qu’il dépeint comme sombre et<br />

sans histoire, existait avant l’arrivée des explorateurs. Sa longue<br />

histoire se poursuit malgré les soubresauts et les étiquettes respectives<br />

et biaisées qu’on lui a collées. Je réponds ainsi à Victor<br />

Hugo. En même temps, je sais que les visions suprémacistes,<br />

ou hégémoniques, sont un constat et font partie de l’arsenal<br />

géopolitique. Peut-être que le continent doit s’affirmer plus,<br />

être un peu plus visible en montrant ses muscles : la culture.<br />

L’Afrique n’est pas à prendre, elle est à apprendre : finissons<br />

avec la prédation, entrons dans l’apprentissage. Sa diversité<br />

est une immense richesse, non seulement pour elle mais aussi<br />

pour l’humanité. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 81


entretien<br />

Erige Sehiri<br />

« Quoi<br />

de plus<br />

fort que l’art<br />

pour nous<br />

évader »<br />

Son premier long-métrage de fiction<br />

confirme sa maturité de cinéaste.<br />

Avec Sous les figues, qui représentera<br />

la Tunisie aux Oscars, elle raconte les rêves<br />

et les désillusions d’une jeunesse rurale.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

VILLE DE NOISY-LE-SEC/COURTESY LE FESTIVAL DU FILM FRANCO-ARABE<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 83


ENTRETIEN<br />

C’est un film sensuel, à fleur de peau, où<br />

le soleil éblouit autant qu’il brûle, où la<br />

nature enveloppe autant qu’elle étouffe,<br />

où les rêves comme les désillusions se<br />

lisent sur les visages. Dans l’actuelle<br />

Tunisie, Sous les figues ausculte au<br />

plus près les mouvements d’âme et les<br />

relations d’un groupe de jeunes travailleuses<br />

et travailleurs agricoles estivaux,<br />

pendant la récolte des figues. Tel un fruit à la saveur douceamère,<br />

ce huis clos cultive l’art du contraste et des contradictions.<br />

Au fil de ce marivaudage, porté par une parole féminine<br />

très libre, les intrigues amoureuses se tissent, le désir circule,<br />

les déceptions, les jeux de séduction, la violence, aussi. Les aspirations<br />

à la liberté se cognent aux entraves du réel, les modèles<br />

traditionnels s’enchevêtrent aux désirs d’émancipation, d’indépendance.<br />

Sans éluder la brutalité des rapports sociaux, la réalisatrice<br />

filme avec délicatesse les gestes du travail, du labeur.<br />

Par sa justesse, sa sensualité, son jeu sur les frontières entre fiction<br />

et réalité, personnages et interprètes,<br />

ce long-métrage s’inscrit dans le sillage du<br />

cinéma d’Abdellatif Kechiche. Sa monteuse<br />

et coscénariste habituelle, Ghalya Lacroix,<br />

a d’ailleurs collaboré au scénario et au montage.<br />

Née en 1982, Erige Sehiri a grandi en<br />

France, à Lyon, dans un quartier populaire.<br />

Lors de la révolution tunisienne, en 2011,<br />

elle part s’installer dans le pays d’origine de<br />

ses parents. Après un master en finances,<br />

cette autodidacte monte sa boîte de production<br />

de documentaires, Henia. En 2018, son<br />

premier long-métrage, La Voie normale, fait<br />

le portrait croisé de cheminots tunisiens.<br />

Présentée à la Quinzaine des réalisateurs,<br />

au Festival de Cannes, sa première fiction,<br />

Sous les figues, représentera la Tunisie aux<br />

Oscars 2023 dans la section du meilleur<br />

film étranger.<br />

<strong>AM</strong> : Pourquoi ce désir de filmer ces travailleuses<br />

agricoles dans la région de Kesra, au nord-ouest<br />

de la Tunisie ?<br />

Erige Sehiri : Pour plusieurs raisons. Déjà, on donne une<br />

image très faussée des gens de la campagne en Tunisie, et surtout<br />

des jeunes, comme s’ils n’avaient pas accès à l’éducation, au<br />

monde, comme s’ils n’étaient pas connectés. Ensuite, transportées<br />

à l’arrière d’un pick-up pour aller travailler dans les champs,<br />

ces travailleuses sont régulièrement victimes d’accidents de la<br />

route, souvent mortels. Il y a tout un système d’exploitation de<br />

ces femmes. Mais ça fait partie de leur quotidien, car il n’y a<br />

pas d’autres moyens de transport dans la région. Je voulais<br />

Sous les figues est sorti dans les salles<br />

françaises le 7 décembre.<br />

raconter l’histoire de deux générations : les saisonnières, qui<br />

travaillent l’été, avec un peu plus d’insouciance, et les femmes<br />

et les hommes plus âgés qui exercent toute l’année, conscients<br />

des difficultés sociales, économiques. Mon histoire se noue dans<br />

un verger, un lieu très restreint mais au sein duquel les femmes<br />

trouvent des espaces de liberté. Au fil de la journée, elles volent<br />

ces moments, par des conversations, en se maquillant, en chantant,<br />

pendant le trajet en camion… Même si le film est très<br />

lumineux, c’est un drame. À l’image du quotidien en Tunisie : le<br />

soleil brille, c’est un beau pays, mais sous ses arbres somptueux,<br />

les gens étouffent, et surtout la jeunesse.<br />

Votre père est originaire de cette région…<br />

En effet. Je voulais y travailler, et raconter ce faux jardin<br />

d’Éden. J’ai été émue en rencontrant ces femmes : j’aurais pu<br />

être une cueilleuse de fruits comme elles si mon père n’avait<br />

pas émigré en France, il y a cinquante ans. Il est né et a grandi<br />

dans le village de Kesra jusqu’à ses 16 ans, avant de traverser<br />

la Méditerranée. Il cultivait des figuiers. Il<br />

me racontait leur pollinisation, la différence<br />

entre figues mâles et femelles… On parle<br />

peu de ce fruit alors qu’il est ancestral, présent<br />

dans la Bible, le Coran, et typiquement<br />

méditerranéen. Sa sensualité est évidente,<br />

même si je n’ai pas trop appuyé là-dessus.<br />

Enfin, sur le même arbre, ces fruits ne<br />

mûrissent pas au même rythme, à l’image<br />

de ces jeunes filles.<br />

Comment avez-vous<br />

choisi vos actrices ?<br />

Je voulais des femmes originaires de la<br />

région, avec l’accent authentique – très peu<br />

entendu dans le cinéma tunisien, et souvent<br />

moqué à la télévision. Grâce à un grand<br />

casting, j’ai repéré celles qui avaient un<br />

jeu naturel, une capacité d’improvisation.<br />

Mes protagonistes sont nourris de leur personnalité.<br />

Elles me fascinent, ces filles ne<br />

se regardent pas. On a beaucoup répété les scènes, réécrit les<br />

dialogues ensemble pour qu’ils leur ressemblent, sonnent plus<br />

vrais, qu’ils soient adaptés au dialecte régional. Et j’ai mis en<br />

place un dispositif qui efface les frontières entre les répétitions<br />

et les prises, entre le film et la réalité.<br />

Ces jeunes parlent beaucoup d’amour.<br />

Ce badinage est-il propre à leur âge ?<br />

On parle beaucoup d’amour dans nos pays, mais ça ne se<br />

ressent pas dans notre cinéma. Les jeunes en parlent, avec légèreté<br />

parfois. Ces filles ne sont pas réellement indépendantes,<br />

mais elles sont libres aussi quand même. L’amour des hommes<br />

est très important pour elles, mais finalement, le fait de se<br />

DR<br />

84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


HENIA PRODUCTION/MANEKI FILMS<br />

Les actrices et acteurs, non professionnels,<br />

sont issus de la région de Kesra, dont ils parlent<br />

le dialecte, et où a eu lieu le tournage.<br />

retrouver entre elles l’emporte sur les questions amoureuses. Je<br />

ressens beaucoup cette sororité en Tunisie : d’une situation politico-économique<br />

compliquée ressort le partage. Sous les figues<br />

joue sur cette dualité dépendance-indépendance. La parole des<br />

filles y est plus libre que celle des hommes. Ces derniers peinent<br />

à s’exprimer, à rebours du cliché de l’homme arabe fort auquel<br />

la femme serait soumise.<br />

Ces jeunes filles témoignent de leurs désillusions<br />

amoureuses, d’une amertume. C’est ce que vous<br />

avez perçu en recueillant leur parole ?<br />

Oui, elles ne sont pas du tout animées par des rêves<br />

d’amour, de prince charmant. Même si je ne sais pas comment<br />

le prendre : est-ce bien ou non ? J’essaie de ne pas les juger, mais<br />

de retranscrire ce que j’ai ressenti de la réalité. Elles sont déjà<br />

très conscientes, amères parfois également. C’est triste, elles<br />

parlent de mariage et non d’amour, en disant : on se mariera, et<br />

on s’aimera plus tard. Ce ne sont pas des discours de leur âge,<br />

de leur génération ! C’est quelque chose de totalement nouveau<br />

et ancien à la fois. Tout comme leur manière ancestrale de cueillir<br />

les figues, comme si rien n’avait changé, alors qu’en même<br />

temps, elles s’expriment librement, de façon très moderne.<br />

« C’est triste, elles<br />

parlent de mariage<br />

et non d’amour,<br />

en disant : on se<br />

mariera, et on<br />

s’aimera plus tard. »<br />

Les personnages masculins font part<br />

de leur frustration, regrettent par exemple<br />

la pruderie des filles de cette région…<br />

Firas, notamment, est touchant dans l’expression de sa<br />

détresse amoureuse. J’ai beaucoup entendu ça chez les hommes<br />

arabes : tout le monde – ta sœur, ton père, ton frère… – décide<br />

pour toi de quel genre de relations tu dois avoir. On vit dans<br />

des sociétés où le collectif est encore très important, et parfois<br />

gênant. Et Firas n’a pas d’endroit où aller pour vivre sa relation<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 85


ENTRETIEN<br />

amoureuse, son intimité. C’est une métaphore de leur enfermement<br />

: si l’on creuse, si l’on imagine sa vie, on découvre qu’elle<br />

est restreinte à un petit périmètre. Je voulais vraiment qu’on<br />

se mette à leur place, qu’on se représente ce que c’est que de<br />

n’avoir aucun choix dans la vie : il ne peut pas partir, il n’a pas<br />

assez d’argent, il ne peut pas aimer une femme comme il le veut,<br />

sortir avec elle…<br />

Sous les figues est baigné d’une lumière solaire, vous vous<br />

concentrez sur le visage des personnages, souvent filmés<br />

en gros plan, avec peu de profondeur de champ, nous<br />

immergeant dans le verger à travers les sons de la nature.<br />

Comment avez-vous abordé ces questions esthétiques ?<br />

Il fallait créer la sensation que l’on passe la journée avec<br />

les personnages. J’avais envie de rapprocher les spectateurs,<br />

de leur faire vivre cette journée. Leur faire ressentir cette idée<br />

d’enfermement, d’étouffement. C’est un film portrait, et non « à<br />

sujet ». Ces femmes ne nous expliquent pas leur drame, elles sont<br />

vivantes, on les regarde s’exprimer. Et puis, il fallait composer<br />

avec les contraintes de filmer dans un lieu unique. On tournait<br />

avec la lumière du soleil, sans réflecteur ni lumière d’appoint.<br />

La position d’un visage par rapport au soleil a guidé la prise de<br />

vues. C’est une chorégraphie humaine, où l’on passe d’un arbre<br />

à un autre, d’une histoire à une autre, où l’individuel est lié au<br />

collectif, sans arrêt.<br />

Évoquée par un personnage, la ville côtière de Monastir<br />

apparaît-elle aux jeunes femmes et hommes comme<br />

porteuse de modernité, de libération ?<br />

Pour eux, Monastir représente un monde lointain, et pourtant,<br />

elle se situe à seulement trois heures de route. Cela montre<br />

à quel point ils sont dans leur bulle, et à quel point ils n’ont pas<br />

accès, même dans leur propre pays, à ces vacances estivales, où<br />

les filles vont en boîte de nuit, boivent de l’alcool… Quand on<br />

retourne en ville, on a la nostalgie de la campagne, Firas dit par<br />

exemple que les gens y sont meilleurs. Mais quand on y est, on<br />

rêve d’ailleurs, car la ville donne des opportunités que les petites<br />

campagnes n’offrent plus.<br />

Quelques-unes de vos héroïnes tiennent des discours<br />

plus traditionnels que n’en tiennent certains hommes…<br />

Les femmes perpétuent également un schéma conservateur.<br />

Sana, par exemple, voudrait que son copain soit davantage religieux.<br />

Mais ça ne l’empêche pas d’avoir beaucoup d’humour,<br />

d’être amie avec Fide, laquelle ne mâche pas ses mots. Dans nos<br />

pays, il existe encore des groupes hétéroclites, formés de personnes<br />

qui ne se ressemblent pas, pensent très différemment.<br />

En France, on serait plus tolérant, dit-on, mais c’est un paradoxe,<br />

car j’y observe de plus en plus de clivages, seuls les gens qui<br />

se ressemblent se fréquentent. J’ai créé ce groupe de jeunes à<br />

partir de mes observations en Tunisie. De même, mes héroïnes<br />

portent toutes un foulard, mais de différentes manières, pour<br />

diverses raisons, pas toujours religieuses. Sur l’affiche, Fide, qui<br />

m’a inspiré le film, arbore celui de ma grand-mère. La plupart<br />

des travailleuses des champs portent ce type de foulard, pas<br />

seulement en Tunisie, mais aussi en Afghanistan, en Italie du<br />

Sud, au Maroc… C’est un symbole, le long-métrage parle de<br />

toutes ces femmes.<br />

Poursuivre ses études ou se marier, ce sont les seules<br />

voies qui se présentent à ces jeunes femmes ?<br />

En effet. Nous avons filmé sur deux étés, la saison des figues<br />

étant très courte. L’actrice qui joue Mariem, Samar Sifi, s’est<br />

mariée après le premier tournage, et son époux n’a pas voulu<br />

qu’elle continue… Ça montre à quel point Sous les figues frôle<br />

sans cesse la réalité ! C’était dur pour moi, car je voulais parler<br />

de ces sujets, leur faire imaginer peut-être un autre avenir…<br />

C’est arrivé à Fide Fdhili, qui joue Fide : elle se voyait déjà fiancée,<br />

parce qu’il n’y a pas d’autre voie là où elle vit, mais désormais,<br />

elle veut passer des castings, envisage un autre futur.<br />

J’espérais cette issue pour toutes les filles.<br />

Pourquoi vous êtes-vous établie<br />

en Tunisie après la révolution ?<br />

Ce n’était pas planifié. Jamais je ne m’étais dit que j’irais<br />

vivre dans le pays de mes parents ! Pour moi, c’était le lieu des<br />

vacances, de la famille. Puis, il y a eu les soulèvements populaires<br />

en 2011, et je me suis installée là-bas. J’ai senti que j’y<br />

serais plus utile qu’en France. Mon regard a alors changé sur<br />

mon pays. Jusqu’alors, j’en avais une connaissance très superficielle.<br />

Et puis, vivre une révolution, ça arrive une fois dans une<br />

vie. C’est une chance de vivre un tel bouleversement. Même si<br />

aujourd’hui c’est difficile, et que beaucoup me demandent si je<br />

ne suis pas déçue par cette révolution, j’ai vécu des moments<br />

très forts, intéressants. Tout était bouleversé, possible. Les gens<br />

pouvaient s’exprimer. Enfants, on savait qu’il ne fallait pas parler<br />

de politique – les murs avaient des oreilles. Mais je n’avais<br />

pas profondément compris que tout était à refaire. Que le vrai<br />

journalisme pur, éthique, n’existait pas, à cause de la propagande,<br />

le cinéma devait aussi servir un peu le régime… Mon<br />

film est un clin d’œil à la révolution : avec la parole très libre de<br />

ces jeunes filles, on comprend que l’histoire se situe après cet<br />

événement. Même si elles n’abordent pas la politique, on sent<br />

que quelque chose a changé.<br />

Fide critique cette société où chacun se surveille,<br />

où la délation est courante. C’est un héritage<br />

de la dictature, d’après vous ?<br />

C’est indéniable. La révolution a eu lieu il y a onze ans, tout<br />

ne peut pas disparaître ainsi. C’est presque un travail : quand<br />

Leïla rapporte à son chef tout ce qu’elle sait sur les autres travailleuses,<br />

elle a droit à un peu plus d’argent. La délation existe<br />

dans toutes les sociétés, mais ces mécanismes, en Tunisie, sont<br />

encore très liés à la dictature. Le fait aussi de payer qui on veut<br />

comme on veut, cette corruption dont fait preuve le jeune chef.<br />

Que vous apporte le fait d’être partagée<br />

entre deux pays, deux cultures ?<br />

Je porte un regard très tendre, nostalgique sur la Tunisie,<br />

alors que je n’y ai pas vécu ma jeunesse. Peut-être aussi que je<br />

remarque des choses auxquelles les autres ne font pas attention,<br />

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qui font partie intégrante de leur quotidien. Quand on parle<br />

de ces travailleuses, c’est uniquement à travers le prisme du<br />

drame, de l’accident, de la misère, de leur condition sociale. De<br />

l’extérieur, je ne les vois pas seulement socialement ou économiquement,<br />

je perçois également leur grâce, leur beauté.<br />

Par sa sensualité, le naturel de ses interprètes,<br />

sa vérité, Sous les figues évoque le cinéma d’Abdellatif<br />

Kechiche. Vous revendiquez cette filiation ?<br />

Oui ! Contrairement à ce que j’entends, je trouve son œuvre<br />

féministe. Ses personnages féminins sont libres, assument leur<br />

désir, leur corps, en font ce qu’elles veulent. Je suis une adepte<br />

de ses premiers films. L’Esquive m’a particulièrement marquée.<br />

J’ai l’impression d’avoir transposé son marivaudage, qui se<br />

déroule dans un quartier populaire, ici, à la campagne.<br />

Comment le travail avec sa coscénariste<br />

et monteuse, Ghalya Lacroix, s’est-il déroulé ?<br />

Elle a été une conseillère pour moi, elle m’a aidé à me<br />

défaire de mon petit complexe, mon sentiment d’illégitimité – le<br />

fait de ne pas avoir fait d’école de cinéma, de ne pas être issue<br />

du sérail… Elle a aussi libéré mon geste cinématographique du<br />

poids du sujet, du discours, de l’explicatif. Cette rencontre m’a<br />

emmenée vers une direction complètement différente dans ma<br />

façon d’envisager le cinéma et d’imaginer mes prochains films.<br />

Dans votre premier long-métrage documentaire,<br />

La Voie normale, vous suiviez des cheminots tunisiens.<br />

Pourquoi filmer les gens au travail vous intéresse-t-il ?<br />

C’est sans doute hérité de mon père. Électricien, il réparait<br />

toujours des choses à la maison. Le travail était très important,<br />

il en parlait sans cesse, en lien avec notre avenir. Et je trouve<br />

qu’il y a beaucoup de grâce dans le geste du travail, qui raconte<br />

beaucoup sur la personne. Peut-être parce qu’il est pour moi<br />

synonyme d’ouvriers, de migrants, j’ai envie de leur rendre une<br />

élégance, une dignité, quelque chose de plus noble.<br />

Comment votre désir de cinéma est-il né ?<br />

Avec les œuvres de Kechiche, mais aussi avec L’Ours, de<br />

Jean-Jacques Annaud, Le Grand Bleu, de Luc Besson… Le quartier<br />

populaire des Minguettes, où j’ai grandi, à Lyon, était doté<br />

d’une salle de quartier. Une chance ! Avec mon frère, on regardait<br />

des westerns, des Clint Eastwood. Puis, ma culture s’est<br />

enrichie avec un cinéma plus libre, la Nouvelle Vague, etc. Très<br />

rationnel, mon père m’avait dit : « Tu ne peux pas faire de film<br />

sans argent. » Donc j’ai étudié la finance pour gagner des sous,<br />

monter ma boîte de production, Henia, et financer mon premier<br />

film. Le documentaire a été mon école. J’ai compris qu’il fallait<br />

avoir des antennes pour réaliser des longs-métrages, capter<br />

plein de choses dans la vie, le quotidien, la réalité. Le documentaire<br />

m’a permis d’affiner mon regard, d’expérimenter, de porter<br />

moi-même la caméra. Il faut faire confiance à son instinct. Et<br />

j’ai beaucoup appris auprès des techniciens.<br />

Comment développer le secteur du cinéma en Tunisie ?<br />

Notre secteur est abandonné. Même si, c’est un paradoxe,<br />

ma carrière s’y est accomplie ! On pense que les opportunités se<br />

« Très rationnel,<br />

mon père m’avait<br />

dit : “Tu ne peux<br />

pas faire de film<br />

sans argent.”<br />

Donc j’ai étudié<br />

la finance pour<br />

en gagner. »<br />

trouvent en Europe, mais l’Afrique et le monde arabe en offrent<br />

aussi. Qui sait si, en France, j’aurais réussi à trouver ma place<br />

parmi tous ces cinéastes, dans ce milieu inaccessible pour moi ?<br />

En Tunisie, le cinéma était un espace presque vierge. On se<br />

connaît entre réalisateurs. Notre gouvernement est presque<br />

inexistant concernant les questions culturelles. Par exemple,<br />

le droit d’auteur n’a pas été protégé. Le piratage de films est<br />

monnaie courante. Dans un tel contexte, pourquoi les gens<br />

iraient dans les salles ? On vit une profonde crise politique et<br />

économique, et donc on doit compter sur soi-même. Sous les<br />

figues a d’ailleurs été tourné avec très peu d’argent, chacun a<br />

participé un peu, pris un risque. Les financements sont arrivés<br />

plus tard. Et aujourd’hui, il représente la Tunisie dans la course<br />

aux Oscars. C’était inimaginable !<br />

Que peut apporter un film, en particulier dans un<br />

contexte politique, économique et social compliqué ?<br />

C’est essentiel pour ouvrir l’esprit, donner du souffle, d’autant<br />

plus dans des périodes difficiles. Quoi de plus fort que l’art<br />

pour nous évader, questionner notre identité, et aussi réfléchir<br />

à quel cinéma on aspire. Mon long-métrage a bousculé beaucoup<br />

de choses en Tunisie. Tout le monde en parle. Car il est<br />

sans discours, sans message, il n’y a pas d’acteurs connus, le<br />

public se demande si c’est un documentaire ou une fiction, si<br />

les interprètes improvisent ou jouent, si c’est la vraie vie ou<br />

pas… Sous les figues ne rentre pas dans les cases ! D’autres<br />

cinéastes sont aussi en train de casser les codes, et sans le<br />

soutien de structures. Notre secteur n’est pas suffisamment<br />

développé pour être une industrie, pourtant, chaque année,<br />

un film tunisien est présenté aux festivals de Cannes, de Berlin…<br />

C’est incroyable ce que font ce petit pays et ses réalisateurs,<br />

avec leurs petits moyens. Aux déçus de la révolution je<br />

réponds : regardez ce que nous sommes tous en train de créer,<br />

dans de telles conditions. ■<br />

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RAPHAEL GAILLARDE/G<strong>AM</strong>MA RAPHO


dialogue<br />

PATRICK<br />

CH<strong>AM</strong>OISEAU<br />

« FAIRE DE SA<br />

VIE UNE BEAUTÉ<br />

DANS TOUS LES<br />

SENS DU TERME »<br />

Trente ans après son prix Goncourt pour Texaco, cet écrivain<br />

majeur de la Caraïbe, principalement connu pour son travail<br />

sur la langue créole, interroge la question de la transmission<br />

dans le monde contemporain. propos recueillis par Catherine Faye<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 89


DIALOGUE<br />

Un éclaireur. C’est le mot qui vient<br />

à l’esprit à l’évocation de Patrick<br />

Chamoiseau. En perpétuelle<br />

reconnaissance sur les chemins<br />

de la langue, de l’état poétique<br />

et de la mémoire, ce natif de<br />

Martinique explore sans trêve<br />

les tissus de l’humain, la texture<br />

du monde. Sa douceur, que l’on<br />

pourrait qualifier de primordiale,<br />

répond inlassablement à ce sourire qui le caractérise. Comme<br />

une révérence joyeuse, un combat paisible, pour nous dire l’intime<br />

et le politique, la pensée et les émotions, dans des textes<br />

inclassables, à la fois sensibles et puissants. Une manière d’aller<br />

au rêve et d’élargir nos horizons. Maintes fois récompensé, cet<br />

écrivain engagé dans de grandes causes humanitaires, dont la<br />

reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité,<br />

s’est essayé à tous les genres. Si son premier roman, Chronique<br />

des sept misères, témoignait, en 1986, de la destruction d’une<br />

culture par l’irruption du rationalisme, Le Vent du nord dans<br />

les fougères glacées, paru en octobre dernier, se lance sur les<br />

traces improbables du dernier conteur créole. Dans ce récit d’un<br />

convoi en marche vers les mornes, où s’est retiré le maître de la<br />

parole, il sonde les secrets de l’invisible, le mystère de l’esprit de<br />

création. Un cheminement initiatique, à l’aune d’une quête de<br />

connaissance et d’une véritable rencontre esthétique. Où l’état<br />

poétique devient la clé. Rencontre.<br />

<strong>AM</strong> : Qu’avez-vous gardé des choses de l’enfance ?<br />

Patrick Chamoiseau : Tous les artistes ont gardé de<br />

manière très active des dimensions fondamentales de l’enfance.<br />

Leur cheminement psychoaffectif est toujours singulier. C’est ce<br />

que j’appelle un état poétique, c’est-à-dire une capacité d’interrogation,<br />

de curiosité, d’émerveillement. De révérence, dirais-je,<br />

envers ce qui existe. Rester du côté poétique est une vertu que<br />

l’on peut cultiver, en ne rompant pas avec l’enfant que l’on a<br />

été. Dans Antan d’enfance, Chemin d’école et À bout d’enfance,<br />

j’explique pourquoi je suis devenu écrivain, et non philosophe,<br />

musicien ou dessinateur de bande dessinée, car j’avais mille<br />

projets dans la tête. D’abord, je me suis trouvé embarrassé entre<br />

une langue créole, qui constituait la base de mon imaginaire<br />

sensible, et le français, que je découvrais à l’école, avec la civilisation<br />

occidentale. Cette tragédie linguistique est à la base de<br />

ma sensibilité. Par ailleurs, j’étais le dernier d’une famille de<br />

cinq enfants, avec une frustration et un état désirant, comme je<br />

l’appelle, qui s’accompagnaient de longues périodes de solitude.<br />

C’est là qu’une intériorité s’est développée. J’ai le souvenir d’un<br />

enfant hypersensible et émotif, très observateur des forces de<br />

l’invisible et de la nuit, puisque j’ai été très tôt réceptif au monde<br />

des contes créoles. Aujourd’hui, je suis à la fois éloigné de cet<br />

enfant et, en même temps, très proche de lui par ce que j’appelle<br />

« l’athlétisme émotionnel, sensitif et imaginatif ».<br />

« L’état poétique<br />

est une capacité<br />

d’interrogation,<br />

de curiosité,<br />

d’émerveillement.<br />

De révérence envers<br />

ce qui existe. »<br />

Y a-t-il un épisode déterminant par lequel<br />

vous êtes entré dans le monde des livres ?<br />

À l’époque, comme nous n’avions pas de bibliothèque, ma<br />

mère cachait les livres dans une caisse de pommes de terre. Elle<br />

y entassait tous les prix d’excellence rapportés par mes frères<br />

et sœurs : de beaux ouvrages illustrés. Peu lettrée, elle avait un<br />

rapport à l’école et aux livres très sacralisé. Elle voulait que ses<br />

enfants réussissent. Le livre était l’objet même de la base de la<br />

connaissance. Un jour où j’étais seul à la maison, j’ai découvert<br />

cette boîte à trésors. J’ai ouvert le premier livre, au-dessus de la<br />

pile, et je me suis plongé dans les illustrations, car je ne savais<br />

pas lire. C’était Alice au pays des merveilles. Dès lors, les livres<br />

sont devenus mes amis de solitude, je trouvais du plaisir dans<br />

leur compagnie, et dès que j’ai eu accès à la lecture, ils sont<br />

devenus déterminants. Le grand classique de Lewis Carroll m’a<br />

donné la clé du merveilleux des contes créoles. Germinal, de<br />

Zola, m’a ouvert les yeux sur ma propre réalité familiale, le côté<br />

social, les petites gens, les petits héroïsmes. La Trilogie marseillaise,<br />

de Pagnol, m’a apporté une dimension que l’on trouve chez<br />

le conteur créole des plantations esclavagistes : le rire et l’ironie.<br />

Enfin, je lisais tout ce que ma mère rapportait à la maison :<br />

romans-photos, policiers, romans d’amour, agendas, magazines.<br />

Ma formation littéraire a donc été spontanée. Sans hiérarchie.<br />

À quel moment devenez-vous un écrivain ?<br />

Le passage à l’écriture s’est fait simplement, à travers l’admiration<br />

et le mimétisme. Dans mes rédactions, je « faisais » du<br />

Lamartine, du Pagnol… Jusqu’à ce que je prenne enfin mon<br />

autonomie. Et que je trouve ma vraie parole. Et puis, je déclamais,<br />

surtout La Légende des siècles, de Victor Hugo. C’est de là<br />

que me vient cette cadence en alexandrins dans mes textes.<br />

Mais j’ai beaucoup tardé avant de dire : je suis écrivain. J’avais<br />

un tel émerveillement pour ce qui avait déjà été fait en littérature<br />

que j’avais du mal à m’inscrire dans cette tradition-là. Je me<br />

déclarais plutôt marqueur de parole ou guerrier de l’imaginaire,<br />

pour resituer un petit peu mon travail dans une réalité créole<br />

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JEAN-PHILIPPE BALTEL/OPALE.PHOTO<br />

américaine, mais aussi pour ne pas me prendre au sérieux.<br />

Je pense d’ailleurs qu’être écrivain est un état, une manière<br />

d’être. Et j’ai plutôt tendance à me déclarer artiste. J’ai d’ailleurs<br />

toujours la tentation de la sculpture, de la peinture ou de la<br />

musique. C’est très fort, très puissant en moi.<br />

D’où écrivez-vous ?<br />

Lors de ma crise d’adolescence, au moment où l’on cherche<br />

à se définir, s’est produite une rencontre extraordinaire. Mon<br />

grand frère, qui se passionnait autant pour les mathématiques<br />

que pour la poésie, avait un rituel, chaque matin. Devant la<br />

fenêtre, il saluait le lever du soleil en déclamant des vers de<br />

Césaire : « Et voici par mon ouïe tramée, de crissements / et de<br />

fusées, syncoper des laideurs rêches, / les cent pur-sang hennissant<br />

du soleil, / parmi la stagnation. » Cette rencontre avec la<br />

poésie césairienne m’a rapidement conduit au Cahier d’un retour<br />

au pays natal, où j’ai découvert les problématiques du racisme,<br />

de la colonisation, de la minoration<br />

de l’homme noir. C’est lorsque j’ai fait<br />

ma négritude que mon écriture est<br />

devenue plus consciente, en signant le<br />

point de départ d’une activité artistique<br />

plus proche des réalités. Mais le point<br />

le plus déterminant a été la rencontre<br />

avec Édouard Glissant. Il m’a offert tout<br />

le reste : l’univers que j’explore, mon<br />

esthétique, ma boîte à outils en ce qui<br />

concerne la pratique littéraire.<br />

Dès lors, à qui vous adressez-vous ?<br />

J’écris pour moi-même, c’est mon<br />

lieu intime, mon lieu secret. Si l’œuvre<br />

d’un artiste ne lui sert pas d’abord à lui,<br />

je ne vois pas à qui ça peut servir. C’est<br />

la clé. L’écriture m’a permis de clarifier<br />

un certain nombre de désordres émotionnels,<br />

de sensibilités, d’images qui<br />

me traversaient l’esprit, tout une activité<br />

intérieure, assez chaotique, que<br />

j’ai régentée de cette manière-là. Chacun de mes livres me sert<br />

généralement à explorer une question que je me pose. Et comme<br />

ma situation, mes interrogations sont celles d’un être humain,<br />

elles peuvent toucher d’autres personnes. Ainsi, en accédant à<br />

mon expérience personnelle, mes lecteurs s’en nourrissent pour<br />

avancer dans leur propre expérience.<br />

Vous dites que l’instant création demande<br />

une catastrophe inaugurale. À quel moment<br />

l’écrivain est-il au bord de la falaise ?<br />

L’instant création est un moment mystérieux. Cela commence<br />

à l’instant où surgit la première phrase, toute une galaxie,<br />

voire un trou noir, qui aspire et contracte une densité. Cette<br />

résultante d’un moment émotionnel permet de se libérer, car,<br />

comme disait le philosophe Gilles Deleuze, l’angoisse de l’écrivain<br />

ne provient pas de la page blanche, apparemment vide.<br />

Au contraire, c’est parce qu’elle est pleine de tout ce qui a déjà<br />

été dit, écrit, pensé. Toute la difficulté est donc de sortir de là.<br />

Dès lors, on entre dans une situation émotionnelle, le moment<br />

catastrophe, qui vous libère. Le peintre Francis Bacon racontait<br />

qu’avant de se mettre à peindre, il restait devant sa toile, prenait<br />

un pinceau, n’importe lequel, une couleur, et faisait une tache.<br />

Juste un geste. De la même manière que l’on écrirait n’importe<br />

quelle phrase, sans savoir d’où elle vient. Puis, il essayait de comprendre<br />

ce que la tache lui inspirait. Cette tache n’était pas une<br />

forme, il n’y avait pas d’intention. Survenait alors une espèce de<br />

libération totale, qui mobilisait à la fois des énergies du corps<br />

et de l’esprit. C’est à ce moment-là que l’on est dans l’instant<br />

création. Un grand artiste est d’un courage esthétique immense.<br />

William Faulkner disait qu’il mesurait la qualité de ses textes à<br />

l’intensité de leur échec. Lorsqu’on a une vision, c’est comme<br />

lorsqu’il y a de la foudre dans la nuit. On voit tout un paysage<br />

Aux côtés de l’écrivaine Gisèle Pineau et du penseur Édouard Glissant, en 2009.<br />

qui s’éclaire, puis l’obscurité revient, enfin, pendant des années,<br />

on est à la recherche de ce paysage que l’on a entraperçu.<br />

Cela détermine-t-il la justesse, le vrai ?<br />

Le premier jet d’écriture capture une sensation, une image,<br />

une émotion, une vague perception, quelque chose de pas très<br />

clair. C’est une sorte de bond dans l’inconnu. Parfois, quand<br />

j’essaie de me relire, j’ai du mal à comprendre ce que j’ai voulu<br />

dire. Il faut du temps pour trouver un peu le trésor que l’on a<br />

ramené. J’ai toujours été préoccupé par ce moment mystérieux<br />

de la création. Dans tous mes textes, on voit l’écrivain au travail,<br />

il y a toujours le « je suis dedans » et le « je me regarde en train<br />

d’écrire ». Car il y a dans l’acte d’écrire une dimension totale.<br />

C’est une alchimie complexe, où le créateur se trouve en face de<br />

ce que j’appelle le réel, qui est la totalité de l’existant, et tout l’invisible,<br />

l’inexplicable et l’impensable de l’existant. Mais comme<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 91


DIALOGUE<br />

le dit Kundera : « Les romanciers qui sont plus intelligents que<br />

leur œuvre devraient changer de métier. » Alors, c’est cela le<br />

propre de l’œuvre d’art : elle n’apporte pas de réponse, mais<br />

ouvre des fenêtres sur la complexité des situations existentielles<br />

et les états du monde.<br />

Gilles Deleuze a dit : « Seul l’acte de résistance<br />

résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre<br />

d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. »<br />

Que pensez-vous de cette réflexion ?<br />

Cela rejoint tout à fait la situation esclavagiste. Une période<br />

où le monde ancien allait se déchirer et où l’on allait voir triompher<br />

le capitalisme-monde, sous les valeurs de la colonisation,<br />

de l’esprit de conquête, de domination, d’exploitation de l’humain<br />

et de la nature. C’est une période très intéressante, parce<br />

que c’est un moment fondateur, exactement comme ce que<br />

nous vivons aujourd’hui. Au temps de l’esclavage, de cette déshumanisation<br />

profonde, il y avait la révolte, la résistance des<br />

nègres marrons, mais également ceux qui ne quittaient pas la<br />

plantation et qui pratiquaient une sorte de marronage profond,<br />

par la créativité. Celui qui va assumer<br />

ce combat, c’est le conteur. Lorsqu’un<br />

Africain arrive dans une plantation, il<br />

trouve la langue de l’esclavage, celle<br />

qu’il doit apprendre pour exécuter les<br />

ordres et accepter la vie dans laquelle on<br />

le plonge. Cette langue est une arme de<br />

domination. Une mort symbolique. Mais<br />

le conteur va l’utiliser pour contester et<br />

résister de manière secrète, profonde.<br />

Par la puissance de sa création, par<br />

laquelle il est plus facile de s’opposer à<br />

l’ordre esclavagiste, le créole va devenir<br />

une langue vivante, à travers laquelle le<br />

captif peut se réhumaniser.<br />

Bibliographie<br />

sélective<br />

◗ Le Vent du nord<br />

dans les fougères<br />

glacées, Seuil (2022)<br />

◗ Baudelaire jazz,<br />

Seuil (2022)<br />

◗ Texaco, Gallimard<br />

(1992)<br />

En quoi cela rejoint-il ce que nous vivons aujourd’hui ?<br />

Avec l’effondrement de la nature, le changement de métabolisme<br />

de la planète, le basculement de l’imaginaire, plongé<br />

dans l’écosystème numérique, la toute-puissance de l’intelligence<br />

artificielle, les progrès de la connaissance du cosmos et<br />

les accélérations technoscientifiques, il faut trouver de nouvelles<br />

voies. Devant tous ces défis, il y a une urgence de transmission,<br />

mais en même temps, une impossibilité de transmission,<br />

puisque notre monde est fini. Reste l’esprit de création, à l’aune<br />

de ce que le conteur véhicule. Qui permet de se dépouiller, de se<br />

débarrasser et de renaître à autre chose. Ce courage existentiel<br />

et esthétique, qui distingue les artistes, est porté par l’état poétique.<br />

Tous les êtres humains ont cette compétence de l’esprit,<br />

mais ils la perdent s’il n’y a pas de stimulation esthétique. Il<br />

est donc important de retrouver le contact avec l’œuvre d’art,<br />

non pas dans la consommation culturelle qui nous caractérise,<br />

mais en retrouvant la métabolisation, qui permet une rencontre<br />

véritable. Ce fameux moment qui déclenche en soi une sorte de<br />

surgissement de la beauté, repousse les limites de ses petites<br />

réalités et refonde les bases de sa sensibilité, de sa conscience, en<br />

augmentant ses capacités de connaissance. Et il faut transmettre<br />

cela immédiatement à nos enfants, qui vont vivre un monde que<br />

nous ne pouvons pas imaginer. Faire de sa vie une beauté dans<br />

tous les sens du terme. C’est ce qu’il y a de plus vital, de plus<br />

essentiel, de plus déterminant pour eux.<br />

Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme<br />

de Herman Melville, répète inlassablement :<br />

« Je préférerais ne pas. » Que vous évoque cette histoire<br />

de désobéissance et de résistance passive ?<br />

Par une simple formule, le<br />

scribe Bartleby se dresse contre<br />

un système. C’est tout le processus<br />

de marronage intérieur, qui<br />

peut se produire face aux normes<br />

qui nous sont imposées. Et qui<br />

peut mener à un effacement de<br />

soi. Il y a d’ailleurs dans l’acte de<br />

création un moment très particulier,<br />

où l’on se reconstruit soimême<br />

et où l’on peut disparaître.<br />

En examinant le processus du système<br />

des plantations et de la traite esclavagiste, j’ai cherché les<br />

premiers créateurs et je me suis demandé si l’esprit de création<br />

ne commençait pas dès le bateau négrier, au moment où tant<br />

d’esclaves, hommes, femmes et enfants, se jetaient par-dessus<br />

bord. Beaucoup avalaient leur langue ou se suicidaient, plutôt<br />

que d’être réduits à ce qui leur était imposé. N’y a-t-il pas là une<br />

sorte de foudre de beauté humaine, qui fait que l’esprit de création<br />

est le lieu même d’une destruction ? Il est en effet possible<br />

que le refus total d’une domination, que la construction de soi,<br />

passe par un anéantissement de soi.<br />

Une photo en noir et blanc d’un paysan tenant en bride<br />

une bête de somme illustre votre dernier ouvrage.<br />

Rien qu’en regardant cette photo, j’ai pu construire l’univers<br />

qui est déployé dans Le Vent du nord dans les fougères glacées. Le<br />

DR<br />

92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


personnage m’a toujours fait penser à un conteur. Un Africain,<br />

donc, peut-être né sur la plantation, et réduit en esclavage. Un<br />

nègre des champs, qui travaille jusqu’au coucher du soleil, et<br />

qui trouve la force de se retrouver avec les autres le soir. Quand<br />

j’ai rencontré les derniers vieux conteurs de Sainte-Marie, en<br />

Martinique, c’étaient des personnages tout à fait ordinaires, des<br />

gens de la campagne, pas spécialement cultivés ni lettrés, au<br />

sens où on l’entend généralement. Mais lorsqu’ils se mettaient<br />

à parler, ils devenaient des géants, des maîtres de la parole.<br />

Avec une puissance, une grâce et une autorité considérable.<br />

Dans le mystère du conteur créole, il y a donc, au départ, l’insignifiance,<br />

la normalité, la surnormalité. Comme cet homme<br />

sur la photo, qui revient de son jardin, comme aurait fait n’importe<br />

quel conteur de la belle époque des veillées mortuaires.<br />

Toute l’année, il plante des ignames, récolte des choux, coupe<br />

de la canne, traîne des mulets, mais pendant qu’il fait tout cela,<br />

contrairement aux autres, il cultive son imagination. Dès que<br />

j’ai su que je voulais explorer la question de la transmission, je<br />

me suis totalement appuyé sur ce personnage pour construire<br />

Boulianno, le vieux conteur. Il était pour moi la quintessence<br />

d’une situation ordinaire dans la vie rurale de la Martinique et<br />

le point de départ de celui qui devient un maître de la parole.<br />

Vous y évoquez la nuit dans les plantations,<br />

comme un espace d’effacement des réalités<br />

et des certitudes encombrantes. Ce n’est qu’à<br />

ce moment-là que le conte peut advenir ?<br />

La tradition antillaise disait qu’on ne pouvait conter correctement<br />

que la nuit. Le jour, on était inscrit dans le travail<br />

servile et donc dans l’ordre de la domination esclavagiste, alors<br />

que la nuit effaçait la maison du maître, les plantations : on ne<br />

travaillait pas, le maître n’était pas là, on était entre nous. Avec<br />

cet effacement de l’ordre symbolique, l’autre élément important<br />

était la présence de la mort, très fréquente, étant donné<br />

la rudesse du travail. L’irruption de la mort réelle dévoilait la<br />

mort symbolique, dans les consciences individuelles, comme<br />

si l’on déchirait un voile, et on se rendait compte qu’on était<br />

presque déjà mort, qu’on pouvait à tout moment être avalé par<br />

elle. Alors, rassemblés, on se collait les uns aux autres, lors de<br />

grandes veillées pour essayer collectivement de s’opposer à elle<br />

et rester du côté de la vie. Celui qui assumait ce combat, en<br />

captant l’espace de liberté créé par la nuit et en répondant à<br />

l’injonction de la mort symbolique, c’était le conteur. Lorsque<br />

la nuit avait déjà fait la moitié du travail, que l’illusion flottait<br />

dans les grands arbres et que les flambeaux décomposaient les<br />

ombres, l’instant création pouvait se déployer. Et la mort était<br />

vaincue par la puissance du conteur.<br />

Dans Baudelaire jazz, vous écrivez : « Le rythme<br />

est une mesure sans limites. Cette mesure, de la plus<br />

lente à la plus débraillée, ouvre aux démesures. »<br />

À quelles démesures pensez-vous ?<br />

Une création est toujours une démesure. Avec le travail de<br />

Rimbaud, peut-être de Lautréamont, nous voyons bien que la<br />

« La tradition<br />

antillaise disait<br />

qu’on ne pouvait<br />

conter correctement<br />

que la nuit. Le jour,<br />

on était inscrit dans<br />

le travail servile. »<br />

norme poétique a été emportée dans une démesure. Glissant<br />

lui-même disait que la véritable esthétique contemporaine était<br />

une démesure de la démesure. Mais la véritable démesure se<br />

produit dans cette déchirure des bateaux négriers à travers<br />

l’Atlantique, et dans ce que l’on peut appeler l’inhumain dans les<br />

systèmes de plantations. À partir de là, il fallait donc la démesure<br />

de la parole, de la narration des conteurs. Les derniers que<br />

j’ai pu voir en Martinique pouvaient passer des heures et des<br />

heures à parler, dans un fleuve narratif. Un ensemble total, où<br />

ils chantaient, mimaient, maniaient des silences, dansaient, au<br />

son des tambours. Ceci ne correspond pas à l’histoire littéraire<br />

européenne, donc à celle du roman, et rejoint les narrations<br />

primordiales que tous les peuples ont connues. C’est dans cet<br />

esprit que j’ai construit mon dernier livre : un organisme narratif,<br />

qui échappe à la forme et à l’idée que l’on peut se faire du<br />

roman. Dans cet entrelacement d’écriture et d’oralité, j’ai gardé<br />

l’idée de fleuve narratif primordial et de construction complexe<br />

de la narration.<br />

S’il était un espace de la joie, du rire<br />

et du détachement, quel serait-il pour vous ?<br />

Un matin, j’ai eu une expérience un peu extraordinaire, où<br />

l’on se réveille, comme ça, dans un état poétique plus fort que<br />

d’habitude, avec une espèce de gourmandise pour la lumière du<br />

jour ou le paysage qu’on regarde, sensible à cette magnificence.<br />

Et puis, j’ai entendu deux petits oiseaux qui sautillent de branche<br />

en branche, qui ont l’air de se battre et en même temps de chanter.<br />

Il y avait tellement de joie et de bonheur dans ce petit jeu<br />

des oiseaux, que j’ai compris que s’il y avait une angoisse de<br />

vivre, il y avait aussi la joie de la vie. Fondamentalement, la vie<br />

est joyeuse. C’est pourquoi l’esprit de création est une manière<br />

joyeuse d’affronter à la fois l’angoisse de vivre et l’inévitable de<br />

la mort. Cet état poétique est ce que j’appelle la révérence en<br />

face de l’existant. Et je crois que c’est le lieu de la joie. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 93


94 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023<br />

DR


interview<br />

Nnenna Okore<br />

Pour un art<br />

écologique<br />

et social<br />

Professeure en arts plastiques à la North<br />

Park University, à Chicago, et ancienne<br />

élève à l’université du Nigeria, à Nsukka,<br />

du sculpteur ghanéen et figure de proue<br />

de l’art contemporain africain El Anatsui,<br />

Nnenna Okore est née en Australie,<br />

a grandi au Nigeria et vit aux États-Unis,<br />

où elle poursuit une carrière à succès.<br />

Ses pièces et ses installations complexes,<br />

éthérées et colorées sont le produit d’un travail intense sur la<br />

matière et les textures. Pensées pour marquer profondément<br />

les spectateurs, elles parlent du rapport entre la nature et les<br />

êtres humains, avec une perspective afrocentrée, profondément<br />

écologiste et socialement engagée. Ses œuvres figurent dans de<br />

nombreuses collections internationales, notamment celles de<br />

la Banque mondiale, du Newark Museum, de la Fondation Blachère<br />

et de l’ambassade des États-Unis à Abuja. Afrique Magazine<br />

a pu la rencontrer lors de son passage à Paris à l’occasion<br />

Avec sa volonté<br />

de sensibiliser et marquer<br />

profondément le public,<br />

cette artiste nigériane<br />

de renommée internationale<br />

met au cœur de sa<br />

pratique l’environnement<br />

et les relations humaines.<br />

propos recueillis<br />

par Luisa Nannipieri<br />

de la foire d’art contemporain Also Known As Africa (AKAA), en<br />

octobre dernier. Représentée en Europe par l’October Gallery<br />

de Londres, elle a été invitée à réaliser une installation carte<br />

blanche sous les verrières du Carreau du Temple, aux côtés du<br />

maître malien Abdoulaye Konaté. L’occasion pour cette artiste<br />

solaire et déterminée de réaffirmer sa volonté de mettre au<br />

centre de sa pratique les questions environnementales et d’utiliser<br />

son art pour sensibiliser le public.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 95


INTERVIEW<br />

<strong>AM</strong> : D’où vient l’idée de cette carte blanche,<br />

Invasive Micro-organisms ?<br />

Nnenna Okore : Quand on m’a invitée à Paris pour AKAA,<br />

j’ai saisi l’occasion de présenter un travail sur un sujet que les<br />

artistes africains contemporains n’abordent pas beaucoup, c’està-dire<br />

l’omniprésence du plastique dans notre environnement.<br />

Nous avons un vrai problème sur le continent : il est partout,<br />

les déchets envahissent nos quartiers et nos sources d’eau, les<br />

microplastiques finissent dans nos assiettes, et pourtant on n’en<br />

parle pas sérieusement. À Chicago, où je vis, on a des options<br />

pour recycler nos déchets, mais ce n’est pas le cas en Afrique.<br />

La population et l’environnement souffrent de plus en plus à<br />

cause de la présence du plastique, mais aussi à cause des effets<br />

nocifs liés à sa production. Néanmoins, j’ai l’impression qu’on<br />

préfère nier le problème. Les artistes du continent sont souvent<br />

connus parce qu’ils créent des œuvres engagées, qui touchent<br />

à des enjeux sociaux et politiques, mais je remarque qu’ils ne<br />

font qu’effleurer la question écologique – et celle du plastique<br />

en particulier – ainsi que la façon dont ces problèmes impactent<br />

notre quotidien.<br />

Pourtant, un certain nombre<br />

de plasticiens travaillent à partir<br />

de matériaux de récupération.<br />

Ce n’est pas une façon d’aborder<br />

le problème ?<br />

C’est vrai qu’il y a une tendance à<br />

travailler sur les matières. Beaucoup<br />

d’artistes sont conscients des problèmes<br />

écologiques, et donc adeptes du recyclage.<br />

Déjà, quand j’étudiais au Nigeria,<br />

on nous incitait à nous servir de ce qui<br />

nous entourait pour réaliser nos créations.<br />

C’est ma rencontre à l’époque avec<br />

El Anatsui qui m’a d’ailleurs poussée à<br />

voir à quel point les éléments de mon<br />

quotidien pouvaient faire partie intégrante<br />

des œuvres d’art. Mais la réalité<br />

est que la plupart utilisent des matières<br />

de récupération pour parler d’autres<br />

sujets. Ils ne mettent pas les enjeux liés<br />

aux changements climatiques au centre<br />

de leurs discours. Mon approche est différente,<br />

car je veux me confronter directement à cette problématique<br />

et provoquer une prise de conscience dans le public.<br />

Dans ce cas, avec Invasive Micro-organisms, j’ai voulu créer un<br />

parallélisme entre le plastique qui est omniprésent dans nos<br />

vies, se répand partout en polluant notre environnement, et<br />

un micro-organisme qui remplit tous les espaces vides, comme<br />

un nuisible envahissant. J’ai réalisé l’installation avec des sacs<br />

plastiques qui traînaient à la maison : j’en avais tellement que<br />

je n’ai pas dû aller chercher plus loin pour compléter l’œuvre !<br />

Je tenais également à être présente à Paris pour pouvoir parler<br />

« J’aimerais<br />

que les<br />

institutions<br />

culturelles<br />

donnent<br />

plus de place<br />

aux œuvres<br />

inclusives et<br />

interactives. »<br />

de ce projet avec le public et les autres artistes, pour provoquer<br />

des réactions, stimuler le débat. Je crois que j’ai en partie<br />

atteint mon objectif.<br />

Alors que vous êtes connue pour votre travail<br />

avec les matériaux naturels, c’est un peu étonnant<br />

de voir que l’une de vos œuvres est faite<br />

de plastique. Comment évolue votre pratique ?<br />

Je pars toujours du principe que mes œuvres doivent avoir<br />

un impact sur les spectateurs. Ma façon de travailler évolue<br />

constamment, mais j’ai toujours une approche visuelle, qui met<br />

l’accent sur la texture de mes créations. Que ce soit à partir<br />

d’argile, de corde, de toile de jute ou de bâtons et papier, j’utilise<br />

des procédés qui me permettent de créer des œuvres abstraites<br />

mais avec une touche théâtrale qui attire et interpelle le spectateur.<br />

J’ai l’habitude de manipuler beaucoup les matières, de les<br />

coudre, les tisser, les tordre, pour redonner de la valeur à ce qui<br />

a été laissé à l’abandon ou considéré comme un déchet. J’aime<br />

aussi expérimenter avec de nouveaux matériaux. À terme,<br />

je voudrais par exemple utiliser du bioplastique fait avec des<br />

déchets alimentaires pour créer des objets concrets, que les personnes<br />

peuvent manipuler. Mais j’en suis<br />

encore au stade de recherche : chez moi, je<br />

fais des expériences avec des déchets organiques,<br />

comme des bananes ou des fruits<br />

rouges, pour créer des formes et des couleurs,<br />

des pigments naturels à utiliser dans<br />

mes nouveaux projets. Je crois que c’est<br />

important pour les artistes de s’interroger<br />

sur l’impact de notre pratique sur l’environnement.<br />

On a l’habitude d’employer des<br />

peintures et teintures toxiques, alors qu’on<br />

pourrait développer des outils eco-friendly,<br />

efficaces et naturels.<br />

Le fait d’utiliser de la matière<br />

organique pour des œuvres<br />

ne les rend-il pas trop fragiles ?<br />

Je ne crois pas qu’une œuvre d’art doive<br />

forcément durer éternellement. Nos vies<br />

sont courtes, et l’art doit aussi faire partie<br />

de ce cercle de la vie. Je conçois le travail<br />

artistique comme une partie intégrante de<br />

la façon dont nous vivons nos existences,<br />

qui sont éphémères. Beaucoup de mes sculptures évoquent des<br />

fleurs ou des plantes et renvoient directement à cette idée. Elles<br />

paraissent fragiles, mais elles ne le sont pas tant que ça. C’est<br />

aussi parce que j’aime l’idée que les spectateurs puissent interagir<br />

avec les objets que je crée. Mes installations, par exemple,<br />

sont immersives. Je mélange les odeurs, les sons, les vidéos<br />

et les lumières, et j’adore quand le public a la possibilité de se<br />

déplacer physiquement dans l’une elles. Parce que cela crée une<br />

connexion avec l’art et pousse à apprendre des choses à travers<br />

l’expérience sensorielle. J’aimerais que les institutions culturelles<br />

96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Son installation<br />

carte blanche,<br />

Invasive<br />

Micro-organisms,<br />

exposée à l’AKAA,<br />

à Paris, en octobre<br />

dernier.<br />

XAVIER RANDRIA/AKAA - JONATHAN GREET/COURTESY OCTOBER GALLERY<br />

donnent plus de place aux œuvres inclusives et interactives, car<br />

cela laisse une trace sur le spectateur et facilite les changements<br />

de mentalité, ce qui devrait être l’un des objectifs de l’art.<br />

Parmi vos dernières installations en Europe,<br />

on retrouve And the World Keeps Turning, présenté<br />

en 2021 à la Triennale de Bruges. Vous avez<br />

investi le Poertoren pour en faire une métaphore<br />

du temps qui passe…<br />

Quand j’ai été sélectionnée, les organisateurs m’ont invitée<br />

à choisir un élément du paysage de la ville pour le transformer<br />

en œuvre d’art. Le thème de la Triennale était « Trauma », l’interprétation<br />

était libre, mais il fallait utiliser des matériaux résistants,<br />

parce qu’il s’agissait d’une installation en extérieur qui<br />

allait rester sur place pendant des mois. J’ai commencé à réfléchir<br />

à l’histoire du pays et de la ville, du Moyen-Âge à l’époque<br />

moderne, jusqu’au présent, et je me suis rendu compte que je<br />

voulais capturer l’histoire sombre de la Belgique. Par contraste<br />

avec la période coloniale et postcoloniale, depuis le tournant du<br />

siècle, le pays a réussi à se construire une très bonne réputation,<br />

celle d’une nation pacifique et tranquille. C’est une évolution<br />

qui m’a interpellée. Mais je voulais également faire référence<br />

au savoir-faire manuel des femmes, qui sont connues pour leurs<br />

magnifiques dentelles. J’ai donc décidé d’habiller le bâtiment<br />

et d’en faire un point de repère dans la cité pour, d’un côté,<br />

évoquer les cycles de l’histoire et, de l’autre, rappeler aux gens<br />

la beauté de ces tissus traditionnels. Les formes entrelacées sont<br />

une référence à l’idée de communauté et d’interconnexion entre<br />

les êtres humains, qui est récurrente dans mon travail. Nous<br />

sommes tous embarqués ensemble dans ce voyage à travers le<br />

temps et les tournants de l’histoire.<br />

Vos œuvres sont exposées en Europe, en Australie,<br />

aux États-Unis, et bien sûr en Afrique. Vous avez<br />

notamment participé à « The Invincible Hands »,<br />

la première exposition du musée Yemisi Shyllon<br />

de Lagos, dédiée aux Nigérianes dans l’art, en 2021.<br />

Avez-vous de nouveaux projets sur le continent ?<br />

Ci-dessous,<br />

Ethereal Beauty,<br />

2017.<br />

Nous en sommes encore au stade d’ébauche et de recherche<br />

de financement, mais la fondatrice de l’organisation ARTPORT_<br />

making waves m’a proposé de participer à « We Are Ocean » et à<br />

une résidence au Nigeria : avec le soutien des Nations unies, ce<br />

projet vise à sensibiliser le public sur les conséquences des activités<br />

humaines et du réchauffement climatique sur les océans<br />

à travers l’art. Elle collabore déjà avec plusieurs organisations<br />

et artistes autour du globe, et c’est un projet qui résonne avec<br />

mon engagement pour l’environnement. Du coup, je me prépare<br />

à mettre en place des ateliers artistiques et des interventions au<br />

Nigeria. L’idée est de cibler un public jeune et les communautés<br />

qui vivent à côté de l’océan afin de réfléchir avec eux sur la<br />

façon dont les changements climatiques impactent sur ce dernier<br />

et sur leur propre vie. En même temps, nous créerons des<br />

œuvres éthiques, avec des matériaux sourcés dans les rivières<br />

ou l’océan, pour stimuler les observateurs à se pencher sur les<br />

questions liées à l’eau et à la montée des eaux. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 97


LE DOCUMENT<br />

La grande aventure<br />

du café équitable<br />

Révolté par la misère des petits producteurs, Jean-Pierre<br />

Blanc fondait il y a trente ans la SOCIÉTÉ MALONGO.<br />

Il raconte cette épopée dans un beau livre, préfacé<br />

par l’académicien Jean-Christophe Rufin. par Cédric Gouverneur<br />

Tout commence en 1992<br />

dans l’État d’Oaxaca, au sud<br />

du Mexique. Jean-Pierre<br />

Blanc est en voyage de<br />

prospection, à la recherche<br />

de nouveaux terroirs de café.<br />

Dans la sierra, il rencontre<br />

« el Padre » Frans van der Hoff,<br />

un « curé rouge » néerlandais<br />

qui aide les paysans amérindiens à s’organiser en<br />

coopératives afin de mieux négocier le prix d’achat<br />

de leur café face aux bien nommés « coyotes », des<br />

grossistes sans scrupule. Van der Hoff a fondé en<br />

1988 le label Max Havelaar (du nom du héros d’un<br />

roman anticolonial très célèbre au Pays-Bas) : l’idée<br />

est de sensibiliser les consommateurs européens à<br />

la situation sociale des paysans des États du Sud,<br />

et de les convaincre d’acheter leur café un peu plus<br />

cher pour que ces derniers puissent vivre dignement<br />

de leur travail, qu’ils ne soient plus victimes des<br />

cours mondiaux et de la spéculation. Révolté par<br />

leur misère, Jean-Pierre Blanc est aussitôt séduit : le<br />

café équitable Malongo était né. Ces trois dernières<br />

décennies, ses coopératives ont essaimé un peu partout<br />

en Amérique latine, en Asie… et en Afrique, de Sao<br />

Tomé aux Grands Lacs, en passant par l’Éthiopie<br />

(où la région de Kaffa a donné son nom au café).<br />

Dans la préface de Voyages aux pays du café, illustré<br />

par les photos d’Erick Bonnier, Jean-Christophe Rufin,<br />

académicien et ancien ambassadeur de France au<br />

Sénégal, explique que « le génie de van der Hoff » a été<br />

« de changer radicalement d’échelle ». Le café équitable<br />

Voyages<br />

aux pays<br />

du café,<br />

Jean-Pierre<br />

Blanc,<br />

éditions Erick<br />

Bonnier,<br />

308 pages,<br />

35 €.<br />

n’est plus seulement dans les rayons de petites boutiques<br />

fréquentées par des tiers-mondistes convaincus,<br />

mais « dans les temples même du capitalisme », dans<br />

les supermarchés, auprès du grand public : « Sacré Padre<br />

van der Hoff ! La révolution, ce sera pour une autre<br />

fois. Pourtant, avec Malongo, il a changé le monde. »<br />

Malgré ses succès et des centaines de milliers de<br />

paysans extirpés de la misère, « le commerce équitable<br />

est en danger », met en garde Jean-Pierre Blanc. La<br />

filière est en quelque sorte victime de sa popularité.<br />

« Tous les grands groupes font de l’environnement et<br />

du social sur le papier », dans ce qui s’avère « un océan<br />

de greenwashing » : « La tentation est grande pour les<br />

politiques d’assouplir le cahier des charges du label<br />

commerce équitable afin de satisfaire les entreprises qui<br />

veulent s’offrir une belle vitrine sans les contraintes. »<br />

Et parce que celui-ci s’oppose au capitalisme sauvage,<br />

DR<br />

98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Une femme<br />

tri les cerises de café,<br />

au Burundi.<br />

ERICK BONNIER<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 99


LE DOCUMENT<br />

ses engagements sont, effectivement, contraignants :<br />

des prix rémunérateurs pour les paysans, le versement d’un<br />

montant supplémentaire pour financer des projets (éducatifs<br />

et sociaux), l’autonomie des producteurs, la transparence<br />

et la traçabilité de la filière, la valorisation des modes<br />

de production agricole respectueux de l’environnement<br />

et de la biodiversité, comme l’agroécologie. Certains<br />

« pseudo-labels », dénonce le fondateur de Malongo, se<br />

sont éloignés de ces règles strictes, pour se contenter de<br />

coller une jolie étiquette verte sur un paquet de café. L’un<br />

de ces labels a même curieusement établi son siège social<br />

dans l’État américain du Delaware, un paradis fiscal… ■<br />

Extraits<br />

Le caféier<br />

Les caféiers sont des arbustes de la vaste famille<br />

des rubiacées (gardénias, quinquinas, garance…) qui<br />

croissent dans les sous-bois des forêts tropicales humides<br />

entre les deux tropiques du Cancer et du Capricorne. Elles<br />

sont adaptées pour y capter un maximum de lumière<br />

à l’ombre d’arbres bien plus grands de 20 mètres à 30<br />

mètres. D’où l’importance à l’échelle de la planète de la<br />

sauvegarde des zones caféières, car ce couvert forestier<br />

permet de maintenir une importante biodiversité.<br />

Il existe environ 70 espèces de coffea. Mais seulement<br />

deux ont un intérêt commercial : coffea arabica et coffea<br />

canephora. L’espèce arabica regroupe de nombreuses variétés<br />

botaniques (bourbon, typica, catura…). L’espèce canephora<br />

est représentée par une variété principale, le robusta,<br />

35 % de la production mondiale, contre 65 % à l’arabica.<br />

Le premier pousse au niveau de la mer, entre zéro et 600<br />

mètres d’altitude, le second s’épanouit en montagne à une<br />

altitude de 800 mètres à 2 000 mètres. Le café est cultivé<br />

sur plus de 10,3 millions d’hectares dans plus de 60 pays.<br />

L’île chocolat<br />

La luxuriance des voûtes tropicales et l’épaisseur de la<br />

végétation rendent la progression délicate. Autour, ce sont<br />

plus de 50 000 hectares qui forment l’une des plus étonnantes<br />

réserves naturelles de toute l’Afrique. Orchidées, insectes,<br />

chauves-souris, singes, c’est la faune et la flore habituelle<br />

des zones tropicales qui s’agitent en un concert de bruits<br />

étranges auquel se mêlent les aboiements des chiens jaunes.<br />

Monte Café, malgré les conditions très dures dans lesquelles<br />

vivent les caféiculteurs, produit des merveilles. Bien arrosés,<br />

les sols volcaniques sont particulièrement fertiles pour ce<br />

breuvage. Alfred Conesa, spécialiste français, y a découvert<br />

des variétés très anciennes d’arabicas, comme le bourbon<br />

rouge, le bourbon jaune ou le typica. Seulement voilà, la petite<br />

dizaine de plantations toujours en activité compose désormais<br />

un patrimoine architectural baroque et moisi. Un véritable<br />

trésor en sommeil auquel s’intéresse l’Unesco. À l’aide<br />

d’institutions internationales, j’ai entrepris de m’engager<br />

dans le redémarrage de l’exploitation de ce patrimoine<br />

d’une grande valeur en 2010. Le tout avec un mode de culture<br />

biologique et équitable afin de contribuer au renouveau<br />

économique de la région et de redonner un souffle de vie<br />

à des générations d’agriculteurs. Des structures coopératives<br />

autonomes sont montées, une filière entière renaît autour<br />

de la production d’un café engagé dans la qualité et le respect<br />

des normes biologiques. Tout l’enjeu est de former ces ouvriers<br />

agricoles pour qu’ils maîtrisent de bout en bout la chaîne<br />

de transformation du café. Deux dépulpeurs de 40 kg chacun<br />

sont rapatriés du Mexique, les fermentations s’effectuent<br />

au départ dans des bassins. Puis des claies sont construites<br />

pour le séchage. Il faudra attendre un an pour récolter les<br />

premiers 85 kg de café d’exportation. Un cru de caractère,<br />

rond et complet, au corps exceptionnel. Une première victoire<br />

puisque Sao Tomé n’avait pas exporté de café depuis les<br />

années 70. Entre savane et forêt tropicale, tout un univers<br />

caféier est en pleine réhabilitation. Les usines de traitement<br />

du café, avec une tonne de café annuelle, sortent de l’ornière.<br />

Certes, la production n’est plus que l’ombre d’elle-même,<br />

puisqu’elle a culminé parmi les tout premiers rangs mondiaux,<br />

mais la qualité demeure. Le café de Sao Tomé a été longtemps<br />

l’un des plus réputés et c’est sa valeur ajoutée qui pourrait<br />

bien sauver l’île du marasme économique qui la menaçait.<br />

Les grands arabicas<br />

Si les hommes font tant d’efforts pour tirer de la terre<br />

ce café en particulier, c’est que la nature de cette région située<br />

à l’ouest du lac Tanganyika est particulièrement fertile et<br />

propice à sa culture. En raison du passé volcanique des lieux,<br />

les sols regorgent de fer et de minéraux utiles pour les plants.<br />

Le climat est fait pour le café : il pleut en moyenne 1 300 mm<br />

d’eau par an et l’altitude comprise entre 1 650 mètres et<br />

1 950 mètres sied parfaitement aux pieds de bourbon et de blue<br />

mountain. Le Congo a donc tous les attributs pour produire<br />

un café de la meilleure qualité. D’autant que toutes les étapes<br />

de sa fabrication sont réalisées à la main, de la cueillette<br />

grain par grain, au lavage, au séchage, jusqu’au tri. Arômes<br />

corsés, légère amertume, les grains locaux ont une bonne<br />

réputation à l’export. Ce n’est qu’au début des années 70<br />

que certains producteurs commencent à s’organiser pour<br />

exporter la production. Habitués jusque-là surtout à cultiver<br />

une petite production vivrière, ils découvrent dix ans plus<br />

tard Max Havelaar et le commerce équitable. Au moment<br />

où les cours s’effondrent, dans les années 1988-1990, les<br />

100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


ERICK BONNIER<br />

plantations disparaissent par dizaines dans le pays. Seules<br />

celles dont les revenus sont garantis par le café du commerce<br />

équitable peuvent survivre.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Comme tout grand produit, le café du parc des Virunga<br />

mérite l’énorme labeur qu’il exige. Avant de frapper à la porte<br />

de la grande distribution et mettre dans les rayons les boîtes<br />

de café « Congo Virunga » arborant une tête de grand singe,<br />

totem des espèces menacées d’extinction, des années se sont<br />

écoulées, pour que nous puissions garantir la qualité, mais<br />

aussi la quantité et la régularité des approvisionnements.<br />

Pour cela, l’acheminement est le nœud gordien, en<br />

particulier au Nord-Kivu qui ne dispose pas de port<br />

maritime à proximité. La voie terrestre, avec tous les<br />

aléas que l’on connaît surtout dans des pays instables,<br />

est la seule solution pour atteindre le premier port ;<br />

les camions doivent traverser l’Ouganda, puis le<br />

Kenya, une mission à haut risque pavée d’imprévus<br />

et de retards. C’est une filière qui demande beaucoup<br />

d’investissement et de travail, mais le jeu en vaut la<br />

chandelle, pour obtenir un grand cru qui régale les<br />

amateurs de café. Rond, harmonieux, bien charpenté,<br />

avec du corps, très aromatique, il a une typicité unique<br />

comme un grand vin. Un café haut de gamme à n’en<br />

pas douter, dont la valeur gustative joue à égalité<br />

avec l’importance des enjeux environnementaux et<br />

humains qu’il défend. Garantir une filière café, cela<br />

implique aussi d’anticiper le changement climatique,<br />

l’autre donne que nul ne peut ignorer, au cœur de<br />

laquelle la question de l’eau est vitale. Raison pour laquelle<br />

nous engageons un programme d’adduction d’eau pour les<br />

stations de lavage et pour l’usage domestique. La production<br />

est bien en place, charge à nous de continuer à assurer la<br />

pérennité des coopératives et à travers elles, celle du parc des<br />

Virunga, au cœur d’énormes enjeux financiers, car on sait<br />

que ses sous-sols contiennent du pétrole et du gaz, aiguisant<br />

les appétits des multinationales aux aguets. Elles attendent<br />

la moindre brèche pour faire des forages, sans parler de la<br />

déforestation qui menace et la pression sur les ressources<br />

piscicoles. Notre action sur le terrain permet d’appuyer et<br />

de fortifier les défenseurs du parc et de la biodiversité.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Je m’arrête au bord des champs où un grand nombre de<br />

tables de séchage sur claies supportent des centaines de kilos<br />

de café. Une technique très particulière consistant à trier et<br />

faire sécher les grains de café dépulpés. Après fermentation<br />

au soleil, les femmes éliminent les fruits défectueux, malades<br />

ou pas assez mûrs. Le processus dure trois à quatre semaines<br />

et lorsque le soleil est trop fort, les paysans couvrent les grains<br />

avec des sacs en toile de jute, pour leur conserver un minimum<br />

d’humidité et les protéger des rayons. Cela donne un café<br />

parche blanc, uniforme, sans craquelures, qui a désormais fait<br />

son chemin aux quatre coins du globe. Mais beaucoup reste<br />

à faire, quand on sait que seulement 40 % des plantations<br />

de café demeurent en activité dans le pays et que le tonnage<br />

de la production nationale a drastiquement chuté en dix<br />

ans. C’est en tout cas Zac Nsenga, ambassadeur du Rwanda<br />

aux États-Unis, qui résume le mieux les enjeux du café pour<br />

son pays, lorsqu’il affirme : « Plus vous consommez du café<br />

rwandais, plus vous donnez d’espoir au Rwanda. Ce qui le rend<br />

si spécial, c’est à la fois sa qualité et l’histoire qu’il raconte ».<br />

Séchage du café en parche, à Irgachefe, en Éthiopie.<br />

Terre d’origine<br />

Une légende tenace assure que c’est un animal,<br />

vraisemblablement une chèvre, qui aurait découvert le<br />

café. Un berger appelé Kaldi, étonné que ses chèvres soient<br />

aussi excitées après avoir mangé de drôles de baies, aurait<br />

essayé à son tour. Musulman, originaire du village de Kaffa<br />

(d’où le nom de café), il aurait confié à des religieux avoir<br />

trouvé un moyen miraculeux pour rester éveillé toute la<br />

nuit pour prier. Le chemin parcouru par le kahoua jusqu’au<br />

« petit noir » des zincs parisiens reste pavé de mystères et<br />

de zones d’ombre. À l’état sauvage, les premiers plants<br />

de café auraient été localisés au sud de l’Éthiopie, dans<br />

la région de Sidamo, bien que certains assurent qu’ils<br />

proviendraient du Yémen. Mais il y aurait confusion avec<br />

la découverte de la torréfaction qui, elle, serait due à deux<br />

moines yéménites, Sciadli et Aydrus. Chargés de récolter<br />

le café, ils en reviennent avec leurs grains détrempés par<br />

une forte pluie. Pour les faire sécher, ils allument un feu.<br />

De retour de la prière, ils les découvrent rôtis et dégageant<br />

une odeur que nous connaissons tous aujourd’hui. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 101


BUSINESS<br />

Interview<br />

Arthur<br />

Woniala<br />

Des obligations<br />

vertes pour<br />

le Gabon<br />

Dakar au club<br />

des producteurs<br />

de gaz<br />

Des marchés<br />

financiers<br />

attractifs<br />

Les banques<br />

africaines face<br />

à la conjoncture<br />

Le biogaz, une<br />

promesse encore<br />

peu exploitée<br />

Cuisiner avec ce gaz combustible permet non seulement de valoriser<br />

les déchets mais également de se passer du charbon de bois, facteur<br />

de déforestation et de pollution. À travers le continent, quelques pionniers<br />

se sont lancés dans l’aventure, avec succès. par Cédric Gouverneur<br />

Comprendre le biogaz<br />

et ses enjeux nécessite<br />

quelques explications<br />

techniques. Le processus de<br />

biométhanisation est simple : les déchets<br />

(déjections, compost de végétaux,<br />

ordures ménagères, etc.) fermentent<br />

dans une cuve, le biodigesteur. En<br />

l’absence d’oxygène (un milieu dit<br />

« anaérobie »), les bactéries y prolifèrent.<br />

Elles décomposent la matière<br />

organique. En résultent du biogaz, (un<br />

peu) de CO 2<br />

, ainsi qu’un substrat apte<br />

à servir d’engrais agricole. Précision<br />

d’importance : cuisiner au biogaz ne<br />

dégage pas d’odeur nauséabonde…<br />

En théorie, celui-ci peut être produit<br />

partout où sont rejetés des déchets.<br />

Il faut cependant que leur quantité<br />

soit suffisante pour que le processus de<br />

méthanisation soit rentable : les sources<br />

de biogaz sont donc principalement des<br />

élevages, des exploitations agricoles,<br />

des décharges, des collectivités<br />

(des écoles, des grands immeubles, et<br />

même des prisons). À Fez, au Maroc,<br />

l’Institut de recherche en énergie solaire<br />

et énergies nouvelles (IRESEN) et la<br />

société américaine Ecomed produisent<br />

ainsi, depuis 2015, de l’électricité<br />

à partir des déchets de la ville. Une<br />

centrale de méthanisation de déchets<br />

agricoles est en construction. L’IRESEN<br />

estime que le biogaz pourrait, à<br />

terme, créer plus de 10 000 emplois<br />

dans le pays et faire économiser<br />

8,5 millions de tonnes de CO 2<br />

.<br />

L’Afrique du Sud, confrontée<br />

à une grave crise énergétique [voir<br />

Afrique Magazine n° 434], cherche des<br />

alternatives à ses centrales à charbon,<br />

polluantes et inefficaces. Depuis 2013,<br />

102 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


Sa production<br />

« offre une fenêtre<br />

vers un monde<br />

où les ressources<br />

seraient<br />

continuellement<br />

usées et réutilisées ».<br />

SHUTTERSTOCK<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 103


BUSINESS<br />

l’entreprise Pioneer Plastics Energy<br />

vend aux particuliers un biodigesteur<br />

baptisé « Little Green Monster »<br />

(« petit monstre vert »). Et Le Cap<br />

construit une centrale à biogaz dans<br />

la décharge municipale de Vissershok :<br />

opérationnelle à partir de 2025,<br />

elle pourrait produire, à terme, jusqu’à<br />

9 MW d’électricité. Au Zimbabwe<br />

voisin, la société britannique Pragma<br />

Leaf Consulting planche sur un projet<br />

similaire à la décharge de Bulawayo,<br />

deuxième ville du pays. Autre initiative :<br />

l’entrepreneur somalo-américain<br />

Guled Ahmed a créé une entreprise<br />

de biodigesteurs en fibres de verre,<br />

baptisée Jiko Biogas, afin de fournir<br />

de l’énergie aux camps de réfugiés, avec<br />

le soutien des Nations unies. Il cherche<br />

à associer les producteurs du continent,<br />

pour promouvoir leurs intérêts et<br />

mieux faire connaître leurs solutions.<br />

« Le biogaz se trouve au croisement<br />

de deux défis de la vie moderne :<br />

la gestion de la quantité croissante<br />

de déchets organiques produits par nos<br />

sociétés, et l’impératif de la diminution<br />

des émissions de gaz à effets de<br />

serre », écrit l’Agence internationale<br />

de l’énergie (AIE) dans un rapport<br />

de 2020, Outlook for<br />

Biogas and Biomethane:<br />

Prospects for Organic<br />

Growth. La production<br />

de biogaz « offre une<br />

fenêtre vers un monde<br />

où les ressources seraient<br />

continuellement usées et<br />

réutilisées ». Une fenêtre<br />

où s’entrevoit l’idéal d’une<br />

économie circulaire, où<br />

l’humain réemploie ses<br />

déchets au lieu de puiser<br />

dans ses ressources.<br />

Du 6 au 8 décembre à Kigali,<br />

au Rwanda, se tient justement<br />

le 6 e Forum mondial de l’économie<br />

circulaire, afin de faire le point<br />

sur les solutions en ce domaine :<br />

« Avec la population la plus jeune<br />

Le Rwanda accueillera<br />

début décembre,<br />

à Kigali, le 6 e Forum<br />

mondial de l’économie<br />

circulaire. Ci-contre,<br />

la ministre de<br />

l’Environnement,<br />

Jeanne d’Arc<br />

Mujawamariya.<br />

Malgré de belles<br />

initiatives, son<br />

potentiel demeure<br />

en grande partie<br />

sous-exploité,<br />

sa production<br />

mondiale<br />

représentant<br />

environ 5 % des<br />

capacités globales.<br />

au monde, le continent africain peut<br />

jouer un rôle crucial dans la transition<br />

globale vers la circularité », souligne la<br />

ministre rwandaise de l’Environnement,<br />

Jeanne d’Arc Mujawamariya, sur le<br />

site du Réseau africain<br />

d’économie circulaire,<br />

organisateur de ce<br />

forum avec le soutien<br />

du fonds d’innovation<br />

finlandais Sitra. Face<br />

à la crise climatique et<br />

énergétique, « l’économie<br />

circulaire est plus<br />

pertinente que jamais »,<br />

insiste Jyrki Katainen,<br />

président de ce dernier.<br />

Pourtant, malgré<br />

ces belles initiatives, le<br />

potentiel du biogaz demeure en grande<br />

partie sous-exploité. L’AIE évalue la<br />

production mondiale à 35 millions<br />

de tonnes équivalent pétrole (MTEP),<br />

soit environ 5 % des capacités globales,<br />

estimées à 730 MTEP. « La pleine<br />

utilisation du biogaz pourrait couvrir<br />

environ 20 % des besoins mondiaux<br />

en gaz », insiste l’Agence internationale<br />

de l’énergie. En Afrique, les ressources<br />

potentielles regrouperaient, toujours<br />

selon les calculs de l’AIE, pas moins<br />

de 60 MTEP : 27 MTEP à partir des<br />

déchets agricoles (feuilles, tiges,<br />

racines, etc.), 13 MTEP des déchets<br />

de bois, 11 MTEP des déjections<br />

animales, 8 MTEP des détritus<br />

urbains et 1 MTEP des eaux usées.<br />

Mais les conditions ne sont<br />

visiblement pas encore réunies. Un<br />

exemple : en Éthiopie, le programme<br />

national pour le biogaz, lancé<br />

en 2009 par les autorités fédérales<br />

et l’organisation néerlandaise de<br />

développement SNV, n’a atteint<br />

que 13 000 foyers en une décennie,<br />

autant dire une poignée dans ce<br />

pays de 110 millions d’habitants…<br />

La faute sans doute à un accès limité<br />

J<strong>AM</strong>ES WAKIBIA/SOPA IMAGES/ZUMA/REA<br />

104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


SHUTTERSTOCK (2)<br />

au crédit, les biodigesteurs demeurant<br />

trop chers pour les plus démunis.<br />

Afin de « déverrouiller le potentiel<br />

du biogaz », l’AIE recommande des<br />

« politiques de soutien », notamment<br />

dans la gestion des déchets urbains<br />

et le secteur agricole. D’autant que<br />

selon l’Organisation pour l’alimentation<br />

et l’agriculture (FAO), « deux tiers des<br />

foyers d’Afrique subsaharienne ont pour<br />

principale source d’énergie pour cuisiner<br />

le bois et le charbon de bois », ce qui a des<br />

« conséquences sociales, économiques,<br />

environnementales et sanitaires ». Un<br />

récent rapport du Centre de recherche<br />

forestière internationale pointe le rôle<br />

de « l’agriculture de subsistance, du<br />

ramassage de bois de chauffe et de la<br />

production à petite échelle de charbon<br />

de bois » dans la déforestation. Qui plus<br />

est, la combustion de bois ou de charbon<br />

dans des logis mal ventilés engendre<br />

une pollution en carbone et en particules<br />

fines. Selon un rapport de l’organisation<br />

indépendante américaine Health Effects<br />

Institute (HEI) sur la qualité de l’air<br />

dans le monde publié en avril 2019,<br />

le logement constitue même la première<br />

source de pollution en Afrique<br />

subsaharienne, devant le trafic routier !<br />

Cette pollution domestique serait<br />

responsable d’un décès sur quatre,<br />

s’alarme l’HEI, qui préconise de bannir<br />

le bois et le charbon et de généraliser<br />

l’usage du gaz.<br />

« En Ouganda, 80 000 hectares<br />

sont déboisés chaque année pour la<br />

production de charbon », nous explique<br />

Arthur Woniala [voir son interview pages<br />

suivantes], fondateur de Khainza<br />

Energy, qui a eu l’idée de génie de<br />

vendre aux particuliers des bouteilles<br />

de biogaz remplies chez des exploitants<br />

agricoles partenaires. Le jeune<br />

entrepreneur ougandais nous a précisé<br />

qu’il a justement baptisé son entreprise<br />

du nom de sa mère, asthmatique à force<br />

de cuisiner au charbon de bois… ■<br />

LES CHIFFRES<br />

LE NIGERIA A RÉUNI UN TOTAL<br />

DE 520 MILLIONS DE DOLLARS<br />

POUR TRANSFORMER<br />

SON AGRICULTURE. LE PAYS<br />

ESPÈRE CRÉER « DES MILLIONS<br />

D’EMPLOIS DE QUALITÉ ».<br />

544 millions<br />

de dollars,<br />

soit la somme<br />

obtenue à la COP27<br />

par la Namibie<br />

pour le financement<br />

climatique.<br />

433 millions<br />

de dollars,<br />

soit le montant<br />

du prêt consenti<br />

par le FMI<br />

au Kenya.<br />

2 milliards<br />

de dollars,<br />

soit le montant<br />

du nouveau fonds pour<br />

la reforestation lancé<br />

par la Banque arabe<br />

pour le développement<br />

économique en Afrique<br />

et SouthBridge<br />

Investments.<br />

L’EXPLOITATION DU GAZ<br />

POURRAIT RAPPORTER<br />

JUSQU’À 15 MILLIARDS<br />

DE DOLLARS PAR AN<br />

AU PIB DE LA TANZANIE.<br />

6,5 % du PIB, c’est ce que coûte<br />

la pollution atmosphérique<br />

au continent, selon le centre<br />

américain Health Effects Institute.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 105


BUSINESS<br />

Arthur Woniala<br />

PDG DE KHAINZA ENERGY<br />

« Il faut développer<br />

des campagnes de sensibilisation<br />

sur ses atouts »<br />

Ce jeune ingénieur en mécanique ougandais de 32 ans a fondé en 2016<br />

Khainza Energy, une société de production de biogaz. Il nous raconte<br />

son parcours et les difficultés qu’il a rencontrées. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />

<strong>AM</strong> : Comment est née Khainza Energy ?<br />

Arthur Woniala : J’ai commencé à me pencher<br />

sur le biogaz avec trois amis à l’université de Makéréré<br />

à Kampala, en 2015, alors que j’étudiais les énergies<br />

renouvelables. Par rapport au solaire, à l’éolien et à<br />

l’hydroélectricité, le biogaz me semblait plus simple à<br />

mettre en œuvre. J’ai installé un projet pilote dans ma ville<br />

natale, Mbale, dans l’est de l’Ouganda. Et cela a réussi !<br />

Nous avons donc construit des systèmes pour les maisons<br />

et les fermes. Nous n’avons pas pu obtenir de financement<br />

auprès des banques : les taux d’intérêt sont très élevés<br />

(24 à 30 %) et les délais de remboursement trop courts.<br />

Les processus de négociation des prêts prennent du temps<br />

et sont rattrapés par l’inflation ! Nous avons donc soumis<br />

le projet à Total Ouganda en 2016, qui nous a fourni un<br />

financement d’amorçage d’environ 12 000 dollars, car elle<br />

cherchait des projets de transition énergétique. Khainza<br />

Energy était née ! Au début, nous n’avions qu’une poignée<br />

de clients, car notre installation était assez coûteuse. Mais<br />

l’année suivante, en mettant le biogaz en bouteilles, nous<br />

avons réduit son coût de 500 dollars à… 35 dollars, avec<br />

un prix de recharge de seulement 10 dollars par bouteille !<br />

Hors d’Ouganda, la première institution à s’être intéressée<br />

à nous est britannique : la Royal Academy of Engineering<br />

nous a aidés à obtenir des financements à Londres, au Cap<br />

et à Nairobi. En 2018, Khainza Energy a en outre été finaliste<br />

du prestigieux prix de l’institution, l’Africa Prize. Avec<br />

notre partenaire, l’ONG italienne Fondation AVSI, et grâce<br />

au financement de la Banque africaine de développement,<br />

nous formons 200 jeunes à des projets d’énergie verte.<br />

D’où vient le nom de votre entreprise ?<br />

Dans ma langue natale, le gisu, « Khainza » signifie<br />

« petite personne ou chose ayant un immense potentiel ».<br />

C’est aussi le nom de jeune fille de ma mère, qui était<br />

asthmatique à force de cuisiner au charbon de bois.<br />

Lorsque j’ai terminé l’université, elle a été hospitalisée.<br />

J’étais anéanti. Je ressens un très fort sentiment de<br />

responsabilité : je veux promouvoir le biogaz afin que<br />

les Africains ne cuisinent plus au charbon, très nocif pour<br />

leur santé. Khainza est aussi le prénom de ma fille de 6 ans,<br />

j’espère qu’elle dirigera un jour l’entreprise [sourire] !<br />

Quelle est votre clientèle aujourd’hui ?<br />

Environ 350 ménages, soit 5000 personnes, utilisent<br />

nos bouteilles. Ainsi que deux écoles, dix fermes et trois<br />

instituts professionnels. Une bouteille de 6 kg peut permettre<br />

à une famille de sept personnes de cuisiner un mois et coûte<br />

environ 50 dollars. C’est beaucoup plus propre, sain, et<br />

avantageux que le charbon de bois (qui est désormais très<br />

cher, surtout pendant la saison des pluies). Nous réalisons<br />

un chiffre d’affaires annuel d’environ 55 000 dollars.<br />

106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


DR<br />

Quels sont vos projets ?<br />

Nous sommes convaincus qu’il est possible de<br />

considérablement développer l’adoption des énergies<br />

renouvelables en collaborant avec de jeunes producteurs<br />

pour fabriquer des produits abordables et durables.<br />

Nous travaillons avec plus de 300 jeunes, qualifiés<br />

dans la production et la commercialisation de biogaz,<br />

de briquettes, de réchauds à économie d’énergie et de gaz<br />

de pétrole liquéfié (GPL). Face au succès, nous mettons en<br />

place le Khainza Energy College, afin de former les jeunes<br />

en énergies renouvelables, en agriculture intelligente<br />

face au changement climatique, et en économie verte.<br />

En outre, 85 % de nos ventes sont réalisées en ligne : cette<br />

approche, adoptée en 2020 lors de la pandémie, a entraîné<br />

une baisse des coûts opérationnels. Nous avons lancé<br />

l’application Khainza (pour Android), la première boutique<br />

en ligne africaine de produits de cuisson propre. Nous<br />

produisons environ 5 tonnes de briquettes par semaine.<br />

Comment développer le potentiel<br />

du biogaz sur le continent ?<br />

Les gouvernements doivent travailler avec le secteur<br />

privé dans l’objectif de développer des campagnes de<br />

sensibilisation sur les atouts du biogaz : lorsque les gens<br />

s’impliquent, le coût de son adoption est réduit d’environ<br />

25 %, car ils peuvent fabriquer leurs propres intrants,<br />

tels que les briques. Une politique de gestion et de<br />

collecte des déchets est primordiale. Enfin, nous devons<br />

développer un meilleur mécanisme de financement pour<br />

que les ménages puissent l’adopter plus facilement.<br />

Comment convaincre les gouvernements et institutions<br />

de soutenir le biogaz ? Le Programme de partenariat<br />

pour le biogaz en Afrique (ABPP) a dû fermer en 2019…<br />

Nous avons été très attristés par la fermeture de l’ABPP.<br />

Leur souci était que plus de 40 % des projets soutenus<br />

n’étaient pas opérationnels. Certains des ménages qui ont<br />

reçu les systèmes de biogaz n’en voulaient même pas ! Afin<br />

de convaincre les gouvernements et les instituts de soutenir<br />

« Nous pensons<br />

qu’il est possible<br />

de développer<br />

l’adoption<br />

des énergies<br />

renouvelables<br />

en collaborant<br />

avec de jeunes<br />

producteurs pour<br />

fabriquer des<br />

produits durables<br />

et abordables.»<br />

le biogaz, le secteur privé doit<br />

mener des études de faisabilité<br />

approfondies. Les entreprises<br />

du secteur doivent s’engager<br />

sur la transparence des projets.<br />

Khainza Energy est devenue<br />

la première entreprise de<br />

biogaz en cinq ans en raison<br />

notamment de l’accent que<br />

nous mettons sur le service<br />

après-vente : nous veillons à<br />

rendre visite à tous nos clients<br />

au moins une fois par an.<br />

Les entrepreneurs<br />

doivent-ils s’unir ?<br />

En raison de capacités<br />

limitées et d’un grand potentiel de marché, les entreprises<br />

de biogaz en Ouganda coopèrent déjà entre elles.<br />

Souvent, si une société obtient un client et qu’elle est<br />

occupée, elle fait appel à ses concurrents pour effectuer<br />

l’installation pour gagner du temps : il n’est pas rare de<br />

voir un ingénieur travailler pour 10 entreprises ! Je suis<br />

un bon ami de Guled Ahmed, fondateur de Jiko Biogas,<br />

qui a mis en place des projets brillants en Somalie,<br />

notamment pour les réfugiés. En collaboration avec<br />

l’université de Makéréré, nous envisageons, lui et moi,<br />

une bourse pour les étudiants effectuant des recherches<br />

sur le biogaz. Son équipe fait aussi de l’engrais avec du<br />

lisier [substrat de la fabrication du biogaz, ndlr] : il s’agit<br />

d’un produit révolutionnaire, étant donné qu’en Ouganda,<br />

nous importons deux tiers de notre engrais d’Amérique<br />

du Sud ! Avec Guled et d’autres, nous planchons donc sur<br />

une alliance des acteurs du biogaz en Afrique subsaharienne,<br />

ce qui facilitera notamment le soutien d’organisations<br />

telles que la Banque africaine de développement (BAD).<br />

Nous y travaillons et l’annoncerons en 2023. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 107


BUSINESS<br />

Des obligations<br />

vertes pour le Gabon<br />

Le pays le plus boisé d’Afrique s’apprête à lancer des « green bonds »<br />

afin de financer ses projets hydroélectriques.<br />

Ces instruments financiers<br />

sont exclusivement destinés<br />

à soutenir la transition<br />

écologique.<br />

Akim Daouda, administrateur<br />

directeur général du Fonds<br />

gabonais d’investissement<br />

stratégique (FGIS),<br />

a annoncé fin octobre à l’agence<br />

Bloomberg le lancement par son pays<br />

de « green bonds »: « Nous envisageons<br />

de lancer l’émission d’obligations<br />

vertes d’une valeur comprise entre<br />

100 et 200 millions de dollars pour<br />

financer la construction de centrales<br />

hydroélectriques. Nous allons<br />

d’abord finaliser la vente de 90 millions<br />

de crédits carbone et attendre de<br />

meilleures conditions de marché<br />

avant de lancer l’émission », a-t-il<br />

précisé. Ces crédits carbone pourraient<br />

atteindre la valeur de 2 milliards de<br />

dollars à la revente. Rappelons que<br />

le Gabon est couvert de forêt tropicale<br />

sur 88 % de sa superficie (267 600 km 2<br />

pour moins de 2,3 millions<br />

d’habitants) : véritable puits de carbone,<br />

le pays a absorbé 187 millions de<br />

tonnes de CO 2<br />

entre 2010 et 2018,<br />

selon les calculs de l’initiative<br />

REDD+ (Réduction des émissions<br />

de carbone dues à la déforestation<br />

et à la dégradation des forêts). Le<br />

Gabon pourrait notamment utiliser<br />

ces crédits carbone et ces obligations<br />

vertes afin de financer la reprise des<br />

travaux de construction des centrales<br />

SHUTTERSTOCK<br />

108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


BP<br />

hydroélectriques de l’Impératrice<br />

Eugénie (sur la rivière Ngounié)<br />

et FE2 (sur la rivière Okano). Le coût<br />

de ces infrastructures est estimé<br />

à plus de 450 millions de dollars.<br />

Le FGIS est le premier fonds<br />

souverain africain à rejoindre<br />

l’Alliance financière pour des<br />

émissions nettes zéro. Créée en<br />

2019, celle-ci s’est engagée à réaliser<br />

la transition de ses portefeuilles<br />

d’investissement vers la neutralité<br />

carbone d’ici 2050. Elle regroupe<br />

notamment des assureurs européens<br />

(Allianz, Caisse des dépôts, Swiss Re,<br />

Generali…) et rassemble au total plus<br />

de 4 000 milliards de dollars d’actifs.<br />

Les green bonds sont exclusivement<br />

destinés à financer des projets<br />

contribuant à la transition écologique.<br />

En 2021, le volume d’émissions<br />

vertes a atteint plus de 522 milliards<br />

de dollars, selon les chiffres de la<br />

Climate Bonds Initiative, soit une<br />

progression de 75 % par rapport à<br />

2020. Les investisseurs auraient même<br />

tendance à les considérer comme une<br />

solution de repli, un signe de solidité<br />

de ces placements éthiques : lors de<br />

la crise économique provoquée par la<br />

pandémie de Covid-19, les obligations<br />

vertes avaient mieux résisté, l’indice<br />

Green Bonds de Bank of America<br />

perdant 5 % de rendement dans les<br />

premiers mois de 2020, contre plus<br />

du double pour l’indice corporate<br />

général, selon UBS. En août dernier,<br />

la Banque africaine de développement<br />

(BAD) a émis une obligation verte<br />

de 200 millions de rands, arrivant<br />

à échéance en septembre 2023.<br />

L’investisseur japonais Sony Bank va<br />

s’en servir pour financer des projets<br />

environnementaux sur le continent.<br />

« Le produit des obligations vertes<br />

contribuera à renforcer la résilience<br />

des pays africains face au changement<br />

climatique », explique la BAD. ■<br />

Dès 2023, le projet Grand<br />

Tortue Ahmeyim devrait<br />

produire 2,5 millions de<br />

tonnes de gaz par an.<br />

Dakar au club<br />

des producteurs de gaz<br />

Le Sénégal fait son entrée en tant qu’observateur<br />

au FPEG.<br />

Lors de sa 24 e conférence<br />

ministérielle au Caire<br />

le 25 octobre, le Forum<br />

des pays exportateurs<br />

de gaz (FPEG) a officiellement ouvert<br />

ses portes au Sénégal, en passe de<br />

devenir son vingtième membre. Créé<br />

à Téhéran en 2001, le FPEG constitue<br />

l’équivalent gazier de l’Organisation<br />

des pays exportateurs de pétrole<br />

(OPEP). Ses membres pèsent près<br />

de trois quarts de la production<br />

gazière à travers le monde.<br />

En juin, l’ambassadeur du Sénégal<br />

au Qatar (le siège étant à Doha),<br />

Mouhamed Habibou Diallo, avait reçu<br />

une délégation du Forum : le pays<br />

est pour le moment accueilli sous le<br />

statut d’observateur (c’est-à-dire sans<br />

pouvoir décisionnel) et deviendra<br />

membre de plein droit lorsque débutera<br />

l’exploitation du gisement de Grand<br />

Tortue Ahmeyim (GTA). Dès 2023,<br />

celui-ci devrait produire 2,5 millions<br />

de tonnes de gaz par an, puis jusqu’à<br />

10 millions de tonnes annuelles<br />

lors de la prochaine décennie.<br />

Dominé par la Russie, l’Iran et<br />

le Qatar, le FPEG a largement ouvert<br />

ses portes au continent ses dernières<br />

années : l’Algérie, l’Égypte, la Libye,<br />

le Nigeria et la Guinée équatoriale<br />

en sont déjà membres, tandis que<br />

l’Angola, le Mozambique – et désormais<br />

le Sénégal – y sont accueillis en tant<br />

qu’observateurs. Et pour la première<br />

fois depuis sa création, son secrétaire<br />

général est un Africain, l’Algérien<br />

Mohamed Hamel. La compagnie BP,<br />

qui va exploiter le gisement off-shore<br />

de GTA, évalue les réserves du Sénégal<br />

à 1 400 milliards de mètres cubes. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 109


BUSINESS<br />

Des marchés<br />

L’Afrique du Sud est en tête de cet index.<br />

Ici, la Bourse de Johannesbourg.<br />

financiers attractifs<br />

Le classement Absa 2022 souligne l’intérêt des investisseurs pour les places<br />

du continent, ainsi que leurs stratégies pour surmonter les chocs extérieurs.<br />

«L<br />

es pays africains ont<br />

répondu positivement<br />

au besoin de développer<br />

les marchés financiers<br />

domestiques afin de protéger leurs<br />

économies face aux chocs externes »,<br />

souligne le dernier rapport de la société<br />

de services financiers sud-africaine<br />

Absa Group et du Forum officiel des<br />

institutions monétaires et financières<br />

(OMFIF), rendu public le 13 octobre.<br />

Pour la sixième année consécutive sont<br />

passés au crible et classés les marchés<br />

financiers de 26 pays du continent<br />

(la République démocratique du<br />

Congo, Madagascar et le Zimbabwe<br />

s’ajoutant cette année à la liste).<br />

L’Afrique du Sud, malgré la crise<br />

multiforme qu’elle traverse [voir Afrique<br />

Magazine n° 434], demeure encore<br />

en tête de ce classement, suivie de l’île<br />

Maurice et du Nigeria. L’Ouganda se<br />

hisse à la quatrième place, suivi par<br />

le Botswana, la Namibie, le Ghana,<br />

le Kenya et le Maroc. La pandémie<br />

de Covid-19, puis les conséquences<br />

du conflit en Ukraine, ont sans surprise<br />

eu des impacts : « Les réserves de<br />

changes ont généralement diminué<br />

par rapport à l’année précédente,<br />

note Absa Group. Dix pays ont reçu<br />

un financement du Fonds monétaire<br />

international (FMI) en 2022, pour<br />

une valeur cumulée de 1,6 milliard de<br />

dollars, afin d’amortir l’onde de choc »<br />

provoquée par la crise. Mais malgré ce<br />

SHUTTERSTOCK<br />

110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


SHUTTERSTOCK<br />

contexte qui « pèse sur les performances<br />

de l’index, 19 pays sur 26 améliorent<br />

leur score », remarque le rapport :<br />

« Ceci est largement dû à des progrès<br />

dans le développement de marchés<br />

financiers durables, qui deviennent<br />

de plus en plus importants pour les<br />

investisseurs internationaux. » En effet,<br />

plusieurs pays ont amélioré leurs cadres<br />

réglementaires et législatifs dans les<br />

domaines de l’environnement, du social<br />

et de la bonne gouvernance et – tirant<br />

les leçons des dépendances qui avaient<br />

amplifié les dommages lors de la crise<br />

sanitaire – ont entrepris de diversifier<br />

leurs économies. Face aux risques de<br />

tourmente financière internationale,<br />

approfondir les marchés nationaux<br />

s’est imposé comme un rempart<br />

efficace. Plusieurs pays développent<br />

des produits verts et durables : le<br />

Maroc et le Kenya décrochent les<br />

meilleurs résultats dans ce domaine.<br />

« L’Afrique apparaît comme<br />

une destination attractive pour<br />

les investissements », souligne<br />

David Marsh, président de l’OMFIF.<br />

« Des efforts continus du secteur<br />

privé – avec le FMI, les institutions<br />

multilatérales de développement et<br />

les institutions partenaires partout<br />

en Afrique – sont nécessaires afin<br />

d’amplifier ces changements positifs. »<br />

L’Absa Africa Financial Markets<br />

Index 2022 se fonde sur une<br />

quarantaine de critères, classés<br />

en six catégories : consistance<br />

du marché ; accès aux devises<br />

étrangères ; environnement fiscal ;<br />

transparence du marché ; capacité des<br />

investisseurs locaux ; environnement<br />

macroéconomique et normes juridiques<br />

nationales. L’utilité de ce classement<br />

est reconnue par les décideurs, et<br />

notamment par le secrétaire exécutif<br />

de la Commission économique<br />

pour l’Afrique des Nations unies,<br />

le Mozambicain Antonio Pedro. ■<br />

Les banques africaines<br />

face à la conjoncture<br />

La guerre en Ukraine pèse sur leur moral,<br />

révèle une étude de la BEI.<br />

L’enquête annuelle de<br />

la Banque européenne<br />

d’investissement (BEI) sur le<br />

secteur bancaire de l’Afrique<br />

subsaharienne explique que celui-ci<br />

est inquiet des répercussions de la<br />

guerre en Ukraine. Intitulé La Finance<br />

en Afrique en 2022 : Naviguer en eaux<br />

troubles et rendu public mi-octobre,<br />

ce rapport s’est penché sur 70 banques<br />

d’Afrique subsaharienne. La BEI<br />

constate qu’elles « ont bien résisté<br />

à la pandémie, signe de la résilience<br />

du secteur ». Mais le répit aura<br />

été de courte durée : l’invasion de<br />

l’Ukraine, déclenchée en février 2022,<br />

« suscite de nouvelles inquiétudes ».<br />

« Le ralentissement de l’économie<br />

mondiale et le durcissement des<br />

conditions de financement amplifient<br />

les problèmes économiques auxquels<br />

l’Afrique est confrontée », a déclaré<br />

Debora Revoltella, économiste en chef<br />

de la BEI. Les banques centrales de<br />

beaucoup de pays ont en effet relevé<br />

leurs taux d’intérêt nationaux, et les<br />

émissions d’obligations sont rendues<br />

plus onéreuses du fait du resserrement<br />

des conditions financières mondiales.<br />

L’économiste pointe « un risque<br />

d’éviction pour le secteur privé », étant<br />

donné que « les coûts du service de<br />

la dette publique augmentent ». Les<br />

besoins d’investissement demeurant<br />

importants, « les pays d’Afrique<br />

subsaharienne devront continuer à se<br />

concentrer sur la limitation des effets<br />

[de la crise] sur les prêts privés ».<br />

Basée au Luxembourg, la BEI a signé<br />

des accords pour des investissements<br />

d’un montant de 2 milliards d’euros<br />

en 2021 sur le continent. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 111


VIVRE MIEUX<br />

Prenons soin<br />

de nos artères !<br />

Savoir si nos artères sont en bonne santé est important ; en mauvais état,<br />

elles sont responsables de nombreuses maladies, dont certaines peuvent<br />

être mortelles. BONNE NOUVELLE néanmoins : elles sont évitables<br />

dans 8 cas sur 10 grâce à une prévention active. par Annick Beaucousin<br />

Une artère s’obstrue, et la vie peut rapidement basculer. Infarctus du myocarde, accident<br />

vasculaire cérébral (AVC)… Les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité<br />

dans le monde. Contrairement à une idée répandue, elles ne sont pas réservées aux hommes,<br />

et touchent de plus en plus les femmes – conséquence de l’évolution de leur mode de vie,<br />

qui se rapproche de celui de la gent masculine (tabagisme, mauvaise alimentation, stress…).<br />

De surcroît, elles ont malheureusement la particularité d’avoir des artères plus fines et fragiles.<br />

Même si le risque d’être atteint de ces affections augmente en vieillissant, tous les âges<br />

sont concernés aujourd’hui. L’infarctus (également appelé « crise cardiaque ») survient en effet chez des personnes<br />

de plus en plus jeunes : dès la quarantaine, et parfois avant. Comment se produit-il ? Il survient lorsqu’un caillot de<br />

sang se forme dans une artère coronaire, la bouchant brutalement et empêchant une bonne oxygénation du cœur.<br />

Pour l’AVC, le nombre de victimes jeunes croît aussi, avec des augmentations importantes dès 35 ans.<br />

Cet accident résulte du même mécanisme dans la grande majorité des cas : un caillot bloqué dans une<br />

artère empêche le sang d’irriguer le cerveau. Le défaut d’apport d’oxygène et de glucose aux cellules<br />

cérébrales peut ainsi aboutir à leur destruction, entraînant des séquelles neurologiques.<br />

Il existe enfin une autre maladie des artères peu connue (pourtant fréquente) : l’artériopathie oblitérante<br />

des membres inférieurs. De même, elle se déclare chez des personnes plus jeunes qu’auparavant, à cause<br />

notamment du tabagisme. Faute de traitement à temps, les artères des jambes se bouchant – car encrassées<br />

d’amas graisseux –, les conséquences peuvent être graves (ulcère, gangrène, voire amputation).<br />

Réduire les facteurs de risque<br />

En premier lieu, on pense à l’accumulation de cholestérol dans le sang. Le « mauvais » (appelé LDL) est responsable<br />

de réactions inflammatoires, pouvant causer la formation de caillots sanguins ou l’épaississement de la paroi<br />

des artères (athérosclérose). Mais on lui accorde souvent un peu trop d’importance : son taux ne prédit pas à lui<br />

seul le risque d’infarctus, il doit être interprété au cas par cas par un médecin, en fonction des données de chacun.<br />

En revanche, l’hypertension artérielle est un facteur de risque majeur – et même le premier pour l’AVC. La pression<br />

trop forte du sang dans les artères provoque leur vieillissement accéléré et augmente le travail du cœur, qui s’épuise.<br />

La tension doit ainsi rester sous 14/9. Être atteint de diabète est également un point noir pour les vaisseaux et accroît<br />

la mortalité. Attention, d’autre part, au surpoids qui gagne toujours du terrain. Selon l’Organisation mondiale<br />

de la Santé (OMS), le nombre de personnes obèses a presque triplé dans le monde depuis 1975 ! L’excès de graisse<br />

au niveau abdominal est particulièrement dangereux, puisqu’il entraîne la libération de substances inflammatoires<br />

dans le sang, lesquelles favorisent l’encrassement des vaisseaux, une tension trop élevée, un diabète…<br />

Pour réduire ces facteurs de risque liés au mode de vie, et ainsi préserver ses artères, il est nécessaire d’adopter<br />

de meilleures habitudes. À commencer par l’alimentation, qui joue un rôle capital : il faut manger plus sainement,<br />

c’est-à-dire davantage de fruits et légumes (dans l’idéal, au moins 5 portions par jour), des fruits secs (amandes,<br />

112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


noix, noisettes…), du poisson deux à trois<br />

fois par semaine, et il faut privilégier<br />

les graisses végétales (huile d’olive, de<br />

colza). Les œufs ne sont pas néfastes,<br />

mais il est en revanche utile de réduire<br />

les graisses saturées (charcuterie, viande<br />

rouge, viennoiseries…), le sel (notamment<br />

celui caché dans les conserves, les plats<br />

cuisinés, le fromage…), et les sucres, pâtisseries, et autres boissons sucrées.<br />

Éviter la sédentarité est également une priorité absolue. Pratiquer une activité physique assez soutenue – comme<br />

la marche rapide, tout simplement, qui est excellente – 5 fois par semaine pendant au moins 30 minutes permet<br />

de réduire de 35 % la mortalité cardiovasculaire prématurée. Et il faut prendre d’autres bons réflexes : monter par<br />

les escaliers plutôt que par l’ascenseur, se lever au moins 10 minutes toutes les 2 heures en cas de travail assis…<br />

Le tabagisme est un autre fléau à combattre : il favorise la formation de caillots dans les artères et augmente<br />

le risque d’infarctus, même jeune. Chez les femmes, son association avec une contraception hormonale (pilule,<br />

patch, anneau vaginal) est très délétère à cet égard, et favorise également le risque d’AVC. L’arrêt du tabac<br />

est bénéfique à tout âge, car au bout de cinq ans, le risque d’accident cardiaque redevient le même que pour<br />

un non-fumeur. Enfin, il ne faut pas négliger l’impact du stress chronique, celui-ci accélérant le rythme cardiaque<br />

et faisant monter la tension artérielle. Le yoga, la méditation, la détente grâce à des loisirs sont donc conseillés.<br />

Mais même avec une meilleure hygiène de vie, les contrôles chez le médecin sont essentiels. C’est lui qui<br />

pourra par exemple détecter des apnées du sommeil : survenant en général chez des personnes qui ronflent,<br />

ces brèves pauses respiratoires favorisent l’hypertension et exposent à un danger cardiovasculaire accru.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

Reconnaître les symptômes et réagir vite<br />

Savoir repérer s’il s’agit d’un problème d’artères, d’autant plus s’il y a des facteurs de risque, peut vous<br />

sauver la vie ou celle d’un proche. Une prise en charge rapide est déterminante pour limiter les séquelles.<br />

Pour l’infarctus, c’est classiquement une douleur brutale en étau dans la poitrine, irradiant dans le bras gauche<br />

et la mâchoire. Chez les femmes, des symptômes souvent méconnus peuvent s’y associer : fatigue inhabituelle, douleur<br />

aiguë dans le haut du dos, entre les omoplates ou dans le cou, sensation récurrente de<br />

brûlures d’estomac, de nausées ou de vomissements, essoufflement progressif<br />

à l’effort, ou bien encore étourdissement soudain et sueurs froides.<br />

Pour l’AVC, six signes doivent attirer l’attention : une paralysie,<br />

une faiblesse ou un engourdissement d’un côté du corps ; des<br />

difficultés à parler ; une déformation de la bouche ; une perte de<br />

la vision d’un œil ou d’une partie du champ visuel ; des troubles<br />

de l’équilibre, de la coordination ou de la marche ; ainsi qu’une<br />

céphalée atroce inhabituelle. En cas d’apparition brutale, même<br />

fugace, d’un seul de ces symptômes, il faut appeler les urgences.<br />

Pour l’artériopathie des membres inférieurs, ne pas<br />

hésiter à consulter si l’on a mal en marchant, que ce soit<br />

dans le mollet, parfois dans la hanche, les muscles fessiers,<br />

ou au niveau de la voûte plantaire : la gêne ou la douleur<br />

apparaît au bout d’une certaine distance de marche, oblige<br />

à s’arrêter, puis disparaît après quelques minutes de repos. En tout<br />

cas, par chance, lorsqu’un problème d’artères est pris à temps, les<br />

progrès médicaux permettent de plus en plus de vivre normalement. ■<br />

Attention<br />

aux crises<br />

de goutte !<br />

LA GOUTTE est un rhumatisme inflammatoire<br />

provoquant des douleurs et un gonflement<br />

des articulations (souvent du gros orteil). De<br />

nouvelles données ont été publiées dans le Journal<br />

of the American Medical Association : ses poussées<br />

sont prédictives d’infarctus et d’AVC ! Le risque<br />

de survenue de ces accidents augmente<br />

temporairement dans les quatre mois<br />

qui suivent une crise. La corrélation entre<br />

les deux événements reste mal comprise,<br />

mais cela doit inciter les personnes<br />

concernées à être vigilantes.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023 113


LES 20 QUESTIONS<br />

PrissK<br />

L’humoriste ivoirienne, également<br />

chanteuse, cultive l’art de l’autodérision.<br />

Ses SKETCHS HILARANTS<br />

auscultent les relations amoureuses,<br />

la condition des femmes, leur pouvoir<br />

et leur détermination. propos recueillis<br />

par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Ma bible. Elle me rassure, m’inspire.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

À Paris, en 2000, pour chanter avec Alpha Blondy lors<br />

de son concert à Bercy. J’avais 16 ans. C’était énorme !<br />

J’avais repris sa chanson « Rasta Poué » sur mon album.<br />

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />

En Guinée-Conakry. J’ai joué dans un gala dédié à<br />

récolter des fonds pour lutter contre la poliomyélite.<br />

4 Ce que vous emportez toujours<br />

avec vous ?<br />

Mon téléphone. Sans lui, je suis incomplète !<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

« Mon paradis », de Christophe Maé, me met toujours<br />

de bonne humeur ! Et j’adore les cantiques gospels.<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

Pourquoi les hommes épousent les chieuses,<br />

de Sherry Argov. Des hommes témoignent<br />

sur leur perception des femmes. Et on n’a pas<br />

les mêmes codes de communication !<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

Colombiana, d’Olivier Megaton, et Usual<br />

Suspects, de Bryan Singer.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

La phrase « Sky is the limit » me booste.<br />

Rien n’est impossible !<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Économe. Mais j’ai des dépenses ciblées : mes tenues<br />

de scène sont des outils de travail. Une présentation<br />

soignée est un appât pour susciter l’écoute du public.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

Je suis une couche-tard. Je passe les soirées<br />

chez moi, entre télévision, lecture et écriture.<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

Facebook et TikTok, où j’ai bâti ma communauté.<br />

Sinon, coup de fil, WhatsApp, un peu Instagram.<br />

12 Votre truc pour penser<br />

à autre chose, tout oublier ?<br />

Écouter de la musique.<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

Mon style a muté : avant, je portais des lentilles<br />

bleues, de très longues mèches… Aujourd’hui,<br />

je suis plus sobre, mais j’arbore parfois<br />

une perruque blonde ou des mèches.<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Hôtesse de l’air. J’avais déjà un goût<br />

prononcé pour la découverte.<br />

15 La dernière rencontre qui vous<br />

a marquée ?<br />

Le chanteur Awadi. Il m’a beaucoup apporté<br />

dans ma carrière. On est devenus amis.<br />

16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />

de résister ?<br />

Danser ! Et interagir avec mes collègues humoristes<br />

quand ils sont sur scène. Enfin, je peux me<br />

ruiner pour un beau costume deux pièces !<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

J’ai perdu ma mère à l’âge de 2 ans.<br />

Mon seul souvenir avec elle : on courait<br />

toutes les deux sous la pluie en riant.<br />

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />

Abidjan, où j’habite, est pleine de joie<br />

et d’inspiration ! Elle me ressemble :<br />

bouillonnante, tout feu tout flamme, hyperactive.<br />

Les gens sont accueillants, drôles.<br />

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />

Y a pas de toi sans moi, y a pas de moi sans toi.<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on<br />

retienne de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’étais une fonceuse. Rappeuse,<br />

chanteuse, animatrice, humoriste, actrice…<br />

Je relevais toujours les défis ! ■<br />

Elle est à voir dans Le Parlement du rire, sur Canal+ Afrique.<br />

HUG TIADJI<br />

114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>435</strong>-<strong>436</strong> – DÉCEMBRE 2022-JANVIER 2023


CONTRIBUER À LA CROISSANCE DURABLE<br />

DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES AFRICAINS<br />

Située au Maroc, avec 12 filiales et 212 employés représentant 17 nationalités africaines, OCP Africa<br />

est une entreprise africaine multiculturelle qui contribue à la transformation agricole du continent.<br />

Depuis sa création, OCP Africa a soutenu les stratégies de développement agricole et a développé des<br />

programmes de grande envergure pour aider à promouvoir une agriculture productive et structurée.<br />

OCP Africa s’appuie sur ses atouts agronomiques et technologiques pour mettre en œuvre<br />

d'importants programmes à fort impact sur les petits exploitants agricoles et sur l'ensemble<br />

de la chaîne de valeur agricole.<br />

Plusieurs millions d’agriculteurs ont bénéficié de ces programmes phares depuis 2016.

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