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DOSSIER : LE MAGHREB SUR LA CROISETTE<br />
ENJEUX DE PRODUCTION DU CINÉMA<br />
MAGHRÉBIN, OU COMMENT<br />
FINANCER UNE NOUVELLE VAGUE<br />
L’émergence d’une nouvelle<br />
vague de cinéastes<br />
maghrébins à partir des<br />
années 2010 a remis en<br />
perspective les montages de<br />
production habituels des films<br />
de la région, au point-même<br />
de remettre en question leur<br />
nationalité.En témoignent<br />
entre autres<br />
À Nadim Cheikhrouha,<br />
producteur des Filles d’Olfa, et<br />
Asmae El Moudir, réalisatrice<br />
et productrice de La Mère de<br />
tous les mensonges, à<br />
l’occasion de la sélection de<br />
leurs films à Cannes.<br />
Les Filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania<br />
Les films maghrébins entièrement financés par des<br />
fonds locaux se font de plus en plus rares sur les tapis<br />
rouges des grands festivals internationaux, dont celui<br />
de Cannes. À commencer par les films tunisiens, tant<br />
la part de l’État dans les montages de financement<br />
sont de plus en plus minoritaires : « L’enveloppe de<br />
quelque 500 000 dinars [150 000 €] par film octroyée<br />
par le ministère de la Culture n’a pas beaucoup évolué<br />
depuis les années 1990 », remarque Nadim Cheikhrouha,<br />
directeur de la société Tanit Films, basée à Paris, et<br />
producteur des Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania,<br />
en compétition officielle. « À mesure que le cinéma<br />
tunisien gagne en notoriété et que ses auteurs affichent<br />
de plus grandes ambitions, ce montant devient de plus<br />
en plus som<strong>mai</strong>re. »<br />
La France est régulièrement le financeur majoritaire<br />
des productions maghrébines de ces vingt dernières<br />
années, comme cela a été le cas pour le précédent film<br />
de la réalisatrice, L’Homme qui a vendu sa peau <strong>–</strong> porteétendard<br />
de la Tunisie aux Oscars 2021 bien que 20 %<br />
seulement de ses 2 M € de budget en proviennent,<br />
aux côtés de fonds allemands, belges, suédois, qataris<br />
et, donc, français. « Et par-dessus cela, le ministère de<br />
la Culture nous a reproché un film “non-tunisien” ! »,<br />
s’indigne le producteur, le récit suivant un jeune Syrien<br />
dans ses sacrifices pour rejoindre l’Europe.<br />
Un reproche difficilement adressable aux Filles d’Olfa,<br />
dont la genèse a particulièrement mis en lumière la<br />
fertilité, l’exigence, <strong>mai</strong>s aussi les difficultés de financement<br />
des cinémas maghrébins. « Vers 2016, Kaouther<br />
[Ben Hania] entend à la radio le témoignage d’Olfa,<br />
mère de quatre filles dont les deux aînées se retrouvent<br />
emprisonnées en Libye après avoir rejoint les rangs de<br />
Daesh. Fascinée par cette mère, Kaouther prend contact,<br />
convaincue que derrière le simple fait divers se cachait<br />
une histoire de famille, de transmission et d’adolescence<br />
<strong>–</strong> que le prisme journalistique ne parvenait pas à saisir.<br />
Elle part à la rencontre de la famille, établit une relation<br />
de confiance et obtient leur accord pour les filmer dans<br />
un documentaire. Mais les financements ne suivaient<br />
pas : aussi passionnante l’histoire soit-elle, nous avons<br />
essuyé plusieurs refus. »<br />
C’est là que le documentaire prend une nouvelle<br />
tournure et « adopte un dispositif hors du commun »,<br />
dans lequel deux actrices professionnelles, Nour Karoui<br />
et Ichraq Matar, incarnent les deux aînées disparues,<br />
et où l’immense Hend Sabri, « à qui est destiné le rôle »,<br />
endosse par moments le personnage d’Olfa, dans un<br />
jeu de miroir avec la mère de famille. « Les Filles d’Olfa<br />
en devient ainsi un film sur la mise en scène, sur le<br />
cinéma, comme le making-off d’un film qui n’existe pas<br />
et ne ressemble à aucun autre », et qui, dès lors, intéresse<br />
beaucoup plus : la première subvention octroyée est<br />
l’avance sur recettes du CNC. Jour2Fête acquiert<br />
rapidement les droits France, sa structure de ventes<br />
internationales The Party Film Sales les droits monde,<br />
et le projet reçoit l’aide à la coproduction francotunisienne,<br />
fonds de soutien bilatéral entre le CNC<br />
français et le CNCI tunisien. C’est là seulement que<br />
tombent les apports publics du pays, qui, avec les<br />
apports privés, font que la Tunisie représente 20 %<br />
du budget du film (de 900 000 €), contre 60 % de<br />
fonds français <strong>–</strong> les 20 % restants provenant d’Allemagne<br />
et d’Arabie saoudite. « Nous en venons à nous<br />
interroger sur la nationalité de nos films, alors-même<br />
qu’ils traitent de réalités intrinsèquement tunisiennes »,<br />
déplore Nadim Cheikhrouha, déjà en préparation du<br />
prochain film de Kaouther Ben Hania, Mime, pour<br />
lequel « nous n’avons tout simplement pas reçu de soutien<br />
du ministère de la Culture, sans la moindre raison et en<br />
toute opacité. Nous faisons rayonner la Tunisie et ses<br />
talents à l’international, nous investissons dans le pays<br />
généralement le double de ce que nous en percevons, <strong>mai</strong>s<br />
nous faisons face à un mur. »<br />
Bien que la part de soutien public ne doive pas dépasser<br />
le seuil légal de 35 % du budget d’un film, c’est bien<br />
l’opacité des décisions ministérielles tunisiennes qui<br />
est particulièrement pointée du doigt. Lina Chaabane,<br />
©Jour2Fête<br />
32 N°444 / <strong>14</strong> <strong>mai</strong> <strong>2023</strong>