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- Aujourd’hui même, 16 juin ! s’exclame la marraine.<br />
- Ça se fête, déci<strong>de</strong> le doux et vieux curé. J’allais partir à Pontivy rencontrer<br />
l’abbé Lorho qui me remplacera bientôt. Hélène, est-ce que tu veux venir avec moi ?<br />
Pendant que je serais à l’église, tu t’achèterais <strong>de</strong>s friandises puisque c’est ton<br />
anniversaire et aussi ce qu’il faut pour régler ce problème <strong>de</strong> rats dans la remise avant<br />
l’arrivée <strong>de</strong> mon successeur…<br />
- Bien sûr, avec plaisir, aotrou beleg.<br />
L’ecclésiastique corrige la jeune fille :<br />
- Monsieur le curé.<br />
- Ah oui, pardon… Bien sûr, monsieur le curé !<br />
Ce disant, elle dénoue les cordons <strong>de</strong> son tablier pendant que l’homme d’Église<br />
l’encense :<br />
- C’est bien. Ça vient aussi, la langue française. Il y traîne encore parfois<br />
quelques bretonnismes mais ça progresse beaucoup.<br />
Passé les grilles du presbytère, pendant qu’un valet d’écurie attelle une hari<strong>de</strong>lle à la<br />
carriole où grimpe avec difficulté l’abbé, <strong>Fleur</strong> <strong>de</strong> <strong>tonnerre</strong> contemple le village <strong>de</strong><br />
Bubry - amas <strong>de</strong> maisons sans ordre avec <strong>de</strong>s abreuvoirs, un marchand <strong>de</strong> bois <strong>de</strong><br />
chauffage, <strong>de</strong>s moulins surtout. Près <strong>de</strong> la halle où l’on débite <strong>de</strong>s vian<strong>de</strong>s, un<br />
boucher rappelle à Riallan qu’il <strong>de</strong>vra faire venir chercher son dû : « … puisque quand<br />
on tue un bœuf, un porc, on réserve la tête pour monsieur le curé. » Hélène Jégado<br />
allait lever un soulier à boucle vers le marchepied du véhicule quand elle le repose à<br />
terre, très étonnée <strong>de</strong> retrouver, face à elle <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la rue, les <strong>de</strong>ux<br />
perruquiers normands qui avaient un jour versé leur charrette au creux d’une ornière<br />
<strong>de</strong> Plouhinec. Devant la bâche jaune déchirée et sous les lettres <strong>de</strong> À la bouclette<br />
norman<strong>de</strong>, le petit perruquier installe <strong>de</strong>s chaises, sort <strong>de</strong>s ciseaux tandis que le plus<br />
grand - presque chauve, à ban<strong>de</strong>au noir sur l’œil gauche - appelle les gens en<br />
frappant <strong>de</strong>s mains :<br />
- Cinq sous, la chevelure ! Qui veut gagner cinq sous en échange <strong>de</strong> ses<br />
cheveux ?!…<br />
Près du mur où les Normands se préparent sont plantés trois piliers d’où pen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s<br />
chaînes en fer rongées <strong>de</strong> rouille. Des ouvriers saupoudrés <strong>de</strong> farine arrivent d’une<br />
minoterie à l’heure <strong>de</strong> la collation. Leurs longs cheveux touchent les épaules, couvrent<br />
les yeux. D’un geste habituel <strong>de</strong> la main <strong>de</strong>vant le visage, ils rejettent sur leurs oreilles<br />
les longues mèches qui diffusent une poussière blanche pendant que le perruquier<br />
borgne se veut conciliant :<br />
- Même si on les préférerait propres et lavés, il n’y a pas <strong>de</strong> problème,<br />
messieurs. On achète également vos cheveux en leur état. Prenez place sur nos<br />
chaises.<br />
Mais c’est vers les trois poteaux que se dirigent les ouvriers en se mortifiant chacun :<br />
« Que je regrette ma mauvaise action ! Je n’aurais jamais dû faire ça ! Ah, que j’ai mal<br />
agi et comme je m’en veux ! » Ils penchent leur front contre les colonnes pour<br />
enrouler dans les anneaux une partie <strong>de</strong> leur chevelure tout en continuant <strong>de</strong> se<br />
reprocher : « J’ai mal parlé à ma mère ! J’ai volé mon frère ! J’ai trahi mon voisin ! »<br />
puis, d’un violent coup <strong>de</strong> tête en arrière, ils s’arrachent les cheveux qui tombent avec<br />
le cuir chevelu. Au sol, on découvre les traces <strong>de</strong> sang et les scalps à la stupéfaction<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux perruquiers normands qui en bondissent sur place :<br />
- Qu’est-ce que vous faites ! Vous êtes dingues ! Que cela est d’un miel<br />
sauvage ! Ce n’est pas possible, ça ! On est où, là ?! Ah, si vous croyez qu’on va<br />
payer cinq sous ces torchons en peau <strong>de</strong> tête !