Fleur de tonnerre - Bibliothèque

- Nièce partie tout à l’heure d’un seul coup comme avec une hache dans le dos.
Sa mort fut quelque chose de diabolique. Le regard de cette enfant sur l’infini !… Et il
y aura quelque part une petite tombe en plus !
L’abbé Le Drogo - Breton de race pure - empoigne le saint par les épaules et le
secoue vivement :
- Tu savais comme je les aimais ! Pour chacun des trois, quand ils sont tombés
très malades, je suis venu, en douce, t’ordonner de les sauver ! Prends aussi ce coup
de boule dans ta gueule de con, saint fainéant ! Mais à quoi tu sers, incapable ?!
D’autres injures pourrissent dans sa bouche :
- Quel sort ! C’en serait à se pendre !
À force de balancer aussi des chocs de crosse liturgique contre la statue coloriée,
celle-ci se descelle et explose en mille morceaux sur les dalles.
- Saint Yves est mort !… Il est dégommé ! Le curé l’a détruit à coups de bâton !
…
Alors que les ouailles crient cela en courant hors de l’église alerter tout le village,
l’abbé Le Drogo retourne vers la cuisine du presbytère où Fleur de tonnerre
chantonne :
- Je vais servir l’assiette bleue à quelle journalière ? Tiens, à Marguerite
André…
* * *
- Marguerite André le 23 août, puis Françoise Jauffret le 28 septembre… Mes
deux journalières…
Le curé de Guern est attablé, seul, dans la salle à manger du presbytère. Il déplie sa
serviette machinalement car il n’a plus d’appétit (phénomène nouveau chez ce
glouton qui a beaucoup maigri). Fleur de tonnerre arrive de la cuisine en portant
l’assiette bleue. Même quand elle marche, on croirait que la jolie domestique danse.
Elle dépose l’assiette fumante devant son employeur :
- C’est une de ces bonnes soupes aux herbes que je sais si bien faire. Elle
vous décrassera le cœur.
Précocement vieilli par la souffrance et crâne entre les paumes, le recteur pleure audessus
du potage où tombent ses larmes. Exténué de chagrin, il ressent un profond
abattement :
- N’est-ce pas incompréhensible et désolant ? Qu’en pensez-vous, Hélène ?
- Franchement, que voulez-vous que je réponde ? La vie est courte.
- Je suis saturé d’horreur. Quel jour sommes-nous ?
- Le 2 octobre, renseigne la soubrette près de lui.
L’abbé Le Drogo plonge une cuillère dans sa soupe et la lève pour souffler sur la
vapeur. Il ouvre la bouche et glisse la cuillère dedans comme une hostie, amen !
* * *
Anna Jégado, en violet mantell ganu (cape de deuil bretonne), a trois ans de plus que
sa cadette Fleur de tonnerre. Venue de Bubry pour les obsèques, elle est debout dans
la cuisine, assiette bleue entre les doigts :
- C’est gentil, petite sœur, de m’avoir préparé ça avant que d’aller au cimetière.
L’abbé Le Drogo aussi était très gentil.
- Ah oui, c’est sûr, ce n’est pas là la question.
- Aaargh !