Fleur de tonnerre - Bibliothèque

- Ah, heureusement qu’Hélène est là. Je ne sais pas ce qu’on serait devenues
sans elle. Voilà plus de soixante heures qu’elle prend soin de Perrine et moi, ne
mangeant rien de ce qu’elle nous sert, ne dormant jamais. Elle nous entoure
d’attentions continuelles.
Des attentions, Fleur de tonnerre en porte actuellement à la fille Leboucher couchée à
l’étage du dessus :
- Tenez, voilà le contenu d’un verre que vous devez vider sur ordre du médecin
croisé dans l’escalier. Je crois qu’il appelle ça, lui : sulfate de quinine…
Perrine en avale une gorgée avec difficulté mais demande :
- Donnez-moi le reste à boire.
- Oui, bien sûr.
Sitôt tout le breuvage ingurgité, la pâleur soudaine, les lèvres rentrées de Perrine !…
Brutale augmentation du calibre des pupilles, ses yeux s’agrandissent. Les paupières
sont comme tirées dans tous les sens. Fleur de tonnerre, assise au chevet, voit sa
propre silhouette dans les bulles de mousse éclatant maintenant au bord des lèvres.
La cuisinière se lève. Elle passe et repasse devant la lumière de la fenêtre qui
découpe à chaque fois sa jolie ombre sur le parquet de la chambre et relate à la
souffrante une légende : celle d’un cavalier qui, revenant de voyage, trouva une
femme grelottante de fièvre au bord de la route. Il la prit sur sa monture et l’emmena
en ville. C’était la peste. Fleur de tonnerre revient près de Perrine qu’elle tutoie pour
lui prédire l’avenir :
- Tu vas mourir.
Dans la chambre du dessous, le docteur Toursaint reluque distraitement, posée sur le
rebord d’une cheminée, la lettre de recommandation apportée par la domestique. Il y
lit : Hélène Jégado est une excellente cuisinière et je n’ai que le regret de ne pouvoir
la garder chez moi jusqu’à ma mort, lorsqu’il entend, à travers le plafond, un cri
puissant comme un cor. Il se précipite vers les marches, pousse la porte de la
seconde chambre et trouve Perrine décédée dans son lit, couverture tirée sur le
visage.
- Je suis plus incrédule en médecine que je ne l’ai jamais été ! déplore-t-il
tandis que Fleur de tonnerre descend vers la mère.
Dans l’escalier, elle entrouvre ses lèvres et découvre de petites dents fluorescentes,
celles d’une louve de fable.
- Quel était ce cri, Hélène, qui a fait courir le médecin ? demande Jeanne-Marie
Leboucher en tentant de se redresser douloureusement dans son lit.
- C’était celui de votre fille qui…
- Qui ?
- Qui.
Pour la maman, dans son état, le choc est trop dur. Son âme entre en contact avec le
néant. Il est clair qu’un vaste abîme vient de s’ouvrir. Son amour maternel trébuche à
travers des brûlures. La chute de sa tête sur l’oreiller l’illumine.
- Alors allons dormir du dernier sommeil. Dieu se chargera du réveil…
- Mais voilà ! l’encourage Fleur de tonnerre. C’est ça qu’il faut dire.
C’est ensuite un long râle dans la gorge de Jeanne-Marie Leboucher, puis elle se
tourne vers le mur et s’immobilise quand le médecin arrive… trop tard.
- L’eau de laitue administrée et le sirop de gomme n’auront donc servi à rien.
Peut-être était-ce la fièvre typhoïde…
La cuisinière s’empare d’un broc, souffle les bougies et recouvre d’un torchon une
jatte, à l’étonnement de Pierre-Charles Toursaint :
- Que faites-vous, Hélène ?