1-Thévenot, Ethnographe des Iles du Levant, Michele Longino Jean ...

quelque cent lieuës des autres Canaries ou fortunées » 2 . Flou géographique qui s’explique en outre par la nature
« mobile & voltigeante » 3 de l’enclave qui « court aussi viste que l’imagination » 4 . Presque inabordable, son
accès n’est réservé qu’à quelques privilégiés : « ne la treuve qui veut » 5 ; « […] ils [les compagnons de Panurge]
furent long temps à chercher l’Isle Imaginaire, mais leur imagination ne la sçeut oncques imaginer » 6 . Seul le
hasard ou plutôt le concours de circonstances exceptionnelles peut mener à cette île : « […] il faut des Dauphins
pour s’y conduire : & faut sçavoir jouer des Cymbales car ils aiment cette sonnerie » 7 . Ainsi Panurge, jeté à l’eau
en plein Atlantique, puis secouru miraculeusement par des dauphins, passe dix ans sur le dos de sa monture
aquatique avant d’être déposé sur l’île Imaginaire. C’est à ce mammifère marin qu’il doit le succès de son
voyage. Hegemon « qui guide toutes bonnes gens au vray chemin où qu’ils aillent, ou qu’ils vueillent aller » 8 , de
même les meilleurs pilotes de Phrygie ne peuvent l’y conduire.
Autant les péripéties du parcours qui mènent à l’île Imaginaire sont longues, autant la description du
pays est presque éludée ; l’évocation du décor se résume au constat suivant : « […] son assiette est fort belle » 9 .
La flore suggérée par la présence de cyprès, d’« Arbres Sempervines » 10 , de « toutes sortes de menues fleurs,
comme pensées, marguerites, violettes & autres » 11 et d’autres plantes « rajeunitives » telles que
« […] Consolian major 12 , […] Lunaria major, […] Flabie » 13 et « Laictues » 14 reste assez discrète. De même,
l’auteur s’avère peu disert sur la faune : des « Corneilles, & […] Tourterelles » 15 agrémentent ses cieux, préciset-il
pour toute considération. Toutefois, les ornements de sculptures sur certains piliers au palais de « Sainct
Borondon » : « […] grosses colomnes d’Alabastre faictes en […] bestes, oyseaux, poissons, et serpens de toutes
sortes » 16 suggèrent qu’elle y est beaucoup plus riche.
L’onomastique insulaire renforce son caractère illusoire. Que l’on pense au nom de sa capitale, « Imaginaire », à
la « Porte d’Imagination » ou à la « rue imaginatrice » qui divise cet ensemble. Le palais de « Sainct
Borondon » 17 , situé au cœur de la ville, montre bien que le visiteur se trouve en territoire de légende. Ce palais,
d’une taille aussi extraordinaire qu’invraisemblable, peut contenir « plus de pays que ne fit jamais la grande cité
de Ninive » 18 .
À « Sainct Borondon » loge l’attrait dominant du pays ou plus exactement le miraculeux rajeunissement
qui assure la survie d’une population exclusivement masculine. La recette de cette cure miracle de jouvence a de
quoi faire sourire. La chair des vieillards hachée dans une sorte de moulin, d’où sont extraits les morceaux se
voit ensuite mariner à la malvoisie, puis épicer de divers ingrédients, jusqu’à ce que le corps se reconstitue en
jeune adulte.
La pérennité corporelle offerte aux insulaires rappelle la condition adamique avant, bien sûr, la tentation
de la femme. Il n’est pas indifférent qu’un des ingrédients nécessaires au rajeunissement soit la pomme de vie.
En ce sens, Le Nouveau Panurge peut se lire comme une réécriture du célèbre épisode de la Genèse. La
thématique religieuse affleure presque à chaque page. L’île Imaginaire, paradis monacal, peut par un curieux
revers servir d’antichambre au royaume de l’Enfer et mener à la damnation, destinée aux réformés et aux
hérétiques.
L’auteur, en ressuscitant un personnage de Rabelais, dénonce sa sympathie envers la religion réformée
et entreprend le défi de corriger ses « fautes » théologiques. Pour la forme, l’écrivain se réclame du style
rabelaisien dans son avis « Au lecteur » : « Avec les Rabelistes je sçay rabeliser, & treuve plus aisé aux sages de
contrefaire les folies des fols ». Certes, la dette envers l’auteur de Pantagruel est on ne peut plus évidente dans le
2
Ibid., p. 24.
3
Idem.
4
Idem.
5
Idem.
6
Ibid., p. 22.
7
Ibid., p. 24.
8
Ibid., p. 10.
9
Ibid., p. 24.
10
Ibid., p. 65.
11
Ibid., p. 53.
12
Déformation probable de « Consolida major ».
13
Ibid., p. 65.
14
Ibid., p. 47.
15
Idem.
16
Ibid., p. 54.
17 e e
Le nom de « Sainct Borondon » vient bien évidemment du voyageur des IX et X siècles, saint Brandan de
Clonfert, un moine originaire d’Irlande. L’île se serait matérialisée sur le dos d’une gigantesque baleine, d’où la
qualité mobile de l’île en question. Plusieurs voyageurs ont tenté en vain de localiser l’île de saint Borondon,
supposée être près des Canaries.
18
Le Nouveau Panurge, p. 27.