ROMANS - Ecrivain prive / JEAN PAUL GRISO
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Une lunette presque humaine<br />
Nouvelle<br />
Thème « désobéissance »<br />
Une lunette presque humaine<br />
Cette nuit encore, la nature avait effacé pour un temps les horreurs de la guerre.<br />
Sous les couches superposées d’une neige magicienne, l’illusion de la netteté s’étalait à perte<br />
de vue. Depuis l’aube, un bleu azur peignait l’espace au dessus de toute chose, de tout être,<br />
mort ou vivant, dans une contrée où la tuerie se plaisait à régner.<br />
Dans ce somptueux décor hivernal, l’Homme-animal détruisait son propre reflet de<br />
ses griffes de feux pour un gain de terre, un rien d’honneur guerrière. Ici, depuis trois années<br />
les armes suppléaient la beauté de la parole, les mots devenaient missiles, mitrailles,<br />
bombardements, pour un immense gâchis de la vie.<br />
Du haut de son repaire surplombant la cuvette où la ville respirait une envie de<br />
quiétude, un soldat assassinait le temps par des tirs à l’improviste sur les gens d’en bas. Fort<br />
de son arme et de sa position dominante dans un abri violenté par un vent glacé, il guettait.<br />
Regarder trop intensément dans une même direction affaiblissait son acuité visuelle et le<br />
faisait dévier de son objectif. Afin de se concentrer et se délasser, son regard se recomposait<br />
dans l’éternelle beauté des cimes enneigées. Pour cet homme sanguinaire, la neige n’avait<br />
aucun attrait, dotée d’une seule faculté, celle de ralentir les pas des formes qui déambulaient<br />
péniblement sur elle.<br />
Malgré un horizon azuré, le degré sous zéro retiendrait tard dans la matinée les<br />
habitants chez eux. Loin de ce problème barométrique, le militaire habitué à de longues<br />
attentes frileuses patientait. Confortablement installé dans un uniforme chaud, il espérait<br />
sans trop s’en faire la sortie de son gibier pour parfaire son entraînement quotidien. Il<br />
maintenait son impatience en caressant son arme comme pour l’entendre ronronner. Le<br />
frôlement constant sur l’acier se confondait en un attouchement sexuel pervers sur l’outil de<br />
mort qu’il déifiait. Son geste se fondait dans une routine et machinalement sa main plongeait<br />
dans sa poche pour en extraire un mouchoir de fin coton qui lustrait méticuleusement les<br />
deux côtés de la lunette, avant que cette dernière ne vienne prolonger sa vision prédatrice.<br />
Lui, par elle, il regardait, mais il ne s’était aperçu de rien. Trop pris par le jeu<br />
ignoble de la terreur - tuer pour tuer - l’évolution de sa fidèle lunette passa inaperçue à sa<br />
vue. Pour cette sentinelle, elle n’était et ne serait rien qu’un objet sans autre finalité que de<br />
servir la perversité de son être.<br />
Au fur et à mesure que passaient les journées additionnant les assassinats de gens,<br />
elle, simple objet, hérita de l’incroyable faculté de la compréhension, de la réflexion, source<br />
balbutiante de la conscience. Dès lors, devait-elle laisser indéfiniment l’Homme civilisé se<br />
métamorphoser en bête de proie ? Devait-elle agir et contraindre l’humain à tutoyer la<br />
sagesse ?<br />
Quand les hostilités prirent le dessus sur la civilité, la lunette n’avait pas ce<br />
problème de compréhension, elle était tout naturellement sans réaction. Son voyeurisme<br />
omniprésent la laissait indifférente à une quelconque émotivité. De chaque côté les<br />
munitions alimentaient la boucherie humaine, le temps que se dessinent les limites de<br />
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