Antoine Blondin UN SINGE EN HIVER

illet ?… Certainement, j’en avais un en guise de
pochette ; j’avais même griffonné dessus mon nom et mon
adresse pour le cas où… Ce qui prouve que je ne m’étais
pas senti disparaître sans combattre. À la sortie, un air
nouveau m’a frappé au visage. Sur la gauche, s’ouvraient
des avenues tièdes où des cottages vernis alignaient leurs
emballages vides. J’ai pris sur la droite, plus nerveuse, le
boulevard qui conduit à la halle aux poissons de Trouville.
C’est un lieu que j’aime, ce long club de mareyeurs au
bord d’un bassin ; je ne m’y sens jamais entièrement
perdu devant le velours des tourteaux, l’anthracite des
moules, l’éclat damasquiné des maquereaux et des raies
déployées comme des cerfs-volants. Il m’a paru,
pourtant, moins beau que dans mon souvenir, nature
morte dont les couleurs s’enfoncent au creux de la toile,
mais le printemps la restaurera. En contrebas, des
pêcheurs plus mal rasés que moi bricolaient à bord de
petits chalutiers délavés en camaïeu par les embruns. Il
pouvait être six heures du soir. J’ai poussé jusqu’au
phare ; j’ai traversé la passerelle d’une écluse ; je me suis
engagé sur la jetée en bois. Au bout, c’était le large ; j’en ai
reçu le choc habituel. Dans ces cas-là, mon premier
mouvement me remet en tête la carte de France, ce profil
dont les Landes sont le menton, la Gironde la bouche
maussade, la Bretagne le nez bourgeonnant, le Cotentin
une verrue et l’estuaire de la Seine une arcade sourcilière
sous le front qui s’en va, légèrement fuyant jusqu’au Pasde-Calais.
Eh bien ! j’étais là, entre les paupières de mon
pays, et tout son regard pouvait se concentrer dans le
mien. Je ne sais s’il a vu avec les mêmes yeux que moi