Mastication et édentement total - Information dentaire

Mastication
et édentement total
C. LASSAUZAY, JL. VEYRUNE, E. NICOLAS,
MA. PEYRON, A. WODA et M. HENNEQUIN
Chirurgiens-dentistes
Quelle est l’efficacité masticatoire
du patient édenté appareillé ?
Comment la comparer à celle
du denté ?
Quelle est l’activité
électromyographique de l’édenté
appareillé, par cycle masticatoire ?
Stratégie prothétique juin 2006 • vol 6, n° 3
Le rôle de la mastication est de
transformer les aliments en un bol
apte à être dégluti. Pour cela, le
bol alimentaire doit donc répondre
à des critères précis pour que la
déglutition puisse être déclenchée, il doit
être plastique, glissant et cohésif (1, 16,
24, 27, 34). Les dents, la production de
salive et le système neuromusculaire sont
directement impliqués dans la réduction
des aliments. Les dents, par leur action de
broiement, sont les outils essentiels et
leur absence conduit à une diminution de
l’efficacité masticatoire (11, 29, 31). La
fonction masticatoire peut s’adapter à des
Recherche
233

Mastication et édentement total - C. Lassauzay et coll.
234
changements extrinsèques comme ceux
constitués par les différentes propriétés
des aliments (25, 35, 36) ou à des changements
intrinsèques comme ceux
observés avec le vieillissement des individus
(5). La capacité d’adaptation de
l’appareil manducateur peut toutefois
être dépassée si les modifications
deviennent trop importantes et cela est
le cas lorsque l’édentement total est
compensé par des prothèses amovibles
complètes (11, 29). De nombreuses
études sur la mastication de sujets
porteurs de prothèses complètes
amovibles ont montré une baisse de l’efficacité
masticatrice de l’ordre de 50 à
85% par rapport à des sujets présentant
une denture intacte (3, 7, 33). De plus, les
porteurs de prothèses complètes fabriquent
un bol bien plus grossier que les
sujets dentés (6, 15, 29, 32). Ceci montre
clairement que les sujets édentés ne
parviennent pas à assurer le rôle de la
mastication à savoir fabriquer un bol
alimentaire constitué de particules suffisamment
petites pour être dégluties
sans risque.
Ce travail a pour objet d’étudier les tentatives
d’adaptation de la mastication à
l’augmentation de dureté des sujets
édentés âgés, et en particulier quelles
sont les modifications observables lors
d’enregistrements électromyographiques
( E M G ) .
MATÉRIEL ET MÉTHODE
Les sujets
Deux groupes de sujets ont été comparés
: des sujets âgés dentés et des sujets
âgés édentés porteurs de prothèses
complètes bimaxillaires. Les sujets
présentant des maladies neurodégénératives,
du diabète ou une pathologie
articulaire qui aurait pu rendre les enregistrements
inconfortables ont été
exclus.
Les sujets âgés et normo-dentés
L’échantillon était composé de 5
hommes et 4 femmes (moyenne d’âge
64 ± 5,63 ans). Les sujets étaient inclus
dans l’étude s’ils présentaient au moins
26 dents fonctionnelles, à condition que
la ou les deux dents manquantes aient
été remplacées par des prothèses fixées,
avec des contacts occlusaux fonctionnels.
Les sujets porteurs de prothèse
complète bimaxillaire
Quinze sujets ont été recrutés parmi
d’anciens patients du Centre de Soins
Dentaires du CHU de Clermont-Ferrand.
L’échantillon était composé de 8
hommes et 7 femmes (moyenne d’âge
68,7 ± 7,34 ans). Les sujets ont été inclus
dans l’étude s’ils déclaraient manger
confortablement avec leurs prothèses.
Les aliments
Les aliments utilisés dans cette étude
étaient des produits modèles, de texture
contrôlée et reproductible, fabriqués au
laboratoire à partir de gélatine et de glucose
et présentant un comportement
visco-élastique.
Les échantillons de taille et de forme identiques
étaient déclinés dans une gamme
de 4 duretés (13) (fig. 1).
Les enregistrements EMG
L’activité des masséters et des temporaux
a été enregistrée simultanément,
deux électrodes par muscle étant fixées
à l’aide d’œillets adhésifs, une électrode
de terre fixée au poignet (fig. 2). Le signal
a été amplifié, filtré, redressé puis traité
par le logiciel Spike 2 ® .
Protocole expérimental
Afin d’éviter que le sujet ne reconnaisse le
type de produit modèle (ils étaient colorés
différemment suivant la dureté) il ferme
les yeux pendant que l’expérimentateur lui
pose l’échantillon sur le dos de la langue.
Au signal de l’expérimentateur, le sujet
débute la séquence en mastiquant unilatéralement,
du côté préalablement choisi, et
les enregistrements se déroulent jusqu’à
la fin de la séquence de mastication. Tr o i s
répétitions de chacune des quatre duretés
ont été réalisées ce qui correspond à
douze échantillons mastiqués dans un
ordre aléatoire à chaque session. Les paramètres
de la mastication étudiés
proviennent de l’analyse de la séquence
complète : nombre de cycles, activité
EMG de la séquence et par cycle, durée
de la séquence, fréquence de mastication.
L’analyse statistique a été réalisée grâce
au logiciel SPSS ® par des ANOVA suivies
de tests de comparaison de moyennes
de Student-Newman-Keuls, avec des
risques α et β de 5%.
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1 2
RÉSULTATS
L’objectif de l’étude était d’étudier l’adaptation
des sujets édentés totaux
appareillés à l’augmentation de dureté
des produits modèles et de comparer
cette adaptation à celle des sujets dentés
du même âge.
Des similitudes, mais aussi des différences
importantes entre sujets dentés
et édentés du même âge ont été notées.
Comme chez les sujets dentés, l’augmentation
de la dureté a entraîné une
augmentation du nombre de cycles, de la
durée de la séquence de mastication et
de l’activité EMG sur la séquence. De
même, la fréquence reste identique quel-
Dureté
Stratégie prothétique juin 2006 • vol 6, n° 3
le que soit la dureté de l’échantillon
mastiqué.
Par contre, les édentés appareillés ne
sont pas capables d’augmenter l’activité
EMG par cycle lorsque la dureté augmente.
Pour un même produit modèle, les
porteurs de prothèses complètes bimaxillaires
mastiquent plus longtemps en
réalisant plus de cycles et en produisant
plus d’activité EMG que les sujets dentés
(fig. 3). L’activité EMG par cycle est plus
importante pour les porteurs de prothèse
complète que pour les sujets dentés et
leur fréquence de mastication plus basse
(Tableau 1).
MOYENNE ECART-TYPE
Recherche
F i g . 1 Les produits
modèles sont déclinés
dans une gamme de 4
duretés et colorités.
Fig. 2 L’activité EMG des
muscles masséters et
temporaux est enregistrée
grâce à des électrodes de
surface collées sur le
ventre du muscle.
Tableau 1 - Les moyennes des valeurs et leur écart type sont présentées pour la mastication de chacune des quatre
duretés du produit modèle (H1, H2, H3, H4), pour les sujets dentés (n=27) et pour les sujets édentés (n=45).
Nombre Durée de EMG séquence EMG cycle Fréquence
de cycles mastication(s) (mV.s) (mV.s) (cycle/s)
Edentés Dentés Edentés Dentés Edentés Dentés Edentés Dentés Edentés Dentés
H1 35,98 27,96 30,00 21,82 27,99 18,35 0,82 0,67 1,21 1,33
13,66 11,46 11,27 10,40 16,62 9,66 0,45 0,24 0,24 0,21
H2 42,38 30,15 35,00 22,77 33,55 19,54 0,83 0,68 1,23 1,35
15,37 13,88 12,69 10,87 20,98 7,99 0,46 0,20 0,22 0,24
H3 53,95 38,52 42,61 29,48 51,44 31,85 1,02 0,85 1,27 1,34
19,24 14,12 14,39 12,57 33,01 12,83 0,58 0,25 0,20 0,23
H4 57,16 39,67 43,71 30,93 54,21 34,77 1,02 0,89 1,30 1,31
20,79 15,81 14,01 13,75 33,17 16,35 0,56 0,26 0,20 0,19
235

Mastication et édentement total - C. Lassauzay et coll.
Fig. 3 Exemples d’enregistrements
EMG du muscle
masséter obtenus pendant
la mastication du produit
modèle le plus dur (H4)
pour un sujet denté (haut)
et pour un sujet édenté
(bas). Le sujet édenté
mastique plus longtemps,
en réalisant plus de cycles,
avec une fréquence de
mastication plus faible que
le sujet denté.
236
3
DISCUSSION
Comme les sujets dentés, les sujets
porteurs de prothèse complète sont
capables d’adapter leur mastication à
l’augmentation de la dureté des produits
modèles élastiques en augmentant le
nombre de cycles et la durée de la
séquence. Toutefois, cette augmentation
est plus importante que chez le sujet
denté.
L’augmentation du nombre de cycles et
de la durée de la séquence peut être due
à la nécessité de réaliser un plus grand
nombre de cycles masticatoires pour
incorporer la salive au bol afin de le rendre
déglutissable. En effet, la stéréognosie
étant altérée avec le vieillissement (14),
l’action complexe des joues et de la
langue pour positionner le bol entre les
surfaces triturantes pourrait prendre plus
de temps chez la personne âgée. De
plus, même si la diminution du débit salivaire
n’est pas avérée chez la personne
âgée (2, 11), la production salivaire est
altérée par un grand nombre de médicaments
(30) et certains auteurs ont décrit
une diminution de la concentration en
mucine, actrice de la cohésion du bol
(19, 20). Enfin, chez le sujet porteur de
prothèse complète, une répartition hétérogène
de la salive a également été
décrite (23). L’ensemble de ces facteurs,
diminution de la stéréognosie, modification
de la composition de la salive,
hétérogénéité de sa répartition impliquerait
une augmentation du nombre de
cycles masticatoires afin de former un
bol répondant aux critères requis pour
déclencher la déglutition.
Lorsque la dureté du produit modèle
augmente, l’activité EMG par cycle des
sujets dentés augmente, tandis que l’activité
EMG par cycle des sujets porteurs
de prothèse complète n’augmente pas
de manière significative. Deux hypothèses
peuvent être proposées pour
interpréter cette différence :
• la première hypothèse repose sur une
diminution de la masse des muscles
élévateurs. Le vieillissement induit une
diminution de la force de morsure maximale
(8), une perte de la masse
musculaire (22). Il a été suggéré que chez
les sujets âgés dentés, la proportion des
unités motrices recrutées dans un
muscle donné est plus importante que
chez les sujets jeunes. Ceci signifierait
que les personnes âgées fonctionnent
plus près de leur force maximale de
morsure et donc de leur capacité maximale
(26). Ce phénomène de l’utilisation
d’une plus grande proportion de la masse
musculaire disponible pourrait être majorée
chez les sujets porteurs de prothèse,
du moins si on suppose qu’ils présentent
une perte musculaire accentuée par
rapport à celle observée chez des sujets
dentés du même âge. En résumé, les
muscles du sujet édenté travailleraient
près de leur capacité maximale pendant
la mastication et ne pourraient augmenter
leur activité avec l’augmentation de
dureté.
• la seconde hypothèse repose sur un
Stratégie prothétique juin 2006 • vol 6, n° 3

possible enregistrement parasite des
muscles peauciers et linguaux. Chez les
sujets porteurs de prothèse complète,
les muscles peauciers et linguaux jouent
un rôle important dans le maintien et la
stabilisation des prothèses sur leurs
surfaces d’appui lors de la mastication.
Les prothèses se déplacent sur leur
surface d’appui, aussi bien pendant la
mastication que pendant la déglutition et
la phonation (4, 17, 28). L’absence d’augmentation
de l’activité EMG par cycle
avec l’augmentation de la dureté par
rapport au sujet denté pourrait être due à
l’enregistrement parasite des muscles
peauciers et linguaux qui participent à la
stabilisation de la prothèse sur sa surface
d’appui et pourrait masquer une augmentation
de l’EMG par cycle en fonction de
la dureté. Cette hypothèse pourrait aussi
expliquer le fait que l’activité EMG par
cycle chez le sujet édenté soit plus
importante pour une même dureté que
pour le sujet denté, cette différence
serait alors représentée par l’enregistrement
des muscles paraprothétiques.
Notons, toutefois, qu’une augmentation
similaire de l’activité EMG a été également
observée chez le sujet édenté à
partir des muscles temporaux qui sont
pourtant situés à distance des muscles
faciaux et linguaux impliqués dans la
stabilisation des prothèses.
La fréquence de mastication pour les
produits modèles est plus faible chez les
sujets porteurs de prothèse, des résultats
semblables ont été décrits par Jemt
1981 (10) pendant la mastication de pain
craquant.
• Une première hypothèse est l’allongement
de la durée d’occlusion. Pendant la
mastication, les bases prothétiques sont
séparées de leur surface d’appui. A
chaque fin de cycle, l’occlusion repositionne
les bases sur les surfaces d’appui,
recréant le film salivaire indispensable à
la rétention des prothèses. Kenji et coll.
2002 (12) ont montré que les durées
d’occlusion sont plus grandes (2,6 fois)
pour les sujets édentés que pour les
sujets dentés. Pour Neill et coll. (21),
l’ampleur de la force appliquée lors de la
Stratégie prothétique juin 2006 • vol 6, n° 3
mastication, réduite chez les sujets édentés
appareillés, serait compensée en
partie par un allongement de la durée
d’application de la force. De plus, Müller
et coll. 2002 (18) ont montré que les
bursts des muscles élévateurs étaient
plus longs lorsqu’on déstabilisait les
prothèses que lorsque la rétention était
effective. Cette augmentation de la
durée de l’activité EMG des muscles
élévateurs pourrait également être à l’origine
de l’activité par cycle plus
importante chez les édentés totaux.
• Une deuxième hypothèse serait l’allongement
de la durée de fermeture des
cycles masticatoires (10). Il est possible
que les forces déstabilisantes induites
par le bol alimentaire soient à l’origine de
douleurs au niveau des muqueuses.
Hück et coll. (9) ont montré que le réflexe
i n h i b i t e u r, qui prédomine pendant les
mouvements masticatoires lorsque la
force à appliquer est potentiellement
importante, pourrait représenter un
mécanisme de protection des tissus
muqueux face aux traumatismes de la
mastication.
Le sujet porteur de prothèses complètes
pourrait donc adopter une mastication de
«sûreté» avec un objectif double : stabiliser
les prothèses et éviter la douleur.
GLOSSAIRE
A P PA R E I L M A N D U C AT E U R : n.m.
Ensemble dento-musculo-squelettique
permettant la réalisation des fonctions
orales, dont la manducation. Il est constitué
du système dentaire, du système
neuro-musculaire et du squelette craniofacial.
Ang : manducatory apparatus.
BURST : n.m. Bouffée d’activité électrique
lors de la contraction d’un muscle.
CYCLES DE MASTICAT I O N : n.m.
Mouvements mandibulaires cycliques
produits pendant la mastication d’alim
e n t s . Les cycles de mastication,
Recherche
variables en fonction des aliments mastiqués
ou des perturbations occlusales,
peuvent être enregistrés dans le cadre de
l’évaluation fonctionnelle de l’appareil
manducateur. Ang : mastication cycle.
ELECTROMYOGRAPHIE : n.f. Technique
d’enregistrement de l’activité électrique
des muscles et des nerfs.
PROTHÈSE AMOVIBLE COMPLÈTE :
n.f. Prothèse à appui fibromuqueux
restaurant un édentement total. Ang :
complete denture.
237

Mastication et édentement total - C. Lassauzay et coll.
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238
CONCLUSION
L’étude de la mastication de sujets édentés
a montré que, comme les sujets
dentés, ils étaient capables d’adapter leur
mastication à l’augmentation de dureté
des produits modèles. Pour cela, les
sujets édentés réalisaient plus de cycles
et mastiquaient plus longtemps.
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Toutefois, contrairement aux sujets
dentés du même âge, les sujets édentés
ne pouvaient pas augmenter leur activité
EMG par cycle quand la dureté du produit
augmentait. De plus, la fréquence de
mastication des sujets édentés était plus
faible que celle des sujets dentés.
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Adresse des auteurs :
Claire LASSAUZAY, Jean-Luc VEYRUNE Sous-section Prothèse EA 3847 UFR Odontologie de Clermont-Ferrand
Service d’Odontologie, CHU de Clermont-Ferrand
Emmanuel NICOLAS EA 3847 UFR Odontologie de Clermont-Ferrand, Service d’Odontologie,
CHU de Clermont-Ferrand
Marie-Agnès PEYRON, Chargée de Recherche Unité UNH, INRA Clermont-Ferrand - Theix
Alain WODA et Martine HENNEQUIN Sous-section Odontologie Conservatrice EA 3847 UFR Odontologie de
Clermont-Ferrand, Service d’Odontologie, CHU de Clermont-Ferrand
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