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Sur la route et plus loin<br />
La publication de l’édition dite du « rouleau original » du roman<br />
Sur la route, de Jack Kerouac, n’est pas du tout le fruit d’un caprice<br />
d’éditeur prêt à presser le citron d’un ouvrage mythique. C’est en<br />
fait une initiative des plus pertinentes et qui, comble du bonheur,<br />
s’accompagne d’un intéressant succès en librairie.<br />
Par<br />
Christian Girard, de la librairie Pantoute<br />
Pour ce qui est de sa pertinence plus de cinquante ans après la parution de la version<br />
« officielle », cette nouvelle édition vaut amplement le détour, non seulement pour le roman<br />
lui-même, mais aussi pour les textes qui le présentent. Ces derniers, en réta blissant les<br />
faits et en apportant de précieuses nuances, permettent de lever le voile sur les dessous<br />
des mythes qui auréolent cette œuvre depuis si longtemps. Cela n’a rien pour gâcher le<br />
plaisir certain qu’on éprouve à apprécier cette œuvre, qu’on redécouvre comme animée<br />
d’une nouvelle fraîcheur.<br />
<strong>Le</strong> rouleau, quel rouleau?<br />
En 1951, Kerouac aurait tapé à la machine, en quelques semaines, sur un rouleau de papier<br />
bricolé par lui-même, ce récit qui raconte, grosso modo, son trépidant mais plus souvent<br />
qu’autrement décevant va-et-vient sur les routes de l’Amérique de l’après-guerre en<br />
compagnie d’une bande d’allumés. Ensemble, ils cherchaient par tous les moyens à laisser<br />
libre cours à une irrésistible fureur de vivre en opposition radicale avec l’American Way of<br />
Life de leur époque. <strong>Le</strong> tout écrit dans le seul élan d’une envolée fiévreuse sur les ailes<br />
d’une inspiration foudroyante, de quelques substances illicites et le contagieux swing du<br />
jazz be-bop. Et c’est avec cet improbable parchemin que Kerouac s’est présenté chez son<br />
éditeur, lui déroulant fièrement et fébrilement la chose sous le nez et s’opposant à tout<br />
refus de sa part, sous prétexte qu’il lui avait été inspiré par le Saint-Esprit lui-même.<br />
Il se serait toutefois, au grand regret de certains de ses amis, plié aux exigences de son<br />
éditeur, qui ne voyait pas ce qu’il pouvait faire de bon avec un tel objet. En plus du détail<br />
de certaines scènes, jugées beaucoup trop osées pour l’Amérique conformiste de cette<br />
époque ainsi que des appréhensions judiciaires liées à l’utilisation des noms véritables des<br />
différents protagonistes et personnages secondaires, il y avait le problème de la forme. Ce<br />
roman écrit d’un seul trait devait être découpé en chapitres pour qu’on le juge apte à la<br />
publication. À partir de ces exigences, Jack Kerouac aurait donc pendant six ans, soit de<br />
1951 à 1957, retravaillé son texte dans le seul but de le rendre publiable. Bien que tout<br />
cela soit, d’une certaine manière, tout à fait véridique, la réalité est beaucoup plus nuancée.<br />
C’est du moins ce que mettent en lumière les textes en ouverture de la nouvelle édition,<br />
estompant cette représentation dichotomique d’un vrai On the Road demeuré secret et<br />
d’une version censurée, tronquée, de ce dernier.<br />
En effet, il serait fautif et tout à fait simpliste de voir les choses de cette façon. En<br />
réalité, Kerouac travaillait sur ce sujet depuis déjà quelque temps, le tripatouillant de toutes<br />
les manières possibles et lui donnant plusieurs formes, plus ou moins abouties, selon les<br />
cas. <strong>Le</strong> fameux rouleau n’aurait donc été qu’une mouture parmi quelques autres. Et,<br />
toujours dans cette perspective évolutive de l’écriture de Sur la route, ramené à une certaine<br />
raison par son éditeur, Kerouac aurait consenti sans trop de résistance à remanier son<br />
texte, trouvant même justifiées certaines considérations reliées à sa qualité. Voilà des<br />
révélations qui permettraient de retirer quelques onces de sacré à un mythe pour le<br />
renvoyer, tête baissée, dans les rangs surpeuplés des anecdotes littéraires. Sauf que, d’un<br />
ARTICLE<br />
littérature étrangère<br />
certain point de vue, l’édition du « rouleau original » demeure, et de loin, supérieure à<br />
l’officielle en nous ramenant à la période la plus intéressante de l’œuvre de Kerouac.<br />
Sur la route, dans cette mouture dite du « rouleau original » toute d’un trait, nous ramène<br />
à ce concept d’une forme d’écriture définie comme étant une « prose spontanée », idée si<br />
chère à un Jack Kerouac encore anonyme aux yeux du grand public. Ce Kerouac<br />
d’avant 1957, intrépide explorateur de l’écriture, accouchant d’œuvres audacieuses et des<br />
plus surprenantes telles que Visions de Cody et Docteur Sax, c’est celui-là même qu’on<br />
retrouve dans le déroulement du rouleau original.<br />
Esquisses et mise en bouche<br />
Dans la foulée de cette nouvelle publication, l’éditeur La Table Ronde en profitait pour<br />
publier un inédit de Kerouac en français, <strong>Le</strong> livre des esquisses 1952-1954. Il s’agit d’une<br />
sorte de recueil d’instantanés en mots esquissés par Kerouac sur les routes de l’écriture<br />
et de la vaste Amérique. Littéralement composé de saynètes écrites par Kerouac, ce recueil<br />
restitue d’une manière très vivante l’essentiel de l’univers de ce dernier. Cela donne, entre<br />
autres, un portrait palpable de l’Amérique de cette époque, une poésie incandescente et<br />
pleine de rythme animée par la soif de tout saisir, de tout raconter, de tout évoquer par le<br />
truchement des mots. L’ensemble donne un très bon livre, tout écrit en vers libres et rempli<br />
d’images vives, parfois furtives, souvent très fortes et duquel se détache nettement<br />
l’extrême acuité qui guidait l’écriture de Kerouac.<br />
Et comme une mise en bouche avant la publication du « rouleau original », on a vu paraître,<br />
quelques mois auparavant, un énième essai sur Kerouac intitulé Kerouac : l’écriture comme<br />
errance, publié chez Hurtubise. Signé par un spécialiste de la littérature québécoise, le<br />
regretté Clément Moisan, cet essai se démarque parce qu’il met en lumière la richesse de<br />
l’écriture du pape de la Beat Generation. L’ouvrage offre des pistes de lecture des plus<br />
pertinentes et couvre l’ensemble de l’œuvre de Jack Kerouac. Avec une approche<br />
rigoureuse, Moisan met en perspective les écrits de Kerouac avec son temps, allant jusqu’à<br />
établir des liens très intéressants entre ceux-ci et les œuvres du maître de l’action painting,<br />
Jackson Pollock, et Charlie Parker, le saxophoniste virtuose de be-bop. Allant au-delà de<br />
l’anecdote, l’essayiste aborde la dimension avant-gardiste de l’écriture de Kerouac et le<br />
cheminement spirituel évoluant au fil de son œuvre.<br />
Nous sommes donc finalement conviés à découvrir deux publications qui soulignent toute<br />
l’ampleur du labeur à la base de l’écriture de Kerouac et les qualités authenti quement<br />
littéraires qui la définissent. Armés de ces ouvrages, il ne reste plus qu’à prendre la route,<br />
une fois de plus, bien installé sur le siège du passager, avec en main le « vrai de vrai »<br />
classique de Kerouac!<br />
SUR LA ROUTE.<br />
LE ROULEAU<br />
ORIGINAL<br />
Jack Kerouac<br />
Gallimard<br />
508 p. | 39,95$<br />
LE LIVRE DES<br />
ESQUISSES<br />
1952-1954<br />
Jack Kerouac<br />
La Table Ronde<br />
382 p. | 39,95$<br />
KEROUAC :<br />
L’ÉCRITURE<br />
COMME ERRANCE<br />
Clément Moisan<br />
Hurtubise<br />
160 p. | 19,95$<br />
LE LIBRAIRE • FÉVRIER - MARS 2011 • 21