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Numéro 63 - Le libraire

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Gil Courtemanche<br />

est journaliste,<br />

réalisateur et<br />

écrivain. Son premier<br />

roman, Un dimanche<br />

à la piscine à Kigali,<br />

l’a propulsé sur la<br />

scène littéraire<br />

québécoise.<br />

S UR LA ROUTE<br />

Il y a de ces livres qui paralysent l’écrivain en moi, qui me suggèrent de cesser d’écrire,<br />

tellement ils tiennent du génie. Heureusement, ces livres d’exception sont rares et<br />

suffisamment espacés dans le temps pour que je me remette à écrire, mais, avouonsle,<br />

un peu plus humblement. Deux chefs-d’œuvre dans une même saison, c’est trop<br />

pour l’écrivain, mais c’est pur bonheur et délice pour le lecteur que je suis. <strong>Le</strong>s grands<br />

écrivains réussissent à créer des univers qui vivent comme des organismes complexes,<br />

des mondes dans lesquels, tout, même le plus petit détail, enrichit la compréhension.<br />

Gabriel García Márquez crée ces jungles vivantes dans lesquelles le lecteur erre au<br />

gré du narrateur. Ou encore, d’autres écrivains découpent, creusent, triturent,<br />

dissèquent un personnage qui devient plus vrai que la vie. Meursault, de Camus, est<br />

l’un de ces personnages.<br />

Une merveille couleur de boue<br />

Dans Purge, Sofi Oksanen, jeune romancière finlandaise, réussit<br />

magistralement les deux, l’univers et le personnage. Si la jungle de<br />

Márquez est bariolée et luminescente, celle d’Oksanen est brune,<br />

grise, marron, couleur de boue, tachée de déjections animales,<br />

nourrie de décoctions de betteraves ou de pommes de terre vieilles<br />

de deux ans. C’est l’Estonie, occupée par l’Allemagne puis « libérée »<br />

par les Soviétiques. Brave petit pays transformé en kolkhoze<br />

honteux, femmes solides et hommes fiers que la Révolution rouge<br />

lamine et désarticule jusqu’à leur faire croire qu’ils n’ont plus d’âme.<br />

C’est un monde où la trahison et la délation sont des formes<br />

de survie et dans lequel ceux qui s’en sortent traînent toute leur<br />

vie leurs plaies comme un surpoids trop lourd pour leur squelette fatigué.<br />

Côtoyer la perfection<br />

PURGE<br />

Sofi Oksanen<br />

Stock<br />

400 p. | 34,95$<br />

Et c’est dans ce monde glauque — que piétinent des bottes de cuir boueuses et que<br />

parcourent des voitures noires au rideau baissé en direction de la Sibérie — que vit<br />

Aliide, jeune fermière amoureuse de Hans, nationaliste rebelle, qui mariera Ingel, sa<br />

sœur si belle et si joyeuse. Cet amour est démesuré, plus intense que la passion, plus<br />

dangereux que l’adoration, un amour qui justifie toutes les trahisons et l’acceptation<br />

calme et réfléchie des pires abjections, y compris de « puer le Russe ». Tout cela est à<br />

tout jamais enfoui et Aliide attend calmement de mourir avec cette obésité de<br />

souvenirs… jusqu’à ce qu’apparaisse dans son jardin Zara, en 1992, dans l’Estonie libérée.<br />

Sofi Oksanen n’a que 33 ans et ce qui étonne le plus dans cette œuvre exceptionnelle,<br />

c’est sa maturité, autant dans l’écriture et la construction habile que dans sa capacité à<br />

décrire tous les méandres de la vie. Oui, un chef-d’œuvre.<br />

Un bijou en béton<br />

« Votre mission sera de faire d’un pont le héros de votre roman ». Mission impossible?<br />

Non, pas pour cette magicienne des mots et de l’imaginaire qu’est Maylis de Kerangal.<br />

Car dans Naissance d’un pont, c’est bien un pont fou et suspendu qui est le héros, le<br />

personnage qui arrange et désorganise les vies et les cœurs, qui réinvente la ville, suscite<br />

NAISSANCE<br />

D’UN PONT<br />

Maylis de Kerangal<br />

Verticales-Phase deux<br />

316 p. | 29,95$<br />

LA CHRONIQUE DE GIL COURTEMANCHE<br />

littérature étrangère<br />

les craintes des Indiens, fait peur aux vols migratoires, bouscule<br />

pouvoirs et classes sociales comme un être de chair et de sang.<br />

Nous sommes à Coca, ville mythique d’une mythique Californie :<br />

« Une multitude s’avance vers Coca, tandis qu’une multitude<br />

l’escorte. » Tout cela parce que le Boa, une sorte de maire à la Jean<br />

Drapeau, inspiré par un voyage à Dubaï, décide de transformer sa<br />

ville frontière et paresseuse en métropole mondiale. Dans<br />

cette « multitude », mille et un paumés, virés de GM à Détroit,<br />

itinérants de carrière, mouches et moucherons attirés par le<br />

miel de l’argent. Pour les encadrer, l’aristocratie des grands<br />

travaux, bâtisseurs des nouveaux empires de l’acier et du<br />

béton. Georges Diderot qui ressent « un frémissement de joie<br />

et de terreur » à la seule pensée d’un grand ouvrage, tout<br />

comme le ressentit le concepteur des pyramides; Summer<br />

Diamantis, pour qui la fabrication du béton se compare à l’élaboration subtile d’un<br />

parfum ou d’un composé chimique fragile; Sanche, qui « habita la Terre comme tout le<br />

monde » et qui organise le ballet ouvrier dans sa cabine de grutier, dieu mécanique du<br />

chantier. Jeune, il voulait devenir chef d’orchestre ou architecte. Il ne regrette rien. Objets,<br />

ville, paysages, grues, barges vibrent, parlent, vivent, désespèrent au gré de la baguette<br />

magique et étincelante de l’écrivaine Maylis de Kerangal. Feu d’artifice, explosion, bijou<br />

finement ciselé, un style unique, exceptionnel qui jette par terre tellement l’inventivité<br />

et l’originalité emportent. Oui, un chef-d’œuvre.<br />

Autres plaisirs<br />

En me promenant dans les rues d’Édimbourg avec mon éditeur, j’ai eu l’impression que<br />

cette ville a été pensée par un amateur de polars. Je contemplais les façades de pierre<br />

grise, les maisons secrètes, les venelles dissimulées et sombres, les pavés luisants.<br />

Il m’avait amené à l’Oxford Bar, débit d’alcool favori de l’inspecteur Rebus et de son<br />

créateur Ian Rankin. Ni l’un ni l’autre n’était présent, mais Rebus serait apparu, un verre<br />

de whisky à la main et une cigarette à la bouche, que je n’aurais pas été surpris. Dans<br />

Exit Music, Rebus ne peut plus fumer à l’Oxford Bar, il doit fumer sur le trottoir gelé, ce<br />

qui le rend encore plus grognon, lui qui l’était déjà bien assez. Il<br />

enquête sur une mort violente en apparence inexplicable, celle d’un<br />

poète russe contestataire. Si les histoires de Rankin sont toujours bien<br />

ancrées dans sa ville, elles s’inspirent aussi du temps présent. Donc<br />

ici, mafia, banquiers russes sans scrupules et homologues écossais<br />

de la même espèce.<br />

EXIT MUSIC<br />

Ian Rankin<br />

Du Masque<br />

446 p. | 32,95$<br />

Finalement, je ne voudrais pas oublier l’écriture pure, limpide<br />

de Jean Echenoz qui, avec Des éclairs, nous propose une<br />

troisième biographie romancée ou imaginée ou inventée,<br />

celle de l’ingénieur Nicola Tesla, inventeur du courant<br />

alternatif. Un ravissement.<br />

LE LIBRAIRE • FÉVRIER - MARS 2011 • 27

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