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Gil Courtemanche<br />
est journaliste,<br />
réalisateur et<br />
écrivain. Son premier<br />
roman, Un dimanche<br />
à la piscine à Kigali,<br />
l’a propulsé sur la<br />
scène littéraire<br />
québécoise.<br />
S UR LA ROUTE<br />
Il y a de ces livres qui paralysent l’écrivain en moi, qui me suggèrent de cesser d’écrire,<br />
tellement ils tiennent du génie. Heureusement, ces livres d’exception sont rares et<br />
suffisamment espacés dans le temps pour que je me remette à écrire, mais, avouonsle,<br />
un peu plus humblement. Deux chefs-d’œuvre dans une même saison, c’est trop<br />
pour l’écrivain, mais c’est pur bonheur et délice pour le lecteur que je suis. <strong>Le</strong>s grands<br />
écrivains réussissent à créer des univers qui vivent comme des organismes complexes,<br />
des mondes dans lesquels, tout, même le plus petit détail, enrichit la compréhension.<br />
Gabriel García Márquez crée ces jungles vivantes dans lesquelles le lecteur erre au<br />
gré du narrateur. Ou encore, d’autres écrivains découpent, creusent, triturent,<br />
dissèquent un personnage qui devient plus vrai que la vie. Meursault, de Camus, est<br />
l’un de ces personnages.<br />
Une merveille couleur de boue<br />
Dans Purge, Sofi Oksanen, jeune romancière finlandaise, réussit<br />
magistralement les deux, l’univers et le personnage. Si la jungle de<br />
Márquez est bariolée et luminescente, celle d’Oksanen est brune,<br />
grise, marron, couleur de boue, tachée de déjections animales,<br />
nourrie de décoctions de betteraves ou de pommes de terre vieilles<br />
de deux ans. C’est l’Estonie, occupée par l’Allemagne puis « libérée »<br />
par les Soviétiques. Brave petit pays transformé en kolkhoze<br />
honteux, femmes solides et hommes fiers que la Révolution rouge<br />
lamine et désarticule jusqu’à leur faire croire qu’ils n’ont plus d’âme.<br />
C’est un monde où la trahison et la délation sont des formes<br />
de survie et dans lequel ceux qui s’en sortent traînent toute leur<br />
vie leurs plaies comme un surpoids trop lourd pour leur squelette fatigué.<br />
Côtoyer la perfection<br />
PURGE<br />
Sofi Oksanen<br />
Stock<br />
400 p. | 34,95$<br />
Et c’est dans ce monde glauque — que piétinent des bottes de cuir boueuses et que<br />
parcourent des voitures noires au rideau baissé en direction de la Sibérie — que vit<br />
Aliide, jeune fermière amoureuse de Hans, nationaliste rebelle, qui mariera Ingel, sa<br />
sœur si belle et si joyeuse. Cet amour est démesuré, plus intense que la passion, plus<br />
dangereux que l’adoration, un amour qui justifie toutes les trahisons et l’acceptation<br />
calme et réfléchie des pires abjections, y compris de « puer le Russe ». Tout cela est à<br />
tout jamais enfoui et Aliide attend calmement de mourir avec cette obésité de<br />
souvenirs… jusqu’à ce qu’apparaisse dans son jardin Zara, en 1992, dans l’Estonie libérée.<br />
Sofi Oksanen n’a que 33 ans et ce qui étonne le plus dans cette œuvre exceptionnelle,<br />
c’est sa maturité, autant dans l’écriture et la construction habile que dans sa capacité à<br />
décrire tous les méandres de la vie. Oui, un chef-d’œuvre.<br />
Un bijou en béton<br />
« Votre mission sera de faire d’un pont le héros de votre roman ». Mission impossible?<br />
Non, pas pour cette magicienne des mots et de l’imaginaire qu’est Maylis de Kerangal.<br />
Car dans Naissance d’un pont, c’est bien un pont fou et suspendu qui est le héros, le<br />
personnage qui arrange et désorganise les vies et les cœurs, qui réinvente la ville, suscite<br />
NAISSANCE<br />
D’UN PONT<br />
Maylis de Kerangal<br />
Verticales-Phase deux<br />
316 p. | 29,95$<br />
LA CHRONIQUE DE GIL COURTEMANCHE<br />
littérature étrangère<br />
les craintes des Indiens, fait peur aux vols migratoires, bouscule<br />
pouvoirs et classes sociales comme un être de chair et de sang.<br />
Nous sommes à Coca, ville mythique d’une mythique Californie :<br />
« Une multitude s’avance vers Coca, tandis qu’une multitude<br />
l’escorte. » Tout cela parce que le Boa, une sorte de maire à la Jean<br />
Drapeau, inspiré par un voyage à Dubaï, décide de transformer sa<br />
ville frontière et paresseuse en métropole mondiale. Dans<br />
cette « multitude », mille et un paumés, virés de GM à Détroit,<br />
itinérants de carrière, mouches et moucherons attirés par le<br />
miel de l’argent. Pour les encadrer, l’aristocratie des grands<br />
travaux, bâtisseurs des nouveaux empires de l’acier et du<br />
béton. Georges Diderot qui ressent « un frémissement de joie<br />
et de terreur » à la seule pensée d’un grand ouvrage, tout<br />
comme le ressentit le concepteur des pyramides; Summer<br />
Diamantis, pour qui la fabrication du béton se compare à l’élaboration subtile d’un<br />
parfum ou d’un composé chimique fragile; Sanche, qui « habita la Terre comme tout le<br />
monde » et qui organise le ballet ouvrier dans sa cabine de grutier, dieu mécanique du<br />
chantier. Jeune, il voulait devenir chef d’orchestre ou architecte. Il ne regrette rien. Objets,<br />
ville, paysages, grues, barges vibrent, parlent, vivent, désespèrent au gré de la baguette<br />
magique et étincelante de l’écrivaine Maylis de Kerangal. Feu d’artifice, explosion, bijou<br />
finement ciselé, un style unique, exceptionnel qui jette par terre tellement l’inventivité<br />
et l’originalité emportent. Oui, un chef-d’œuvre.<br />
Autres plaisirs<br />
En me promenant dans les rues d’Édimbourg avec mon éditeur, j’ai eu l’impression que<br />
cette ville a été pensée par un amateur de polars. Je contemplais les façades de pierre<br />
grise, les maisons secrètes, les venelles dissimulées et sombres, les pavés luisants.<br />
Il m’avait amené à l’Oxford Bar, débit d’alcool favori de l’inspecteur Rebus et de son<br />
créateur Ian Rankin. Ni l’un ni l’autre n’était présent, mais Rebus serait apparu, un verre<br />
de whisky à la main et une cigarette à la bouche, que je n’aurais pas été surpris. Dans<br />
Exit Music, Rebus ne peut plus fumer à l’Oxford Bar, il doit fumer sur le trottoir gelé, ce<br />
qui le rend encore plus grognon, lui qui l’était déjà bien assez. Il<br />
enquête sur une mort violente en apparence inexplicable, celle d’un<br />
poète russe contestataire. Si les histoires de Rankin sont toujours bien<br />
ancrées dans sa ville, elles s’inspirent aussi du temps présent. Donc<br />
ici, mafia, banquiers russes sans scrupules et homologues écossais<br />
de la même espèce.<br />
EXIT MUSIC<br />
Ian Rankin<br />
Du Masque<br />
446 p. | 32,95$<br />
Finalement, je ne voudrais pas oublier l’écriture pure, limpide<br />
de Jean Echenoz qui, avec Des éclairs, nous propose une<br />
troisième biographie romancée ou imaginée ou inventée,<br />
celle de l’ingénieur Nicola Tesla, inventeur du courant<br />
alternatif. Un ravissement.<br />
LE LIBRAIRE • FÉVRIER - MARS 2011 • 27