13.07.2013 Views

Télécharger le PDF - Longueur d'Ondes

Télécharger le PDF - Longueur d'Ondes

Télécharger le PDF - Longueur d'Ondes

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Ça gave<br />

Coup de bou<strong>le</strong><br />

Les feux de l’amour<br />

près de chez moi, il y a deux feux de circulation.<br />

Dans <strong>le</strong> village à-côté, pour être exact. Oh, je<br />

vois déjà <strong>le</strong>s urbains commencer à glousser<br />

sous cape de cet air de supériorité amusée qui caractérise<br />

l’habitant de la vil<strong>le</strong> pour qui la campagne<br />

n’est qu’une zone où seu<strong>le</strong>s peuvent vivre des<br />

pou<strong>le</strong>s alors que lui, nob<strong>le</strong>ment drapé dans ses gaz<br />

d’échappement, il habite <strong>le</strong>urs cages. Certes, amis<br />

de la vil<strong>le</strong>, nous n’avons que deux feux, mais <strong>le</strong>ur<br />

unicité solitaire qui <strong>le</strong>s voit se dresser tel des sémaphores<br />

salvateurs guidant <strong>le</strong> morutier de retour<br />

d’une campagne farouche contre <strong>le</strong>s éléments déchainés<br />

et <strong>le</strong> poisson qui mord pas, <strong>le</strong>ur originalité<br />

singulière nous <strong>le</strong>s rend indispensab<strong>le</strong>s : toute indication<br />

de distance et de direction se base sur cet<br />

étrange lumignon tricolore qui est un peu notre pô<strong>le</strong><br />

magnétique à nous, gens habitués aux éléments<br />

naturels comme <strong>le</strong>s panneaux indicateurs et <strong>le</strong>s<br />

bornes de randonnée du conseil général. Exemp<strong>le</strong> :<br />

“Pour venir chez <strong>le</strong> Louis, tu prends à droite au feu<br />

et c’est à cent mètres.” Généra<strong>le</strong>ment, on prend à<br />

droite au feu. À gauche, tu tombes dans <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve, il<br />

n’y a que quelques Parisiens et quelques retardés<br />

mentaux locaux (communément appelés chez nous<br />

“Parisiens”) qui croient encore qu’on peut s’engager<br />

sur une voirie non signalée par un panneau sans y<br />

risquer sa vie. Nous, on sait, alors on prend à droite.<br />

Ou tout droit, mais c’est une autre affaire et je vous<br />

prierai de ne pas venir me demander votre chemin,<br />

je n’ai pas une vocation d’indicateur. Bref, ces feux<br />

de circulation arborant fièrement <strong>le</strong>urs trois cou<strong>le</strong>urs<br />

et <strong>le</strong>ur sens indéfinissab<strong>le</strong> de l’urbanité au milieu<br />

des champs sont unanimement reconnus dans<br />

<strong>le</strong>ur singularité intrinsèque qui nous <strong>le</strong>s fait nommer,<br />

avec ce sens inné de la métaphore foudroyante<br />

qui est la marque de nos campagnes : “<strong>le</strong>s feux”.<br />

Toute l’année, à l’heure où <strong>le</strong>s salariés en sursis de<br />

licenciement abusif qui rentrent chez eux brouter<br />

<strong>le</strong>ur dîner et <strong>le</strong>ur conjoint (dans cet ordre, sinon<br />

ça donne un goût) s’enfi<strong>le</strong>nt à la queue <strong>le</strong>u-<strong>le</strong>u <strong>le</strong><br />

long des routes au même titre que <strong>le</strong>s adhérents du<br />

club échangiste La joyeuse bou<strong>le</strong> à l’heure de la<br />

54 LONGUEUR D’ONDES N°68<br />

débauche, <strong>le</strong>s feux règ<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>ur destin voiturier avec<br />

une équanimité imperturbab<strong>le</strong>, sans se soucier des<br />

fureurs klaxonnières de ceux qui déplorent à cet<br />

instant-là que H5N1 n’ait pas fait un peu mieux son<br />

boulot, ça ferait plus de place sur <strong>le</strong>s routes et dans<br />

<strong>le</strong>s habituées des backrooms.<br />

Sauf que… sauf que, face à l’usure inévitab<strong>le</strong> qui est<br />

<strong>le</strong> sort commun de tout ce qui est humain et des<br />

prothèses de hanche de Johnny, nos pauvres feux,<br />

épuisés de tant de stoïcisme voiturier, marmoréens<br />

témoins du génie technologique français qui ne se<br />

trompe jamais lorsqu’il s’agit de changer de cou<strong>le</strong>ur<br />

à interval<strong>le</strong> régulier (généra<strong>le</strong>ment au moment<br />

des é<strong>le</strong>ctions), ces pauvres feux disais-je avant de<br />

digresser parce que ça glisse mieux comme ça,<br />

tombent régulièrement en panne. Et l’on voit alors<br />

<strong>le</strong> cadre austère se fendre d’un geste aimab<strong>le</strong> pour<br />

laisser passer la ménagère fourbue par <strong>le</strong>s assauts<br />

du temps et de son mari, <strong>le</strong> délégué syndical en<br />

pause du même nom accorder courtoisement la<br />

priorité au DRH perdu dans ses rêves de plan social,<br />

<strong>le</strong> jeune névropathe traditionaliste attendre qu’ait<br />

fini de traverser l’ancien soixante-huitard perclus<br />

de rhumatismes avant de redémarrer en <strong>le</strong> gratifiant<br />

d’un “Sieg heil” primesautier. Car oui, lorsque<br />

cesse la rég<strong>le</strong>mentation tatillonne et obtuse où chacun<br />

se sent investi du droit de se transformer en<br />

petit kapo vérificateur de la régularité des actions<br />

des autres et de sa bonne avancée lorsque ça passe<br />

au vert, <strong>le</strong> consommateur régulé à la baguette<br />

redevient un être humain et prend en main sa<br />

destinée automobi<strong>le</strong>, réglant de son propre chef la<br />

circulation automobi<strong>le</strong> qui devient alors aussi fluide<br />

que la farine sans grumeaux, autre preuve du génie<br />

technologique national. C’est alors un monde merveil<strong>le</strong>ux<br />

qui naît au carrefour ainsi libéré de ses<br />

inoxydab<strong>le</strong>s obligations léga<strong>le</strong>s, une sorte de communauté<br />

intemporel<strong>le</strong> réunissant <strong>le</strong>s contraires<br />

dans une vaste embrassade tel<strong>le</strong>ment pétrie de bon<br />

sentiments qu’on croirait un remake hollywoodien<br />

d’un film de Coline Serreau.<br />

par Jean Luc Eluard<br />

Saut que… sauf que ça ne dure jamais longtemps :<br />

touché au plus profond de sa fierté d’édi<strong>le</strong> cherchant<br />

dans l’action indifférenciée la justification de<br />

son absence des perspectives intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s, portant<br />

beau malgré l’approche de la sénilité é<strong>le</strong>ctora<strong>le</strong>,<br />

<strong>le</strong> maire de la commune d’à-côté, cel<strong>le</strong>-là même qui<br />

s’enorgueillit des deux seuls feux de circulation<br />

dans un rayon de vingt kilomètres, prend son courage<br />

à deux mains et son téléphone dans l’autre et<br />

appel<strong>le</strong> aussitôt <strong>le</strong>s services de la voirie pour que<br />

cesse sur l’heure cette gabegie autogestionnaire qui<br />

fait fondre <strong>le</strong>s embouteillages des heures de pointe<br />

et subséquemment, fait perdre son statut de nœud<br />

routier à sa commune qui ne garde plus que lui<br />

comme tête de nœud. Car aussi sûrement que <strong>le</strong> socialiste<br />

se sentirait perdu sans l’illusion d’être de<br />

gauche et que la féministe se sent prise au dépourvue<br />

si el<strong>le</strong> ne peut plus montrer ses nibards aux derniers<br />

intégristes qui refusent encore <strong>le</strong> port du<br />

monokini sur <strong>le</strong>s plages aoûtiennes, l’élu se sent<br />

inuti<strong>le</strong> lorsqu’il constate que l’on se débrouil<strong>le</strong><br />

mieux sans lui. Pauvre potiche républicaine réduite<br />

à faire de la figuration par la force des choses et <strong>le</strong><br />

rachat de la république par <strong>le</strong> CAC40, l’élu du peup<strong>le</strong><br />

s’accroche, tel un mollusque à son rocher ou Julien<br />

Courbet à l’artisan coupab<strong>le</strong> de malfaçons sur une<br />

véranda, à ses dernières prérogatives qui consistent<br />

pour l’essentiel à compliquer des situations que ses<br />

concitoyens pourraient rég<strong>le</strong>r par eux-mêmes. C’est<br />

la loi moderne de l’emmerdement maximum : toute<br />

personne investie d’un pouvoir, aussi insignifiant<br />

soit-il, s’oblige à en user quand bien même cela ne<br />

sert à rien.<br />

i<br />

C. MANUSSET

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!