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Palabres 14 - Association des Revues Plurielles

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Images & Mémoires<br />

LA LÉGENDE<br />

D’ANDRÉ GRENARD<br />

MATSOUA<br />

*Écrivain Congolais, auteur<br />

de Le Messianisme<br />

Congolais, Payot, Paris<br />

1972, Deuxième partie, Le<br />

Matsouanisme, pp. 151-<br />

336 et de André Matsoua<br />

Fondateur du Mouvement<br />

de libération du Congo,<br />

Paris, Abc, 1978, 94 pp.<br />

Source : Journal<br />

L’humanitaire,<br />

Brazzaville - Congo.<br />

Matsoua à Paris. C’est<br />

dans la capitale, creuset<br />

<strong>des</strong> idées révolutionnaires,<br />

que la personnalité d’André<br />

Matsoua qui joint désormais Grenard<br />

à son nom, va s’affirmer et<br />

trouver en quelques mois, définitivement,<br />

sa vie. Travailleur infatigable,<br />

il assume dans un premier<br />

temps un emploi de comptable à<br />

l’hôpital Laennec et suit assidûment<br />

les cours du soir à l’intention<br />

<strong>des</strong> habitants indigènes <strong>des</strong> colonies.<br />

Puis il fait la connaissance<br />

d’autres émigrés de race noire,<br />

pour la plupart <strong>des</strong> intellectuels.<br />

Au cours de discussions enflammées,<br />

ceux-ci lui donnent une idée<br />

assez précise <strong>des</strong> problèmes que<br />

subissent toutes les colonies africaines.<br />

C’est par eux qu’il est introduit<br />

dans <strong>des</strong> cercles libéraux<br />

Martial Sinda *<br />

parisiens où chuchotent les idées<br />

nouvelles contre les iniquités et<br />

les brima<strong>des</strong> de la colonisation.<br />

On y parle d’André Gide et de son<br />

voyage au Congo, de Léo Frobenius<br />

et de son Histoire de la civilisation<br />

africaine, de Noir René Maran,<br />

l’auteur du célèbre Batouala,<br />

paru en 1921 ; là, il rencontre l’antillais<br />

Jules Alcandre, directeur du<br />

journal Europe-Colonies avec lequel<br />

il se lie d’amitié. C’est dans<br />

un de ces salons qu’on lui raconte<br />

l’histoire du Dahoméen Kodjo Tavalou<br />

Houenou qui l’émeut particulièrement.<br />

De retour du front en<br />

1918, ce jeune Africain avait vécu<br />

une expérience amère quand, dans<br />

Paris en liesse, il avait été chassé<br />

d’un cabaret de Montmartre à cause<br />

de la couleur de sa peau, et en<br />

1924, avait créé la Ligue universelle<br />

de défense de la race noire. Les<br />

40<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003


autorités françaises s’étaient inquiétées<br />

de ce nationalisme noir.<br />

En 1924, il vient d’être arrêté. Kodjo<br />

mourra à la prison centrale de<br />

Dakar. Pour André Matsoua, le<br />

temps est venu de passer à l’action.<br />

Œuvrer à l’émancipation politique,<br />

économique et sociale de<br />

ses compatriotes devient désormais<br />

son seul souci. Tout d’abord,<br />

il sollicite <strong>des</strong> autorités la citoyenneté<br />

française dans le but de pouvoir<br />

agir et parler d’égal à égal<br />

avec les blancs qui dirigent son<br />

pays. Parallèlement, il prend<br />

contact avec tous les émigrés de<br />

l’Afrique équatoriale et même ceux<br />

du Congo belge, dont il peut se<br />

procurer les coordonnées. Les uns<br />

sont plantons, ouvriers, les autres<br />

domestiques. Un rendez-vous est<br />

fixé dans un café du premier arrondissement.<br />

Arrivé le premier, Matsoua attend<br />

fébrilement en prenant un<br />

verre à la terrasse. Combien seront-ils<br />

à venir ? se demande-t-il.<br />

De sa place, il peut aisément les<br />

voir arriver. Peu après, en effet, au<br />

bout du trottoir, <strong>des</strong> silhouettes<br />

sombres se <strong>des</strong>sinent. Certaines<br />

lui sont déjà connues, comme<br />

celles de Pierre Kinzonzi et de Lucien<br />

Tchicaya. Heureux de se revoir,<br />

ils se congratulent tandis que<br />

les nouveaux apparaissent un à<br />

un. Les présentations ne prennent<br />

pas moins d’une heure. Quand<br />

Matsoua décide d’ouvrir la séance<br />

à l’intérieur du café, ils sont environ<br />

trente compatriotes rassemblés.<br />

Mes chers amis, déclare-t-il,<br />

aujourd’hui nous allons fonder ensemble<br />

une association <strong>des</strong>tinée à<br />

aider les travailleurs émigrés de<br />

nos pays et à améliorer le sort de<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

nos pays et à améliorer le sort de<br />

nos parents restés au pays. Nous<br />

serons les premiers bénéficiaires<br />

de cette société de secours mutuel,<br />

si nous savons nous entendre<br />

et nous organiser. Qu’en<br />

pensez-vous ?<br />

Devant l’approbation générale,<br />

André Matsoua fait voter, un par<br />

un, les articles <strong>des</strong> statuts de l’association,<br />

puis il fait procéder à<br />

l’élection du bureau permanent.<br />

En créant l’Amicale qui aura<br />

<strong>des</strong> ramifications au Congo, sous<br />

le nom de Mikalé, l’intention majeure<br />

de son fondateur est de ne<br />

pas inquiéter par <strong>des</strong> visées politiques,<br />

le gouvernement et les milieux<br />

colonialistes français. Il souhaite<br />

sincèrement que s’établisse<br />

avec eux un dialogue cordial et<br />

constructif. Cependant, l’ambiguïté<br />

de son programme, déjà contenue<br />

dans l’article 13 <strong>des</strong> statuts , se<br />

révèle dans les mois qui suivent la<br />

fondation.<br />

Comment, en effet, André Matsoua<br />

peut-il remédier à l’état d’infériorité<br />

de ses compatriotes vis-àvis<br />

<strong>des</strong> blancs sans mettre en cause<br />

la politique coloniale ? Son ambition,<br />

qui consiste à former, par<br />

<strong>des</strong> cours du soir intensifs, une<br />

élite africaine capable d’affronter<br />

les problèmes avec <strong>des</strong> métho<strong>des</strong><br />

de pensée et la science occidentale<br />

est, elle aussi, d’ordre politique.<br />

En devenant le porte-parole de<br />

tous les opprimés congolais et aéfiens,<br />

en défendant systématiquement<br />

les intérêts de ses frères exploités,<br />

il risque d’attirer sur lui les<br />

foudres de gouvernements métropolitains<br />

et coloniaux. D’ailleurs le<br />

succès de l’Amicale en France fait<br />

insensiblement glisser celle-ci vers<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

41


I MAGES & MÉMOIRE<br />

certains partis politiques. Des associations<br />

de travailleurs progressistes<br />

sollicitent leur fusion avec<br />

l’Amicale. André Grenard Matsoua<br />

refuse. Peu après cependant,<br />

l’Amicale est reconnue par la Ligue<br />

internationale et ses membres les<br />

plus actifs suivent de près les travaux<br />

<strong>des</strong> congrès contre l’impérialisme<br />

et l’oppression coloniale qui<br />

se tiennent, ironie du sort, à<br />

Bruxelles en 1927 et à Francfort en<br />

1929.<br />

En septembre 1929, une délégation<br />

quitte Paris pour Brazzaville.<br />

Elle est chargée de faire<br />

connaître l’association à travers le<br />

Congo et d’y recueillir de nouvelles<br />

adhésions. Pierre Nganga et<br />

Constant Balou, les délégués désignés,<br />

retrouvent dans les premiers<br />

jours de novembre, le sol natal<br />

avec émotion. Au palais du gouverneur,<br />

un membre du cabinet<br />

leur accorde une audience particulière…<br />

La nouvelle de l’arrivée <strong>des</strong><br />

compatriotes se répand aussi vite<br />

que le vent. Dès la première entrevue,<br />

les délégués sont assaillis<br />

de questions sur les conditions de<br />

vie en métropole, sur l’association,<br />

sur son fondateur, dont certains<br />

ont gardé le souvenir. Le lendemain,<br />

la foule venue de plus loin<br />

est encore plus dense : une atmosphère<br />

de communion sociale,<br />

mais aussi d’exaltation collective<br />

s’installe. Outre Brazzaville, il y a<br />

<strong>des</strong> réunions un peu partout dans<br />

le pays notamment à Boukondzobua-Lami.<br />

Ce succès inattendu embarrasse<br />

un peu les envoyés de<br />

Matsoua. Comment faire comprendre<br />

à tous ces gens qui semblent<br />

tout attendre d’eux, qu’ils ne<br />

peuvent pas faire <strong>des</strong> miracles ?<br />

Pour ne pas les décevoir, ils laissent<br />

entendre que la carte d’adhérent<br />

donnera droit à la citoyenneté<br />

française. Le retentissement en<br />

milieu traditionnel Lari est énorme.<br />

L’adhésion à l’amicale matérialisée<br />

par une cotisation, est<br />

bientôt interprétée comme la<br />

condition d’une liberté partiellement<br />

retrouvée vis-à-vis <strong>des</strong> Français.<br />

À la fin de 1929, le nombre<br />

<strong>des</strong> membres de l’association résidant<br />

en AEF est de treize mille. Car<br />

à partir de Brazzaville (siège social)<br />

d’autres sections ont été fondées<br />

à Libreville, à Bangui et à<br />

Léopoldville.<br />

Aux abords de la capitale<br />

congolaise, <strong>des</strong> manifestations<br />

sont signalées sur les chantiers<br />

publics où les ouvriers désertent<br />

le travail. Des Européens sont même<br />

menacés. Aussitôt, la presse<br />

locale s’alarme et les autorités coloniales,<br />

surprises par l’évolution<br />

d’une action qu’elles avaient cautionnée<br />

de bonne foi, sont de plus<br />

en plus inquiètes. Pendant ce<br />

temps, à Paris, André Matsoua, enhardi<br />

par le succès de l’Amicale en<br />

France, crée d’autres sections métropolitaines.<br />

Puis, fort du soutien<br />

moral d’un certain nombre de personnalités<br />

françaises, il adresse au<br />

président du Conseil, Raymond<br />

Poincaré, une lettre dans laquelle<br />

il proteste contre le Code de l’indigénat<br />

qui symbolise selon lui<br />

l’infériorité du colonisé. Dans une<br />

deuxième missive envoyée, quelques<br />

jours plus tard, il critique les<br />

abus commis par <strong>des</strong> sociétés de<br />

commerce établies au Congo et<br />

dénonce, pour conclure, la stagnation<br />

économique de l’AEF comparée<br />

au formidable essor du Congo<br />

42<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

André Grenard Matsoua, en tenue de douanier. Le n° 22 porté sur le col a inspiré<br />

Patrice Lhoni pour le titre de sa pièce de théâtre : Matricule 22. (Gouache de Ray-M’)


I MAGES & MÉMOIRE


I MAGES & MÉMOIRE<br />

belge.<br />

Avant le procès de Matsoua. Après<br />

son arrestation, Grenard est transféré<br />

immédiatement à Brazzaville ;<br />

en effet et bien que cette procédure<br />

fût illégale-les autorités françaises<br />

ont décidé que Grenard<br />

comparaîtrait, avec ses quatre<br />

compagnons précédemment arrêtés,<br />

devant les tribunaux indigènes.<br />

Nous reviendrons sur ce<br />

détail important.<br />

L’arrestation du fondateur de<br />

l’Amicale a provoqué de vifs remous<br />

dans les milieux amicalistes<br />

de Paris : le geste du gouverneur<br />

de l’AEF est généralement interprété<br />

comme une lâche provocation.<br />

L’émotion n’est pas moins grande<br />

en pays Lari et à Brazzaville : la<br />

nouvelle de la dissolution de<br />

l’Amicale et de l’incarcération de<br />

Grenard a été annoncée par un télégramme<br />

adressé à quelques personnalités<br />

congolaises ; elle se<br />

propage rapidement à travers<br />

tout le pays ; le premier moment<br />

de stupeur passé, <strong>des</strong> manifestations<br />

se déroulent, tant en brousse<br />

qu’à Brazzaville.<br />

Il apparaît à tous les amicalistes<br />

qu’une épreuve de force est<br />

engagée entre les autorités françaises<br />

et le peuple congolais. Des<br />

comités, que l’on appellerait volontiers<br />

aujourd’hui <strong>des</strong> cellules<br />

amicalistes, se forment et se<br />

consultent ; chacun s’interroge sur<br />

l’attitude à prendre dans l’éventualité<br />

de nouvelles arrestations.<br />

Les esprits s’échauffent de plus en<br />

plus. Certains amicalistes parlent<br />

ouvertement d’aller délivrer les<br />

prisonniers. Cette réaction violente<br />

n’est pas limitée aux membres de<br />

l’Amicale, elle est celle de tout un<br />

peuple : depuis <strong>des</strong> siècles, jamais<br />

une telle manifestation d’unité nationale<br />

ne se s’était produite ! Les<br />

chefs traditionnels eux-mêmes ont<br />

pris la tête du mouvement de protestation.<br />

C’est ainsi que, dans l’espoir<br />

qu’il sera tenu compte de leur influence<br />

dans le pays et de leur représentativité,<br />

ils adressent au<br />

procureur général de la République<br />

française, la lettre que voici<br />

en date du 22 mars 1930 :<br />

Monsieur le Procureur Général.<br />

C’est avec une grande émotion<br />

que nous apprenons que M.<br />

Matsoua André Grenard, président<br />

fondateur de l’<strong>Association</strong> Amicale<br />

<strong>des</strong> Originaires de l’A.E.F., est<br />

maintenu sauvagement dans une<br />

cellule de la prison de Brazzaville.<br />

M Grenard n’est pas un voleur<br />

comme le prétend M. Auclair, administrateur<br />

maire de Brazzaville.<br />

Nous restons fidèles aux lettres du<br />

17-3-30 et du 19-3-30 que nous<br />

vous avons adressées, nous, chefs<br />

de tribu, de terre, de village et parents<br />

africains faisant partie de<br />

l’association amicale <strong>des</strong> originaires<br />

de l’AEF.<br />

C’est pourquoi, nous avons<br />

l’honneur de vous faire connaître<br />

que nous avons déposé auprès de<br />

M. Gaston Doumergue, président<br />

de la République française, une<br />

plainte contre M. Auclair. Nous signalons<br />

à M.le président de la République<br />

les faits suivants :<br />

Par actes abusifs employés<br />

pour porter préjudice à notre association,<br />

ce fonctionnaire a fait<br />

saisir une somme de 110.154,80 F,<br />

prétextant que nous la réclamions.<br />

44<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003


Ce même fonctionnaire a accusé<br />

nos délégués d’avoir omis d’envoyer<br />

cette somme au siège de<br />

l’association à Paris.<br />

Nous avons donc demandé à<br />

M. le président Doumergue de punir,<br />

ce fonctionnaire qui abuse de<br />

son pouvoir, au nom de la France,<br />

qu’il entend servir, mais qu’il sert,<br />

en réalité, très mal. Puisque tous<br />

les Français sont égaux devant la<br />

loi, nous sommes en droit de penser<br />

qu’un administrateur qui gère<br />

mal nos affaires intérieures est<br />

susceptible d’être puni par cette<br />

loi.<br />

Cette lettre révèle, s’il en était<br />

besoin encore, que l’accusation<br />

d’atteinte à la légalité, lancée par<br />

les milieux colonialistes à l’encontre<br />

de l’action de l’Amicale, ne<br />

repose sur aucun élément solide ;<br />

les chefs congolais ne réclame<br />

qu’une justice égale pour tous les<br />

citoyens français. En confondant<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

l’anticolonialisme et l’action illégale<br />

et subversive, les autorités françaises<br />

du Congo outrepassent les<br />

pouvoirs qui leur ont été donnés<br />

par le gouvernement de la République<br />

française. On remarque, par<br />

ailleurs, qu’aucun <strong>des</strong> chefs<br />

congolais ou <strong>des</strong> membres de<br />

l’Amicale ne se plaint, dans cette<br />

lettre, du comportement de Grenard<br />

et de ses collaborateurs :<br />

l’accusation d’escroquerie n’a été<br />

qu’un alibi. L’administration ne réagit<br />

pas devant les multiples protestations<br />

formulées par les chefs<br />

traditionnels et amicalistes en vue<br />

d’obtenir la libération <strong>des</strong> dirigeants<br />

emprisonnés. Les rapports<br />

se tendent entre Blancs et Noirs :<br />

cette tension ne cesse de monter<br />

jusqu’au jour du procès.<br />

L’affaire Grenard accélère, chez<br />

les Congolais et en particulier les<br />

Lari, la prise de conscience de la<br />

situation coloniale ; parallèlement<br />

L’arrestation de Matsoua a provoqué une révolte générale chez les Lari. L’administration coloniale use de représailles.<br />

Des perquisitions sont effectuées aux domiciles <strong>des</strong> chefs traditionnels. (Gouache de Ray-M’)<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

45


I MAGES & MÉMOIRE<br />

au mouvement de protestation<br />

contre l’emprisonnement <strong>des</strong> leaders<br />

amicalistes, se développe<br />

une campagne contre le code de<br />

l’indigénat et les injustices coloniales.<br />

Des menaces sont lancées<br />

contre les Européens ; les refus<br />

d’obéissance se multiplient ; dans<br />

les villages comme dans les villes,<br />

les habitants s’opposent aux<br />

ordres <strong>des</strong> autorités. Il semble que<br />

tous les Congolais aient pris<br />

conscience, brusquement, que le<br />

temps de parler est passé, qu’il<br />

faut agir : c’est seulement en se<br />

mesurant aux Blancs qu’ils obtiendront<br />

qu’un respect réciproque<br />

préside désormais aux relations<br />

entre Blancs et Noirs. À l’arbitraire,<br />

à la force, les Congolais décident<br />

de répondre par le refus d’obéissance.<br />

Pour tenter d’endiguer cette révolte<br />

larvée, l’administration use<br />

de représailles : <strong>des</strong> perquisitions<br />

sont effectuées au domicile <strong>des</strong><br />

chefs traditionnels, <strong>des</strong> personnalités<br />

les plus influentes ; il leur est<br />

fait reproche de leur trop grande<br />

sympathie envers l’Amicale. De<br />

même, les fonctionnaires Lari<br />

soupçonnés de s’intéresser à l’affaire<br />

Grenard, sont mutés et coupés<br />

ainsi <strong>des</strong> milieux dont ils<br />

étaient les conseillers et les leaders.<br />

Malgré toutes ces mesures,<br />

les Lari continuent à servir l’Amicale.<br />

À la veille du procès de Grenard<br />

et de ses compagnons, la situation<br />

se détériore rapidement.<br />

Mais quel est, à cette époque,<br />

l’état <strong>des</strong> relations qui prévalent<br />

entre Blancs et Noirs au Congo et<br />

en particulier à Brazzaville ? La<br />

création de l’Amicale à Paris,<br />

qu’encouragèrent les autorités métropolitaines<br />

et coloniales, n’était<br />

pas appréciée par les sociétés<br />

concessionnaires établies en<br />

Afrique Équatoriale Française. À<br />

partir de 1929, la presse stipendiée,<br />

qui fait chorus avec les milieux<br />

colonialistes de Brazzaville,<br />

se déchaîne et publie <strong>des</strong> pamphlets<br />

violents et injurieux. Le chef<br />

d’orchestre de cette opposition à<br />

l’émancipation <strong>des</strong> Congolais est,<br />

bien entendu, ce Delestoille déjà<br />

cité, journaliste et directeur fondateur<br />

du journal Étoille de l’AEF acquis<br />

aux compagnies concessionnaires<br />

qui se partagent les territoires<br />

de l’AEF où leurs agents se<br />

conduisent en roitelets. Delestoille<br />

et son journal défendront de façon<br />

continue les intérêts de certains<br />

aventuriers comme ceux <strong>des</strong> frères<br />

Tréchot…<br />

Brazzaville <strong>des</strong> années 30 vit<br />

dans une atmosphère de trouble.<br />

Des incidents éclatent partout :<br />

<strong>des</strong> Blancs et <strong>des</strong> Noirs se battent<br />

comme s’ils avaient oublié qu’ils<br />

devaient cohabiter. Les rapports<br />

entre les deux communautés<br />

continuent à se dégrader.<br />

Fin mars 1930, les autorités de<br />

police constatent dans un rapport<br />

que Les Africains deviennent de<br />

plus en plus irrévérencieux et insolents<br />

à l’égard <strong>des</strong> Européens<br />

considérés jusque là comme <strong>des</strong><br />

demi-dieux. Après l’assassinat en<br />

février de Grégoire, adjoint <strong>des</strong><br />

services civils par son chef d’équipe,<br />

on remarque que les Africains<br />

brimés et malmenés n’hésitent<br />

plus pour se défendre à proférer<br />

<strong>des</strong> menaces de mort aux Européens<br />

qui se conduisent au Congo<br />

comme en pays conquis. C’est<br />

alors que les Africains, qui ne se<br />

46<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003


contentent plus de ratiocinations,<br />

réagissent énergiquement et passent<br />

aux actes au cours <strong>des</strong> mois<br />

de février, mars et avril contre la<br />

conduite de certains Européens<br />

tels que Cornuejois, capitaine de<br />

l’armée, Balin, Gavin, Benedetti,<br />

Sala, Delestolle, Pinto, Villard, Padovani,<br />

de Vally et les dames Colsenet,<br />

Aurel… et j’en passe, écrit le<br />

commissaire de police, car cela devient<br />

monnaie courante.<br />

Au cours <strong>des</strong> mois qui suivront<br />

et surtout à la veille du procès de<br />

Matsou, la tension interraciale ne<br />

fera que s’accentuer.<br />

Des articles haineux et filandreux<br />

seront publiés et tous demanderont<br />

que les coupables<br />

soient punis de la peine de morts.<br />

On alla même jusqu’à accuser le<br />

ministre Piétri, alors secrétaire<br />

d’Etat aux colonies, de prendre les<br />

fauteurs de troubles sous sa protection.<br />

Condamnation de Matsoua. La<br />

date du procès est enfin fixée au 6<br />

février 1941. Pendant ses huit mois<br />

de détention, il a été confronté périodiquement<br />

avec les autres leaders<br />

amicalistes. Les rencontres,<br />

pénibles en de telles circonstances,<br />

avec ses anciens camara<strong>des</strong>,<br />

permettent aux autorités de<br />

faire jouer les dissensions et d’attiser<br />

les rancœurs.<br />

Le jour venu, la population, qui<br />

n’a pas été prévenue, ignore qu’au<br />

tribunal du second degré du département<br />

du Pool, le sort de son<br />

leader va se jouer. En fait, le procès<br />

se déroule à huit clos.<br />

André Matsoua est seul sur le<br />

banc d’accusation. Il n’a pas<br />

d’avocat pour assurer sa défense<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

et à aucun moment on ne lui permet<br />

de prendre la parole.<br />

En face, le jury le condamne arbitrairement,<br />

après avoir entendu,<br />

en tout et pour tout, le réquisitoire<br />

de l’accusation. Il est condamné<br />

aux travaux forcés à perpétuité. Cette<br />

décision apparaît essentiellement<br />

comme un acte politique. André<br />

Matsou non condamné à mort,<br />

les lari ne pourront pas en faire un<br />

martyr. Au contraire, en l’enfermant<br />

à vie on donne la preuve à tous ces<br />

gens qu’aucune négociation n’est<br />

en cours entre lui et l’administration,<br />

qu’André Grenard ne représente<br />

rien aux yeux <strong>des</strong> autorités.<br />

Pendant les semaines qui suivent<br />

le procès, le condamné est<br />

promené enchaîné comme un bandit<br />

à travers tout le pays lari. Le 20<br />

février, il est transféré à la prison de<br />

Mayama.<br />

Dès son arrivée, le chef de subdivision<br />

fait, selon les instructions<br />

de Brazzaville, convoquer tous les<br />

chefs de tribu, de terre et de village<br />

de la région. Une fois qu’ils sont<br />

tous réunis, le chef de subdivision<br />

prend la parole : Voici l’homme que<br />

M. De Buttaffoco vous a envoyé<br />

pour que vous puissiez le brûler vivant,<br />

parce qu’il vous a trop volé et<br />

fait naître beaucoup de malheurs<br />

dans votre pays.<br />

En entendant ce discours, la<br />

douleur qui se lit dans les yeux <strong>des</strong><br />

notables montre suffisamment le<br />

peu de crédit qu’ils accordent aux<br />

paroles de l’administrateur. Au nom<br />

de tous, le plus vieux donne pour<br />

toute réponse : Matsoua André Grenard<br />

est innocent dans cette affaire.<br />

Nous ignorons la cause pour laquelle<br />

on veut le maltraiter et le<br />

brûler vif. Il ne nous a fait aucun<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

47


I MAGES & MÉMOIRE<br />

mal et ne nous a rien volé.<br />

À Kinkala, l’étape suivante, la<br />

même scène se reproduit et <strong>des</strong> notables<br />

intercèdent en faveur de<br />

Matsoua auprès de l’administrateur.<br />

Au mois de mai, Matsoua est<br />

transporté à Mindouli. Là encore, le<br />

chef de cette subdivision, se<br />

conformant aux ordres, ne tarde<br />

pas à convoquer les chefs indigènes.<br />

Quelques jours plus tard,<br />

devant le bâtiment administratif,<br />

André Grenard est amené devant<br />

ses compatriotes. Le fonctionnaire<br />

présent le pousse brutalement en<br />

avant en disant d’un ton sarcastique<br />

: Matsoua André Grenard que<br />

voici devant vous est un voleur<br />

sans vergogne. C’est à cause de lui<br />

que tout le monde n’est pas tranquille<br />

maintenant dans les villages.<br />

C’est à cause de lui aussi que tout<br />

le pays est en mouvement. Un criminel<br />

tel que celui-ci est indigne de<br />

sépulture. Il faut le brûler vif.<br />

Nous n’avons aucune raison de<br />

maltraiter André Matsoua, répondent<br />

les notables. Il est innocent.<br />

Pourquoi n’avez vous pas plutôt<br />

amené Prosper Mahoukou ? C’est à<br />

lui que nous avons <strong>des</strong> questions à<br />

poser, parce qu’il nous a trompés<br />

en ramassant une forte somme<br />

d’argent au nom de l’amicale. Et<br />

maintenant cette somme est utilisée<br />

pour ses besoins personnels !<br />

Tous les efforts de l’administration<br />

pour discréditer Matsoua demeurent<br />

inutiles. L’attachement <strong>des</strong><br />

Lari à son image et leur confiance<br />

en son action sont inébranlables.<br />

Depuis l’incarnation de leur leader,<br />

ils se laissent aller à leur tristesse,<br />

ils n’ont plus de défenseur. Tous<br />

ceux qui pourraient les aider ont<br />

été déportés ou bien se sont<br />

querellés entre eux. Les Lari ne<br />

sont plus <strong>des</strong> enfants orphelins<br />

(bala ba nsana), qui s’interrogent<br />

sur le sort de leur pays. Cette<br />

complainte date de cette funeste<br />

période :<br />

Nous sommes <strong>des</strong> enfants orphelins<br />

48<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

Matsoua condamné est promené, enchaîné comme un bandit<br />

à travers tout le pays Lari. (Gouache de Ray-M’)


Les blancs ont incarcéré Matsoua,<br />

il était intelligent… il était intelligent<br />

Et peut-être plus intelligent<br />

qu’eux<br />

Qu’en savons- nous, frères du<br />

Congo ?<br />

La tentation ethnique et le temps<br />

<strong>des</strong> désillusions. Nous sommes en<br />

1930, Grenard et ses collègues sont<br />

condamnés et déportés au Tchad ;<br />

l’association fondée par Grenard a<br />

été dissoute. L’ordre colonial, un<br />

moment troublé, régit de nouveau<br />

les rapports entre blancs et noirs.<br />

L’expérience de l’Amicale a-t-elle<br />

été un échec total, va-t-elle se poursuivre<br />

sous une forme ou sous une<br />

autre ? Avant d’examiner le devenir<br />

de la pensée et l’action amicaliste,<br />

plusieurs remarques s’imposent. La<br />

tentative de Grenard a été une tentative<br />

politique : elle visait, par une<br />

prise de conscience de la situation<br />

coloniale, à une rectification <strong>des</strong><br />

rapports entre blancs et noirs ; l’expérience<br />

s’est déroulée sur deux<br />

plans :<br />

Sur le plan individuel. Nous avons<br />

vu le lent cheminement de la pensée<br />

de Grenard, puis son éclosion.<br />

Grenard n’a eu, à aucun moment, le<br />

complexe du colonisé ; il a cru à la<br />

possibilité d’agir dans la légalité<br />

pour obtenir que les Noirs du<br />

Congo soient traités comme <strong>des</strong> citoyens<br />

français. Lui-même a voulu<br />

devenir ce citoyen exemplaire ; bien<br />

plus, il a refusé de se laisser marquer<br />

par une théorie politique de type occidental.<br />

A l’origine, la campagne que<br />

le leader entreprenait pour venir en<br />

aide à ses frères était d’ordre strictement<br />

social et humanitaire. Que l’on<br />

ne s’y trompe pas : l’idéal de Grenard<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

– dans l’immédiat – était un idéal<br />

d’intégration.<br />

Sur le plan collectif. Se heurtant à<br />

l’ordre colonial – qui est refus de collaboration<br />

et maintien à tout prix de<br />

la domination blanche – Grenard, qui<br />

en France disposait de l’appui de<br />

nombreux métropolitain, se voyait<br />

obligé, au Congo même, de passionnaliser<br />

son entreprise. Le débat<br />

loyal qu’il pensait instituer entre les<br />

autorités et l’Amicale se révélait impossible.<br />

L’épreuve de force entre<br />

blancs et noirs devenait inévitable.<br />

En refusant le dialogue, les autorités<br />

françaises obligeaient Grenard à<br />

s’appuyer sur l’opinion publique.<br />

Afin que celle-ci devienne une force,<br />

Grenard et ses délégués précipitent,<br />

chez les Lari, la prise de<br />

conscience de la situation coloniale.<br />

Il ne s’agissait plus de faire appel<br />

à une logique humanitaire mais<br />

de déclencher une prise de position<br />

sentimentale. La foule qui assiège<br />

le tribunal de Brazzaville ne disposait<br />

d’aucune doctrine politique cohérente,<br />

d’aucune méthode d’action,<br />

qui eussent pu lui assurer le<br />

succès. Elle était sensibilisée, elle<br />

ressentait sans analyser.<br />

Dès lors, l’échec était inévitable ;<br />

mais il était moins celui d’un mouvement<br />

que celui d’un homme, audelà<br />

d’un homme, celui d’une pensée<br />

politique. En se sacrifiant, Grenard<br />

avait démontré que le dialogue<br />

entre Blancs et Noirs ne pourrait<br />

être obtenu sans lutte sur<br />

simple référence à un ordre naturel<br />

<strong>des</strong> choses, qu’il devrait être imposé<br />

aux Blancs par la population noire<br />

unie et politiquement éduquée.<br />

Cette leçon ne sera pas perdue. De<br />

même que les idées kimbanguistes,<br />

les idées amicalistes vont pénétrer<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

49


I MAGES & MÉMOIRE<br />

peu à peu les consciences congolaises<br />

et donner naissance, d’une<br />

part à un messianisme religieux, et<br />

d’autre part à une prise de<br />

conscience politique dont l’avènement<br />

sera marqué par la création<br />

<strong>des</strong> partis politiques, l’accession à<br />

l’autonomie puis à l’indépendance.<br />

L’arrestation et la condamnation de<br />

Matsoua n’affecteront pas pour autant<br />

les activités parisiennes de<br />

l’<strong>Association</strong> Amicale <strong>des</strong> originaires<br />

de l’Afrique Équatoriale Française.<br />

De nombreuses personnalités<br />

françaises s’intéressent à elle et à<br />

ses actions : Henry de Chambon, directeur<br />

de la Revue parlementaire,<br />

économique et financière, tentera<br />

de prendre contact avec le gouverneur<br />

général Antonetti, de passage<br />

à Paris. À Brazzaville même, Guimbert,<br />

homme intègre et honnête,<br />

entrepreneur <strong>des</strong> travaux publics,<br />

mais qu’un rapport <strong>des</strong> Affaires politiques<br />

qualifie de hurluberlu,<br />

prend contact lui aussi avec les autorités<br />

locales, et en particulier avec<br />

le gouverneur général à qui il fait<br />

part de ses intentions de défendre<br />

les intérêts <strong>des</strong> affiliés à l’ancienne<br />

<strong>Association</strong> Amicale <strong>des</strong> Originaires<br />

de l’AEF, et d’une façon générale de<br />

soutenir les revendications <strong>des</strong> indigènes,<br />

si celles-ci lui paraissent<br />

fondées. De passage ou en mission<br />

à Brazzaville, le député Raymond<br />

Susset , qui, par la suite, entretiendra<br />

une correspondance empreinte<br />

de cordialité avec le leader amicaliste<br />

Thomas Nkari, recevra d’une<br />

manière affable quelques personnalités<br />

locales et remettra au gouverneur<br />

général <strong>des</strong> mémoires dans<br />

lesquels ce parlementaire français,<br />

héritier spirituel <strong>des</strong> philosophes<br />

du XVIIIe siècle, préconisera une<br />

solution libérale au problème Lari.<br />

Encouragés par ces appuis inespérés,<br />

les amicalistes parisiens vont<br />

donner un second souffle à l’association<br />

qui devient La Société Amicale<br />

de l’AEF, ayant son siège provisoirement<br />

au 17, rue <strong>des</strong> Martyrs.<br />

Lors de son assemblée générale tenue<br />

le 5 février 1930 à Paris, la Société<br />

Amicale révise ses statuts et<br />

élit son nouveau bureau :<br />

Président : André Bikouta<br />

Vice-présidents : Godart Bernard<br />

Londy et Albert N’Kouka<br />

Trésorier : Maurice Loubaki<br />

Secrétaire : Joseph Kangou<br />

Secrétaire adjoint : Alexandre<br />

Bayonne<br />

Conseiller juridique : Maître Alcandre.<br />

Cet avocat d’origine antillaise,<br />

qui aura de nombreux démêlés<br />

avec l’administration française à<br />

cause de ses idées anticolonialistes,<br />

transmet dès 1930 les nouveaux<br />

statuts au gouverneur général<br />

de l’AEF. Dans la lettre qui y est<br />

jointe, Maître Alcandre promet de<br />

mieux faire à l’avenir et écrit d’autre<br />

part que la Société a été organisée<br />

afin d’éviter les erreurs commises<br />

par certains membres de l’ancien<br />

bureau.<br />

Le soulèvement populaire contre<br />

l’arrestation de Matsoua à Brazzaville.<br />

Quelques semaines avant le<br />

procès, le bruit court, à Brazzaville,<br />

que les dirigeants de l’Amicale et<br />

Grenard en particulier, seront jugés<br />

à la mairie, c’est-à-dire devant le tribunal<br />

dit indigène. Grenard proteste<br />

énergiquement auprès <strong>des</strong> autorités<br />

locales, dans une lettre datée<br />

du 19 mars 1930 : il s’est fait naturaliser<br />

citoyen français et veut être<br />

50<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003


jugé au même titre qu’un citoyen<br />

français d’origine. Mais la légalité<br />

sera une fois de plus bafouée. La<br />

requête de Grenard est rejetée, il<br />

sera jugé comme tous ses compatriotes.<br />

Quatre ou cinq jours avant<br />

le procès, en signe de protestation,<br />

tous les Lari abandonnent le travail.<br />

Ils refusent même d’approvisionner<br />

la ville.<br />

Le matin du 2 avril 1930, sur la<br />

place de la mairie, <strong>des</strong> milliers<br />

d’hommes, de femmes et d’enfants<br />

sont réunis. Tout comme les citadins,<br />

les ruraux ont abandonné leur<br />

travail et envahi les rues de la ville.<br />

En quelques instants, la place est<br />

occupée. Les spectateurs sont passifs<br />

; on les sent inquiets, attentifs.<br />

Mais au fur et à mesure que se déroule<br />

le procès, la tension monte.<br />

Les Noirs, pour manifester leur solidarité<br />

avec leurs frères – ne sont-ils<br />

pas venus pour les arracher à la<br />

haine de leurs accusateurs ? – accueillent<br />

les paroles <strong>des</strong> juges,<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

Le soulèvement populaire. (Gouache de Ray-M’)<br />

d’abord par <strong>des</strong> murmures, puis par<br />

<strong>des</strong> cris de colère. Après une journée<br />

de débats, au cours <strong>des</strong>quels<br />

Grenard a essayé de prouver sa<br />

bonne foi et de défendre l’Amicale,<br />

le procès est ajourné au lendemain.<br />

Le soir même, les chefs coutumiers<br />

et les responsables de l’Amicale se<br />

réunissent et concertent sur les mesures<br />

à prendre au cas où Grenard<br />

et les délégués de l’Amicale seraient<br />

condamnés à <strong>des</strong> peines<br />

d’emprisonnement. D’un commun<br />

accord, ils décident d’arracher les<br />

prisonniers aux autorités françaises.<br />

Cette décision ne peut surprendre :<br />

depuis <strong>des</strong> mois, toutes les démarches<br />

entreprises par les amis de<br />

Grenard se sont révélées vaines. Or<br />

l’enjeu de la partie qui se livre est<br />

trop important. Coûte que coûte<br />

Grenard doit être libéré, légalement<br />

ou bien par la force. Au soir du premier<br />

jour du procès, les Lari ne se<br />

font plus d’illusions. Ils se sentent<br />

acculés à l’action directe. Maintel’arbre<br />

à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

51


I MAGES & MÉMOIRE<br />

nant que leur décision est prise,<br />

rien ne les arrêtera.<br />

Le lendemain 3 avril 1930, dès<br />

les premières heures du jour, les Lari<br />

assiègent la place de la mairie. La<br />

patience de la veille a fait place à<br />

une colère mal contenue. Une atmosphère<br />

chargée de méfiance et<br />

de haine plane sur les assistants,<br />

qui, tour à tour, s’indignent et protestent.<br />

En fin d’après-midi, le verdict<br />

est prononcé : Grenard est<br />

condamné à trois ans de prison et<br />

dix ans d’interdiction de séjour ;<br />

les délégués sont frappés de la<br />

même peine de prison mais avec<br />

seulement cinq ans d’interdiction<br />

de séjour.<br />

La foule qui depuis deux jours<br />

trépigne d’impatience et de colère,<br />

apprend avec indignation et amertume<br />

la lourde peine infligée aux dirigeants<br />

de l’Amicale. En quelques<br />

instants, la place de la mairie est en<br />

pleine effervescence. Des cris de<br />

protestation, <strong>des</strong> menaces, <strong>des</strong> clameurs<br />

retentissent ; les bureaux de<br />

la mairie sont pris d’assaut ; les<br />

manifestants s’efforcent de délivrer<br />

les prisonniers. Le maire de Brazzaville<br />

lui-même, M. Auclair, qui s’apprêtait<br />

à prononcer un discours sévère<br />

à l’intention <strong>des</strong> manifestants,<br />

est bousculé. Les amicalistes pénètrent<br />

jusque dans la salle de la mairie<br />

où quelques instants auparavant<br />

se déroulait le procès. Mais malgré<br />

la soudaineté de leur action, les<br />

manifestants ne réussissent pas à<br />

arracher les prisonniers aux forces<br />

de police, leur colère s’en trouve accrue.<br />

Un maçon chef <strong>des</strong> environs<br />

de Brazzaville, Mayindou, qui jouit<br />

d’une grande audience en pays Lari,<br />

saisit le maire au collet et le gifle<br />

violemment : les agents de police,<br />

les adjoints au maire au tribunal indigène<br />

sont molestés à leur tour. La<br />

police ne contrôle plus la foule dense,<br />

compacte. Celle-ci avance toujours.<br />

On se bat à coups de pierre,<br />

de matraques, de gourdins, de<br />

chaises. C’est alors que les autorités<br />

civiles, qui se sentent débordées<br />

par ce peuple solidaire, font<br />

appel de toute urgence aux policiers,<br />

aux miliciens, aux tirailleurs. À<br />

leur arrivée, les forces de l’ordre se<br />

heurtent aux manifestants. Le combat<br />

s’engage, inégal. Les Lari ne<br />

sont pas armés ; ils ne disposent<br />

que de gourdins, de pierres, de<br />

briques, ils luttent avec acharnement,<br />

au coude à coude. C’est avec<br />

beaucoup de peine que les forces<br />

de l’ordre parviennent à disperser<br />

cette masse compacte. La lutte se<br />

poursuit sur la place de la mairie<br />

qui est transformée en véritable<br />

champ de bataille. Pourtant, les Lari<br />

doivent céder, abandonner le<br />

combat. Craignant les représailles,<br />

beaucoup d’entre eux se réfugient<br />

dans les villages de brousse.<br />

Le Révérend Père Jaffré, de la<br />

congrégation du Saint-Esprit, commente<br />

ainsi les incidents <strong>des</strong> 2 et 3<br />

avril : Enfin, après une petite mêlée,<br />

agrémentée de coups de crosse<br />

et de matraques, la place se vide,<br />

nette de combattants. Il n’y reste<br />

que <strong>des</strong> débris de bâtons, <strong>des</strong><br />

casques, <strong>des</strong> chapeaux, <strong>des</strong> vêtements<br />

déchirés, <strong>des</strong> parapluies, <strong>des</strong><br />

bicyclettes, butin que l’on remit pêle-mêle<br />

au commissariat.<br />

En fait, l’affaire ne s’est pas réduite<br />

à une petite mêlée. Pour la<br />

première fois, les Congolais se sont<br />

opposés par la force à l’administration<br />

française. Et cette émeute n’est<br />

pas le fait de quelques amicalistes ;<br />

52<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003


la preuve en sera donnée au cours<br />

<strong>des</strong> jours qui suivront immédiatement<br />

le procès.<br />

Matsoua à Mayama. Pendant ce<br />

temps-là Matsoua est en train de<br />

croupir dans une cellule malsaine<br />

de Mayama, mal nourri et maltraité,<br />

et ne tarde pas à tomber malade. À<br />

la fin de l’année 1942, il ne quitte<br />

plus sa paillasse.<br />

L’abbé Auguste NKounkou, devenu<br />

depuis lors évêque de l’Église<br />

du Congo, apprenant que l’état de<br />

Matsoua empire, se rend en hâte le<br />

13 janvier 1942 à Mayama. A son arrivée,<br />

les geôliers lui apprennent<br />

que le leader est mort au cours de<br />

la nuit et que son enterrement a eu<br />

lieu à cinq heures du matin devant<br />

quelques agents de l’administration.<br />

L’abbé Auguste est atterré par<br />

cette nouvelle. Matsoua mort sans<br />

avoir reçu les derniers sacrements<br />

et enterré si rapidement qu’aucun<br />

Lari n’a pu voir et ne reverra jamais<br />

I MAGES & MÉMOIRE<br />

son corps ! Jamais personne dans le<br />

pays ne croira cette version.<br />

Chez le chef de subdivision, l’abbé<br />

Auguste Nkounkou retrouve les<br />

fonctionnaires du gouvernement,<br />

M. et Mme Perret, M. Vivie, M. Nere<br />

Tounda et M. Ange Mbemba. Tous<br />

lui confirment la mort de Matsoua<br />

<strong>des</strong> suites, d’après eux, d’une<br />

pneumonie.<br />

Mais à la prison, l’Abbé Auguste<br />

a entendu une autre version. La<br />

veille, le leader avait reçu un coup<br />

de crosse d’un milicien. Après ce<br />

coup, Matsoua a vomi du sang et<br />

dit : C’en est fait de moi. Un rapport<br />

de l’administration conclut peu<br />

après que Matsoua Grenard est<br />

mort le 13 janvier 1942 d’une dysenterie<br />

bacillaire…<br />

En 1941, Matsoua dans une cellule à Mayama. (Gouache de Ray-M’)<br />

Naissance d’une légende. Ce<br />

rapport ne peut satisfaire les Lari.<br />

Mort, Matsoua a droit aux funérailles<br />

coutumières qu’ils rendent<br />

habituellement aux chefs et aux hél’arbre<br />

à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003<br />

53


I MAGES & MÉMOIRE<br />

ros. Les cérémonies qui se déroulent<br />

en plusieurs temps durent <strong>des</strong><br />

jours et établissent entre le monde<br />

<strong>des</strong> morts et celui <strong>des</strong> vivants une<br />

communication vitale pour le<br />

peuple. N’ayant pas été inhumé rituellement,<br />

Matsoua Grenard ne<br />

peut être tenu pour décédé ! Puisqu’il<br />

n’est plus à Mayama c’est qu’il<br />

s’est évadé. Il a rejoint le général<br />

de Gaulle. De la seconde guerre<br />

mondiale dépend donc le sort de<br />

l’Amicale. Lorsque la paix sera revenue,<br />

Matsoua Grenard retrouvera<br />

les siens et le gouvernement<br />

français accordera aux Congolais<br />

les avantages de la citoyenneté<br />

française.<br />

Ainsi, en ne rendant pas aux Lari<br />

la dépouille mortelle de leur leader,<br />

l’administration commet une<br />

erreur psychologique lourde de<br />

conséquences. Jusqu’à la fin de la<br />

guerre, les Lari continuent à être<br />

soumis à toutes sortes de brutalités<br />

et de vexations.<br />

Le régime du travail obligatoire<br />

pour la récolte du caoutchouc<br />

(M’kuezo) est impitoyablement appliqué<br />

dans leurs villages. Les habitants<br />

subissent les réprésailles <strong>des</strong><br />

miliciens chaque fois que la quantité<br />

de caoutchouc commandée n’est<br />

pas livrée à temps.<br />

À partir de la conférence de<br />

Brazzaville, au début de l’année<br />

1944 , l’atmosphère politique se détend.<br />

Le programme <strong>des</strong> hommes<br />

politiques français, tel que l’expose<br />

à cette conférence le commissaire<br />

aux colonies, R. Pleven, est sensiblement<br />

celui que Matsoua Grenard<br />

préconisait quinze ans plus tôt ! Il<br />

s’agit d’assouplir progressivement<br />

le statut imposé aux colonies et de<br />

donner aux Africains une part de<br />

plus en plus large dans la communauté<br />

française. <br />

Matsoua arrêté à Paris. (Gouache de Ray-M’)<br />

54<br />

l’arbre à <strong>Palabres</strong><br />

# <strong>14</strong> - Novembre 2003

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