la culture, les cultures et le lien social - Revue des sciences sociales

Pierre-No ë l Denieuil
Université Paris 5 – René Descartes
Centre de Recherche sur les Liens Sociaux
(UMR du CNRS n° 8070)
La culture, les cultures
et le lien social
Les échelles d’observation d’une notion
Il existe deux définitions de base et
corollaires de la culture : la culture,
au sens kantien, comme perfectionnement
de l’esprit humain et par
extension comme savoir et/ou patrimoine
artistique ou scientifique, ou
la culture au sens anthropologique
de fonctionnement symbolique du
groupe humain.
Nous partirons de cette seconde
approche de la culture comme production
symbolique d’une société,
visant à transformer le monde en
significations. La culture est un coefficient
de sens affecté par le groupe,
ensemble « d’intériorisations collectives
» évoqué par Eugène Enriquez,
et qui confère, selon l’expression de
Jean Fleury, « un ordre au monde »1.
On peut dire à ce titre que le social
est un corps articulé, animé, travaillé
et cimenté par la culture. Et c’est toute
la différence que l’on peut poser entre
le rapport social et la culture, que
résume fort bien François Laplantine,
lorsqu’il différencie société humaine
et société animale. « Ce qui distingue
la société humaine de la société animale,
ce n’est nullement la transmission
des informations, la division du
travail, la spécialisation hiérarchique
des tâches, mais bien cette forme de
communication proprement culturelle
qui procède par échange non plus
de signes, mais de symboles, et par
élaboration des activités rituelles afférentes
à ces derniers. Car, autant que
l’on sache, si les animaux sont capables
de beaucoup de choses, on n’en a
jamais vu aucun souffler les bougies
de son gâteau d’anniversaire »2.
Nous définirons tout d’abord
la « culture » comme une forme de
conscience du groupe, mise en valeur
par les anthropologues qui l’on rapportée
à une dynamique des « cultures
» tant du monde exotique que
des sociétés industrielles. Puis nous
traiterons de l’ambivalence apparente
de la notion de culture, liée au type
d’échelle par laquelle on l’observe et
la mesure. Il faut la considérer d’une
part comme un donné observable à
une échelle macro-sociale, une vision
du monde façonnant notre personnalité
et organisatrice du rapport
social. Cet ordre du monde de la
culture comme formatage imprègne
nos représentations et nos pratiques
professionnelles, puis nos rapports
à la technologie. Il faut la considérer
d’autre part comme un construit
mesurable à une échelle méso- et
micro-sociale, un mode de résolution
des problèmes posés au sein du
rapport social et véhiculés par l’ordre
du monde décrit précédemment. Elle
consiste alors en des arts de faire individuels
et / ou collectifs, des manières
innovantes de se réapproprier les
technologies, de s’inventer sa place
dans le travail, de réguler l’aliénation
sociale et politique, de se mobiliser
pour le développement local.
La « culture »
et « les cultures »,
des catégories
dynamiques issues
de l’anthropologie
Au cours du XVIIIe siècle français
la notion de culture est formulée
par l’idée de civilisation qui caractérise
l’état de société et de progrès.
La civilisation est alors la sortie de
l’ignorance et de l’irrationalité. Elle
s’oppose à la sauvagerie et à la barbarie.
À cette même époque, la bourgeoisie
allemande a porté le terme de
« culture » pour marquer son savoir
et pour se distancier des pratiques
de cour « civilisées » de l’aristocratie
et de son oisiveté. La Kultur est une
manière pour elle de se différencier
de la civilisation française à connotation
universaliste et de marquer son
n
160

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
nationalisme3. Selon Herder, écrivain
et philosophe allemand du XVIIIe siècle,
la culture traduit le génie national
d’un peuple, particulièrement celui
allemand. Il faudra par la suite attendre
d’une part l’école de Chicago et
l’anthropologie culturelle américaine
soumises aux mouvements migratoires,
puis le milieu du XXe siècle français,
en 1951 avec Races et Histoire
de Claude Lévi-Strauss pour que la
culture soit entendue au sens d’expression
de la différence sous le vocable
« les cultures ».
À l’époque de Durkheim et après, la
culture n’est pas une question centrale
pour la sociologie. Dans la naissance
de la sociologie en France, c’est la
question sociale qui domine, et Denys
Cuche explique bien, dans La notion
de culture dans les sciences sociales, que
le terme de culture est oblitéré dans
la sociologie française du début du
XXe siècle4. Il précise par exemple que
l’ouvrage de Ruth Benedict, Patterns
of culture, n’a été traduit en France
que sous le terme de Échantillons de
civilisation en 1950. Je noterai que l’on
retrouve la même occultation avec la
traduction du livre de Freud Malaise
dans la civilisation (devenu récemment
Malaise dans la culture). Il n’empêche
que Durkheim a développé une sociologie
à vocation anthropologique, mais
n’utilisait pas le concept de culture qui
était alors traduit par celui de civilisation.
Ainsi que l’a bien analysé Mary
Douglass, la sociologie de Durkheim
est née en France dans un contexte de
grand intérêt pour les sociétés dites
primitives (Mauss, Durkheim, puis
Leiris, Bataille etc.)5. Même s’il a bien
mis en évidence la dimension symbolique
des phénomènes sociaux, le projet
de Durkheim restait de déterminer la
nature du lien social et de ce qui fonde
l’état de société. Durkheim aurait défini
la culture comme une « conscience
collective », ou cette « effervescence »
du groupe. Cela peut être l’éducation
en tant que « la constitution d’un état
intérieur et profond qui oriente l’individu
dans un sens défini pour toute la
vie »6. Les travaux de Bourdieu de leur
côté, nous invitent à la définir plutôt
par l’habitus, comme une « réminiscence
» du groupe dans l’individu,
non une conscience collective mais
un inconscient individuel du collectif,
et qui se légitime dans ce qu’il nomme
« la violence symbolique »7. Ainsi
l’éducation selon Durkheim, l’habitus
selon Bourdieu, renvoient bien à des
rapports sociaux ou à une trajectoire
sociale que les individus intériorisent.
Ils ne se réduisent toutefois pas au
social stricto sensu. Ils en sont plutôt
la part appropriée par l’individu et la
trace imaginaire d’un social qui devient
alors un archétype du groupe, échappant
au seul individu, un « inconscient
institué », pour reprendre l’expression
de Georges Lapassade.
De Durkheim à Bourdieu et à
Renaud Sainsaulieu8, la culture reste
un ordre social du lien, du groupe
d’appartenance et de l’organisation,
de la classe sociale et de la domination.
Elle s’inscrit dans les sociologies du
fonctionnement endogène du rapport
social. Avec Lévi-Strauss et les ethnologues,
elle passe à l’ordre social
de l’autre, des sociétés extérieures, de
l’alliance. Par exemple pour le Lévi-
Strauss des « structures élémentaires
de la parenté », la culture est le passage
du fait naturel – la consanguinité –
au fait culturel qui est l’alliance. Le
fait et la détermination de la filiation
sont naturels ; le fait de l’alliance l’est
encore, alors que sa détermination est
culturelle. L’ethnologie a ouvert la voie
d’une approche « dynamique », sur des
logiques exogènes et du fonctionnement
frontalier de la relation à autrui,
ce que Georges Balandier nomme les
dynamiques du dehors et du dedans9.
Cette approche dynamique de la
culture a conduit Lévi-Strauss, dans
Races et Histoire10, à décrire un étalement
horizontal des cultures dans
l’espace et dans le temps, à partir d’au
moins trois niveaux de différences
culturelles : des sociétés contemporaines
à nous mais juxtaposées dans
l’espace, des sociétés qui nous ont
précédés dans le même espace, puis
qui nous ont précédés dans d’autres
espaces. Il a de ce fait échafaudé une
théorie de la relativité des cultures :
on a trop tendance à comprendre les
cultures par la recherche d’analogie
(‘ils ne connaissaient pas la roue
donc ils étaient moins avancés que les
Mayas’), puis par la relation d’équivalence
temporelle (‘c’est le Moyen âge,
ils sont à l’âge de pierre’), ou encore
par ignorance des intérêts et ressources
véritables de nos objets de recherches
(qualifier un peuple de « sans
histoire »). Lévi-Strauss a alors montré
que vouloir décrire une culture c’est
toujours parler de la sienne propre.
Il insiste en ce sens sur la nécessité
de remettre en question sa position
même en tant qu’observateur (‘le train
qui avance lorsque je suis arrêté à côté
de celui qui roule, me semble être le
mien’). Il a montré que des cultures
vont nous apparaître comme « stationnaires
» tout simplement parce que
nous n’avons pas les instruments de
mesure adéquats pour les saisir.
Par la suite, de nombreux travaux
anthropologiques sont venus confirmer
puis renouveler l’approche de
Lévi-Strauss. La sociologie et l’anthropologie
dynamiques de Georges
Balandier, en tant que projet descriptif
et narratif, par opposition à une
analyse plus proche de celle de Pierre
Bourdieu qui décrypte et interprète,
ont permis de mettre l’accent sur l’étude
de la relativité et de la diversité des
institutions. Elles ont contribué aussi
à mieux prendre en compte l’étude
des changements, des mutations, des
mouvements sociaux, du devenir des
sociétés. Elles ont incité plusieurs
générations à fonder la question du
développement dans l’histoire d’une
temporalité sociale et culturelle. Enfin,
avancée majeure portée par Balandier,
la sociologie dynamique part de l’idée
que la sociologie des sociétés exotiques
ou en développement peut constituer
une introduction efficace pour mieux
comprendre les caractéristiques des
sociétés industrielles développées et
leurs transformations sociales. Dans
cet héritage, les travaux de Robert Jaulin
et de Gérard Althabe11, ont fait le
constat d’une opposition symétrique
entre les cultures exotique issues de
l’ethnologie traditionnelle et les cultures
industrielles issues de l’ethnologie
du monde moderne. Ils ont montré le
passage de la distance géographique de
l’objet d’étude dans l’ethnologie exotique
à la proximité spatiale dans l’ethnologie
industrielle. Ils ont de même
pointé le déplacement du constat
d’homogénéité de l’objet «tribus»,
population et groupement, au constat
161

d’hétérogénéité et de dispersion
voire d’invisibilité de l’objet industriel
: dilution des situations sociales,
acculturation, étudiées par l’ethnologie
industrielle. On passe ainsi d’une
identité culturelle stable et indivisible
des populations exotiques, à des formes
d’identités négociées et multiples
dans le monde moderne et selon des
pluralités d’appartenance (des cultures
de genre, de générations, ethnico-religieuses,
professionnelles etc.). L’approche
des cultures se module alors
depuis le regard éloigné du chercheur
comme condition de l’enquête dans
l’ethnologie « classique », jusqu’à l’implication
participante, et à la conscience
de l’enquêteur dans le groupe qu’il
enquête en sociétés industrielles. L’approche
socio-anthropologique12 a bien
montré à cet égard que l’ethnologie
apporte à la sociologie une dimension
dynamique en lui proposant une
sortie de la stratification sociale pour
aborder des cultures et des groupes
considérés comme milieux d’actions
et d’interactions.
Après avoir situé ces quelques
cadres, Nous donnerons une clé de lecture
de la notion de culture apparemment
considérée comme ambivalente
car partagée entre la dimension « d’ordre
du monde », et celle de réponse
régulatrice à cet ordre. Nous montrerons
que cette ambivalence constatée
ne résulte en fait que d’un changement
de l’échelle d’observation de notre
objet « culture », et d’un déplacement
de la focale « macro » sociale apte à
cerner un donné sociétal, à la focale
méso- ou micro-sociale, plus habile
à détecter un construit en situation et
des interactions sur le terrain. Nous
nous appuyons ici sur la méthodologie
élaborée par Dominique Desjeux
dans son ouvrage Les sciences sociales.
Cette méthode repose sur l’idée
que : « en fonction de la focale ou
de l’échelle d’observation choisie, la
réalité observée change, les points de
repère se transforment, la question de
la rationalité évolue, et les variables
qui paraissaient indépendantes pour
un économiste, par exemple, peuvent
devenir dépendantes pour un psychologue
à son échelle d’observation, et
vice versa »13. Desjeux distingue une
première échelle, macro-sociale, qui
traduit « des régularités, des grandes
tendances, des appartenances sociales
et des valeurs » beaucoup plus que
des actions individuelles. Ce niveau de
focalisation nous permettra de définir
la culture comme ordre et vision du
monde. La seconde est micro-sociale,
et met en scène « des acteurs sociaux
en interactions les uns avec les autres,
que ce soit à un niveau méso, celui des
organisations, des entreprises et des
systèmes d’action, ou à un niveau très
micro comme celui du quotidien et
des rites d’interaction »14. Cette échelle
nous sera particulièrement propice
pour comprendre les rapports stratégiques
et les pratiques symboliques
producteurs d’une culture de réponse
à l’ordre sociétal formaté.
La culture comme
ordre du monde et
cadre des rapports
sociaux, économiques
et de développement
n
Le terme de culture a été employé
par les anthropologues pour caractériser
les sociétés les unes par référence
aux autres et vues sous l’angle
de leurs acquis : croyances, coutumes,
arts, morales, connaissances. Ils ont
défini la culture comme la somme des
connaissances, attitudes et modèles
habituels de comportements qu’ont
en commun et que transmettent les
membres d’une société particulière.
L’anthropologue Boas a été le premier
à dire la spécificité de chaque culture,
en montrant qu’il était très difficile
de trouver des lois et une unité entre
les cultures. De son côté Lévy-Bruhl a
contribué à édifier la culture en tant
que système de « mentalités ». Par la
suite les travaux de Malinovsky15 ont
contribué à caractériser la culture
comme un ordre du monde, en la définissant
comme un système fonctionnel.
Ces travaux représentent la culture
comme totalité fonctionnelle, à l’origine
des approches systémiques où,
d’une part la société est un tout fait de
parties cohérentes, et où d’autre part
la compréhension d’une partie permet
de remonter à la totalité. Par la suite
l’historien des techniques Bertrand
Gilles a bien montré que les innovations
s’enracinent dans une culture
préalable et dans un système technique
préexistant. En témoigne par exemple
l’automobile et tout son équipement :
routes parkings, réseaux de ravitaillement,
signalisation, maintenance.
Ainsi on peut dire que le développement
de l’automobile est tributaire de
celui, parallèle, d’un « système automobile
» prenant assise sur le triomphe
du pétrole et le développement du
pneumatique16.
Les travaux de Ruth Bénédict, en
distinguant les personnalités apolliniènne
des Zunis et dyonisienne des
Kwakiutus, ont établi le lien entre la
construction de la personnalité du
futur adulte et les formes de la socialisation.
On a vu de même avec Linton
que la culture s’avère extérieure à
l’individu lorsqu’il naît, puis s’intègre
dans sa personnalité lorsqu’il devient
adulte17. De même, la psychiatrie
anthropologique des années d’entredeux
guerres et d’après-guerre, illustre
que « les institutions avec lesquelles
l’individu est en contact au cours de
sa formation, produisent en lui un
type de conditionnement qui à la longue,
finit par créer un certain type de
personnalité »18. La culture s’impose
alors comme un ensemble de schémas
de conduite, et de modèles (patterns)
de comportements partagés, que Kardiner
nomme « personnalité de base ».
Citons enfin les travaux de Margaret
Mead sur la socialisation, qui posent
la question du façonnement de la personnalité
et de nos comportements
par la culture comme ordre du monde
préexistant. Ils mettent l’accent sur les
rôles – par exemple hommes ou femmes
–en tant que construits sociaux
et culturels puisque c’est en partant
des conduites de l’individu que l’on
va pouvoir expliquer leur univers de
référence19.
La culture, en tant qu‘ordre du
monde, est instituée. Comme le remarquait
l’anthropologue Mary Douglas,
les institutions pensent pour nous et
structurent à notre insu nos démarches20.
Le groupe nous porte et nous
classe. En ce sens Lévi-Strauss montre
que les structures élémentaires et
instituées de la parenté organisent les
relations sociales concrètes de parenté,
162 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 39, « Éthique et santé »

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
établissent les échanges, déterminent
les prescriptions et les interdits21.
Dans les systèmes d’appellations et de
nominations par exemple, les noms
propres sont constitutifs de l’identité
et désignent une situation parentale ou
une relation sociale. Chez les Yoruk,
on trouve à la place du nom personnel
un système formé d’un radical qui correspond
au lieu de résidence, village
ou maison, avec un suffixe qui décrit
le statut conjugal. De même chez les
Iroquois les enfants ne sont pas classés
dès leur naissance, et restent temporairement
dans l’indistinction, en
attendant de recevoir une position qui
leur est garantie par le système de classification
de leur société.
L’attention portée à la culture permet
de spécifier des différences de
comportements entre les sociétés.
Dans ce cadre, les travaux de Jacques
Binet, consacrés à La psychologie
économique africaine, affirment que
l’importance que nous, occidentaux,
prêtons aux rapports de production ou
de communication est toute relative, et
que d’autres sociétés privilégieront par
exemple la relation aux hommes ou
aux Dieux avant celle avec les objets et
la richesse22. Ainsi que l’avaient mis
en évidence les travaux de Edward
Hall (les Allemands travaillent portes
closes, les Américains bureaux ouverts,
l’Asiatique n’ouvrira pas un cadeau
devant son donateur, etc.). Il est évident
que chaque société a une grammaire
et des modes de comportements
spécifiques et explicatifs. Les travaux
de Arnaldo Bagnasco sur la troisième
Italie ont bien montré que la création
d’entreprise s’appuie sur une tradition
et se construit sur des convergences
d’intérêts et d’identités préexistant en
tant qu’ordre du monde et « configurations
sociales » (petite propriété agricole,
division interne et familiale du
travail, spécialisation artisanale, rapport
ville-campagne…) qui confèrent
une capacité stratégique aux acteurs
individuels et institutionnels23. On a
beaucoup cité, entre autres, les travaux
de Emmanuel Todd qui posent les
règles de parenté et les structures familiales
comme explicatives des géographies
politiques du monde, en termes
de relation à l’autorité et à la liberté24.
Citons aussi ceux de Geert Hofstede
sur la « programmation culturelle » du
management des hommes, qui explicitent
des diversités d’attitudes entres
les sociétés latines et celles du nord,
entre les sociétés dites à valeurs « masculines
» et celles dites à valeurs « féminines
»25. Dans cette perspective les
recherches de Philippe d’Iribarne dans
les années 1980 ont mis l’accent sur la
variabilité des modes d’organisation
selon les déterminants sociétaux26.
Nous avons nous-mêmes distingué,
dans une étude sur la décision des
managers internationaux, les comportements
plutôt nordiques des « logiques
du faire » (le rôle est défini par le
service que l’on rend et est égalitaire,
homme ou femme, jeune ou vieux),
et les comportements plutôt « sud »
des logiques de l’être ou du paraître
(le rôle est défini par le statut plus
que par la fonction, et il est « inégalitaire
», Dr ou Igr)27. De même Gilles
Martinet distinguait dans un ouvrage
classique un clivage fondamental entre
les structures syndicales nationales.
Aux États-Unis, en Grande-Bretagne,
en Allemagne, l’institution syndicale
serait représentée par des personnages
médiateurs (les shop stewards, les
Vertrauensleute). Elle est composée
dans les pays latins par des « troupes
sociales » arbitrant régulièrement des
conflits moins prévisibles et plus spontanés,
moins centrés sur les intérêts
d’une classe, que sur l’aspiration à une
autre société28. Ces travaux s’organisent
toutefois autour d’un point focal.
Ils distinguent entre culture nationale
comme outil de gestion qui se réfère
à une tradition réifiée, naturalisée par
une identité attribuée (l’honneur, le
consensus, le contrat), et culture sociétale
comme outil de lecture sociologique
de la culture comme enjeu des
rapports sociaux, et donc d’un objet
immergé dans les différentes dimensions
institutionnelles (par exemple le
système d’enseignement professionnel
en Allemagne)29. À cet égard on peut
dire que la notion de culture nationale
est pertinente en tant que réalité observable,
mais ce n’est pas un concept
opératoire en sciences sociales.
De nombreux travaux socioanthropologiques
ont montré que les
représentations des choix et du parcours
professionnel s’ancraient dans
des rationalités religieuses ou dans
des symboliques de l’existence et du
destin. Roland Devauges30 a bien vu
en ce sens qu’il existait une rationalité
magico-religieuse dans la réussite ou
l’échec de la micro-entreprise congolaise.
Il a montré que des pratiques de
manipulation des forces spirituelles,
magie d’agression ou de défense des
biens ou de la clientèle d’une entreprise,
contribuent à instaurer une relation
sociale, un lien positif ou négatif entre
membres d’une même famille, entre
collègues ou entre concurrents. Dans
un autre contexte, Jean Peneff 31 avait
mis en évidence l’impact d’une idéologie
religieuse sur les trajectoires professionnelles
d’industriels algériens. On
retrouve ainsi trace, dans les enquêtes
effectuées auprès d’anciens négociants
grossistes et fabricants algériens,
d’idéologies réformistes musulmanes
opposées à l’enseignement des écoles
coraniques traditionnelles et encourageant
à l’instruction et au modernisme.
Cette rationalité réformiste développait
alors les thèmes de l’initiative et
de l’esprit d’entreprise : jugement de
la raison, discussions et libre arbitre,
encouragement à la persévérance et à
la ténacité dans l’effort, à l’acquisition
des risques et des dangers inhérents à
toute entreprise individuelle.
De même, des travaux comparés
sur l’émergence des petites entreprises
en Haïti et en Tunisie avaient conclu
à la structuration des formes d’entrepreneuriat
par des ordres du monde
modélisateurs. En Haïti le système
de contrôle social effectué sur l’individu
fait du preneur de risques et
d’initiatives, l’entrepreneur, un asocial
qui s’écarte des normes établies. Si la
“réussite” sociale se situe plus en Haïti
dans l’évitement et le compromis, elle
résiderait plutôt en Tunisie dans la
confrontation par la mise en valeur
de ses potentialités créatrices et technologiques,
et par la valorisation de
l’indépendance au travail par référence
au salariat32. En Haïti33, s’installer,
se mettre à son compte, signifie fuir
un milieu hostile et agressif, et donc
s’affranchir. Par contre en Tunisie,
démarrer son entreprise se pose plutôt
comme une volonté de défi individuel,
et donc de s’affirmer. En Haïti
il s’agit d’une échappatoire obligée,
163

en Tunisie il s’agit d’un choix. Dans
un cas le contexte socio-économique
est à surmonter, dans l’autre il peut
devenir porteur. En Tunisie, créer son
entreprise constitue une manière de se
différencier en sortant du salariat, et en
montrant aux autres « que l’on est un
cœur vaillant ». Cette survalorisation
de l’entrepreneuriat ne s’explique pas
seulement en Tunisie par des raisons
dues aux nécessités économiques. Elle
renvoie à un ordre, je dirai un « agencement
» du monde spécifique à chaque
société explicable en Tunisie par
le fait que l’éthique islamique valorise
la mise à son compte contre le salariat
générateur d’inégalité sociale, et réfute
l’égalité fondamentale des hommes
devant Dieu. Puis cette même éthique
valorise les relations extraprofessionnelles
(être de même famille, du même
lieu), sur les actes de compétence ou
de technicité.
Le grand intérêt des approches en
termes de « vision du monde », est de
montrer qu’il y a bien une « culture
», c’est à dire un cadre de valeurs
incorporées qui organise l’action des
acteurs et leurs « différences ». C’est
par exemple ce qui fera dire à François
de Singly, dans son analyse de l’individualisme
comme projet de société,
de la Renaissance à la Révolution
française et à notre actuelle seconde
modernité, que « l’individualisme est
un humanisme »34.
Ces approches permettent de comprendre,
comme l’avait bien signifié
Dominique Desjeux, que « les acteurs
ne sont pas que des agents rationnels,
des individus émotionnels et des
acteurs stratégiques, mais que leurs
comportements sont organisés par la
société, ses institutions, son histoire et
ses valeurs »35. On dira que tout développement
«réussi» doit être en conformité
avec un « ordre du monde ». C’est
par une non-conformité avec cet ordre
que l’on peut expliquer par exemple
comme l’avait rapporté Dominique
Desjeux sur l’équateur, l’échec d’un
élevage « rationnel » et intensif de
cochons d’Inde chez le paysan équatorien,
projet qui n’avait pas tenu
compte des usages festifs, symboliques
et domestiques de cet animal. Un
autre exemple classiquement proposé
est celui de ce village de Nouvelle Guinée
où les femmes avaient l’habitude
d’aller chaque jour retirer de l’eau à
un puits très éloigné. Une fontaine
automatique fut par la suite installée
au cœur du village. Cette innovation
entraîna la disparition de multiples
réseaux de sociabilité entre femmes,
qui se retrouvaient pour faire route
ensemble et arriver dans un lieu qui
leur était strictement réservé36. Autre
exemple, au Sénégal le remplacement
du fourneau à charbon de bois par
le réchaud à gaz avait contribué à
modifier le temps de fabrication du
thé et partant le rituel de réception
des invités37. De même Robert Jaulin
avait montré qu’en Amazonie, le passage
du bohio indien en chaume au
pavillon bétonné et en tôle ondulée
avait détruit les pratiques sociales et la
culture des indiens : plus de possibilité
de planter au sol le métier à tisser des
femmes, plus de sieste des hommes à
l’ombre du toit, d’où une modification
des rapports de travail, des rapports
amoureux, etc.38
La culture s’attache à l’objet comme
un coefficient symbolique qui affecte
sa valeur d’usage. En ce sens changer
d’objet, modifier ses technologies par
exemple, c’est aussi changer son ordre
du monde ou du moins le soumettre
à des modifications plus ou moins
importantes. La culture spécifie par
signes ou symboles l’autorisé ou l’interdit,
et ce qui fait qu’un objet sera ou
ne sera pas porté par l’usager39.
Combien de projets de développement
ou de transferts technologiques,
fondés sur de bonnes intentions
humanitaires, se sont ainsi heurtés à
la force des usages, en entraînant des
effets sociaux incontrôlés ?
Dans cette perspective les travaux
consacrés à la méthode des sites et
à la socio-économie des territoires,
mettent en valeur le rôle des croyances
et des représentations qui animent
les acteurs locaux. Ils expliquent que
« l’expérience montre aujourd’hui que
les acteurs d‘un milieu donné recomposent
en permanence tout ce qui leur
arrive du dehors ou du haut (politiques
et projets de développement, effets des
conjonctures économiques nationale
ou mondiale, mesures de politiques
macro-économiques, paquets technologiques
etc..) conformément à des
imaginaires et des logiques de contexte
qui leur sont propres » 40. Ces approches
montrent que le développement
économique ne répond pas seulement
aux lois du marché ou d’une décision
individuelle, mais s’inscrit dans un
cadre de rationalité, à savoir que l’ordre
culturel peut participer au développement
économique. Denys Cuche en ce
sens montre que Max Weber en abordant
les « styles de vie » de la moyenne
bourgeoisie allemande (épargne,
ascétisme), s’opposait au matérialisme
historique selon lequel les représentations,
les valeurs, les idées, ne seraient
que le reflet ou la superstructure de
situations économiques données, et
« voulait ainsi démontrer que les problèmes
symboliques et idéologiques
sont doués d’une relative autonomie
et peuvent exercer une réelle influence
sur l’évolution des problèmes sociaux
et économiques »41.
La culture régulatrice,
comme manière de
résoudre un problème
issu du rapport social
Il convient toutefois de se demander,
en changeant d’échelle d’observation,
comment l’individu, dans une
approche moins macro-économique
et plus interactionniste, vit au quotidien
avec cet « ordre du monde »,
et y construit sa place. Nous verrons
la culture moins comme un donné,
que comme un construit. La culture
s’inscrit alors dans une problématique
de l’identité. Denys Cuche montre
bien que la culture renvoie à des
normes d’appartenance inconsciente
alors que l’identité est une forme de
« mobilisation consciente » et individuelle
des éléments de la culture42.
L’identité est le « porte-parole » de la
culture. Jean Fleury définit en ce sens
l’identité sociale et culturelle comme
« le versant subjectif de la culture »43.
Il y a par exemple l’identité d’appartenance
qui réfère à l’inclusion culturelle
au sein d’un groupe et de ses pratiques,
puis l’identité de référence, ou identité
visée, qui est celle de l’aspiration ou
de l’identification de l’individu à la
culture d’un groupe social qui n’est pas
n
164 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 39, « Éthique et santé »

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
son groupe d’origine. Roger Bastide
avait montré en ce sens, par le principe
de coupure44, que l’individu peut
avoir des modes d’adhésion sociaux
puis culturels différents (exemple de
musulmans, donné par une étudiante
de Denys Cuche, demeurant pratiquants
tout en travaillant dans une
usine de traitement du porc)45. Cet
ajustement par le principe de coupure
est du ressort de l’adaptation culturelle
de l’individu en situation d’acculturation.
Pour Bastide, l’homme marginal
n’est pas « coupé » entre deux univers,
mais agit simultanément dans chacun
des deux et sans les faire communiquer.
Selon le principe de coupure,
la marginalité culturelle favorise des
formes d’utilisation et de jeu avec une
double identité, le fameux « double
je », et s’inscrit dans une culture de
créativité et d’adaptabilité, de manière
à mieux tirer profit du jeu social et
culturel. Donnons-en l’exemple rapporté
par Sihem Najjar, qui montrait
comment les tunisiens de France peuvent
« jouer » entre les symboles du
monde musulman (l’Aïd el Kebir) et
ceux de la chrétienté (Noël) ou de
la laïcité occidentale (31 décembre),
pour se constituer une identité festive
et, contre toute « coupure » culturelle,
se réunir plus fréquemment et festoyer
d’autant plus intensément46. Et c’est
précisément la culture, dans sa tentative
d’organiser un vivre ensemble
socialement acceptable, qui constitue
cette volonté de réconciliation des différences
et des coupures.
L’un des apports de l’ouvrage de
Dominique Desjeux et de Sophie
Taponnier, Le sens de l’autre, est à
ce propos de nous donner à lire la
culture comme un outil possible, et
les cultures comme « des modèles de
résolution des problèmes »47, dont les
choix sont en conformité forte avec
un inconscient social lié à un système
de valeurs ou de croyances. Nous partons
de l’idée que les populations se
différentient par leurs choix « culturels
» c’est à dire leur capacité propre à
résoudre les problèmes qui se posent
à elles, capacité qui peut prendre des
« visages » types : le contournement et
l’arrangement, la ruse et la débrouille,
l’inventivité et la créativité, la fuite
dans l’imaginaire etc.
Prenons tout d’abord l’exemple des
femmes entrepreneurs tunisiennes. Il
illustre comment « l’ordre du monde »
de la domination et de l’entrepreneuriat
masculins a pu progressivement
céder la place à l’émergence d’une
autre culture, promouvant la mixité
au travail, entre une culture traditionnelle
qui assigne aux femmes un rôle
familial, et une culture de la modernité
qui les incite à la prise de risque
social48. Bénéficiant d’un contexte
juridico-politique favorable (les lois
Bourguiba et le code de la femme),
plusieurs milliers de femmes assurent
des fonctions de chefs d’entreprise.
Les enquêtes menées sur leur quotidien
ont bien montré que leur engagement
dans l’entreprise n’impliquait
pas forcément pour elles un désengagement
- qui eut été problématique
eu égard à la domination masculine
ambiante - de la sphère familiale. Elles
mettent pour cela en œuvre toutes
sortes de tactiques et de stratégies qui
construisent une culture. Il s’agit là
d’une manière « non naturelle » de
répondre à des situations de difficultés
ou d’urgence auxquelles la femme
chef d’entreprise se trouve confrontée
et doit s’adapter. Une femme styliste
m’expliquait que, délaissée au profit
d’un frère considéré comme plus apte,
elle en est venue à se constituer des
défenses et à prendre sa revanche en
devenant indépendante. De même les
contraintes qui pèsent sur les femmes
(un réseau familial de contrôle social
et d’obligations tant privées que professionnelles),
sont transformées en
ressource et en atout. Ainsi la femme
va s’efforcer de combiner les alliances
avec ses frères ou avec ses enfants,
d’associer le mari rival pour éviter
sa jalousie, ou de s’allier avec le père
dépositaire des valeurs de l’initiative,
du bricolage, de la confiance en soi,
contre les valeurs de la mère et de son
ordre symbolique de gardienne d’une
éducation privilégiant le garçon. On se
trouve là dans un contre-effet, sorte de
revanche de la culture sur le social, qui
pousse les femmes à s’affirmer (« les
femmes qui ont été dominées veulent
s’affirmer et montrer qu’elles peuvent
percer mieux que certains hommes »).
Enfin, leur légendaire ténacité ou le
calcul du « bon plan » d’affaires peut
s’élucider par le simple fait qu’elles
ont moins le « droit à l’erreur » que
leurs collègues hommes, et doivent à
tout moment prouver le bien-fondé
de leur action.
À ce titre on peut dire que la femme
construit stratégiquement son identité
dans une culture d’interactions avec
le dominant selon diverses formes.
Certaines revendiquent le bras de fer
avec les hommes ou la revanche au
nom d’une supériorité de la femme ;
d’autres le compromis et la ruse, respectueuses
des anciens et pratiquant la
politique des étapes ; d’autres encore
l’égalité par la compétence et le diplôme
; ou aussi la « séduction » préférant
la « courtoisie » des hommes aux
« rivalités » des femmes. Il en ressort
que ces diverses attitudes pratiquées
par les femmes tunisiennes pour se
faire reconnaître ne constituent pas
une position identitaire volontaire,
un « en soi » ou un trait de caractère,
mais un construit relationnel structuré
par la représentation même de
celui à qui l’on s’oppose et par qui
l’on s’affirme. Il constitue une identité
de réponse inscrite dans une culture
émergente d’intégration de la femme
dans la société en créant des espaces de
mixité, par le recours à des stratégies
de contournement, dans une position
de risque culturel face à l’ordre établi
de la tradition et de la coutume. La
culture de la femme chef d’entreprise
renvoie un peu à celle du marronnage
des esclaves noirs en Haïti, décrite
par Gérard Barthélémy. Dans le marronnage,
l’individu pratique la fuite
comme refus de l’affrontement direct
pour échapper à l’agresseur49.
Notre approche de la culture
comme mode de résolution d’un problème
illustre que les groupes socialement
dominés peuvent déployer des
ressources culturelles propres qui leur
permettent de s’adapter, de réguler ou
de se libérer. La culture se construit
alors comme manière de sortir de
l’aliénation, comme possibilité d’inversion
ou de modification du rapport
social. On a pu considérer en ce sens
la créativité et les cultures du travail
dans l’entreprise des années 1970-80
comme des comportements d’autodéfense
et de réappropriation face aux
situations de domination sociale et
165

professionnelle. Les travaux sociologiques
menés sur cette période considéraient
l’entreprise moins comme le
lieu d’une aliénation (selon la représentation
des années 1960-1970) que
comme un lieu de socialisation, milieu
de vie sociale où se fabrique et se transmet
une culture (de l’imaginaire, du
symbolique). Les travaux de Renaud
Sainsaulieu sur l’identité au travail et
les cultures de l’entreprise50 ont largement
contribué à mieux comprendre la
culture comme une construction identitaire
individuelle et sociale. L’entreprise
en tant que lieu d’apprentissage
de la variété des actions, des positions
de travail et des représentations de
soi et de l’autre était pour Sainsaulieu
productrice de socialisation et de sens.
Ce sens émergeait dans des logiques
d’acteurs capables d’élaborer de petites
sociétés (groupes de travail, de statuts,
d’alliances, d’oppositions), porteuses
d’identités et de comportements, que
Sainsaulieu nommait cultures selon
les types de « projets » collectifs qui
venaient cimenter ces groupes d’acteurs
(des cultures de la fusion, de la
négociation, du retrait, des affinités).
De nombreux travaux sur la créativité
ouvrière démontraient dans les
années 1980 que la culture du travail
consiste en un mécanisme d’adaptation
et de régulation permettant de
faire face au rapport social de domination.
Ils décrivaient par exemple la
réappropriation de l’espace de l’usine
à la cafétéria ou le « marquage » du
bureau ou des ateliers par les équipes,
l’adaptation ergonomique du corps aux
situations de travail, les évènements ou
les actions qui caractérisent le capital
symbolique des grands moments de la
vie du groupe : pratiques rituelles des
repas, fêtes et convivialité de travail. Ils
évoquaient les « plaisirs en miettes »51,
les formes de sociabilité, les manières
de détourner et de contourner le travail
par la « perruque », le bricolage par
lequel on transférait les savoir-faire
dans le hors travail, l’absentéisme ou
les formes de retrait du travail voire
de « sabotage ». Cette «créativité » de la
culture ouvrière devient ici une volonté
de maîtriser personnellement ce qui
échappe à l’individu dans le quotidien,
de rétablir de l’ordre dans le désordre
du rapport social. La créativité ouvrière
apparaît comme une manière de
gérer, pour reprendre une expression
de Norbert Alter, « le désordre dans
l’entreprise », et de montrer que, par
delà même la structuration du rapport
social, des marges de manœuvre et de
liberté existent, permettant alors de
sortir de l’image d’un monde ouvrier
totalement dominé et aliéné.
De la même sorte, on peut considérer
le secteur dit informel comme une
façon de se réapproprier le rapport
social en le régulant par des mécanismes
d’autodéfense. Nous avions
évoqué à ce titre la culture de l’intelligence
relationnelle des entrepreneurs
de Sfax (Denieuil 1992), particulièrement
développée dans un climat de
rareté économique, où les processus
de contournement et les attitudes de
débrouille, en tant que mécanismes
d’adaptations matérielles et symboliques
à des problèmes posés par les
rapports sociaux et la question de
l’existence, construisent l’identité des
acteurs au quotidien : auto-technologie
innovante, économie de la relation,
intelligence de la « débrouille » et de la
sauvegarde. On peut y définir l’innovation
comme une culture, c’est-à-dire
une tentative de maîtriser l’existant,
de s’adapter aux normes du contexte,
apparaissant dans ce que Norbert
Alter nomme « l’érosion des règles »52.
En s’étayant sur les réflexions de Serge
Latouche53, on peut cerner ce secteur
comme une forme de vie sociale, une
« culture de la pauvreté » qui ré-enchâsse
ses objectifs économiques, qui réinvestit
son surplus dans la sociabilité et
la solidarité.
Cette fonction de régulation
consiste en sa capacité à trouver des
modalités d’adaptation aux conditions
sociales, voire de détournement ou
de contournement. Ainsi le « faible »54
dans les rapports sociaux va utiliser sa
symbolique culturelle (son imaginaire,
ses valeurs, ses propres codes) pour
inverser la relation. C’est ce qu’a bien
montré Gérard Barthélemy à propos
du paysan haïtien qui crée un système
égalitaire pour refuser toute accumulation
de pouvoir sous forme d’État
de manière à éviter ainsi un retour de
l’esclavage. Il décrit à cet égard quelques
mécanismes « culturels », c’est à
dire symboliques, mis en place par
la culture paysanne55 haïtienne pour
organiser des rapports sociaux égalitaires
: le rejet des structures sociales
autoritaires (conseil d’anciens) et
leur remplacement par des systèmes
d’alliances réciprocitaires (combites),
puis des formes de « contrôle » du
citoyen sur son égal de manière violente
(la persécution) ou non violente
(la médisance face à celui qui n’est pas
conforme).
On peut donc considérer ici la culture
comme une potentialité d’inversion
ou tout au moins de modification voire
de régulation du rapport social. Sur ce
point, Gérard Althabe avait bien montré
comment des sociétés opprimées, à
Madagascar, se construisent un imaginaire
régulateur par un nouveau mode
de production et d’organisation sociale
(différent du culte des ancêtres, ou de
l’ordre colonial), inventé par les populations,
qui se donnent ainsi une sorte
de contre-institution symbolique56.
Althabe évoque un autre système culturel,
les pratiques de possession de la
tromba qui va, dans l’imaginaire, tout à
la fois refuser le culte des ancêtres dans
ses formes traditionnelles et refuser
les apports modernes externes à la
communauté57. En témoigne ce commentaire
des travaux d’Althabe par
Balandier, rapporté par Pierre Ansart,
voyant dans cette « réponse » imaginaire
« un nouvel ordre qui cherche à
se construire au-delà de la négation des
deux précédents. La contestation permanente
prend d’abord la figure de la
contestation culturelle »58. C’est là une
définition précise de la culture et de ce
qu’elle apporte comme mode de structuration
du social. Ainsi la tromba,
sorte de contre-institution symbolique
régulatrice, construit une pratique qui
permet aux paysans d’échapper symboliquement
aux contraintes sociales
pour rêver à un autre mode d’organisation
et de résolution de leurs contradictions.
La culture donne corps au social
et lui permet de construire ce qu’il ne
peut être. Elle constitue « le transfert,
au plan de l’imaginaire social et des
pratiques essentiellement symboliques,
des solutions aux problèmes que
les communautés ne parviennent pas
encore à résoudre effectivement. Ces
sociétés « verrouillées » construisent
166 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 39, « Éthique et santé »

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
d’abord, dans l’ordre du mythe et de
l’imaginaire, les sociétés qu’elles ne
peuvent pas être »59.
Nous en référons ici à ce courant de
pensée auquel a participé, entre autres,
l’historien anthropologue et philosophe
Michel de Certeau, qui s’attachait
à dépasser l’analyse des rapports de
domination pour cerner leur régulation
dans la « culture du braconnage »
ou « invention du quotidien ». Selon de
Certeau, il s’agissait moins de dénoncer
« l’aliénation du faible » que son
pouvoir de récupération lorsqu’il doit
« tirer parti des forces étrangères » 60.
Se développe là une conception de
la culture comme construction de
composition avec les événements,
de réagencement de ce qui est perçu
comme un ordre. C’est une traduction
du rapport social, qui utilise la ruse,
l’ingéniosité et la débrouille, c’est une
sorte d’alchimie pour faire du rapport
social une solution au final acceptable.
De Certeau l’avait formalisée sous
le concept de tactique, ponctuelle et
située, par référence à la stratégie,
elle, plus temporelle et projetée. Notre
auteur l’illustrait dans ce que l’on
nommera la culture ordinaire : de la
ménagère dans la gestion domestique,
de l’ouvrier astucieux ou inventif, du
dominé à la conquête de marges de
manœuvres etc.
Les risques
d’instrumentalisation
et de détournement
de la culture par
les pouvoirs en place
Les pratiques culturelles évoquées
précédemment sont à double sens et
paradoxales, ainsi que l’avait montré
avec force Gérard Athabe sous son
titre Oppression et libération dans
l’imaginaire. Elles constituent à la fois
des outils de distanciation et de libération
pour le faible face à l’oppresseur,
et des instruments de domination
pour les institutions en place ; car ces
dernières sont susceptibles elles aussi
d’utiliser la culture comme dimension
régulatrice dans l’affirmation du
pouvoir. En témoigne, par exemple, la
réincorporation dans le management
n
d’entreprise des notions de cercle de
qualité, de participation, ou encore
de la notion de compétence en tant
que régulation empirique du faire par
soi-même pour s’adapter à la situation
de travail (et qui vient éclipser
la notion de qualification). À ce titre
le concept de « culture d’entreprise »
s’inscrit dans une vision économicofonctionnelle
de la culture, en réponse
à une demande interne d’opérationnalité
du management61. De même les
analyses de Sylviane Trinh62 ont présenté
la culture japonaise comme une
construction pour impliquer et socialiser
les acteurs dans l’effort national de
production et de développement des
entreprises, une manière de demander
à l’acteur de prendre en charge ce qui
ailleurs relève de l’autorité institutionnelle.
Ainsi, si la culture a bien, comme
nous l’avons montré, capacité de
dépasser le rapport social, n’oublions
pas que ce dernier a aussi capacité à
manipuler la culture. C’est la tradition
au service de l’intégrisme ; c’est
l’assujettissement de l’autre dans ses
habitus par assimilation ou intégration
(que Robert Jaulin nommait l’ethnocide
des indiens d’Amérique) ; c’est la
récupération des formes de sociabilité
des acteurs de l’entreprise, pour créer
de l’implication par la « culture » d’entreprise
; c’est aussi la mise en scène
de l’imaginaire dans les cérémoniels
et les rituels du pouvoir politique par
exemple… De même Marie-Dominique
Perrot avait bien signalé qu’il
faut se méfier des usages de la « différence
» culturelle qui peut être utilisée
pour discriminer (apartheid), pour
dominer (intégristes), pour niveler
(les partisans du métissage culturel),
pour enfermer (le communautarisme
égalitaire)63. Comme l’avait explicité
Georges Balandier64, la culture est souvent
un « adjuvant du social », voire
un « auxiliaire du pouvoir », dans la
mesure où ce dernier s’exerce souvent
par la violence symbolique. Le pouvoir
en effet serait peu crédible s’il ne s’édifiait
que sur la force ou que sur la seule
raison. Évoquant la domination d’une
culture par une autre, Robert Jaulin
précisait à cet égard que la destruction
des cultures et leur négation concerne
aussi bien la droite que la gauche,
indépendamment des groupes dominants
et dominés65. Il y voit là une
analyse du rapport de force culturel
qui fait que par delà le rapport social
on cherche à détruire directement la
capacité symbolique des individus et
leurs usages.
Il y a donc un fort usage idéologique
de la notion de culture. Bourdieu
montre à cet égard que la domination
et le pouvoir transforment le réel en le
classant sous forme de représentations
symboliques, les symboles et la culture
étant des outils de reproduction du
pouvoir, en tant qu’« ordre symbolique
arbitraire »66.
L’anthropologie a montré sur ce
point, que les configurations symboliques
répondent toujours à des situations
concrètes, par exemple comment
la division des sexes ou des âges affecte
le système social et la culture dans son
ensemble. Ainsi les récits mythiques
construisent des représentations ambiguës
voire négatives des rôles. Ils sont
là pour « consacrer » dirait Bourdieu,
légitimer, rendre « normale » un arbitraire
qui serait l’inégalité des hommes
et des femmes. Cette prise d’appui
imaginaire par les pouvoirs en place est
particulièrement bien formulée dans
les travaux de Georges Balandier : « Le
pouvoir établi sur la seule force, ou sur
la violence non domestiquée, aurait
une existence constamment menacée ;
le pouvoir exposé sous le seul éclairage
de la raison aurait peu de crédibilité.
Il ne parvient à se maintenir ni par
la domination brutale ni par la justification
rationnelle. Il ne se fait et se
conserve que par la transposition, par
la production d’images, par la manipulation
de symboles et leur organisation
dans un cadre cérémoniel »67. Il ressort
dans la représentation de la dramatisation
politique, dont Marc Abélès
entre autres a bien étudié les rituels
politiques68.
À cet égard, les institutions symboliques
de la culture se confrontent
quotidiennement au pouvoir et à la
violence dont elles triomphent parfois,
ainsi que le rappelait Montesquieu au
siècle des Lumières, illustrant la vanité
du pouvoir et de la violence face à la
culture : « Le pouvoir le plus immense
est toujours borné par quelque coin…
Un roi de Perse peut bien contraindre
167

un fils de tuer son père ou un père de
tuer son fils ; mais obliger ses sujets
de boire du vin il ne le peut pas. Il y a
dans chaque nation un esprit général
sur lequel la puissance même est fondée.
Quand elle choque cet esprit elle
se choque elle-même, et elle s’arrête
brusquement »69.
Plus grave toutefois, et la culture
cette fois n’en sort pas indemne, est
l’instrumentalisation politique de
la culture par la réification du symbolique,
sa transformation en chose
et en rapport social dans les formes
d’intégrisme et de totalitarisme. Alain
Cambier met clairement l’accent sur
cette pathologie politique de la culture
: « Alors que l’aptitude proprement
humaine à la symbolisation consiste
à transformer les choses en signes, la
pathologie serait de vouloir convertir
les signes en choses, de vouloir à
tout prix les retrouver dans le monde
prosaïque, de vouloir les faire coller à
la réalité en déniant toute possibilité
d’interprétation nouvelle, et en interdisant
toute combinaison inventive des
symboles. Tel est le cas de l’intégrisme
qui maintient l’esprit humain dans le
principe d’une stricte clôture, obturant
toute voie d’accès à l’universel. L’écart
salvateur et fécond du symbolique par
rapport au réel est alors gommé et avec
lui toute possibilité de distanciation
critique »70.
Nous conclurons sur un cas particulièrement
significatif de la rencontre
des deux « sens » de la culture. L’on
peut dire tout d’abord que la culture
de l’imaginaire a pour fonction grammaticale
de transformer le désordre71
en ordre, qu’il s’agisse de l’ordre établi
ou d’un autre inventé comme système
de régulation. Tel l’exemple de l’ordre
carnavalesque qui met en scène
la rencontre de ces deux ordres. Tout
d’abord en ce qui concerne le premier,
nous dirons que l’imaginaire mythique
se distancie du rapport social. En
témoignent les analyses menées par
Michelle de La Pradelle sur les imaginaires
des marchés de Provence, les
interactions rituelles ou les détournements
langagiers entre marchands
forains et ménagères72, ou encore les
mythes et les attitudes de Carnavals
et de fêtes populaires où le pouvoir se
trouve inversé et le monde transgressé
(on rabaisse et on se moque du pouvoir,
du juge, du maître, du mari etc.).
Lors de la fête des fous par exemple,
les individus simulent et parodient
les figures de l’autorité ecclésiastique
(évêque, pape), ou juridique (hommes
de lois, de gouvernement). Le monde à
l’envers, celui des injures et des jurons
blasphématoires, celui des fausses
mises à mort rituelles, y apparaît en
fait comme un univers parallèle73. Sa
fonction est de perpétuer le monde
transgressé, de canaliser l’agressivité
sociale, de la détourner par l’imaginaire
en échappant à la culture officielle.
Ces pratiques d’inversion sont
cathartiques et sont contenues.
En ce qui concerne le second, disons
que l’imaginaire mythique peut se trouver
simultanément pris en otage par le
rapport social. Nous réinterpréterons
une histoire rapportée par Emmanuel
Leroy Ladurie. Celui-ci donne un bon
exemple de ce que l’on considèrera
comme un retour de l’ordre social, une
revanche du rapport social sur la culture.
Il décrit le carnaval de Romans74
où le « monde à l’envers » du peuple
en quête de transgression imaginaire
des valeurs établies, débouche sur des
velléités révolutionnaires, et la classe
dirigeante ordonne alors un massacre
général où l’on suspend à l’envers,
pieds en l’air et tête en bas, l’effigie du
chef rebelle. « Ainsi s’achève le carnaval
de Romans, acte manqué d’inversion
sociale : tout est remis à l’endroit.
Les classes dominantes un moment
culbutées, retombent sur leurs pieds.
Et pour mieux affirmer cette remise
en ordre les juges font suspendre à
l’envers, pieds en l’air et tête en bas,
l’effigie du chef rebelle »75. C’est une
manière de dire, par un retour du symbole
et dans le même codage culturel,
que la culture est bien là mais que c’est
au bout du compte, le rapport social
qui l’emporte puisqu’il a remis chaque
chose et l’ordre à leur place.
Conclusion :
la culture
comme résilience,
« ultime ressource »
des « blessés de
l’existence »
Nous avons défini la culture à la
fois comme ce qui fait règle en tant
qu’ordre du monde dans sa capacité
d’agir et d’être agi dans nos usages
quotidiens, puis comme ce qui fait
identité et inventivité en tant que système
d’adaptation et de régulation de
cette règle. La culture est donc une
expérience ambivalente : à la fois l’ordre
du monde et son contournement
créateur.
En ce sens, l’affirmation d’une identité
et d’une différence culturelles peut
devenir à la fois une ressource et/ou
un outil de pression ou de négociation
sociales (le port du foulard, la construction
de mosquées dans la communauté
musulmane, la connivence culturelle
dans l’ethnic business des tricoteurs
arméniens ou des Chinois à Paris.).
Déjà les travaux sur les identités régionales
en France dans les années 1970
et début 80 avaient bien montré que
les affirmations culturelles sont souvent
le support de la lutte des groupes
sociaux, de même que l’identité culturelle
locale constituait souvent le pilier
des mouvements sociaux (travailler
au pays). À cet égard, Denys Cuche
explique que l’identité culturelle résulte
d’une situation de contact entre ce
qu’il nomme une « hétéro-identité »
et une « auto-identité ». L’hétéroidentité
est l’identité désignée par le
groupe social dominant, et elle aboutit
à une identité négative attribuée par
le pouvoir. Cuche précise bien que
« l’assignation de différences signifie
moins la reconnaissance de spécificités
culturelles que l’affirmation de la
seule identité légitime, celle du groupe
dominant »76.
Il convient d’autre part d’insister
sur la structure dynamique même de
la culture. Tout d’abord, il ne faut
pas l’enfermer dans la stabilité de la
tradition. Une approche réifiée et
homogène de la culture trouve le plus
souvent son origine dans l’histoire et
168 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 39, « Éthique et santé »

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
les traditions d’une société, d’un peuple,
d’une nation. La tradition et son
rapport social, en tant que formes sédimentées
du symbolique, justifient la
culture. Dominique Desjeux explique
qu’il faut distinguer la culture comme
fait établi, et les dynamiques culturelles
qui, en dépit d’une tradition dont
elles sont porteuses, sont changeantes
et évolutives : « Si la ou les cultures
existent bien, et si l’on peut aussi relativement
bien modéliser les grands
traits culturels d’une société, il ne faut
pas se laisser prendre au piège de l’illusion
culturelle souvent assimilée à
la tradition et aux mentalités, comme
si elles étaient immuables. La culture
est un élément stratégique. Elle est en
perpétuel renouvellement. Elle est une
dynamique »77. La culture, dans cette
seconde acception dynamique, n’est
ni une autorité, ni une tradition, ni
une codification. Bien plus, plusieurs
travaux l’ont présentée comme une
capacité de résister, de produire du
sens par la mémoire et l’imagination.
Nous reprendrons le beau témoignage
d’Alain Cambier : « Il est vital pour
l’homme de pouvoir disposer de la
culture, d’éviter la désymbolisation,
d’arriver à configurer par le récit, les
péripéties discordantes de notre séjour
sur terre78. Selon les mots de Karen
Blixen, « tous les chagrins peuvent être
supportés si on les transforme en histoire
ou si on raconte une histoire sur
eux ». Les hommes ne peuvent échapper
à la violence destructrice que par la
médiation de la mémoire et de l’imagination
personnelles et collectives. Face
aux traumatismes des évènements
les plus dramatiques, les hommes ne
peuvent survivre que s’ils produisent
du sens, que s’ils arrivent à tisser des
mots avec leurs souffrances et à mettre
en intrigue leur existence. Depuis
la nuit des temps nous avons appris
que les plus opprimés pouvaient se
livrer à l’activité symbolique la plus
sublime »79.
Ainsi que le résume Cambier dans
l’article auquel nous nous référons,
« un peuple peut perdre un combat,
une guerre, parfois même son pays,
mais tant qu’il arrive encore à se dire
culturellement, il ne pourra disparaître
: il restera inexterminable. Son
chant est capable de surmonter les
humiliations et d’ouvrir de nouveaux
horizons. La culture demeure l’ultime
ressource des vaincus, des exclus,
des damnés de la terre »80. La culture
est ici l’arme du survivant, qui va lui
permettre de surmonter son trauma
ou son handicap pour aller refonder
ailleurs de nouvelles racines et
reconstruire son identité. Ainsi que
le formule Christian Ruby, la culture,
et nous rejoignons ici la définition
artistique du terme, demeure une
invitation « infinie » à rester debout,
à déployer et à inventer son existence,
à prêter une attention enthousiaste
aux autres et aux œuvres, en un mot
à communiquer. « Le terme « culture »
ne désigne ni un monde d’objets hérités
et bridés par un testament, ni une
discipline dans laquelle on peut s’investir
(déterminée par un programme
et assignée à des spécialistes), ni une
somme de connaissances ni une essence.
La culture consiste en une formation
des femmes et des hommes à la
capacité à demeurer debout en toutes
circonstances et à la discussion des différends.
Elle ouvre sur le déploiement
de règles de l’existence qui, choisies et
légitimées, multiplient les attentions
potentielles aux autres, aux œuvres
humaines dans leur proximité et leur
altérité » 81. La culture consiste alors en
une capacité de l’individu et du groupe
à se forger des tuteurs, et à produire de
la « résilience ».
Nous renverrons le lecteur aux travaux
de Boris Cyrulnik sur la résilience
comme faculté d’adaptation, art de
naviguer dans les méandres de la vie,
cette culture des « blessés de l’existence
» : « La résilience c’est l’art de
naviguer dans les torrents. Un trauma
a bousculé le blessé dans une direction
où il aurait aimé ne pas aller.
Mais puisqu’il est tombé dans un flot
qui le roule et l’emporte dans une
cascade de meurtrissures, le résilient
doit faire appel aux ressources internes
imprégnées dans sa mémoire, il
doit se bagarrer pour ne pas se laisser
entraîner par la pente naturelle des
traumatismes qui le font bourlinguer
de coups en coups jusqu’au moment
où une main tendue lui offrira une ressource
externe, une relation affective,
une institution sociale ou culturelle
qui lui permettra de s’en sortir »82.
Notes
1. Cf. Jean Fleury, La culture, Ed. Bréal,
Paris, 2003, p. 21.
2. Cf. François Laplantine, Clefs pour l’anthropologie,
Paris, Seghers, 1987. Cette
citation est rapportée par Jean Fleury, op.
cit.
3. Cf. Sur l’histoire de la notion de culture
et entre autre la comparaison franco-allemande,
cf. l’ouvrage de Denys Cuche, La
notion de culture dans les sciences sociales,
Ed. La découverte, paris, 200, page 11.
4. Cf. Denys Cuche, La notion de culture
dans les sciences sociales, Ed. La découverte,
Paris, 2001.
5. Cf. Mary Douglass, À quoi pensent les institutions,
Ed. La Découverte, Paris, 1999.
6. Cf. Emile Durkheim, Les formes élémentaires
de la vie religieuse, Paris, 1912, Ed.
1991 Le livre de poche.
7. Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Ed.
de Minuit, Paris, 1980.
8. Cf. Renaud sainsaulieu, L’identité au travail,
Ed. FNSP, 1 ère édition 1977.
9. Cf. Georges Balandier, Sens et puissance,
PUF, Paris, 1972.
10. Cf. Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Col.
Folio Essais, Paris, Réédition 1996 (1 ère
édition 1952).
11. Cf. Gérard Althabe, L’ethnologie et sa discipline,
L’homme et la Société n°95/96,
1990, et Robert Jaulin, La décivilisation,
politiques et pratiques de l’ethnocide, Ed.
Complexes, Paris, 1974.
12. Cf. Pierre Bouvier, La Socio-anthropologie,
Col. U, Ed. Colin, Paris, 2002.
13. Cf. Dominique Desjeux, op. cit. p. 5.
14. Ibid, p. 6.
15. Cf. Bronislav Malinowski, Une théorie
scientifique de la culture, Ed. Maspero,
Paris, 1968.
16. Cf. Bertrand gilles, La notion du système
technique, Culture technique n°1, 1979; le
premier appareil automatique au foyer,
le tourne-broche, Culture technique n°3,
1980.
17. Cf. Ralph Linton, Le fondement culturel de
la personnalité, Ed. Dunod, Paris, 1965.
18. Cf. Abraham Kardiner, L’individu dans
sa société, Ed. Gallimard, Paris, Préface de
Claude Le Fort, 1969, page 49 .
19. Cf. Margaret Mead, Mœurs et sexualité en
Océanie, Ed. Plon, Paris, 1963.
20. Cf. Mary Douglass, op. cit.
21. Cf. Claude Lévi-Strauss, Les structures
élémentaires de la parenté, PUF, Paris,
1967.
22. Cf. Jacques Binet, La psychologie économique
africaine, Ed. Payot, Paris, 1970.
23. Cf. Arnaldo Bagnasco et C. Trigolia, La
construction sociale du marché. Le défi
de la 3ème Italie, Traduit de l’Italien par
169

Th. Berthet et Cl. Marenco. ENS Cachan
et CNRS, 1993.
24. Cf. Emmanuel Todd, La troisième planète.
Structures familiales et systèmes idéologiques,
Ed. Le Seuil, Paris, 1983.
25. Cf. Geert Hofstede, Culture’s consequences:
International differences in work
related issues, Beverly Hills, Londres, Sage
Publications, 1980.
26. Cf. Philippe d’Iribarne, La logique de
l’honneur, Seuil, Paris, 1989.
27. Cf. Pierre-Noël Denieuil, Comportements
industriels, logiques culturelles et régulations
sociétales : les attitudes face au
management en France, en Italie, en Allemagne,
en Grande-Bretagne et en Suède,
Spirales n°28/29, Paris, 1983.
28. G. Martinet, Sept syndicalismes, Seuil,
Paris, 1976.
29. Cf. Maurice, Sellier, Silvestre, Politiques
d’éducation et organisation industrielle en
France et en Allemagne, Ed. PUF, Paris,
1982.
30. Cf. Roland Devauges, L’oncle, le Ndoki et
l’Entrepreneur, éd. L’Orstom, 1977.
31. Cf. Jean Peneff, Industriels algériens, Ed.
CNRS, Paris, 1981.
32. Cf. Pierre-Noël Denieuil, Artisans et petits
entrepreneurs haïtiens. Logiques socioprofessionnelles
et rationalités culturelles,
Tiers-Monde, PUF, 1986, et Pierre-Noël
Denieuil, Les entrepreneurs de Sfax, Essai
sur l’ethnoindustrialisation tunisienne, Ed.
L’Harmattan, Paris, 1992.
33. Cf. Gérard Barthélémy, L’univers rural
haïtien, Le pays en dehors, Paris, L’Harmattan,
1991.
34. Cf. François de Singly, L’individualisme
est un humanisme, éd. L’Aube, Paris,
2005.
35. Cf. Dominique Desjeux, Les sciences sociales,
Puf, Paris, 2004, page 41.
36. Cf Ken New Combe, Prospective et politique
technologiques : l’exemple de la
Papouasie Nouvelle Guinée, Revue internationale
de sociologie vol XXXIII 1981,
n°3.
37. Cf. Ly Abou Bacry, La donnée socioculturelle
de l’empreinte de la technique,
Culture Technique n°4, 1981
38. Cf. Robert Jaulin, La paix blanche, éd. Le
seuil, Paris, 1971.
39. Cf. Dominique Desjeux, Les sciences
sociales, Paris, PUF, 2004.
40. Cf. Pour un développement situé, ou en
situation Territoires et dynamiques économiques.
Au-delà de la pensée unique. Sous
la direction de B. Kerdjemil, H. Panuys et
H. Zaoual. L’Harmattan, 1998, p. 14.
41. Cf. Denys Cuche, op. cit., p. 78.
42. Cf. Denys Cuche, op. cit.
43. Cf. Jean Fleury, op. cit. p. 54.
44. Cf. Roger Bastide, Le principe de coupure
et le comportement afro-brésilien, Anais
do XXXL congresso internacional de Americanistas,
Sao Paulo, Anhembi, Vol. 1,
1955.
45. Cf. propos d’un mémoire d’étudiante,
rapportés par Denys Cuche, op. cit.
46. Cf. Sihem Najjar, in Laroussi Amri, le
changement social en Tunisie, éd. Ceres,
Tunis, 2007.
47. Cf. Dominique Desjeux, Sophie Taponnier,
Le sens de l’autre, Ed. L’Harmattan,
logiques sociales, Paris, 1989, p. 10.
48. Cf. Pierre-Noël Denieuil, Femmes et entreprises
en Tunisie, éd. L’Harmattan, Paris,
2005.
49. Cf. Gérard Barthélémy, op. cit.
50. Cf. Renaud Sainsaulieu, L’identité au travail,
FNSP, Paris, 1977.
51. Cf. Pierre Bouvier, Le travail au quotidien,
une démarche socio-anthropologique,
Paris, Puf, 1989.
52. Cf. Norbert Alter, op. cit., p. 219.
53. Cf. Serge Latouche, La planète des naufragés,
essai sur l’après développement, La
Découverte, Paris, 1991.
54. Ce terme m’a été suggéré par les travaux
de Michel de Certeau qui avait co-dirigé
dans mes jeunes années d’étudiant, mon
mémoire de maîtrise d’ethnologie. Cf.
Michel de Certeau, L’invention du quotidien,
Ed. Bourgois 10/18, 1980.
55. Cf Gérard Barthélémy, Le Pays en dehors.,
Ed. Henri deschamps, Port au Prince
1989.
56. Cf. Gérard Althabe, Oppression et libération
dans l’imaginaire : les communautés
villageoises de la côte orientale de Madagascar,
préface de Georges Balandier,
Maspero, Paris, 1982.
57. Cf. Pierre Ansart, Les sociologies contemporaines,
collection Point, Paris, 1990.
58. Cf. Georges Balandier, Sens et puissance,
op.cité page 9.
59. Ibid, page 11.
60. Cf. Michel de Certeau, L’invention du
quotidien, éd.. Bourgois 10/18, 1980.
61. Cf. P.N.Denieuil, Le chercheur et le gestionnaire
dans l’entreprise, Atouts et limites
du modèle gestionnaire, L’homme et
la société, n°95/96, éd. L’Harmattan, Juin
1990.
62. Cf. S. Trinh, Il n’y a pas de modèle Japonais,
Paris, éd. Odile Jacob, 1992.
63. Cf. Marie-Dominique Perrot, in G. Rist,
La culture otage du développement, Ed.
L’Harmattan, 1994.
64. Cf. Georges Balandier, Le Pouvoir sur Scènes,
Ed. Balland, Paris, 1992, page 17-18.
65. Cf. Robert Jaulin, Les chemins du vide, éd.
Christian Bourgois, Paris, 1977.
66. Cf. Pierre Bourdieu, op. cit.
67. Cf. Georges Balandier, Le Pouvoir sur
Scènes, éd. Balland, Paris, 1992, p. 17-18.
68. Cf. Marc Abélès, Marc Abélès, Un ethnologue
à l’assemblée, Odile Jacob, Paris,
2000.
69. Montesquieu, Considérations sur les causes
de la grandeur des nations et de leur
décadence, p. 178. Cité par Alain Cambier,
op. cit.
70. Cf. Alain Cambier, « La culture comme
unique ressource », p. 32-33, op. cit.
71. Cf. Georges Balandier, entre autres Conjugaisons,
éd. Fayard, Paris, 1997.
72. Cf. Michèle de La Pradelle, Les vendredis
de Carpentras : faire son marché en Provence
ou ailleurs, Fayard, Paris, 1995.
73. Cf. Mickail Bakhtine. L’œuvre de François
Rabelais et la culture populaire au Moyen-
Age et sous la Renaissance. Col. NRF Gallimard,
Paris, 1970.
74. Cf. Emmanuel Leroy Ladurie, Paysans du
Languedoc, Flammarion, Paris, 1969.
75. Ibid.
76. Cf. Denys Cuche, op. cit., page 89.
77. Cf. Dominique Desjeux et Sophie Taponier,
Le sens de l’autre, op. cit. p. 9.
78. L’auteur reprend ici une expression forgée
par Paul Ricoeur dans Temps et récit, et
Soi-même comme un autre.
79. Cf. Alain Cambier, in La culture comme
ultime ressource, p. 32-33, Actes du colloque
À propos de la culture. USTL, Lille,
2004, in Les nouvelles d’Archimède, 2004.
80. Ibid.
81. Cf. Christian Ruby, Comment s’orienter
dans la querelle de la culture ?, Actes du
colloque À propos de la culture. USTL,
Lille, 2004, in Les nouvelles d’Archimède,
2004.
82. Cf. Boris Cyrulnik, Les vilains petits
canards, éd. Odile Jacob, Paris, 2001,
p. 260.
170 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 39, « Éthique et santé »