la culture, les cultures et le lien social - Revue des sciences sociales

Pierre-Noël Denieuil
La culture, les cultures et le lien social
d’abord, dans l’ordre du mythe et de
l’imaginaire, les sociétés qu’elles ne
peuvent pas être »59.
Nous en référons ici à ce courant de
pensée auquel a participé, entre autres,
l’historien anthropologue et philosophe
Michel de Certeau, qui s’attachait
à dépasser l’analyse des rapports de
domination pour cerner leur régulation
dans la « culture du braconnage »
ou « invention du quotidien ». Selon de
Certeau, il s’agissait moins de dénoncer
« l’aliénation du faible » que son
pouvoir de récupération lorsqu’il doit
« tirer parti des forces étrangères » 60.
Se développe là une conception de
la culture comme construction de
composition avec les événements,
de réagencement de ce qui est perçu
comme un ordre. C’est une traduction
du rapport social, qui utilise la ruse,
l’ingéniosité et la débrouille, c’est une
sorte d’alchimie pour faire du rapport
social une solution au final acceptable.
De Certeau l’avait formalisée sous
le concept de tactique, ponctuelle et
située, par référence à la stratégie,
elle, plus temporelle et projetée. Notre
auteur l’illustrait dans ce que l’on
nommera la culture ordinaire : de la
ménagère dans la gestion domestique,
de l’ouvrier astucieux ou inventif, du
dominé à la conquête de marges de
manœuvres etc.
Les risques
d’instrumentalisation
et de détournement
de la culture par
les pouvoirs en place
Les pratiques culturelles évoquées
précédemment sont à double sens et
paradoxales, ainsi que l’avait montré
avec force Gérard Athabe sous son
titre Oppression et libération dans
l’imaginaire. Elles constituent à la fois
des outils de distanciation et de libération
pour le faible face à l’oppresseur,
et des instruments de domination
pour les institutions en place ; car ces
dernières sont susceptibles elles aussi
d’utiliser la culture comme dimension
régulatrice dans l’affirmation du
pouvoir. En témoigne, par exemple, la
réincorporation dans le management
n
d’entreprise des notions de cercle de
qualité, de participation, ou encore
de la notion de compétence en tant
que régulation empirique du faire par
soi-même pour s’adapter à la situation
de travail (et qui vient éclipser
la notion de qualification). À ce titre
le concept de « culture d’entreprise »
s’inscrit dans une vision économicofonctionnelle
de la culture, en réponse
à une demande interne d’opérationnalité
du management61. De même les
analyses de Sylviane Trinh62 ont présenté
la culture japonaise comme une
construction pour impliquer et socialiser
les acteurs dans l’effort national de
production et de développement des
entreprises, une manière de demander
à l’acteur de prendre en charge ce qui
ailleurs relève de l’autorité institutionnelle.
Ainsi, si la culture a bien, comme
nous l’avons montré, capacité de
dépasser le rapport social, n’oublions
pas que ce dernier a aussi capacité à
manipuler la culture. C’est la tradition
au service de l’intégrisme ; c’est
l’assujettissement de l’autre dans ses
habitus par assimilation ou intégration
(que Robert Jaulin nommait l’ethnocide
des indiens d’Amérique) ; c’est la
récupération des formes de sociabilité
des acteurs de l’entreprise, pour créer
de l’implication par la « culture » d’entreprise
; c’est aussi la mise en scène
de l’imaginaire dans les cérémoniels
et les rituels du pouvoir politique par
exemple… De même Marie-Dominique
Perrot avait bien signalé qu’il
faut se méfier des usages de la « différence
» culturelle qui peut être utilisée
pour discriminer (apartheid), pour
dominer (intégristes), pour niveler
(les partisans du métissage culturel),
pour enfermer (le communautarisme
égalitaire)63. Comme l’avait explicité
Georges Balandier64, la culture est souvent
un « adjuvant du social », voire
un « auxiliaire du pouvoir », dans la
mesure où ce dernier s’exerce souvent
par la violence symbolique. Le pouvoir
en effet serait peu crédible s’il ne s’édifiait
que sur la force ou que sur la seule
raison. Évoquant la domination d’une
culture par une autre, Robert Jaulin
précisait à cet égard que la destruction
des cultures et leur négation concerne
aussi bien la droite que la gauche,
indépendamment des groupes dominants
et dominés65. Il y voit là une
analyse du rapport de force culturel
qui fait que par delà le rapport social
on cherche à détruire directement la
capacité symbolique des individus et
leurs usages.
Il y a donc un fort usage idéologique
de la notion de culture. Bourdieu
montre à cet égard que la domination
et le pouvoir transforment le réel en le
classant sous forme de représentations
symboliques, les symboles et la culture
étant des outils de reproduction du
pouvoir, en tant qu’« ordre symbolique
arbitraire »66.
L’anthropologie a montré sur ce
point, que les configurations symboliques
répondent toujours à des situations
concrètes, par exemple comment
la division des sexes ou des âges affecte
le système social et la culture dans son
ensemble. Ainsi les récits mythiques
construisent des représentations ambiguës
voire négatives des rôles. Ils sont
là pour « consacrer » dirait Bourdieu,
légitimer, rendre « normale » un arbitraire
qui serait l’inégalité des hommes
et des femmes. Cette prise d’appui
imaginaire par les pouvoirs en place est
particulièrement bien formulée dans
les travaux de Georges Balandier : « Le
pouvoir établi sur la seule force, ou sur
la violence non domestiquée, aurait
une existence constamment menacée ;
le pouvoir exposé sous le seul éclairage
de la raison aurait peu de crédibilité.
Il ne parvient à se maintenir ni par
la domination brutale ni par la justification
rationnelle. Il ne se fait et se
conserve que par la transposition, par
la production d’images, par la manipulation
de symboles et leur organisation
dans un cadre cérémoniel »67. Il ressort
dans la représentation de la dramatisation
politique, dont Marc Abélès
entre autres a bien étudié les rituels
politiques68.
À cet égard, les institutions symboliques
de la culture se confrontent
quotidiennement au pouvoir et à la
violence dont elles triomphent parfois,
ainsi que le rappelait Montesquieu au
siècle des Lumières, illustrant la vanité
du pouvoir et de la violence face à la
culture : « Le pouvoir le plus immense
est toujours borné par quelque coin…
Un roi de Perse peut bien contraindre
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