Les vendeurs à la sauvette sur le parvis de la Tour Eiffel (observation)

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Les vendeurs à la sauvette sur le parvis de la Tour Eiffel (observation)
par Sébastien FRANÇOIS
| ENS Cachan | Terrains & Travaux
2004/2 - N° 7
ISSN 1627-9506 | pages 25 à 43
Pour citer cet article :
— François S., Les vendeurs à la sauvette sur le parvis de la Tour Eiffel (observation), Terrains & Travaux 2004/2, N°
7, p. 25-43.
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Sébastien François
Les vendeurs à la sauvette sur
le parvis de la Tour Eiffel
(observation)
« Toute l’histoire économique montre que l’étranger
fait partout son apparition comme commerçant, et
le commerçant comme étranger. »
Georg Simmel, 1908
Le sociologue Georg Simmel a beaucoup réfléchi à la place de
l’ « étranger » dans les sociétés occidentales, en montrant que ce
dernier était à la fois à « distance » et à « proximité » de la population
dans laquelle il s’installe. À plus forte raison, le migrant est bien un
« étranger » dans sa société d’arrivée, et c’est pourquoi toute analyse
qui cherche à saisir le phénomène de l’immigration doit comprendre
comment les immigrés s’insèrent dans le tissu social préexistant.
Plus modestement, nous nous proposons d’étudier un exemple
particulier de la présence d’immigrés dans la société française, à
savoir les vendeurs à la sauvette sur le parvis de la Tour Eiffel. C’est
ici que la citation de Simmel prend tout son sens : l’activité
commerciale est un des lieux où les immigrés sont les plus présents
dans la société, mais aussi où ils sont les plus visibles. De cette
façon, il nous est apparu pertinent de mener une enquête
sociologique dans ce milieu plutôt facile d’accès et tout à fait propice
à l’observation. Notre analyse se fonde ainsi sur cinq séances
d’observation, d’une durée de trente à quatre-vingt-dix minutes,
réalisées à Paris entre le 3 octobre et le 18 décembre 2003, sur le
parvis de la Tour Eiffel. Pendant ces quelques heures, nous avons pu
observer plus d’une trentaine de vendeurs à la sauvette, d’origine
africaine, indienne ou encore chinoise, cherchant à vendre leurs
articles (porte-clés, briquets, etc.) aux nombreux touristes présents
sur le site. Tel est là notre « objet » d’étude : dans cet espace assez
circonscrit, nous nous sommes concentrés sur ces vendeurs illégaux
(puisque la vente libre n’est pas autorisée en France) et spécialisés
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dans le commerce direct de petits articles, ce qui a exclu, par
exemple, les portraitistes, également présents aux abords de la Tour.
Nous avons tenté de comprendre non seulement les raisons de leur
présence en cet endroit, mais aussi le fonctionnement de ce
commerce « à la sauvette ». Nous avons voulu en effet éclairer ce
paradoxe qui veut que ces immigrés tentent à la fois de se montrer,
afin de vendre leurs objets, mais également de se cacher aux yeux
des forces de l’ordre, car ils mènent une activité illicite. Pour cela,
nous avons cherché à savoir comment les immigrés utilisent ce lieu à
leur avantage en le transformant en véritable espace marchand, au
point que les « sauvettes » 1 s’approprient, d’une certaine façon, le
terrain. Nous nous sommes intéressés alors à leurs pratiques
concrètes qui font face aux multiples vagues de touristes : nous
verrons que malgré une position précaire et instable, ils utilisent des
« techniques de vente » propres à leur activité.
Après une brève présentation des acteurs en présence, nous
reviendrons sur le lieu même où ils évoluent, en montrant comment
les sauvettes exploitent cet espace. Nous étudierons enfin la relation
marchande qui s’établit entre vendeurs et touristes, vue comme une
tentative d’organisation instable et précaire de leur activité.
Un observateur parmi les touristes :
à la découverte des sauvettes
L’étude d’un lieu comme le parvis de la Tour Eiffel avec ses vendeurs
à la sauvette s’est particulièrement bien prêtée à l’observation
sociologique. Nous avons ainsi mené une observation incognito qui
nous a permis de mieux saisir les interactions en présence : la Tour
Eiffel, en tant que site touristique, est un lieu d’anonymat, où se
déverse en journée un flux quasi ininterrompu de touristes, autour
desquels gravitent les vendeurs. Il nous a donc été facile de nous
fondre dans cette multitude de visiteurs en mouvement afin de
mener notre observation. En marchant parmi les touristes, nous
étions par conséquent au plus près des vendeurs à la sauvette sans
toutefois interférer avec leur activité, ainsi que nous avons pu nous
en rendre compte au vu du traitement qui nous était réservé : à
1 Nous emploierons ici la même licence de vocabulaire qu’utilise Laurence Costes (1994).
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l’instar de tout autre touriste, nous étions sollicités par les vendeurs
très régulièrement, toutes les cinq à dix minutes, pour acheter un de
leurs articles, et, même si nous restions un certain temps sur le site,
des vendeurs revenaient nous voir, apparemment sans se souvenir
de leur demande précédente. Néanmoins, si nous avons choisi de ne
jamais révéler notre identité de chercheur, c’est que nous pensions
au départ que les sauvettes étaient craintifs vis-à-vis des forces de
l’ordre. Or, il est apparu que leur relation avec la police était
beaucoup plus complexe (voir infra) et qu’elle ne nécessitait pas
autant de précautions de notre part. Il reste que notre terrain nous a
offert de bonnes conditions d’observation, en particulier pour dresser
un tableau plus précis du groupe des vendeurs à la sauvette.
Les vendeurs, qui sont entre vingt-cinq et quarante sur le parvis,
sont loin de constituer un groupe homogène. Les sauvettes ont bien
pour point commun d’être à grande majorité des hommes (nous
n'avons pu repérer qu'une seule femme exerçant la vente à la
sauvette au cours de nos observations), et d’être tous issus de
l’immigration. Il faut voir cependant qu’ils appartiennent à
différentes communautés ethniques : nous avons dénombré deux
Chinois, une dizaine d’Africains, et pour le reste des Indiens. Les
Chinois sont assez marginaux et isolés : peu nombreux, ils vendent
des articles spécifiques (des boissons) et c’est la seule ethnie où nous
avons pu dénombrer une femme. Leur faible représentativité
explique le peu de développements que nous leur accorderons par la
suite. Les Africains sont le deuxième groupe sur le site quant à leurs
effectifs : ils sont particulièrement jeunes et, lors d’un entretien
informel avec l’un d’eux, nous avons pu savoir qu’ils venaient
généralement du Sénégal, du Mali ou encore du Bénin et qu’ils
étaient pour la plupart des étudiants cherchant un revenu pour
poursuivre leurs études à Paris 2 . Pour ces personnes, la vente à la
sauvette apparaît donc plus comme une activité d’appoint que
comme un travail en soi. Il n’en est pas de même pour les vendeurs
issus du sous-continent indien (dont l’origine exacte nous est restée
2 Une recherche récente propose une hypothèse différente quant aux trajectoires de certains de ces
vendeurs à la sauvette. Mustapha Tamba (2004) observe en effet, dans le cas du Sénégal, que cette activité
peut être l’aboutissement d’une trajectoire d’émigration pour des ruraux sans revenus, qui conduit du
village vers la ville (Dakar le plus souvent), puis de la ville aux capitales européennes où ils pratiquent
divers commerces non déclarés. Ces migrations sont faites de séjours en Europe de 6 mois environ, et les
allers-retours sont souvent encadrés et financés par le marabout du village d’origine, qui perçoit en retour
une partie des revenus des activités. Nous nous contentons ici d’évoquer cette hypothèse, sans prétendre
trancher sur la nature réelle du statut étudiant de nos interlocuteurs.
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inconnue : Inde, Pakistan, Bangladesh ?), puisque, dans ce groupe
majoritaire, la répartition des âges est beaucoup plus étendue : ce
sont les seuls chez qui nous avons noté la présence d’enfants ou
d’individus de plus de quarante ans. Peut-être est-ce ici toute une
communauté qui tente de vivre du commerce à la sauvette ? En
conséquence, chaque membre de la famille, quel que soit son âge,
pourrait éventuellement rapporter de l’argent au foyer. Les Indiens
pourraient ainsi, à la différence des Africains, avoir une vie
entièrement centrée sur le commerce à la sauvette.
Indiens et Africains ont toutefois une conception commune du
« métier » de sauvette. Nous avons vu notamment qu’ils le
définissaient par opposition à d’autres activités comme la mendicité
par exemple. Ainsi, les sauvettes refusent toute assimilation avec les
mendiants, même si ces derniers sont parfois présents sur le site, et
même si certaines de leurs caractéristiques, telle la mobilité, leur
sont communes. La saynète à laquelle nous avons assisté le
confirme : lors de notre dernière observation, deux femmes, dont
nous ne connaissons pas la nationalité, étaient présentes sur le
parvis, mais ne vendaient pas, à proprement parler, à la sauvette.
Elles étaient dans une attitude de mendicité qui contrastait avec le
comportement habituel des vendeurs : elles s’approchaient des
touristes en ne prononçant que la phrase « Do you speak English? »,
tenant à la main une carte, et proposant de leur lire les lignes de la
main. Or, une de ces femmes s’est approchée d’un des vendeurs
africains en train de réaliser une transaction avec un touriste, ce qui
a provoqué le départ du client potentiel. Nous avons alors assisté à
une altercation entre cette femme et le vendeur : visiblement en
colère, ce dernier lui a crié dessus, avant de la bousculer et enfin de
s’éloigner d’elle. La violence de la rencontre, et le fait qu’elle n’existe
pas lorsque ce se sont les vendeurs eux-mêmes qui font fuir les
touristes par leur surnombre, montrent l’existence de règles dans la
pratique de la sauvette : les vendeurs décident implicitement qui est
apte à vendre, et toute infraction à la règle peut impliquer des
sanctions immédiates. En réagissant aussi violemment, les sauvettes
marquent donc les limites de leur territoire symbolique, celui de la
vente, celui-ci semblant menacé par les mendiants qui, eux aussi,
sont mobiles, en interaction avec les touristes et exercent une
activité à la limite de la légalité. Cette altercation, visible aux yeux
de tous, paraît également être l’occasion pour les vendeurs de se
démarquer symboliquement de ce groupe, démontrant ainsi aux
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clients potentiels que leur activité se distingue de la mendicité. Ce
serait alors une façon de créer une certaine identité de groupe chez
les vendeurs à la sauvette, puisqu’au travers de cette définition
négative, ils mettraient en évidence la spécificité de leur occupation.
Les vendeurs à la sauvette sont donc un groupe assez facilement
identifiable, traversé par des clivages, ethniques et sexuels. Il nous
faut maintenant observer ses acteurs là où ils exercent leur activité,
afin de mieux comprendre quels usages ils font de leur territoire.
Le parvis de la Tour Eiffel :
un espace marchand spécifique
De nombreuses études 3 soulignent que la présence d’immigrés dans
un lieu précis de la société d’installation peut être révélatrice de
caractéristiques ou d’évolutions de cette dernière : en étudiant les
vendeurs à la sauvette sur le parvis de la Tour Eiffel, nous nous
sommes par conséquent demandés ce qui avait rendu possible la
mise en place de ce commerce informel sur le site, et pourquoi il
avait réussi à perdurer.
Un espace urbain exploité par les migrants
Pour qui a déjà visité la Tour Eiffel, le terrain sur lequel nous avons
travaillé peut sembler connu. Il s’agit effectivement du parvis de ce
célèbre monument parisien, construit pour l’Exposition Universelle
de 1889 et situé sur le Champ-de-Mars dans le VII e arrondissement,
aux abords du Quai Branly 4 , mais encore faut-il s’intéresser plus
précisément à la géographie du lieu pour comprendre son
fonctionnement. Pour éclairer notre propos, nous présentons ici un
plan du site :
3 Voir sur ce point Réa et Tripier, 2003.
4 Un plan détaillé est disponible sur le site http://www.tour-eiffel.fr.
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Parvis de la Tour Eiffel (vue de haut)
Légende :
: stands des vendeurs autorisés
: banc
O, N, S, E : piliers Ouest, Nord,
Sud, Est
1 : parterres de fleurs
2 : pelouses du Champ-de-Mars
3 : poste de police
4 : snacks
La Tour Eiffel est, comme on peut le constater, un site auquel il est
possible d’accéder par de multiples voies, mais le parvis reste un lieu
de convergence : touristes et vendeurs se rassemblent surtout entre
les quatre piliers symbolisés sur le schéma. C’est ici que nous avons
mené nos observations, car le lieu est bien défini. Néanmoins, il
serait faux de croire que les activités puissent être aussi précisément
localisées : en réalité, il est possible de rencontrer les sauvettes sur
le trottoir du Quai Branly (côté Tour Eiffel) ainsi que sur le Pont
d’Iéna et parfois au-delà, dans le Jardin du Trocadéro notamment.
Les sauvettes occupent par conséquent un espace aux frontières
instables ; c’est un lieu mouvant, qui reflète déjà les adaptions des
vendeurs aux mouvements des touristes.
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Un premier constat s’impose : il s’agit d’un espace interstitiel, c’est-àdire
un espace « vide », du point de vue de la société d’installation, où
les migrants ont réussi à se faire une place. G. Simmel souligne que
« l’étranger se considère lui-même, pour ainsi dire, en surnombre
dans un groupe où toutes les positions économiques sont déjà
tenues » (Simmel, 1908). Les vendeurs à la sauvette ont justement
trouvé un lieu où ils pouvaient tenir une place et un rôle, dans une
société qui n’a souvent pas prévu leur arrivée. De fait, nous avons pu
remarquer aux abords du parvis la présence de vendeurs fixes et
légaux dont nous avons fait figurer les stands sur le plan. Excepté
l’un d’eux, spécialisé dans les crêpes et les friandises, ces derniers
vendent les mêmes articles que les sauvettes, mais à l’extérieur de la
zone centrale vers laquelle les touristes se dirigent. Les sauvettes
ont aussi l’avantage de présenter des prix légèrement moins élevés et
surtout négociables comme nous le verrons ensuite : ils sont sans
conteste plus attirants pour leurs clients potentiels et ils
concurrencent réellement les autres vendeurs dont l’activité est
légale. Ces immigrés ont donc bien intégré et exploité les
potentialités de cet espace, et c’est en ce sens qu’ils l’ « occupent »
véritablement. De cette façon, ils participent directement de la
construction d’un espace marchand dans un lieu qui n’avait pas cette
fonction au départ.
La prise en compte des touristes
Néanmoins, pourquoi les sauvettes ont-ils pris possession de cet
espace inoccupé en particulier ? La Tour Eiffel est un lieu
remarquable pour ses très nombreux touristes : avec près de six
millions de visiteurs en 2002 5 , elle est sans conteste le premier site
touristique français. Les vendeurs y rencontrent donc un vivier de
clients potentiels tout à fait impressionnant, et c’est sans doute ce
qui justifie le plus leur présence ici. Nous retrouvons par ailleurs ce
qu’observait L. Costes à propos des vendeurs à la sauvette du métro
qui « ne se développent qu’à la faveur d’une concentration de
clientèle » (Costes, 1994).
Nous avons observé que les touristes viennent pour beaucoup du
Quai Branly où des cars les déposent : des vagues successives
5 Données disponibles sur le site http://www.tour-eiffel.fr.
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arrivent sur le parvis, ce que les sauvettes ont bien repéré. Étant
pour la plupart mobiles, ils se dirigent toujours vers ces flux et se
placent en quelque sorte « à contre-courant », afin d’intercepter les
clients. Par leur nombre (rappelons qu’ils sont en effet une trentaine)
et par leur position stratégique aux endroits où passent forcément
les touristes, les vendeurs constituent alors une rencontre inévitable
pour tout visiteur de la Tour Eiffel. Pour notre part, il ne s’est pas
passé une seule séance d’observation sans que nous soyons abordé
par un de ces vendeurs dès notre arrivée. Les vendeurs sont
omniprésents sur le site, et c’est assez curieusement ce dont les
touristes se souviennent : les témoignages de séjour à Paris font
souvent mention des vendeurs à la sauvette lorsqu’ils évoquent la
visite de la Tour Eiffel 6 . C’est aussi une des impressions personnelles
qui nous est restée de ces séances d’observation : les vendeurs sont
très présents sur le site, et il nous a semblé difficile de leur échapper.
Plus encore, il existe une véritable adaptation des vendeurs au
comportement des touristes. Leur positionnement est
caractéristique : les différents piliers n’étant jamais ouverts en
même temps, les vendeurs restent à proximité de ceux qui
accueillent ce jour-là le public. À titre d’exemple, lors de notre
deuxième observation, nous pouvions compter près d’une quinzaine
de sauvettes autour du pilier Nord qui était alors ouvert. Les
déambulations des vendeurs sont donc véritablement rythmées par
les déplacements de touristes, et nous avons pu voir l’existence de
véritables « mouvements pendulaires », comme par exemple lorsque
l’ascenseur redescend chargé de visiteurs. À la sortie de l’étroit
couloir qui débouche du pilier, par lequel les passagers vont sortir de
l’ascenseur, les vendeurs n’hésitent pas à former parfois une sorte de
haie d’honneur qui encadre les touristes, comme le montre ce
schéma :
6 Nous renvoyons le lecteur, à titre d’exemple, à deux comptes-rendus de visites à la Tour Eiffel, réalisés
par des élèves de classes de primaire, qui à chaque fois rappellent que des vendeurs à la sauvette sont
venus à leur rencontre : http://maxjacob1.chez.tiscali.fr/compte%20rendu/la%20balade.htm, et
http://perso.wanadoo.fr/ecole.raissac/reportages/paris/paris.htm.
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Là encore, les touristes sont obligés de rencontrer les vendeurs, et
l’interaction devient inévitable. Grâce à leur mobilité, les vendeurs
ont pu intégrer la configuration changeante ainsi que les rythmes du
lieu, ce qui est un nouveau signe de leur appropriation de leur espace
de vente.
Un espace aux règles multiples
Nous allons ici préciser le fonctionnement du lieu lui-même, car les
vendeurs à la sauvette tiennent compte non seulement des touristes,
mais également de contraintes inhérentes à leur activité illégale,
devant surtout compter avec les policiers, qui ont pour tâche de
réprimer cette économie informelle. La vente à la sauvette
s’apparente en effet à un exercice illégal du commerce et est donc
puni par la loi. Selon L. Costes (1994), deux risques sont encourus :
l’amende, qui reste inférieure à 150 €, et/ou la confiscation des
articles mis en vente. Une interception par les forces de l’ordre est
donc lourde de conséquences pour les vendeurs à un niveau
individuel : « être pris » signifie souvent ne pas pouvoir gagner
d’argent jusqu’au prochain réapprovisionnement. Le rapport entre
les sauvettes et les policiers mérite donc toute notre attention. Ainsi,
les rondes sont fréquentes. Toutes nos séances d’observation ont été
ponctuées d’au moins une visite des agents, qu’ils soient à pied ou en
VTT : Leyla Sall évoque même le nombre de trois rondes
quotidiennes (Sall, 2003). Aussi, un de nos a priori quant à notre
objet d’étude a-t-il été de croire que le quotidien des sauvettes était
caractérisé par une « peur du gendarme » constante, d’autant plus
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qu’il y a même un poste de police sur le parvis de la Tour Eiffel (voir
plan). En réalité, la situation est plus complexe.
La présence policière constitue certainement un facteur
supplémentaire d’instabilité pour les vendeurs. La récurrence des
rondes les oblige à être vigilants et nous les avons plusieurs fois vus
prendre la fuite dès qu’ils apercevaient les policiers. Mais en quoi
consiste cette fuite ? C’est une scène que nous avons par trois fois
observée : à l’approche de la police, les vendeurs témoignent d’une
plus grande agitation. Certains Indiens crient quelques mots dans
leur langue d’origine à leurs compatriotes. C’est le signal du début de
la course : les forces de l’ordre, qui arrivent à pied ou à vélo sur le
parvis, le plus souvent à partir de l’antenne de police, provoquent un
mouvement des sauvettes vers le nord-ouest, et ces derniers
commencent d’ailleurs à enjamber les petits grillages qui délimitent
les pelouses du Champ-de-Mars. Les articles à peine dissimulés, les
vendeurs font mine de s’éloigner tout en restant sur ces espaces
normalement interdits. C’est là en réalité la fin de la « poursuite » :
les policiers ne les suivent pas, et finissent au bout de quelques
minutes par rebrousser chemin. Le climat est bien différent de ce
que nous pensions trouver au départ. Certains policiers et certains
vendeurs sourient, et même se sourient durant la poursuite. Le
personnel de sécurité de la Tour Eiffel, soit un à deux gardiens par
pilier, regarde aussi la scène avec un certain amusement et
adressent parfois des gestes amicaux aux vendeurs. Plus encore, il y
a parfois des tentatives de jeu, peut-être de provocation de la part
des sauvettes envers la police : certains reviennent vers le parvis
alors même que les forces de l’ordre sont toujours en faction. Le but
est de s’en rapprocher, à une dizaine de mètres environ, afin de
déclencher une réaction des policiers qui feignent de repartir à la
chasse aux sauvettes : ils ne font que quelques pas vers le vendeur
récalcitrant puis partent définitivement. La ronde de la police se
termine alors avec le départ des agents, et nous n’avons pas observé
de vendeur se faisant arrêter (pour autant, nous n’en déduisons pas,
bien sûr, que cela n’arrive jamais).
On pourrait voir dans cette apparente course-poursuite la réalisation
des tâches de chacun, les policiers cherchant à maintenir le respect
des lois et les vendeurs illégaux étant obligés de fuir pour échapper à
la sanction. Pourtant, l’impression que cette scène nous a laissée est
plutôt celle d’un jeu de rôles. Il s’agit bien d’une mise en scène : les
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policiers font « comme si » ils étaient là pour mettre fin aux
agissements des vendeurs illégaux, mais ils ne donnent que l’image
d’une tentative d’arrestation, car le jeu ne semble jamais être mené à
son terme. Du côté des sauvettes, il existe une réponse à ce signal :
ces derniers miment un début de fuite, mais ils finissent toujours par
revenir. Il y a donc une certaine tolérance de la part des forces de
l’ordre face aux vendeurs, ce que L. Sall a identifié sur le site du
château de Versailles. Elle souligne à juste titre l’existence d’une
clause informelle entre policiers et vendeurs sénégalais : si ces
derniers ne gênent pas l’entrée et la sortie des touristes, « les
policiers s’engagent à ne pas trop poursuivre les vendeurs ou au
moins à les avertir (…) qu’il y aura un semblant de poursuite » (Sall,
2003, souligné par nous). Dans notre cas, l’accord est sans doute plus
lâche. Il n’y a, semble-t-il, pas de négociations explicites entre les
deux types d’acteurs en présence (mais il y en a peut-être eu) et les
sauvettes paraissent craindre tout de même d’être attrapés. Il reste
que des règles implicites existent bel et bien entre les acteurs et
qu’elles participent également à la définition de l’activité des
vendeurs à la sauvette.
Nous avons ainsi tenté de décrire le lieu dans lequel évoluent les
sauvettes, qui ont pris possession d’une zone inaccessible aux
vendeurs légaux et en ont tiré profit. De cette façon, ils ont intégré
certaines règles du lieu comme les déplacements des touristes, et il
existe des accords tacites qui leur permettent, au prix de quelques
simulations, d’éviter les difficultés avec la police. Nous pensons
même que les sauvettes font maintenant partie du lieu au point qu’il
serait difficile de supprimer leur présence sans modifier les
représentations habituelles des visiteurs. Plus encore, nous voyons
que les sauvettes appartiennent au microcosme du parvis de la Tour
Eiffel, au même titre que les touristes, les gardiens et les policiers.
Les signes de connivence que nous avons pu observer entre les
différents acteurs du groupe, que ce soit les sourires des gardiens
aux vendeurs à la sauvette en fuite ou la relative tolérance des forces
de l’ordre envers leur présence, montrent que le parvis a son propre
modus vivendi qui met les différents protagonistes en relation et en
interaction C’est sans doute pour cette raison qu’ils sont tolérés
jusque dans une certaine mesure. Nous avons donc vu qu’il existait
une influence du lieu sur les sauvettes, mais aussi des sauvettes sur
leur lieu d’activité. Une fois planté ce décor et l’atmosphère qui
entourent les sauvettes, nous allons pouvoir nous intéresser plus
terrains & travaux — n°7 [2004] — 35

précisément à ces individus dans l’exercice même de la vente, en
montrant comment se construisent les relations commerciales qu’ils
établissent.
La vente à la sauvette : un savoir-faire commerçant
L’appropriation du parvis de la Tour Eiffel par les sauvettes montre
déjà que leur activité ne peut se réduire à des pratiques improvisées
comme pouvait le suggérer leur condition précaire et surtout illégale.
Plus encore, nous allons montrer que les relations commerciales
qu’ils tissent avec les touristes font appel en partie à de véritables
techniques de vente.
L’ « attirail » des sauvettes
Vendre à la sauvette, ce n’est pas vendre n’importe quoi, n’importe
comment. En observant attentivement les vendeurs, on s’aperçoit
ainsi qu’ils disposent, en règle générale, des mêmes dispositifs pour
vendre leurs objets : ils ont le plus souvent des sacs plastiques noirs
qui leur permettent de ranger leur « stock » d’articles de manière
assez discrète au milieu de la foule bariolée des touristes. Ils ont
également des présentoirs légers qu’ils portent contre eux, où ils
disposent des briquets, et enfin des sacs-bananes où ils mettent leur
monnaie. Néanmoins, lorsqu’une patrouille de police apparaît, les
vendeurs fuient souvent sans dissimuler leurs articles, la discrétion
devenant un objectif secondaire. Quant aux vendeurs statiques, ils
étalent leurs articles sur de petits draps qui peuvent se refermer en
quelques secondes grâce à un habile système de ficelles qu’il faut
tirer aux extrémités. Ce maigre matériel est une preuve non
seulement de leur capacité à recourir au « système D » (ils disposent
des outils les plus rudimentaires pour accomplir leur activité), mais
aussi de leur volonté de rester mobiles, que ce soit pour suivre les
touristes ou pour fuir les forces de l’ordre. Nous pouvons également y
voir un signe de l’unité de condition des vendeurs à la sauvette.
Mais intéressons-nous plus précisément à leurs articles. Il est clair
que la plupart sont de petits objets en rapport avec la Tour Eiffel :
porte-clés à l’effigie de la Tour, foulards illustrés, ou encore dépliants
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de cartes postales représentant bien évidemment le site touristique.
D’autres articles sont plus neutres : des briquets, des parapluies, des
bonnets, parfois des roses, des boissons et enfin tout ce que l’on peut
qualifier de « gadgets », à savoir des oiseaux en plastiques, des
personnages malléables remplis de farine ou encore des colliers et
des bracelets luminescents. Il s’agit de toute façon d’articles petits et
légers, qui restent faciles à cacher au cas où il y aurait réellement un
risque de confiscation. De plus, ce sont des objets dont le coût à
l’achat reste faible : la vente à la sauvette peut donc
particulièrement intéresser des immigrés à la recherche d’activités
ne nécessitant pas un investissement initial important. Une étude
plus complète nécessiterait cependant de travailler sur les réseaux
d’approvisionnement des vendeurs, dont le lieu principal est la rue
du Temple à Paris. Costes (1994) l’a bien décrit pour les vendeurs à
la sauvette du métro, et un des vendeurs africains nous a confirmé
qu’il s’y rendait chaque matin vers cinq heures.
Cependant, les sauvettes ne vendent pas tous les mêmes articles.
D’une part, nous avons le groupe assez isolé des Asiatiques, avec
seulement deux représentants. Ceux-là ne vendent que des boissons
fraîches (eau, sodas, bières), mais assez curieusement ils ont
continué à le faire au moins jusqu’en novembre, selon nos
observations, alors que les températures n’étaient déjà plus très
élevées. Si on peut voir dans leur présence une concurrence pour le
commerce officiel, puisqu’ils entrent en compétition avec des snacks
(voir plan), leur vente s’apparente plus à un mode de survie qu’à une
véritable recherche de profit, puisqu’ils continuent à vendre alors
même que la demande semble être très faible. C’est également un
signe de l’existence de réseaux différenciés entre les ethnies, en tout
cas en ce qui concerne leur approvisionnement. D’autre part, du côté
des Africains et des Indiens, on remarque qu’ils présentent un
certain nombre de produits en commun, comme les porte-clés, les
cartes postales et les briquets, mais là encore il y a des différences :
les Indiens ne vendent jamais d’oiseaux en plastique par exemple.
Les filières d’approvisionnement sont peut-être là encore différentes,
mais cette répartition caractéristique des produits nous incite à
penser qu’il existe une certaine division du travail, même si celle-ci
demeure limitée. Les deux communautés ne semblent donc pas
accorder à la vente le même statut, comme nous l’avons souligné plus
haut, mais cela est moins évident dans leur matériel ou leur façon
d’aborder les touristes.
terrains & travaux — n°7 [2004] — 37

Aller vers les touristes…
Même si la vente à la sauvette est illégale et sous-entend des
situations de précarité pour les individus qui la pratiquent, il n’en
reste pas moins que les vendeurs utilisent un certain nombre de
procédures bien définies afin d’attirer leurs clients potentiels.
J. Charmes a raison de dire qu’« informel, non structuré, non
organisé, cela ne veut certainement pas dire que [ce type de
commerce n’a pas] de formes, de structures ou d’organisation », car
en réalité « les structures ne sont pas celles qui prévalent dans le
secteur moderne officiel, planifié, maîtrisé de l’économie » (Charmes,
1983, cité par Costes, 1994).
Ainsi, le comportement des sauvettes est avant tout marqué par une
grande visibilité, au sens où ils attirent véritablement l’attention sur
eux et leurs articles. C’est tout d’abord par la variété des objets mis
en vente et la façon dont ils sont présentés. Les supports placés au
sol pour les vendeurs fixes, les présentoirs à briquets, ou le fait que
les vendeurs mobiles tiennent leurs objets toujours à la main
permettent aux touristes de repérer du premier coup d’œil les
différents articles sans avoir à se baisser. De surcroît, le faible
nombre d’objets disponibles par vendeur les rend beaucoup plus
identifiables. Mais c’est surtout le bruit qui attire les touristes. On
ne peut oublier le bruit des porte-clés secoués par les vendeurs qui
les transportent attachés autour d’un anneau de métal. De même, les
ailes des oiseaux en plastique claquent dans les airs, et leurs
trajectoires circulaires, que les vendeurs ne contrôlent pas
totalement, conduisent parfois à des atterrissages catastrophe au
milieu de groupes de touristes qui soudain s’arrêtent de discuter
pour voir ce qui a failli les heurter. Traversés par les vendeurs, les
touristes ne peuvent être qu’attirés par ces cliquetis métalliques ou
ces battements d’ailes qui constituent un environnement sonore
constant lors de leur passage sur le site. Dès lors, les regards se
portent vers ces articles immédiatement accessibles, ce qui n’est pas
sans rappeler les analyses du marketing proposées par Franck
Cochoy : il y a effectivement « captation » des clients potentiels grâce
à certains signaux visuels ou sonores (Cochoy, 2002).
De même que Costes l’a remarqué à propos des sauvettes du métro,
nous voyons que les vendeurs se sont adaptés au mode d’achat de
leurs clients potentiels. Dans notre cas, les touristes font surtout des
38 — terrains & travaux — n°7 [2004]

achats spontanés d’une marchandise qui les amuse ou qui les
dépanne. En conséquence, nous l’avons vu, les sauvettes proposent
des gadgets variés, mais surtout ils vendent des articles bon marché
(toujours inférieurs à 15 €), n’acceptent que les paiements en liquide,
et font toujours des prix ronds : cela facilite la compréhension et
minimise les problèmes de monnaie. L’objectif des vendeurs est
d’être efficaces en présentant rapidement leurs produits et en étant
capables de les ranger avec célérité, ce qui signifie bien que
« l’instabilité doit devenir [une] technique de vente » (Costes, 1994).
L’instabilité est sans doute le terme qui décrit le mieux l’activité des
vendeurs à la sauvette. L’observation de leurs déambulations est à ce
titre très révélatrice : les vendeurs ont bien entendu tendance à se
tenir près des touristes, mais nous avons remarqué qu’ils n’ont
cependant aucune organisation dans l’enchaînement de leurs
tentatives de vente. Leurs allées et venues entre les touristes sont
aléatoires et ils ne suivent pas un itinéraire prédéfini. Ils reviennent
sur leurs pas, s’arrêtent pour discuter avec un de leurs collègues et
suivent des trajectoires en zigzags. De cette façon, reconstruire la
trajectoire d’un vendeur s’est avérée une tentative vaine car la vente
à la sauvette n’est pas une activité continue. Les vendeurs ne
passent ainsi pas tout leur temps à vendre : ils s’interrompent
parfois pour discuter entre eux. Les sauvettes nous sont donc
apparus sous deux « états » : soit ils cherchent à démarcher les
touristes, soit ils sont statiques pour échanger quelques mots. Dans
ce cas, les vendeurs forment alors de petits groupes de deux ou trois,
dont les conversations durent parfois jusqu’à un quart d’heure. Les
objectifs de rendement, propres à la vente dans les sociétés
occidentales, semblent bien loin de leurs préoccupations. Les
vendeurs trouvent donc dans leur activité l’occasion de maintenir ou
de renforcer des liens communautaires, ce qui montre que la vente à
la sauvette ne peut se réduire à un ensemble de procédures
prédéfinies : cette activité met également en jeu des réseaux de
sociabilité qui influent sur le comportement des acteurs. Ces
interruptions dans la vente sont en outre le signe que
l’ « organisation » de la vente reste limitée à quelques aspects.
terrains & travaux — n°7 [2004] — 39

… et savoir convaincre
Pour décrire maintenant le processus de vente, nous dirons que les
sauvettes mettent en œuvre de véritables « compétences », au sens
où l’ethnométhodologie emploie le terme (Garfinkel, 1967). Ils
utilisent à leur tour des signaux émis par les touristes qui ont
davantage une dimension corporelle : les vendeurs savent repérer les
sourires ou les mimiques qui les accueillent favorablement ou non.
En règle générale, les vendeurs sur le parvis ne font que répéter le
prix ou le nom du produit qu’ils sont en train de vendre ; or, les
touristes n’ont qu’à froncer les sourcils, secouer la tête, ou répondre
« non » dans leur langue pour que les sauvettes s’éloignent et
essaient avec une autre personne. À l’inverse, un sourire, une main
tendue vers les articles ou la question « c’est combien ? » indiquent
aux vendeurs des touristes disposés à l’achat. Il suffit donc parfois
d’un geste ou d’une parole pour entamer l’échange. De plus, les
sauvettes ont quelques astuces : ils s’approchent plus fréquemment
des enfants qui obligent généralement les parents à s’arrêter ; cela
constitue un premier pas vers l’achat. De même, les vendeurs de
roses mettent directement dans la main de certaines femmes ou
jeunes filles une de leurs fleurs. Le fait de se retrouver devant le fait
accompli décide parfois les compagnons de ces dames à acheter.
Ces remarques permettent de souligner le rôle actif du vendeur à la
sauvette, qui a un comportement tourné vers les touristes. Il les
accueille sur le parvis non seulement par sa position stratégique,
mais également par les quelques mots qu’il peut leur adresser.
Certains vendeurs ont en effet bien compris la prédominance des
touristes anglo-saxons sur le parvis et ont adapté leur démarche : les
prix sont annoncés en anglais et nous avons même vu un des
vendeurs les plus expansifs lancer un fier « How are you ? » à un
groupe de jeunes Anglais qui se sont alors arrêtés quelques instants
auprès de lui. Cela témoigne de nouveau de la prise en compte des
spécificités du lieu par les sauvettes même si, sur ce point, la
pratique de l’anglais par certains vendeurs s’explique probablement
aussi par leur origine ethnique.
Enfin, l’échange, lorsqu’il a lieu, est lui aussi codifié. Les
transactions auxquelles nous avons assisté méritent d’être décrites.
Ainsi, quand un touriste semble intéressé, une phase de
marchandage va s’instaurer entre les deux acteurs, mais c’est le
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vendeur à la sauvette qui garde l’initiative : il permet à son possible
client de voir de plus près les articles, tout en lui rappelant, en
anglais ou en français, leurs prix, inférieurs à ceux pratiqués par les
vendeurs légaux. Nous voyons que le vendeur, non content d’avoir
interrompu le déplacement d’un touriste, cherche à le maintenir sur
place, car ce sont ces chances de vente qui augmentent avec la durée
du dialogue. De cette façon, il cherche à créer une certaine
connivence avec son interlocuteur, par des phrases comme « À qui
veux-tu faire plaisir ? » (on notera par ailleurs l’emploi de la
deuxième personne du singulier). Il fait aussi des offres groupées en
particulier sur les petits articles comme les porte-clés avec des
propositions comme « Prends-en cinq ! », ce que nous avons entendu
lorsque nous avons nous-mêmes acheté auprès des sauvettes.
Parfois, le vendeur est rejoint par un de ses collègues qui vient
renforcer les offres du premier. L’objectif est bien d’engager une
négociation avec le touriste en suscitant son intérêt et ses contrepropositions.
Néanmoins, si le ou les sauvettes deviennent trop
insistants aux yeux du touriste (par exemple si un vendeur dépose
un article dans les mains du touriste avant son accord), l’échange
s’interrompt très souvent. Le touriste, quant à lui, essaie
fréquemment de faire baisser les prix, regarde les modèles qu’il
désire acheter et parfois même les essaie, en particulier les briquets.
Les sauvettes et les touristes ont donc chacun leur rôle dans cette
interaction, mais ils ne sont pas pour autant symétriques. C’est là en
effet qu’intervient le savoir-faire marchand des vendeurs à la
sauvette (lorsqu’ils ont au moins quelques notions de la langue
pratiquée par le touriste) puisqu’ils cherchent à « mener le jeu » :
lorsque, face à un vendeur, nous avons montré des signes
d’hésitation sur le nombre de porte-clés que nous allions lui acheter,
celui-là a fini par nous demander : « T’as combien ? ». Après lui avoir
répondu : « Deux euros », il a répondu : « Bon, j’t’en fais trois pour
deux euros » alors qu’à l’unité nous aurions dépensé davantage. Les
vendeurs à la sauvette tentent donc de maîtriser la négociation en
faisant l’offre finale qui permet ou non la conclusion de l’échange,
selon la réaction du touriste. C’est en ce sens que l’on peut parler
d’un savoir-faire commerçant : durant sa vente, même s’il laisse la
place aux propositions des touristes, le vendeur garde l’initiative. La
vente à la sauvette a ainsi ses propres techniques, qui fonctionnent
plus ou moins bien selon les touristes. Ces techniques témoignent à
leur tour du caractère organisé de cette activité marchande.
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Conclusion
Au travers de cette observation du parvis de la Tour Eiffel, nous
avons ainsi dressé un premier portrait d’une population particulière,
celle des vendeurs à la sauvette. Le regard que nous pouvons porter
sur ces hommes en situation de grande précarité est bien différent de
celui que nous en avions au départ. En effet, par cet exercice illégal
de la vente, ces immigrés tentent de s’en sortir en utilisant au mieux
les ressources du site. Ils ont réussi à occuper à leur avantage cet
endroit qu’ils ont transformé en un espace marchand, tout autant
que les règles du lieu ont transformé leurs pratiques. Ils ont
développé des techniques de vente qui correspondent à leur clientèle
potentielle, les touristes, et font preuve d’un savoir-faire commerçant
afin de conclure leurs échanges.
Notre étude nous a également conduit à apprécier certaines qualités
et certains défauts de la technique de l’observation en sciences
sociales. Grâce à l’observation, nous avons en effet obtenu un
matériau abondant et surtout très exploitable dans la compréhension
des interactions entre les acteurs. Cependant, nous avons vu que
l’observation ne peut suffire à elle seule pour mener un travail
complet : un recours à des entretiens ainsi que des études
complémentaires en dehors du parvis de la Tour Eiffel, comme à la
rue du Temple où se fournissent les sauvettes, permettraient
d’analyser dans son ensemble le phénomène. Les réseaux
d’approvisionnement, les relations entre les ethnies, et les
représentations que les sauvettes ont de leur activité sont encore
méconnus. Il reste que nous avons sans doute beaucoup appris grâce
à cette ébauche de monographie qui a permis de rompre avec nombre
de nos préjugés : en particulier, nous rappellerons que précarité
n’implique pas a priori désorganisation et qu’illégalité ne rime pas
toujours avec invisibilité.
Sébastien François
francois@rip.ens-cachan.fr
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RÉFÉRENCES
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appellations contestées », Abordages, Réseau AMIRA (ORSTOM),
n° 2.
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Buridan face au marché, Paris, PUF.
COSTES (L.), 1994. L’Étranger sous Terre. Commerçants et vendeurs
à la sauvette du métro parisien, Paris, L’Harmattan.
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SALL (L.), 2003. « Les territoires commerciaux sénégalais à Paris.
L’exemple des espaces de vente touristiques, Tour Eiffel et
Château de Versailles », Petites entreprises et petits
entrepreneurs étrangers, Préactes du colloque d’octobre 2003,
Actes de l’histoire de l’immigration, disponible sur le site :
http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/preprints/ent/sall.ht
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GRAFMEYER (Y.) et JOSEPH (I.), 1984 (1979, 1 ère édition).
L’École de Chicago : Naissance de l’écologie urbaine, Paris,
Aubier-Montaigne.
TAMBA (M.), 2004. « Le modou-modou. L’irruption d’un type
sénégalais en milieu urbain », communication au 17 ème Congrès
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terrains & travaux — n°7 [2004] — 43