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lire cette histoire vraie

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Souvenir d’enfance d’un conflit de loyautéAu milieu des années 60, j’ai eu en classe de CE2, qu’on appelait alors « la 9 ème »,une maîtresse en fin de carrière - c’était sa dernière année avant la retraite -particulièrement intransigeante et rigide. Cintrant son corps sec dans une impeccableblouse blanche, elle gardait dans sa manche un mouchoir soigneusement plié dontelle se tamponnait constamment le nez. Elle nous appelait « Mademoiselle X »,quand toutes les autres institutrices usaient de nos prénoms et nous tutoyaient.Paradoxalement, j’ai adoré <strong>cette</strong> maîtresse, si intransigeante qu’elle se targuait den’avoir adjugé qu’un unique 20/20 en 40 ans d’exercice. Stimulée par son exigenceet le tacite défi contenu dans l’inaccessibilité de son approbation, j’obtins d’elle, toutel’année, une collection de 20 et la gratification d’une victoire réputée impossible. Jelui apportai en retour celle de la rencontre avec l’élève que son inflexible sévéritéappelait de ses vœux jusque-là toujours déçus : comme un cadeau pouraccompagner son chemin vers la retraite, j’incarnai pour elle la figure secrètementfantasmée de l’élève au travail enfin digne d’une note sans réserve.Mlle C. et moi nous sommes donc aimées. Moi avec l’adoration dont les enfantsinvestissent les figures d’autorité qu’ils ne rejettent pas, et la reconnaissance qu’ilsvouent aux juges qui les valorisent en les appelant à une place dont ils ne sesavaient pas dignes ; elle d’une manière qu’elle n’avait sans doute pas envisagéeenvers une fillette : avec une sorte de tendresse trop longtemps refusée etd’admiration de Goliath heureux de s’incliner devant son petit David.Mlle C nous donnait, nous apprenait et nous demandait beaucoup, sans doutebeaucoup trop, mais son exigence convenait à ma propre aspiration à apprendre, àvaincre les épreuves, à réussir mes tâches, et aussi à mon désir de parvenir àsatisfaire une adulte dont la fonction et l’attitude n’étaient pas sans évocationparentale. Combler <strong>cette</strong> figure aimée, admirée et nécessairement sévèrereprésentait un inaccessible idéal auquel elle me donnait l’illusion de pouvoir tendre,puisque le légendaire 20/20 devint mon lot.Mais l’enseignement rigide de Mlle C. m’obligea à un apprentissage supplémentairesur la vérité des êtres et à un autre dépassement de moi-même, en me confrontant àson insu au dilemme d’un conflit de loyauté.Il y avait dans notre classe une enfant timide, maussade, mal fagotée, peu soigneuseet qui suivait avec difficulté. Elle n’était pas dissipée – personne ne l’était dans laclasse de Mlle C – mais son manque de soin et sa récalcitrance à l’apprentissageexaspérait Mlle C, qui la stigmatisa en place de mauvaise élève, l’isolant ainsi dusoutien de ses paires, toutes solidaires du verdict infâmant, dans un mouvementidentificatoire général à la tenante de l’autorité.A la rentrée des vacances de Noël, la gamine avait timidement apporté un cadeau àla maîtresse de la part de sa maman. La pauvre mère inadéquate avait1


maladroitement cherché à regagner pour sa fille les bonnes grâces que la maîtresselui refusait. Colère de Mlle C, qui révèle et commente toute l’affaire devant la classepour en faire le thème improvisé d’une leçon d’instruction civique sur l’incorruptibilitéde sa fonction.J’avais jusqu’alors tacitement approuvé les reproches de Mlle C à <strong>cette</strong> enfant si peudigne de ses attentes. Mais je ressentis la leçon comme une humiliation, le cadeaucomme une inadéquate mais touchante supplique et comme un éclairage nouveausur l’inadaptation de la fillette, et enfin le rejet du cadeau, dûment renvoyé à sonexpéditrice, comme une violence envers l’enfant dans l’insulte faite à sa mère.J’éprouvai une grande tristesse, à la fois pour l’enfant restant piteusementencombrée de <strong>cette</strong> offrande qui n’avait pas été jugée digne d’être reçue, pour lamère discréditée et enfin pour ma maîtresse, qui venait de trahir des loisimprononcées, mais sans lesquelles ses leçons de morale – que j’écoutaisavidement et respectais scrupuleusement – me semblaient dès lors perdre leurlégitimité.L’attitude de la fillette s’aggrava. Un jour, sans doute pétrifiée d’effroi à l’idée deréclamer une sortie intempestive (mais aussi, je l’ai imaginé depuis, en réponse au« je ne veux pas de ta merde de cadeau » signifié par l’accueil fait tant à son travailqu’à son offrande), elle avait déféqué sous son siège.Au retour de la récréation, Mlle C révéla son forfait à la classe médusée etmoqueuse. Nouveau déchirement dans mon cœur et mesure de l’étendue du cheminà parcourir : ce n’était plus seulement la cancre et la maîtresse qu’il fallait aider, maistoute une classe désormais liguée en persécutrice de l’infortunée, donc en complicedu seul grave manquement à l’honneur que je connaissais à ma chère maîtresse.Car je n’ai jamais renoncé à respecter et aimer Mlle C, et à la croire capable d’unesorte de perfection : ses faiblesses me rendaient triste, mais me faisaient seulementespérer la voir ouvrir les yeux sur ce que je considérais comme un inexplicableaveuglement, un égarement passager.Je n’avais pas les mots, du moins pas avec elle, tant nos rapports étaienthiérarchisés et ma soumission, muette, pour lui faire entendre mon opprobre et monexhortation à réparer tant sa faute que son image menacée dans mon regard aimant.La solution me vint de ma popularité. Je savais que j’allais sûrement gagner le prixde camaraderie, le seul dont décident les élèves.D’une part parce que je jouissais, sinon de l’amitié, du moins de la franchecamaraderie de la plupart des élèves, d’autre part pour la même raison qui rendaitmes camarades cruelles avec la cancre : la foi de la classe dans le jugement denotre dictateur me plaçait au quasi-rang de modèle et m’autorisait des espoirscertains sur l’issue de l’élection.Je pris l’enfant sous mon aile. Je me souviens encore de l’immonde petit ours d’unbleu crasseux par l’embarrassant don duquel elle me manifesta sa gratitude –malheureusement largement teintée de soumission – en consentant pour moi lesacrifice de son plus précieux « doudou » : craignant ses microbes, car le regard deMlle C n’était tout même pas sans influence sur mon imaginaire, mais consciente dela valeur de ce cadeau, je l’avais accepté avec une reconnaissance mêlée dedégoût, et vite enfermé dans un chiffon avant de l’enfouir dans un recoin de machambre.Les persécutions cessèrent à la récréation.Mais que faire pour ouvrir les yeux de Mlle C et réparer l’orgueil blessé de macamarade hors du champ de la cour et de ma protectrice ambassade ?2


J’aimais la compétition et les prix, et n’aurais pas cédé sans vaillante résistance leprix d’excellence à une concurrente. Mais l’année de Mlle C, en CE2, je n’avaisencore jamais eu le prix de camaraderie : deux ans durant, j’avais récolté denombreuses voix, mais mes camarades n’appréciaient qu’à moitié mon statut de tropbonne et trop sage élève. D’autres enfants plus rieuses avaient mérité leur suffrage.Me voilà donc au bord du pactole que j’appelais de mes vœux : tous les prix, ycompris celui de camaraderie.Mais j’ambitionnais, encore plus que l’illusion de ma perfection, l’illusion de celle deMlle C, celle d’un monde sans violence qui supposait le dédommagement de macamarade stigmatisée. Alors, forte de ma popularité, je suis allée faire campagneauprès de toutes les élèves, une à une. Plusieurs m’ont ensuite désobéi, mais lamajorité accepta, après beaucoup de résistance, de coopérer à mon projet.Quand Mlle C, dépouillant l’urne du vote de camaraderie, tomba une première foissur mon nom, elle ne douta pas que la classe avait fait le bon choix, tandis que jepriai intérieurement pour que ce bulletin fût celui de la cancre, la seule que je n’avaispas contactée. Au fur et à mesure du tirage, je sus que j’avais gagné : je visl’exaspération désapprobatrice croissante de Mlle C se muer en une insondableperplexité (que j’interprétai comme la promesse d’un fructueux redéploiement de saconscience) et le visage de ma camarade se tordre d’incrédulité puis de larmesréparatrices quand son nom, presque seul cité avec le mien, remporta l’élection.Cette petite négociation enfantine avec moi-même et ce monde fut non pas monultime combat mais bien ma dernière victoire, pour préserver mes illusions d’enfantsur la beauté des choses et pour concilier des loyautés incompatibles.Je ne suis pas du tout sure du prénom de l’enfant, qui quitta l’école l’année suivante,alors que je n’ai pas oublié celui de ma rivale dans le classement scolaire et celui dequelques « <strong>vraie</strong>s camarades » (j’avais connu l’amitié en maternelle et ne l’ai rerencontréeque plus tard : entre les deux, mon école primaire fut plutôt une époquede camaraderie et de sollicitude, car d’autres enfants malheureuses s’ajoutèrent àcelle-là dans mes attachements futurs).Mon geste n’était pas dicté par mon amour pour elle (même si mon mouvementn’était certes pas sans amour), mais par celui de la justice, du respect des êtresmêmes peu séduisants, et par celui de ma maîtresse. Ce n’est pas l’enfant que jedéfendais alors le plus opiniâtrement mais bien sa pire ennemie, ma maîtresse, etpar delà, quelque chose de plus vaste que celle-ci avait soutenu pour moi mais faillià promouvoir pour <strong>cette</strong> enfant : le respect du sujet.Qui sait si <strong>cette</strong> visée, qui a tant guidé depuis mes choix professionnels etpersonnels ultérieurs, serait autant restée mienne si mes camarades avaient signél’échec de mon combat en m’accordant la victoire à l’élection ?El3

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