La Création contempora<strong>in</strong>e comme outilCréations nomades,agencements mobiles et connections désirantesAlix de Morant“Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniformité, lesflux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez quece qui est productif n’est pas sédentaire mais nomade.” 1Danseuse de formation, diplômée de l’Ecole InternationaleJacques Lecoq, Alix de Morant mène depuis les années90 des recherches sur les nomadismes artistiques et lesexpériences esthétiques menées dans l’espace public,accompagnant certa<strong>in</strong>s parcours chorégraphiques commeceux de Dom<strong>in</strong>ique Boiv<strong>in</strong>, Christ<strong>in</strong>e Quoiraud, JulienBruneau, Christophe Haleb ou Valent<strong>in</strong>e Verhaeghe et desréflexions plus collectives comme celle des Controversesd’Avignon Public Off en 1999 et 2000 ou du groupe Acteen Région Paca. Associée au laboratoire ARIAS du CNRS,elle a notamment contribué aux ouvrages, Des écranssur la Scène, Buto(s), Tatsumi Hijikata’Butoh et animé àL’université de Lyon II un atelier critique <strong>in</strong>titulé Lire etécrire la danse contempora<strong>in</strong>e.Ces dernières années, s’<strong>in</strong>scrivant dans les flux qui président à unétat généralisé de mobilité, le plus souvent à l’<strong>in</strong>itiative des artisteseux-mêmes, sont apparus de nouveaux dispositifs de création quifont de la circulation non plus seulement un vecteur de diffusiondes œuvres mais aussi un enjeu d’<strong>in</strong>novation poétique et sociétale.Sém<strong>in</strong>aire professionnel et rencontre publique sur les “Nomadismesartistiques et nouveaux medias : nouvelles mobilités artistiques enEurope”, la manifestation organisée par le réseau artistique Conteners2 au Théâtre Paris Villette les 21 et 22 Février 2008, aura permisd’identifier plus d’une centa<strong>in</strong>e de projets nomades au travers ducont<strong>in</strong>ent mais également d’<strong>in</strong>terroger les mobiles de ces nouvellesdémarches qui s’implantent de façon éphémère et <strong>in</strong>attendue surles territoires.Conteneurs modulables empilés sur des places en un vaste lego outransportés par camions, théâtres mobiles ou scènes fluviales, dustudio portatif au musée virtuel, de l’âne à l’autoroute, de la route àla marche, profitant des réseaux de transport comme de la traçabilitéofferte par les nouvelles technologies (téléphone mobile, ord<strong>in</strong>ateurportable, wifi et GPS) qui permettent désormais aux artistes commeaux navigateurs d’être repérables et joignables à tout moment, lesartistes contempora<strong>in</strong>s sont devenus plus que jamais des nomadesen puissance. Associant des spectateurs à leur démarche, retrouvantle sens d’une médiation qui leur avait échappé, ils se considèrentcomme des scénographes du paysage ou des arpenteursde territoires. Géographes et cartographes, parfois ethnologues 3à l’affût des derniers signes d’un nomadisme ancestral ou météorologues<strong>in</strong>fluant sur des climats réels ou fictionnels, aux antipodesdu tourisme de masse, voyageurs visionnaires, ils <strong>in</strong>troduisentencore une esthétique (voire une éthique ?) du déplacement. Qu’ils’agissent de bus ou de caravanes transformés en scènes ambulantesou en simulateurs de voyage, de galeries gonflables ou de raidsen territoire urba<strong>in</strong>, leurs dispositifs s’<strong>in</strong>scrivent par ailleurs dansun paysage de la création multipolaire et relativement <strong>in</strong>déf<strong>in</strong>i oùperformances, travaux en cours, chantiers, <strong>in</strong>stallations et déambulationsparticipent d’un effondrement des repères qui jalonnaientet délimitaient autrefois les territoires de l’art. Comme le suggèreLuc Boucris, on pourrait penser “qu’en fait c’est le territoire théâtraltout entier qui se retrouve placé sous le signe de la déambulation” 4 .Le mot anglais Progress, signifiant autrefois voyage, voyage saisonnier— on en vient à considérer la création comme un mode d’errancetandis que le mot work <strong>in</strong> progress qui s’est substitué auterme de spectacle ou d’exposition dans nombre de publicationsou de programmes de manifestations culturelles — n’est pas sansévoquer l’élaboration d’un processus qui évolue jusqu’à la maturitéd’une rencontre avec un spectateur, mais on y dist<strong>in</strong>gue encorela notion de progrès qui au-delà de l’œuvre, oblige l’artiste à unapprentissage cont<strong>in</strong>u comme à une mise à l’épreuve dans la durée.Ce work <strong>in</strong> progress, adresse d’un artiste à un dest<strong>in</strong>ataire, spectateur<strong>in</strong>vité à chem<strong>in</strong>er avec lui désigne encore ce beso<strong>in</strong> d’acculturationpermanente qui correspond mieux aux impératifs d’unmonde mouvant dont les codes sont en perpétuel réajustement.Un imag<strong>in</strong>aire topographiqueIl semble en effet que conjo<strong>in</strong>tement aux phénomènes liés à lamondialisation, croisse une ambition géographique (géopoétiqueselon Kenneth White 5 ) qui recouvrant des concepts tels les ethnosphèresd’Appaduraï 6 (diasporas ou sphères publiques d’exilés), lasémiosphère de Sempr<strong>in</strong>i 7 (tissu constitué par les images, les idées,les valeurs), la neurosphère de Flusser 8 (réseau constitué par l’ensembledes flux médiatiques ou <strong>in</strong>terrelationnels qui stimulentnotre imag<strong>in</strong>ation) suscite le retour à un nouvel imag<strong>in</strong>aire topographique.Mais dans un monde exploré et <strong>in</strong>dexé par les cartesjusque dans ses mo<strong>in</strong>dres parcelles, agrandi jusqu’aux conf<strong>in</strong>s grâceaux images rapportées par les satellites, prolongé par les réseauximmatériaux, quelles sont pour les artistes les nouvelles donnes dela mobilité alors même que la vocation de l’art est la transmissiondu sensible ? La virtualisation du monde n’empêche pas qu’on aitenvie de s’y promener, de s’aventurer ou encore d’engranger de laconnaissance. “On traverse toujours l’horizon mais il demeure àdistance” écrivait Robert Smithson 10 . Mieux vaut rendre les chosesà l’idée de circulation et ménager pour le regard un horizon : laproblématique nomade nous permet donc au-delà d’un contexteen mutation, de situer nombres d’<strong>in</strong>itiatives actuelles en leur offrantun plan de cohérence.Dans un premier temps, lo<strong>in</strong> des murs qui voudraient les contenir,à l’affût du mo<strong>in</strong>dre espace de liberté, voulant parfois échapper àla régulation et au contrôle, il s’agit pour les artistes choisissant lenomadisme, de se situer dans la modernité en retrouvant l’espacecomme un partenaire actif. L’utilisation de l’espace comme médiumn’est pas nouvelle mais elle nous <strong>in</strong>téresse dans cette cont<strong>in</strong>uité quiva des arts de la scène aux expressions urba<strong>in</strong>es, dans une logiquede transversalité entre les discipl<strong>in</strong>es et au profit d’une dynamiquede l’articulation et du mouvement. It<strong>in</strong>éraires paysagers, expériencescontextuelles ou manœuvres menées dans l’espace public, desfriches urba<strong>in</strong>es aux campements, nous nous retrouvons confron-septembre 2008 / 12
La Création contempora<strong>in</strong>e comme outiltés à la notion de site et au regard d’œuvres réalisées pour nombred’entre elles <strong>in</strong> situ 11 , dans le prolongement historique des avantgardesdont elles sont les héritières. Elles découlent de Fluxus et desquestions, sur le terra<strong>in</strong> de l’action peut-être <strong>in</strong>abouties, mais dupo<strong>in</strong>t de vue de la réflexion si pert<strong>in</strong>entes et si chargées de promessesdes dérives situationnistes.Une <strong>in</strong>telligence du contexteIncursions hors des cadres censés présenter et réguler la vie créative,se situant hors des espaces réservés du marché de l’art, ces œuvrescontribuent également à un décentrement des relations entre lesdifférents acteurs de la transaction culturelle. Tour à tour support decréation et plateformes de diffusion, les équipements nomades sepositionnent comme des “ancrages momentanés”, pour reprendrePaul Ardenne 12 , dont l’objectif est à la fois de se situer en extérieur(dehors, à la périphérie, à la frontière entre) af<strong>in</strong> d’ouvrir de nouvellesvoies mais aussi de tisser, voire de réparer des liens. On situe uneaire de jeu en connexion avec le passé mais aussi avec l’avenir et onopte pour des solutions mobiles pour pallier aux <strong>in</strong>terrogations d’unmonde en transition. L’envie de voyager, d’<strong>in</strong>terrompre une cont<strong>in</strong>uité,de trouer l’espace public en employant le nomadisme <strong>in</strong>vasifde la mach<strong>in</strong>e de guerre ou tout autre technique du surgissement,d’occuper les délaissés, de s’approprier les espaces vacants, le refusd’une implantation autre qu’éphémère ou provisoire, une conceptionécosophique de l’art, une soif d’autonomie et la cra<strong>in</strong>te de figerun processus motivent une <strong>in</strong>vestigation des territoires comme lacréation d’alternatives à l’épreuve du réel. L’apanage d’une critiquesociale comme le souci d’impliquer véritablement un public amenéà entrer en mouvement dans les propositions les font égalementrelever de ce que Nicolas Bourriaud a déf<strong>in</strong>i comme étant des Esthétiquesrelationnelles 13 . Un espace à parcourir, une durée à éprouver,la valeur de l’échange, du don, l’engagement de soi de l’artiste, lacoprésence des <strong>in</strong>dividus, le jeu des <strong>in</strong>teractions participent du désircommun de créer de nouveaux espaces de convivialité, tout à lafois enveloppe et matrice, autour d’une proposition artistique qu<strong>in</strong>e se limiterait plus à un objet mais deviendrait encore un usagedu monde. Ce fut le cas notamment du village de cabanons deMari Mira 14 , petite fabrique d’utopie artistique à l’échelle du villageglobal.Scènes en déplacementAu-delà de la diversité des <strong>in</strong>itiatives proposées, se pose la questiondu nomadisme en tant que genre. On ne voudrait pas forcloretoutes les acceptions du nomadisme en une seule déf<strong>in</strong>ition, maison peut témoigner de l’<strong>in</strong>stabilité réelle d’une période artistique quiremet en cause l’<strong>in</strong>stitué et de la variabilité à laquelle renvoie ladémultiplication actuelle des plateaux, qu’ils soient tractés, autoportants,ou de simples aires délimitées par occupation stratégiquede l’espace. Tout au long d’une étude 15 consacrée aux équipementsartistiques nomades, on aura rencontré toute sorte d’artistes, plasticiens,circassiens, acteurs ou chorégraphes comme analysé unlarge éventail de la typologie scénique en dist<strong>in</strong>guant des dispositifsde type observatoire, tel celui du camion c<strong>in</strong>ématographiquede Cargo Sofia, projet autoroutier de Rim<strong>in</strong>i Protokoll 16 ou de typepanoramisant comme le ciel de tente du Gigacircus 17 qui diffuseles images glanées par Sylvie Marchand et Lionel Camburet tout aulong des chem<strong>in</strong>s qui mènent à Compostelle. On aura regroupé dansun même opus, des objets, des parcours comme celui du Duodiptyque18 ou de Claire Ingrid Cottenteau à Marseille 19 , des situationset des <strong>in</strong>tentions comme cette soif de dépaysement du collectif IciMême Grenoble 20 parti avec Encore plus à l’est de chez moi explorerles villes d’Europe de l’est à la rencontre de nouveaux partenairespour fonder des actions. On aura voyagé des repaires où lacompagnie it<strong>in</strong>érante se protège du délitement de la troupe jusqu’àl’énigme labyr<strong>in</strong>thique de la New Babylon de Constant, utopie urbanistiquedes années soixante aujourd’hui transposée dans des environnementsmultimédias tels ceux créés par le groupe Dunes 21 .Ce qui nous amène à dresser le constat suivant. Dans les arts nomades,la scène si elle se déplace n’en est pas mo<strong>in</strong>s toujours, le po<strong>in</strong>t dedépart et le passage obligé. Scène furtive, scène déliée ou dissoute,scène nomade mais scène potentielle où s’exposer pour des artistesen rupture avec des lieux architecturés dans lesquels ils ne se reconnaissentplus ou qui ignorent leur présence. La marche par exempleest cette action levier qui entraîne un positionnement différent,un changement de milieu et une modification de po<strong>in</strong>t de vue. Sesituer dans la mobilité, c’est ne pas se satisfaire de réponses toutesfaites mais proposer un postulat, un angle d’approche <strong>in</strong>habituelpour considérer le réel. C’est également partir d’un pr<strong>in</strong>cipe d’hospitalitéet de la place que la cité peut ménager à l’<strong>in</strong>trusion du poétique.Comme une entrée en matière la notion de déplacement horsdes lieux et des temps habituellement dévolus à l’échange culturels’avère a<strong>in</strong>si être une impulsion qui s’adresse à tous les récepteursde l’acte artistique tout en signifiant clairement le rôle que les artistess’octroient dans la transformation des usages sociaux.Du site à la situation, la scène mobile peut donc être considéréecomme le po<strong>in</strong>t de départ d’un chem<strong>in</strong>ement réflexif, <strong>in</strong>fixé et<strong>in</strong>fixable, qui s’<strong>in</strong>téresse à désenclaver les espaces comme à décloisonnerles discours. De même qu’on substitue à la convention unecause motrice, (le nomadisme tel qu’il est vu par Deleuze et Guattari),au geste contenu, un geste orienté, on démantèle l’habitueldispositif de représentation pour lui préférer un ensemble constituédes moments vécus et de ses prolongements. Soucieuses d’unearchitecture poreuse aux <strong>in</strong>fluences du dehors, les formes contempora<strong>in</strong>es,délimitant avec leur public un commun terra<strong>in</strong> d’ententenous <strong>in</strong>citent à habiter le moment développant ce que Georg<strong>in</strong>aGore 22 appelle à propos de la culture rave, culture néo-nomade parexcellence, un “présent <strong>in</strong>f<strong>in</strong>i”. C’est également le souci d’une relationdirecte avec un public, non différée par l’entremise des <strong>in</strong>stances<strong>in</strong>stitutionnelles ou des opérateurs privés et autres médiateursculturels qui est au cœur même de la prise d’espace des artistesnomades, prise d’espace qui agit ou réagit en <strong>in</strong>teraction avec unespace public de plus en plus aseptisé et qui perd de sa crédibilitéen tant qu’agora. De ce po<strong>in</strong>t de vue, un projet de base expérimentalecomme celui entrepris par Public Art Lab avec ses studiosmobiles 23 voyageant en 2006 de Berl<strong>in</strong> à Bratislava est exemplaire.Il regroupe tout un faisceau d’horizons en proposant des laboratoires<strong>in</strong> <strong>vivo</strong> pour la jeune création, des temps réservés au débatpublic, des activités allant de l’édition en ligne à la performance,diverses ambiances qu’activent les spectateurs amenés à traverserd’un module à l’autre, des climats contrastés. Plateforme de rencontrepour les associations locales, terra<strong>in</strong> d’expérimentation socialeet tentative de requalification de la place publique, l’implantationprovisoire du dispositif participe d’une réappropriation de la villepar ses habitants.13 / septembre 2008