La Création contempora<strong>in</strong>e comme outilActuellement, les villes offrent, elles aussi, leur territoire aux activitésartistiques. Les artistes dans la rue ne sont pas libres dans desespaces libérés. Toutefois, ils cherchent souvent à s’en servir commes’ils l’étaient. Jouer dans la rue n’a bien souvent rien à voir avec lefait d’adhérer à des “pr<strong>in</strong>cipes Dionysiaques” mais est sujet à uneimportante réglementation adm<strong>in</strong>istrative et juridique. Les collectivitéspermettent d’occuper certa<strong>in</strong>s espaces urba<strong>in</strong>s (avec contrepartief<strong>in</strong>ancière parfois) et s’assurent que les artistes obéissent auxréglementations en matière de circulation, de niveau sonore ou desécurité, de manifestations de masses en Pologne.Le bâtiment du théâtre, qui n’est pas stricto sensu un lieu privé, n’acependant pas été perçu comme un espace public. Robert Schechnerl’explique : “Le théâtre à l’italienne si représentatif de la périodeallant du XVIII e au XX e siècle en Occident, montre bien des projetsparticuliers et dess<strong>in</strong>e un réseau social [...]. L’amphithéâtre grec, lui,est ouvert ; pendant les représentations quotidiennes chacun peutvoir, jour après jour, la cité alentours et les environs. Cette cité, c’estPOLIS [souligné par l’auteur] sans précision sur les limites géographiquesou idéologiques. Le théâtre à l’italienne est un bâtiments<strong>in</strong>gulier et restre<strong>in</strong>t, son accès est scrupuleusement contrôlé” 8 .Ajoutons que les murs de ce théâtre sont vraiment supposés cacherce qui s’y passe aux yeux de la ville et que son entrée n’est accessiblequ’à ceux qui peuvent franchir ce contrôle po<strong>in</strong>tilleux grâce au billetqu’ils ont acheté et à la tenue vestimentaire qu’ils portent – cesdeux po<strong>in</strong>ts dépendant du porte-monnaie du spectateur.L’<strong>in</strong>vestigation du champ de la rue par les artistes des annéessoixante devrait être considérée comme l’apparition d’une nouvelleforme théâtrale. Leurs fondements étaient différents, ils étaientbasés sur le refus volontaire des vestiges que l’on enferme dans lesmurs. En voulant exister dans la rue au début des années soixante,on voulait offrir l’espace d’un groupe de privilégiés à l’ensemble desspectateurs. 9 “De nos jours, on considère ce même espace commeun support de communication pour les relations et la manipulationde l’op<strong>in</strong>ion publique. Pour les artistes de rue, c’est l’espacequ’il faut transformer plutôt que d’en faire un lieu collectif”. 10 Lethéâtre de rue se propose de favoriser la création d’une tribune deconcertation dans l’espace urba<strong>in</strong>, au travers d’échanges d’op<strong>in</strong>ionset d’idées, ce qui, de fait, apparaît comme une tentative de résurrectionde la “sphère publique” au sens à la fois antique et moderne,déjà mentionné.C’est la sphère que l’on a le plus détruite et que la sphère sociale aremplacée, abolissant a<strong>in</strong>si l’opposition entre le public et le privé.Au même moment, la privatisation de l’espace urba<strong>in</strong> s’est développée,de même que sa marchandisation, sous le regard complicedes autorités.Les premiers développements du théâtre dans l’espace publicsemblèrent une preuve de son succès tant comme discipl<strong>in</strong>e artistiqueque comme support de communication. L’accroissement notabledes compagnies de théâtre de rue date de la f<strong>in</strong> des années 60et 70 en Europe. Il est, avec tout mon respect, le fruit de responsablesde l’aménagement urba<strong>in</strong> qui sentirent les dangers de l’augmentationdes cités, qui dépeuplaient les centres-villes et créaientce qu’on appelait des “zones sans importance”, aussi appelées parChaudoir des “non-lieux”. “Les aménageurs urba<strong>in</strong>s de l’époqueétaient conscients de leur <strong>in</strong>capacité à développer un tissu urba<strong>in</strong>et ils songèrent à atte<strong>in</strong>dre leur but en utilisant le théâtre de rueaf<strong>in</strong> de redonner de la vie aux cités” 11 écrit Chaudoir. Le théâtrede rue, par l’<strong>in</strong>termédiaire des spectacles et des festivals, dev<strong>in</strong>t laplus importante part de l’action sociopolitique et du développementurba<strong>in</strong>. Il s’est, par là même, rendu dépendant des collectivités,de leur autorité et aussi des arrêtés municipaux qui l’accompagnent.Les conséquences actuelles de ces circonstances historiques,comme le montrent les chercheurs de Street Artists <strong>in</strong> Europe sontque, dans les nations qui n’ont pas tissé de liens entre les villes etle théâtre de rue, un tel théâtre ne s’est pas développé, ou qu’il estaujourd’hui perçu comme un phénomène potentiellement dangereuxdepuis qu’il s’est <strong>in</strong>troduit en ville et qu’il peut effrayer des<strong>in</strong>vestisseurs éventuels. 13Pour cette raison, le théâtre de rue se créa sa propre conceptionde l’espace public : un espace concret, un espace urba<strong>in</strong> réel avecun m<strong>in</strong>imum de restriction à son accessibilité. Ce n’est pas, toutefois,un espace entendu dans tous les sens du terme à travers safonction, par exemple, comme un passage d’une maison à d’autreslieux utiles dans la ville (il ne s’agissait donc pas d’une rue, d’uneplace, mais plutôt d’espaces à parcourir pour la détente, etc.). L’espacepublic du théâtre de rue, compris dans ce sens, serait aussi unespace que chacun utilise aux mêmes f<strong>in</strong>s, un espace qui facilite lesrencontres à de multiples groupes de gens. Dans le monde médiatiséactuel, l’une des valeurs sûres du théâtre de rue semble être laremise à jour de relations <strong>in</strong>terpersonnelles directes. Cependant, lemot de “rue” est devenu un terme courant pour désigner des manifestationsproduites dans des espaces variés (ce théâtre n’ayant quede manière de plus en plus sporadique de réels contacts avec la rue).Les missions particulières qui lui sont assignées par les collectivités(prévention des dégradations des espaces urba<strong>in</strong>s, aide à l’<strong>in</strong>tégrationsociale, plus particulièrement auprès des populations en situationd’exclusion, création d’espaces publics, d’échange et de dialogue)ont contribué à la transformation du rôle des collectivités, etdes théâtres où sont racontés les changements qu’ils produisent.Et puis, les différentes motivations qu’ont les artistes de rue à créerdes spectacles de théâtre dans des lieux publics, en s’y référant, sontles suivantes: le ressenti face à l’attractivité de la ville, la visibilité del’image et du rayonnement <strong>in</strong>ternational de la ville, et des œuvresqui reconstruisent le cœur de la ville (revitalisation de ces espacesurba<strong>in</strong>s). 14 C’est aussi pourquoi, malheureusement, le théâtre de rueen est souvent réduit à un rôle d’attraction touristique en dépit dedéclarations bruyantes et répétées. Ceci, au f<strong>in</strong>al, nous amène à unesituation qui est appelée par Pawel Szkotak, créateur des spectaclesdu Teatr Buiro Podrôzy, “les revers de la popularité”, des spectaclesallant vers la commercialisation de l’expression artistique, devantêtre des objets plaisants pour attirer une foule de spectateurs. 15De plus, le théâtre dans l’espace public devient une méthode d’organisationdu temps libre et l’utilisation du pouvoir d’achat de sonpublic. L’analyse de l’évolution du théâtre devenant un exempled’opérations mercantiles, réalisée par Schechner, s’applique parfaitementaux festivals de théâtre de rue. 16Les suites “du passage d’une culture du débat public à une culturede consommation” sont décrites par Habermas. “A<strong>in</strong>si nommé, lieude pratique de loisirs, l’espace public est devenu un élément du cyclede production et de consommation devenu apolitique, à cause deson <strong>in</strong>capacité à construire un monde libéré des beso<strong>in</strong>s matérielset de survie immédiats. Lorsque les loisirs n’étaient qu’une contrepartiedu temps passé au travail, ils pouvaient se contenter d’êtrel’endroit où se tractaient encore les affaires privées qui n’étaient pasdu doma<strong>in</strong>e public. La satisfaction <strong>in</strong>dividuelle des beso<strong>in</strong>s devaits’accomplir de manière publique, c’est-à-dire, de manière collec-septembre 2008 / 16
La Création contempora<strong>in</strong>e comme outiltive. 17 ” “Les activités de loisirs dans la culture de la consommation,d’autre part, prirent leur propre place dans la société et nul ne l’acontesté. Cette forme privée d’appropriation déplaça en profondeurla communication sur l’appropriation elle-même”. 18Pour les artistes les plus radicaux, les espaces de rue existants nesont pas si publics qu’on le dit, c’est-à-dire appartenant à tous etégalement partagés, mais des espaces à conquérir, hostiles, agressifset qui ne peuvent se changer à nouveau, au mo<strong>in</strong>s un temps, enespaces véritablement publics que grâce à l’activité artistique. L’espacepublic de la lutte n’est pas un espace dans lequel on chercheun consensus, nous dit Chantal Mouffe, mais “au contraire“ nousdit-elle, “l’espace public est un champ de batailles où deux projetshégémoniques se confrontent sans avoir la possibilité de se réconcilierun jour”. En conséquence, “ceux qui soutiennent des espacespublics combatifs et créatifs ont pour objectif de montrer que toutest supplanté par un consensus dom<strong>in</strong>ant – et qu’ils imag<strong>in</strong>entaussi les relations des pratiques artistiques et de leurs dest<strong>in</strong>atairesd’une façon différente de leur objectif, qui lui crée du consensus,même s’il se veut critique. En accord avec cette vision dynamique,l’art du critique porte le désaccord en éclairant ce que le consensusdom<strong>in</strong>ant tente de cacher ou d’embrouiller. C’est ensemble, enluttant, que l’on brisera le silence sur l’existence de cette suprématie,que l’on montrera la diversité des pratiques et des expériencesqui fabrique le matériaux de notre société”. 19De plus, l’espace public du “théâtre politique critique”, ici identifiécomme radical, se comprend dans un sens différent. Il est supposéêtre davantage un espace d’émancipation, plutôt qu’un espace decitation d’une collectivité de courte durée ou que d’un consensusdom<strong>in</strong>ant. Jan Cohen-Cruz, en fait un système dans son ouvrageRadical Street Performance et nous explique que le théâtre qui sesert de ce modèle combatif est : “radical”, c’est-à-dire ”[...] qu’il posela question ou ré-envisage la répartition des forces enrac<strong>in</strong>ées dansla société. Rue (Street) est mis pour des représentations théâtralesfaites en public- au sens du m<strong>in</strong>imum de contra<strong>in</strong>te à son accessibilité.Performance ici, est mis pour des gestes, des expressionsspécifiquement données à l’attention d’un public de spectateurs. 20C’est Cohen-Cruz qui <strong>in</strong>siste sur le fait que l’espace public n’est paspour ces compagnies un po<strong>in</strong>t de départ, mais un objectif à atte<strong>in</strong>dreet qu’il n’a pas beso<strong>in</strong> d’exister en tant qu’espace spécifique réel.Il serait préférable de l’envisager en tant que sphère publique”. 21Le contexte social est le po<strong>in</strong>t de départ des spectacles de rue.Toutefois, ce théâtre n’est pas seulement l’expression de la démocratisationde l’art mais par extension celle de la démocratisationen général, la démocratisation d’espaces sociaux spécifiques, quisont en passe de devenir des espaces publics selon un po<strong>in</strong>t de vuedémocratique et revendicatif, plutôt que sous l’angle consensuelet obligatoire. Dans ce contexte, la rue devient un “moyen d’expression”plus difficile à contrôler par les autorités et le consensusdom<strong>in</strong>ant. C’est le cas pour le théâtre de rue en Pologne ou àMalte, qui sont nés dans ces pays au temps des lois martiales et desmanifestations historiques largement mises en scène à Belgrade etdans toute la Serbie (1991-92 1996-97). Les artistes de rue qui seproduisent dans les espaces publics se dérobent a<strong>in</strong>si à l’alternativequi pèse sur leur œuvre entre “activisme” ou “artistique” et négocientavec le “qu’est-ce que le Politique ?”. Le théâtre dans l’espacepublic entendu dans ce sens vise à l’esthétisation. C’est plus difficileà regarder avec les grilles habituelles d’analyse des œuvres d’art.Cela permet, toutefois de faire de l’espace public un espace d’émancipation.1 Wodciech Krukowski, Teatr w “teatrze zycia”. Akademia Ruchu. [<strong>in</strong>:] Teatr wmiejscach nieteatralnych, J. Tyszka (ed.), Poznan &çç-, p.230.2 Y. Floch (HorsLesMurs), Street Artists <strong>in</strong> Europe, European Parliament, March 2007.www.europarl.europa.eu/activities/committees/studies/searchPerform.do3 J. Habermas, Structural Transformation of Public Sphere, Cambridge, 2006,p.1.4 Ibid, p.2.5 P. Chaudoir, Discours et figures de l’espace public à travers les “Arst de la rue”,La ville en scènes, Paris 2000.6 H. Arendt, La Condition de l’Homme moderne, Kondycja ludzka, Warszawa,2000, p. 82. Habermas note toutefois: “Pendant le moyen-age en Europe, lesdifférences <strong>in</strong>troduites par les lois roma<strong>in</strong>es entre publicus et privatus sontlargement connues mais pas appliquées uniformémént. Les précaires tentativesd’application par le système féodal [...] mettent en évidence que l’oppositionentre les sphères publiques et privées de l’ancien modèle (ou du nouveau)n’existait pas”.7 Cf. Boguslaw Litw<strong>in</strong>iec, “Miejsce nietatralne – przesttrzen nowej kultury”, <strong>in</strong>Teatr w miejscach nieteatralnych, J. Tyska (ed.), Poznan, 1998, p.219-220.8 R. Schechner, Z zagadnien poetyki dziela teatralnego, “Dialog” 1976, nr 5,p. 115.9 Pour citer un autre exemple de la réappropriation d’un théâtre par le “public”,rappelons nous de l’occupation du théâtre de l’Odéon par les étudiants de TheLiv<strong>in</strong>g Theatre en mai 68.10 Y. Floch, <strong>in</strong>troduction du rapport Street Arts <strong>in</strong> Europe, op. cit. p. 22.11 P. Chaudoir, Arts de la rue et espace public, Collège de Philosophie, Institutfrançais de Barcelone, Avril 1999, p. 2.12 Présent aussi dans la pensée contempora<strong>in</strong>e du rôle de l’art dans ledéveloppement des villes. “Festival impact urban developpment” www.efa-aef.org/efahome/efrp.cfm13 K. Keresztely, “Street Arts and Artists <strong>in</strong> the Urban Space : Urban Developpmentand Regulations" <strong>in</strong> Street Artists <strong>in</strong> Europe, op. cit.14 www.europarl.europa.eu/activities/committees/studies/searchPerform.do.15 Tiré d’une conversation avec l’auteur en octobre 2006.16 R. Schechner, op. cit.17 J. Habermas, op. cit. p. 160-161.18 Ibidem. p. 163.19 C. Mouffe, Agonistycne przestrzenie publiczne i polityka demokratyczna, serapporter à : www.recykl<strong>in</strong>g.uni.wroc.pl/<strong>in</strong>dex.php?section=5&article=15420 J. Cohen-Cruz, “Introduction générale”, <strong>in</strong> Radical, street performance, op. cit21 Ibid.17 / septembre 2008