Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1Tout penche, et ce grand siècle avec tous ses rayonsEntre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.Oh ! quel farouche bruit font <strong>dans</strong> le crépuscule<strong>Les</strong> chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ![...]Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire,Expire... – Ô Gautier ! toi leur égal et leur frère,Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset...La mort du « pape du dadaïsme », dont Aragon se considère alors un peu comme le fils,est également l’occasion d’un travail de remémoration. Aragon, une fois de plus, se souvient : «de « Dada 3 reçu <strong>dans</strong> une Alsace gelée », de la première lettre de Tzara, <strong>dans</strong> le « printempspluvieux de Sarrebruck », et de « cet exemplaire des Vingt-cinq poèmes que [lui avait donné]Tzara, en 1921 seulement ». On passe ensuite à l’évocation des préparatifs et de la tenue, enjuin 1935, à Paris, du « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture ».Aragon, là encore, se souvient, du suicide de René Crevel et de l’intervention au congrès deTristan Tzara, contraint de « se battre sur deux fronts ». Et cela continue jusqu’à ce derniersamedi d’avant la Noël, et à cette « dernière main, dit Aragon, qu’il m’avait tendue avant des’effacer ». Cela constitue surtout autant d’avant-textes, de l’épisode alsacien de la « Digressiondu roman comme miroir », <strong>dans</strong> La Mise à mort, dont la publication, en 1965, suivit de peu lamort, le 24 décembre 1963, de Tristan Tzara, ou du discours d’accompagnement qui, <strong>dans</strong>L’Oeuvre poétique, concerne les « Préludes » et les « Lendemains » du Congrès de 1935. Onnotera enfin que la disposition en deux parties du tombeau de Tristan Tzara n’est pas sansévoquer, comme <strong>dans</strong> le cas, on l’a vu, de l’hommage à Fernand Léger, la métamorphosepromise par Mallarmé aux destinataires de ses hommages funèbres : ce n’est qu’au terme deson « Aventure terrestre » et au prix de son « effacement » que Tristan Tzara était devenu« L’homme Tzara ».RECONNAISSANCESJ’ai choisi, pour conclure, de traiter, sous le nom de « <strong>reconnaissances</strong> » et sans pouvoirleur consacrer le temps ni la place qu’ils mériteraient, de deux articles ayant eu pour prétexte lapublication, par Lucienne Julien-Cain, chez Gallimard, de Trois essais sur Paul Valéry, en1958, et de Berdiaev en Russie, en 1962, ouvrages à propos desquels Aragon déclara avoiréprouvé le « frisson de la chose reconnue ». Il y a « reconnaissance », en effet, lorsqu’on seretrouve en terrain connu, qu’il s’agisse, en l’occurrence et pour Aragon, de Paul Valéry ou del’histoire de l’U.R.S.S. Lucienne Julien-Cain était l’épouse de Julien Cain, administrateurgénéral de la Bibliothèque National de 1930 à 1941 et de 1945 à sa mise à la retraite, en 1964.Il avait entre-temps était déporté à Buchenwald, où il croisa et tenta de sauver Robert Desnos,en transit à Buchenwald. Quant à Lucienne, son épouse, elle avait continué, jusqu’en 1945, àdactylographier et à classer, sous le contrôle de l’auteur, des extraits des « Cahiers » de Valéry.Elle tenait salon, avec son mari, <strong>dans</strong> sa propriété de Louveciennes, transformée aujourd’hui enMaison de la Culture. <strong>Les</strong> quelques lettres ou billets d’elle conservés au Fonds Aragon Trioletne méritent pas qu’on s’y arrête, à la différence des articles que lui consacra Aragon.Le premier se présente, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 27 novembre 1958, sous la formed’une « <strong>Lettre</strong> à Lucienne Julien-Cain pour lui dire pourquoi je n’écrirai pas d’article sur sonlivre », formulation paradoxale puisqu’Aragon ne consacre pas moins de 40 000 signes à parlerdes Trois essais sur Paul Valéry. C’est qu’il faut distinguer : « J’en parle, dira Aragon à propos
Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1du livre sur Berdiaev, j’en parle et n’en rends pas compte ». Aragon, donc, ne rend pas compte,il parle, raconte et se raconte. Il avait lui-même connu Valéry, à la « gloire moins cinq ». etl’avait « beaucoup aimé » Il l’avait rencontré rue de Villejust, où l’avait mené un « ami à lui »,en qui il est aisé de reconnaître André Breton, dont les Entretiens de 1952 avec André Parinaudconstituent ce que vous appelleriez l’ « intertexte » de l’article d’Aragon. Breton y faisait étatde la « désillusion » éprouvée par lui à voir son ancienne idole « contredire son attitude, publierde nouveaux vers, retoucher ceux d’autrefois, tenter, mais bien en vain, de faire revivre M .Teste » : « Je choisis, disait-il, le jour qu’il entrait à l’Académie française pour me défaire deses lettres. » Aragon se sert des mêmes mots pour évoquer ce moment de la vie de Valéry oùcelui-ci, « contredisant M. Teste », n’était plus bon qu’à « refaire les gestes à vide du génieselon La Soirée », mais qualifie de « réflexe du cocu » la réaction des anciens admirateurs deValéry : « Nous avions tout à fait tort d’y découvrir une contradiction de l’image que Valérynous avait donnée de lui-même, incapables de comprendre que cette image même était uncalcul et que l’épée d’académicien au côté de M. Teste ne venait en fait que de sematérialiser. » Breton avait aussi invoqué, pour caractériser la « lumière » <strong>dans</strong> laquelles’inscrivait Valéry, les exemples de Rimbaud et de Marcel Duchamp. Aragon les reprend, mais<strong>dans</strong> un sens critique : « Je viens tout à coup d’être illuminé d’une ressemblance entre PaulValéry et Marcel Duchamp [...] autrement juste, silence pour silence, que celle qui ramèneValéry à Rimbaud », à ceci près qu’aux échecs, auxquels jouait Duchamp comme aurait pu lefaire Valéry, « contradiction fâcheuse pour le génie, on peut être battu ». La conversation et lapoésie de Valéry n’avaient jamais été qu’une « gesticulation », une « phénoménologie dugénie », et Valéry – l’ « homme au cache-nez de laine beige » et à la « canne à mancherecourbée » de Lucienne Julien-Cain - n’avait jamais fait qu’interpréter un rôle, celui de M.Teste, dont nous savons que le cas pourrait servir à « éclairer » La Mise à mort, selon ce qu’endit Aragon <strong>dans</strong> l’ « après-dire » du roman.S’agirait-il, de la part d’Aragon, d’un auto-portrait largement ironique de l’artiste en« funambule », en « acrobate » ? « Je fais la roue sur les remparts », disait le jeune Aragon, en1919 <strong>dans</strong> « Acrobate », poème de Feu de joie, où il en précède un autre, dédié, précisément, àValéry... « Est-ce qu’il s’agit à la fin d’un acrobate ou de Prométhée », s’interroge quarante ansplus tard un aparté des Poètes, où l’auteur du « Discours à la première personne » évoque« cette dextérité verbale que parfois, dit-il, on me tient à crime » : « Tenez-moi si vous voulezpour l’acrobate d’une étrange acrobatie / Si j’ai quelque chose à me reprocher c’est d’avoirinsuffisamment assoupli mes jointures... » Lucienne Julien-Cain avait évoqué, <strong>dans</strong> le premierde ses trois essais, l’ensemble des notes de Valéry sur l’art poétique classées par lui sous le titrede Gladiator, d’après le nom d’un cheval de course célèbre sous le Second Empire, que sonécuyer avait dressé à « marcher sans défaut », à rester « maître du contrôle de l’acte jusqu’à lafin de l’opération ». Il en était, selon Valéry, de l’ « être luxueusement pur de la bête de race »comme de l’ « animal cerveau » ou de l’acrobate appelé à « assouplir ses jointures ». Valéryest d’autre part accusé par Aragon de n’avoir pas compris ou voulu comprendre qu’on pouvaitêtre à soi-même son propre « théâtre ». Reste que nous sommes encore loin, en 1958, de lapublication, en 1974, soit deux ans après la disparition des <strong>Lettre</strong>s françaises, deThéâtre/Roman, présenté par Aragon comme son « dernier roman ».Aragon avait lu de près, quoi qu’il en soit, le livre dont il prétendait ne rien vouloir dire. Ilréagit, en bon lecteur de Lénine, à la mention, par Lucienne Julien-Cain, de la philosophie deMach, l’empirio-criticisme. Il lui doit de connaître l’histoire de Boris, ce musicien imaginé parValéry, qui s’arrêtait « au bord du son », et la première adresse de Valéry à Paris, <strong>dans</strong> unechambre d’hôtel dont la fenêtre donnait sur l’impasse Royer-Collard. Je vous renvoie auxPoètes, et plus précisément à la section « Prométhée » de la « Tragédie des poètes » : la scène
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