Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2est rédacteur en chef, et au Conseil des Commissaires du Peuple on s’étonne que la Tchéka l’aitlaissé filer, Lénine dit alors à Dzerjinski (avec lequel il avait longuement parlé juste avant defaire rechercher Martov l’année précédente) :- Hé ! vous entendez, on parle de vous.- Que voulez-vous, nous ne sommes pas parfaits, nous non plus, dit Dzerjinski, le visageimpénétrable.J’avouerai que je n’ai pas raconté cela seulement pour prouver l’existence du système deLénine, appliqué par Dzerjinski, <strong>dans</strong> le cas notamment de Berdiaev. Mais aussi pour medonner occasion de dire une chose qui me tient à coeur.C’est en 1959 que les Editions militaires du Ministère de la Défense de l’U.R.S.S. ont publiéNa troudnom perevale ( Un passage difficile) de A.I. Verkhovski, où l’auteur rapporte desconversations , par exemple, avec des leaders s.-r. , comme Gots et Feit, ou les prisonniers aveclesquels il était enfermé. C’est vers le même temps qu’ont paru les Mémoires du généralBontch-Brouievitch où figurent aussi des ennemis. Cela peut paraître ici fort ordinaire, mais j’ail’envie de vous raconter une petite histoire.Quand j’ai écrit mon roman <strong>Les</strong> Communistes, dont le moins qu’on peut dire est que le Partifrançais l’avait accueilli avec chaleur, il se passa assez longtemps avant qu’on se décidât à lepublier en U.R.S.S. Rencontrant alors Alexandre Fadéev, celui-ci me demanda (il ne lisait pasle français) : - Mais <strong>dans</strong> ton livre, est-ce qu’on voit des ennemis ? et moi, un peu étonné, dem’exclamer : - Bien sûr ! cette idée ! Alors Fadéev, secouant la tête : - Voilà le malheur... ditil.Jusqu’à ces derniers temps (je ne sais si cela a changé), vous auriez vainement cherché auMusée de la Révolution, par exemple, une seule image d’un général blanc, d’un adversairequelconque, d’un oppositionnel, par exemple, quelles qu’aient pu être ses fonctions,historiquement, nous semble-t-il, impossibles à barrer ainsi... Et cela s’étendait ainsi auxMémoires, il fallait un cours nouveau pour que paraissent des livres comme ceux dont je viensde parler. Le pas suivant, ce sont les écrits de Kazakievitch, où l’on voit et l’on entendZinoviev, Martov. A l’automne de 1962, la publication de poèmes, de nouvelles, comme celledont nous entretenait la semaine dernière l’auteur du Monument, Elsa Triolet, où est levé uncertain nombre d’hypothèques sur la réalité, un certain nombre d’interdits ix , constitue, il n’enfaut pas douter, une part d’un système qui se développe depuis 1956, et qui n’a pas fini de sedévelopper. Il ne faut pas douter de son caractère conscient, pas plus que <strong>dans</strong> le comportementde Lénine et de Dzerjinski, et ne pas oublier que ce système correspond avec la volontéaffirmée d’un retour aux normes léninistes, trop longtemps abandonnées.Ces faits que je souligne, je n’y applaudis pas seulement pour des raisons politiques. Je suisécrivain, il ne faudrait pas l’oublier. J’ai pour cette raison senti plus que d’autres, mêmeindirectement, malgré la liberté dont je pouvais jouir comme communiste français, le poids deces règles négatives qui freinaient, <strong>dans</strong> le pays même qui s’en réclamait, où il avait prisnaissance, le réalisme socialiste <strong>dans</strong> son développement , et qui risquaient de le déshonorer.Ceci éclaire certains passages de ce Discours de Prague, publié ici même, où j’ai tenté l’étédernier d’aborder le problème <strong>dans</strong> son ensemble. On peut me le reprocher, mais je n’ai aucuneraison de cacher ce que j’ai dit où je croyais devoir le dire, à plusieurs reprises, et qui est quej’ai pensé de ce poids-là que, s’il n’était pas enlevé des épaules des créateurs, il rendraitdéfinitivement impossible de se réclamer du réalisme, socialiste ou pas, de tout réalisme. C’estde quoi je n’étais guère prêt à faire mon deuil. Ne pas craindre la vérité, y trouver au contraireson orgueil, m’ont toujours paru les lettres de noblesse des écrivains qui se réclament de latransformation du monde par l’homme. Que soient aujourd’hui en train d’être battus, et cela nesera peut-être pas si simple que tout ça, ceux qui prétendent encore nécessaires des interdits,lesquels ont surtout servi à masquer une dénaturation du socialisme, cela, je ne puis l’accueillir
Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2que comme un grand espoir, non seulement de littérature, mais de l’humanité. Il est trèsremarquable, aux yeux de tout observateur de bonne foi, que ces dernières années, j’allaismême dire ces derniers mois, soit apparue en U.R.S.S. une véritable génération d’écrivains quise sont d’emblée placés <strong>dans</strong> la lumière où ils peuvent être comparés aux grands auteurs duXIX e siècle russe, à leurs meilleurs aînés soviétiques. Cela ne peut être hasard. Je suis de ceuxqui affirment le lien nécessaire entre la création artistique et la politique. Un changement depolitique peut se juger sur la littérature qui l’accompagne : la qualité de la littérature soviétiquenouvelle me paraît une confirmation de la « nouvelle politique » qui se développe depuis neufans, avec ses grandes étapes de 1956, 1957, 1961... De cela, je n’avais guère la place pourécrire <strong>dans</strong> ce livre que l’on vient de publier, mais croyez-m’en, la place en est grande <strong>dans</strong>mon esprit d’écrivain, <strong>dans</strong> mon coeur d’homme. Je n’ai pas ici achevé en deux pages de direce que j’ai à en dire.Lorsque Lénine dénonçait d’un bloc avec Strouvé l’aide d’un Merejkovski et d’un Berdiaevaux « liquidateurs » cadets et sociaux-démocrates (ce que L. J.-C. considère comme injusted’où elle le regarde), c’est-à-dire <strong>dans</strong> les années d’avant-guerre, Berdiaev avait collaboré, fûtcepassagèrement, à la revue Viékhi (Jalons) de Strouvé, d’où une revue de l’intelligentsiaémigrée qui paraît en 1921-22 à Prague, puis à Paris, tirera son nom, Smiena Viékh(Changement de jalons), Lénine devait prêter grand intérêt à la lecture de cette revue, rédigéepar des hommes dont il dit qu’ils représentent un courant social et politique ayant à sa tête descadets marquants, certains ministres de l’ancien gouvernement de Koltchak. Il ajoute même,l’un d’eux ayant déclaré : Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique parce qu’il s’est engagé<strong>dans</strong> une voie qui l’achemine vers le pouvoir bourgeois ordinaire (il s’agit de la NEP, lanouvelle politique économique de Lénine), que la franchise de cet aveu lui plaît mieux que lesdoucereux mensonges communistes qu’il lui arrive tous les jours d’entendre : L’histoire connaîtdes transformations de tout genre : compter sur la conviction, le dévouement et autresexcellentes qualités, morales ou politiques, n’est guère sérieux.. L’ennemi dit une vérité declasse en signalant un danger que nous courons.C’est ainsi qu’alors, en fait, un Lénine préconisait l’étude de ce que dit l’ennemi, à quoi, par lasuite, on a substitué la citation déjà mâchée par d’autres : Lénine ne craignait pas de regarder enface l’ennemi de classe lui-même, et l’abandon de cette façon de faire a été certainementnuisible pour la sociologie, l’histoire, la philosophie, et aussi la littérature. La créationartistique, s’il est des gens qui la considèrent comme devant se produire <strong>dans</strong> les conditionsabstraites de laboratoires calfeutrés aux vents du dehors, cela ne peut sûrement pas être là lepoint de vue de véritables réalistes socialistes, qui ne sauraient parler par coeur de la réalité,même ennemie. On peut croire que j’enfonce des portes ouvertes, mais au temps où Fadéevs’inquiétait de la présence des ennemis <strong>dans</strong> un roman de moi, ce que je dis eût passé pour durévisionnisme : car c’est le propre des révisionnistes du léninisme d’appeler « révisionnistes »ceux qui remontent aux sources, instituant pour empêcher la vérification de ce qu’ils avancent,un dogmatisme qu’on aurait tout à fait tort de croire inconciliable avec, au moins, une certainesorte de révisionnisme.L’étude de la pensée hors des cadres de la pensée scientifique du marxisme a pu être un tempsdénoncée comme une pratique dangereuse mais cela n’a effectivement rien à voir avec lemarxisme véritable. Pas plus que le portrait de l’ennemi, la connaissance hétérodoxe ne relèvedu péché contre la société. Connaître, comprendre, savoir dire la vérité ne se peuvent où desbarrières sont mises à la prospection de la réalité. Et en art rien n’est plus que le réalismeétranger aux schémas, aux dogmes, à l’image d’Epinal, à l’abstraction sous quelque forme quevous la considériez. Pour voir la réalité d’un temps, pour l’appréhender, le point de vue d’unmystique ou celui d’un banquier ne me sont pas moins nécessaires que le point de vue de
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