Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2Mais le moment était aussi celui de la déstalinisation, à laquelle on s’efforçait de croireen appelant, comme Aragon, « les choses par leur nom ». Le « réalisme », dont plus que jamaisse réclame alors Aragon, ne pouvait être, à ses yeux, un « art de secte », un art sectaire. Il s’enexplique avec insistance lors d’une conférence organisée le 21 avril 1959 à la Mutualité par lesJeunesses communistes, sous la présidence de Maurice Thorez, conférence recueillie <strong>dans</strong>J’abats mon jeu. La publication en français, un an plus tard, d’un roman soviétique,L’Ingénieur Bakhirev, lui fournit l’occasion d’évoquer, le 6 avril 1960, <strong>dans</strong> France nouvelle,le « mécanisme par lequel l’action d’un parti communiste peut être pervertie », suivi en ce senspar Marcel Servin <strong>dans</strong> L’Humanité du 16 avril. Marcel Servin sera, comme on sait, exclul’année suivante du Bureau politique, en même temps que Laurent Casanova. <strong>Les</strong> Cahiers ducommunisme publièrent à retardement la lettre par laquelle, se disant « écrasé de travail » aupoint de ne « pouvoir perdre une seule journée », Aragon avait tenu à s’excuser auprès deMaurice Thorez de n’avoir pu assister au Congrès qui avait voté leur exclusion, façon, sansdoute, de couper cours aux interprétations auxquelles avaient pu donner lieu son absence. Letravail qui pouvait passer pour la justifier était la rédaction, poursuivie depuis juin 1960, del’Histoire de l’URSS . Et de fait Aragon cesse pratiquement et pour un an toute collaborationaux <strong>Lettre</strong>s françaises à compter d’avril 1961. L’Histoire de l’URSS ne devait paraître qu’ennovembre 1962, avant Une journée d’Ivan Denissovitch, publiée chez Fayard avec une préfacede Pierre Daix 4 , préface reprise le 28 février 1963 <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises. Aragon, entretemps,avait eu à nouveau l’occasion d’ « appeler les choses par leur nom », le 8 septembre1962, à l’Université de Prague, qui l’avait fait docteur honoris causa. Il avait lu la veille, enpublic, des fragments du Fou d’Elsa, en cours d’écriture, expliquant, à cette occasion, que letemps était « l’un des éléments les plus importants du livre » 5 . Son discours du 8 est repris <strong>dans</strong><strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 20 septembre et figure au tome XIII de L’Oeuvre poétique. Je le cite :Le discrédit le plus grave dont le réalisme court le risque tient à ce que la flatterie soitdonnée pour la réalité. [...] Si le romancier se borne à des images de vitraux pour en ornernotre vie , il la limite, il en donne une image fermée. C’est ainsi que dogmatisme etdémagogie se trouvent toujours étroitement liés, et que dogmatiques et démagoguess’opposent toujours à une conception ouverte de l’art, à une littérature en devenir, àl’expérience littéraire. [...] C’est pourquoi je réclame un réalisme ouvert.Ouvert, ou « sans rivages ». Le discours de Prague constitue l’avant-texte de la préface de 1963au livre de Garaudy : D’un réalisme sans rivages, préface reprise le 3 octobre <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>sfrançaises, et de la postface de 1966 à l’édition définitive des Communistes, où est revendiquéun « droit de cité » pour le « réalisme expérimental ».J’avais d’abord pensé me limiter aux « <strong>tombeaux</strong> » consacrés par Aragon aux disparusde ces années soixante. J’ai finalement choisi d’élargir le champ aux « hommages » rendus parAragon aux vivants comme aux morts, ainsi qu’à ces travaux de « reconnaissance » dont lapratique disons, pour aller vite, du compte rendu lui fournit l’occasion.HOMMAGESL’événement décide de l’hommage à rendre, comme <strong>dans</strong> le cas du prix Nobel, décernéen 1959 à Salvatore Quasimodo et l’année suivante à Saint-John Perse. Le choix du poètesicilien, constate Aragon <strong>dans</strong> l’hommage qu’il lui rend (LF, 5/11/59), avait été jugé4Correspondant de L’Humanité à Moscou, Pierre Courtade avait rendu compte, en octobre, <strong>dans</strong> France Nouvelle,de la nouvelle de Soljenitsyne, lors de sa publication <strong>dans</strong> Novyi Mir.5Suzanne Ravis, « Un document inédit, Le Fou d’Elsa lu à Prague en 1962 », Faites entrer l’infini, n° 14,décembre 1992, p. 6-9.
Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »3« catastrophique » par les « philistins de Paris », qui s’étaient pourtant, l’année précédente,enthousiasmés pour le Nobel de Pasternak. Il est vrai qu’ils n’avaient lu ni l’un ni l’autre.C’était ne pas savoir aimer, par ignorance ou préjugé, et rester sourd à la poésie de notretemps, celle de ces « hommes divisés comme le grain et divers comme les songes », dontAragon tient à citer les noms : « Eluard, Ritsos, Dylan Thomas, Nezval, Cummings, Neruda,Guillen, Saint-John Perse, Hikmet, T. S. Eliot, Alberti, Reverdy, Quasimodo... ». Il se souvient,<strong>dans</strong> l’hommage qu’il rendit l’année suivante à Saint-John Perse, des « feuillets épars d’Eloges[tombés] sous les vingt ans de [ses] yeux ». Il s’autorise, pour l’introduire, d’une citation deVents : « Car c’est de l’homme qu’il s’agit... » (Vents, séquence III, section 4). Il fautcomprendre, en fonction du contexte : « ...de l’homme en sa présence humaine », et non de l’« homme chargé des chaînes du savoir », dont il est question <strong>dans</strong> la division précédente. Lapublication de Vents avait suivi de peu, en 1946, l’explosion à Hiroshima, le 6 août 1945, de lapremière bombe atomique, et Saint-John Perse, <strong>dans</strong> son discours de Stockholm, ne manquapas d’évoquer les « ouvertures dramatiques de la science moderne ». Ce qui nous renvoie à cequ’Aragon appelle, <strong>dans</strong> son commentaire du poème, le « jeu réel des vents que nous appelonsl’histoire ». La même citation de Vents servira d’épigraphe, en 1971, au livre sur Matisse,Henri Matisse, roman, aboutissement, si l’on veut, d’un parcours inauguré par la lectured’Eloges à vingt ans et poursuivi jusqu’en 1971, avec pour étape intertextuelle l’hommagerendu en 1961 à Saint-John Perse, prix Nobel.J’en viens à l’affaire du « prince des poètes » et de son « sacre », évoquée par Aragon<strong>dans</strong> les <strong>Lettre</strong>s françaises du 20 octobre 1960. L’affaire remontait à la disparition, le 20 avril,de Paul Fort, le tenant d’un titre successivement porté, après Victor Hugo, par Verlaine,Mallarmé et Léon Dierx. <strong>Les</strong> Nouvelles littéraires lui ayant « demandé comme à sept cents etquelques autres » de désigner le successeur de Paul Fort, Aragon vota pour Saint-John Perse,mais le « corps électoral » lui préféra Jules Supervielle. Celui-ci mourut à son tour, le 17 mai.C’est alors que les participants à une « Foire des poètes », tenue le 26 juin à Forges-les-Eaux,décerna le titre à Jean Cocteau, qui se hâta de l’accepter. Aragon n’avait pas été consulté, maisjugea que le titre allait fort bien à celui dont on pouvait dire qu’ « il n’ [était] que poète ». C’estalors qu’une dizaine d’écrivains, menés par André Breton et Jean Paulhan, publièrent unmanifeste contestant un « titre décroché à la foire » et appelant à une nouvelle élection. Suivaitune liste d’environ trois cents personnes invitées à se prononcer, parmi lesquelles Aragon, quise trouva ainsi impliqué malgré lui <strong>dans</strong> la condamnation de ce que le manifeste de Breton etdes siens considérait comme une « maldonne ». Au terme de ce « burlesque cérémonial »,auquel Aragon ne s’était pas prêté, il y eut ballottage, « Jean Cocteau arrivant en deuxièmeposition à dix têtes de Saint-John Perse ». Celui-ci s’empressa de faire savoir qu’il refusait cettedistinction. Restait Jean Cocteau. Aragon se contenta, en conclusion de son article, de le« sacrer d’autorité Prince des poètes, puisque Prince des poètes, ô grenouilles, vous avezvoulu qu’il y ait ». Mais l’affaire lui avait permis 1° de revenir une fois de plus sur la questioncritique par excellence, celle du jugement de goût : « Quel critère, je vous prie, permet de direqu’un tel est ou n’est pas poète ? » ; 2° de signifier aux auteurs du manifeste que s’il avait« épousé, c’est un fait, les querelles des surréalistes, toutes leurs querelles, et notamment contreCocteau », il avait cessé depuis trente ans d’ « être d’accord avec eux sur presque tout »,s’attirant de ce fait leurs injures, auxquelles il avait choisi de ne point répondre. On se souvientqu’Aragon avait vendu à Jacques Doucet les lettres de Cocteau, en compensation de l’aidefinancière qui lui avait permis, en 1923, de fuir à Giverny 6 . Leurs retrouvailles remontent sans6<strong>Lettre</strong>s aujourd’hui conservées au Fonds Doucet et publiées par Lionel Follet ( Aragon, Papiers inédits, « <strong>Les</strong>Cahiers de la NRF », Gallimard, 2000, p. 231-289). Voir aussi l’échange de lettres entre Aragon et Cocteau publiépar Nathalie Piegay-Gros <strong>dans</strong> Europe (octobre 2003, p. 98-111).
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