Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »6« manifestations siciliennes », à commencer par l’épopée garibaldienne - les « coups de feu » etles « coups de couteau » - ne seraient que « manifestations oniriques », une autre forme du« désir de la mort ». Ce serait confondre une fois de plus un romancier et ses personnages,alors que tout, <strong>dans</strong> le roman, contribue à « préparer, à rendre plus atroce et plus complète » laruine d’un passé révolu et de la propre maison du prince, dont, en 1943, une « bombe fabriquéeà Pittsburgh » détruira la villa. Et déjà le moment était venu, à la fin du roman, soit vingt-septans après la mort du prince Salina, en juillet 1883, et trois ans après celle de son jeune neveu,de jeter à la voirie le chien empaillé et désormais mangé aux mites dont on entendait lesaboiements au début du roman. Il n’était pas jusqu’au récit de la mort du prince – « avec cegrand bruit intérieur, comme d’un sable au fond de lui le fuyant, les eaux de la vie qui seretire » - qui ne témoignât de cet échouement. Mais le paradoxe du roman tenait à cette « vertuétrange » qu’il avait de faire « sentir <strong>dans</strong> les parfums de la décomposition l’odeur puissante dela vie », et le « mouvement de l’histoire », à travers cette façon qu’ont les hommes de « parlerde leur temps à eux, de leurs amours, de leurs travaux, de leur détresse en les prêtant aux gensd’autrefois ». L’idée est ici celle de ce qu’Aragon appelle la contemporaineté, reprise l’annéesuivante <strong>dans</strong> l’hommage rendu à Fernand Léger, à propos d’un temps qui fut « à la fois le sienet le nôtre ». Il en était de la Sicile au temps du Risorgimento comme de l’Espagne desBrigades internationales ou de la France au temps de l’Affiche rouge. Il n’était somme touteque de savoir lire, « au-delà de ce que le prince Salina pouvait voir », pour autant qu’ « un livren’est pas achevé par son auteur, il l’est par son lecteur ». C’est, disait Roland Barthes, « uneforme que l’histoire emploie son temps à remplir ».La publication par la revue du « Stendhal-Club » de quelques leçons écrites en 1955 surStendhal par l’auteur du Guépard 9 fit l’objet, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 18 février 1960,d’un nouvel article d’Aragon, portant cette fois sur « Le Guépard et La Chartreuse ». L’articleappartient à cet « intertexte stendhalien » dont Maryse Vassevière a ébauché la« cartographie » 10 . Aragon s’était attaché, en 1954, <strong>dans</strong> « La lumière de Stendhal », à faire leportrait de Julien Sorel en « Tartuffe moderne ». Il s’intéresse cette fois à La Chartreuse deParme et au personnage de Fabrice. Il se souvient d’abord d’un entretien avec Moravia. Celuiciestimait que le succès du Guépard était un « succès de droite », parce que le livre était un« livre de droite ». Aragon, quant à lui, n’en veut rien savoir : « Je ne sais pas du tout, écrit-il,ce que c’est qu’un livre de droite », et cela vaut, à ses yeux, pour La Chartreuse aussi bien quepour Le Guépard. Il entreprend ensuite d’ « achever », en bon lecteur, les notes du prince deLampedusa. Il en retient, notamment, ces quelques lignes, qui lui paraissent de nature à fonderun « roman du fascisme » :« Combien de Fabrice ai-je connus ! Pour qui des gens tels que les responsables du partifasciste, les préfets les plus sinistres, les gardiens de prison, les escrocs les plus effrontés, lesfilles les plus éhontées n’étaient saisis que par leur côté le plus superficiel et souvent agréable,non pas faute de pénétration, mais par insouciance et une confiance puérile <strong>dans</strong> la vie. Vu àtravers ces yeux-là, le monde est peuplé de « bons petits gars » et de « braves petites bonnesfemmes », et si leurs copains font une blague bien tassée, il est facile de les en excuser en n’enparlant pas par crainte que ce monde si harmonieux qu’on était arrivé à construire ne tombe enpièces. »Ainsi en est-il du monde « un peu sale et tragique » de La Chartreuse, vu du point devue de Fabrice, comme un « spectacle de théâtre », et comme <strong>dans</strong> Le Guépard la Sicile du9Leçons recueillies <strong>dans</strong> : Sciscia /Lampedusa, Stendhal et la Sicile, traduction Maurice Darmon, MauriceNadeau, 1985, p. 81-179.10Maryse Vassevière, « Aragon et Stendhal en une heure et quart », Recherches croisées, n° 8, 2002, p. 27-62.
Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »7Risorgimento par les yeux d’un vieil aristocrate qu’on assimilerait tout aussi abusivement àl’auteur que Fabrice à Stendhal. « Il n’y a point, nous dit Aragon, de hasard <strong>dans</strong> l’écriture », etcet « accent inimitable d’un témoin du fascisme s’accorde musicalement à ce qui nous aenchantés » <strong>dans</strong> un roman de 1860, ou du temps de la Restauration. Ainsi en va-t-il de cequ’Aragon appelait, <strong>dans</strong> son article de novembre, la contemporaineté : nous sommes toujours,selon lui, en un temps de « bons petits gars » et « il ne manque pas de Fabrice pour lesexcuser », car « s’il fallait se mettre à les juger cela risquerait de faire tomber en poussière cejoli monde harmonieux qu’on s’est construit après le 13 mai, au nom du Moindre Mal ».TOMBEAUXJ’en arrive au cycle des hommages funèbres. Il ne manque pas de cohérence. C’est ainsiqu’au poème « Pour Machado » (LF, 26/2/59) répond, <strong>dans</strong> l’article consacré à « L’hommeTzara » (9/1/64), la citation d’un poème également dédié par Tzara à Antonio Machado 11 . Au« soleil noir » qui s’est « couché à Solesme », du tombeau de Reverdy (LF,23/6/60), correspond, à l’extrémité de notre corpus, la façon dont le « rire de Tristan Tzara »s’est éteint, « comme le soleil d’une époque » (ceci <strong>dans</strong> L’Humanité du 28/12/63, mais laformule est reprise <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 2 janvier 1964). Il peut s’agir d’unanniversaire, comme celui de la mort de Machado ou celui du suicide de Maïakovski, le 14avril 1930, à Moscou (LF, 4/7/63), ou de la disparition d’un contemporain, disparition engénéral brutale, apprise souvent par téléphone : « Mort immense qu’[alors] on ne voit pas,qu’on ne pense pas encore, qui n’est encore qu’un mot, un nom, et je dis non, pas Nazim Si.Lui, Nazim. Lui et pas un autre. Lui comme les autres. » Ceci à propos de la mort de NazimHikmet, apprise effectivement par téléphone, et l’on sait ce que cet instrument d’un« formidable progrès » pouvait comporter, aux yeux d’Aragon, « de terreurs, de pouvoirsmaléfiques » 12 . J’insisterai sur le « travail d’anamnèse » accompli par Aragon à ces occasions,parallèlement à la vaste relecture d’une existence et d’une écriture qui, au dire d’OlivierBarbarant 13 constituait désormais, depuis la rédaction et la publication du Roman inchevé,l’essentiel de sa création.La célébration, à Collioure et au grand amphithéâtre de la Sorbonne du 20 e anniversairede la mort d’Antonio Machado, nous vaut un poème, « Pour Machado », publié <strong>dans</strong> <strong>Les</strong><strong>Lettre</strong>s françaises du 26/2/59, où il porte la date du « 22 février 1939 », jour de la mort deMachado. On le retrouve, un an plus tard, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> Poètes, amputé de sa date et intitulé « Lahalte de Collioure », section IV du « Spectacle à la lanterne magique ». Aragon s’y souvient desépisodes autrefois évoqués <strong>dans</strong> le prologue et l’épilogue des Communistes :« Trente-neuf laterre tremble / O torrent d’hommes en marche.../La mort lève sa voilette.../ On l’attend là-basen Flandres.../ Il faut pour que Paris tombe.../ Machado mis <strong>dans</strong> sa tombe... » Allusions, il vasans dire mais ça va mieux en le disant, à la retirada, c’est-à-dire à l’exode en France despopulations civiles et de l’armée républicaine après la chute de Barcelone, ainsi qu’à la débâcledes Flandres et à la chute de Paris, prédite en ces termes par le président de la Républiqueespagnole, en 1936 : « Si Madrid tombait, ce serait bientôt le tour de Paris » (Madrid, commeauparavant Barcelone, dont la chute avait entraîné l’exil de Machado, ainsi « mis <strong>dans</strong> satombe », avant même que Paris ne tombe). On se souvient qu’Aragon s’était lui-même rendu,en février 1939, à Perpignan et à la frontière espagnole et qu’il avait « vu à Dunkerque ce qu’onappellera désormais Dunkerque », du point de vue historique... On notera enfin, passant de11Tristan Tzara, Oeuvres complètes¸ Henri Béhar éd., t. III, Flammarion, 1979, p. 379.12Aragon, Théâtre/Roman, Gallimard, 1974, p. 361 ; voir l’article de Jean-Claude Weill, « Aragon, Proust et letéléphone », <strong>dans</strong> Recherches croisées, n° 2, 1989, p. 189-197).13Aragon, Oeuvres poétiques complètes¸ « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, « Chronologie », p. XXI.
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