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Hommages, tombeaux, reconnaissances dans Les Lettre - Item

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Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1Bernard LEUILLIOTITEM-CNRSÉquipe AragonSéminaire du 18 novembre 2008« <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises (1958-1964) »Je n’ai à vous proposer sous ce titre que quelques remarques en complément, sinon enmarge, du travail de Maryse Vassevière sur l’ « écriture journalistique » d’Aragon étudiée <strong>dans</strong>l’ « archive » des <strong>Lettre</strong>s françaises et considérée par elle comme « avant-texte/intertexte » deses derniers romans. Cela passait – je la cite - par une « réflexion métatextuelle d’Aragon sur leréalisme et par une critique indirecte et mesurée mais indéniable du stalinisme » 1 . L’enquête deMaryse Vassevière porte sur les articles publiés par Aragon <strong>dans</strong> les <strong>Lettre</strong>s françaises, de 1945à 1972, date à laquelle l’hebdomadaire cesse de paraître. Je m’en tiendrai pour ma part à lapériode marquée par la publication, en octobre 1958, de La Semaine sainte, et par celle, ennovembre 1963, du Fou d’Elsa, quelques semaines avant la disparition, le 24 décembre, deTristan Tzara et la publication, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 2 et du 9 janvier 1964, des deuxarticles que lui consacra Aragon : « L’aventure terrestre de Tristan Tzara » et « L’hommeTzara ».L’« écriture journalistique » semble n’obéir à aucun ordre, autre que de circonstance.Mais c’est déjà beaucoup : la circonstance commande à l’aléatoire, et contribue à l’organiser enréseaux ou lignes de forces plus ou moins cohérents. « Quand un fait s’inscrit <strong>dans</strong> l’histoire, lecaractère fortuit s’en perd, on n’en voit plus que la nécessité, la logique » (« AdolfHoffmeister », LF, 14/1/60). Exemple, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> Communistes : « On est le 10 mai. Du point devue historique » (IV, 13). Il s’agit, bien sûr, du 10 mai 1940, jour de l’entrée des Allemands enBelgique. <strong>Les</strong> articles que nous lisons et dont nous parlons plus ou moins savamment ne sontpas tombés du ciel. Il faut se les représenter <strong>dans</strong> leur « mise en page », à côté par exemple d’unappel du CNE contre la poursuite de la guerre en Algérie...<strong>Les</strong> circonstances sont d’abordcelles, en effet, de la guerre d’Algérie, à laquelle devaient mettre fin, le 18 mars 1962, lesaccords d’Evian. Aragon n’avait pas signé la déclaration dite des 121 sur le « droit àl’insoumission <strong>dans</strong> la guerre d’Algérie ». <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises publièrent, le 6 septembre1960, sa lettre de démission de l’Association des écrivains combattants, qui avait appelé à larépression des signataires de l’appel. Il tira, le 27 avril 1961, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises¸ la« leçon d’une nuit », suite à la tentative de putsch des généraux d’Alger 2 . Il ne fut pasindifférent à la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 et ne manqua pasde suivre, avec Elsa et au côté de Maurice Thorez, les obsèques des victimes du « massacred’Etat 3 » perpétré le 8 février 1962 au métro Charonne, à l’occasion d’une manifestation anti-OAS à laquelle avait appelé, entre autres, le PCF. Le Fou d’Elsa, à cette date, était en gestation,et un premier fragment en avait paru, en décembre précédent, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises.1Maryse Vassevière, « L’archive des <strong>Lettre</strong>s françsies, L’écriture journalistique comme avant-texte/intertexte desderniers romans », Annales de la Société des amis de Louis Aragon, n° 5, 2003, p. 198-221. Voir aussi : « Aragonjournaliste et romancier », Recherches croisées, n° 9, 2004, p. 269-300).2Manuscrit passé depuis en vente publique (<strong>Les</strong> Autographes, n° 81, printemps 1998, lot n° 8).3Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’Etat, Folio/Histoire,Gallimard, 2006. Le livre est dédié par l’auteur à sa mère, l’une des neuf victimes.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2Mais le moment était aussi celui de la déstalinisation, à laquelle on s’efforçait de croireen appelant, comme Aragon, « les choses par leur nom ». Le « réalisme », dont plus que jamaisse réclame alors Aragon, ne pouvait être, à ses yeux, un « art de secte », un art sectaire. Il s’enexplique avec insistance lors d’une conférence organisée le 21 avril 1959 à la Mutualité par lesJeunesses communistes, sous la présidence de Maurice Thorez, conférence recueillie <strong>dans</strong>J’abats mon jeu. La publication en français, un an plus tard, d’un roman soviétique,L’Ingénieur Bakhirev, lui fournit l’occasion d’évoquer, le 6 avril 1960, <strong>dans</strong> France nouvelle,le « mécanisme par lequel l’action d’un parti communiste peut être pervertie », suivi en ce senspar Marcel Servin <strong>dans</strong> L’Humanité du 16 avril. Marcel Servin sera, comme on sait, exclul’année suivante du Bureau politique, en même temps que Laurent Casanova. <strong>Les</strong> Cahiers ducommunisme publièrent à retardement la lettre par laquelle, se disant « écrasé de travail » aupoint de ne « pouvoir perdre une seule journée », Aragon avait tenu à s’excuser auprès deMaurice Thorez de n’avoir pu assister au Congrès qui avait voté leur exclusion, façon, sansdoute, de couper cours aux interprétations auxquelles avaient pu donner lieu son absence. Letravail qui pouvait passer pour la justifier était la rédaction, poursuivie depuis juin 1960, del’Histoire de l’URSS . Et de fait Aragon cesse pratiquement et pour un an toute collaborationaux <strong>Lettre</strong>s françaises à compter d’avril 1961. L’Histoire de l’URSS ne devait paraître qu’ennovembre 1962, avant Une journée d’Ivan Denissovitch, publiée chez Fayard avec une préfacede Pierre Daix 4 , préface reprise le 28 février 1963 <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises. Aragon, entretemps,avait eu à nouveau l’occasion d’ « appeler les choses par leur nom », le 8 septembre1962, à l’Université de Prague, qui l’avait fait docteur honoris causa. Il avait lu la veille, enpublic, des fragments du Fou d’Elsa, en cours d’écriture, expliquant, à cette occasion, que letemps était « l’un des éléments les plus importants du livre » 5 . Son discours du 8 est repris <strong>dans</strong><strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 20 septembre et figure au tome XIII de L’Oeuvre poétique. Je le cite :Le discrédit le plus grave dont le réalisme court le risque tient à ce que la flatterie soitdonnée pour la réalité. [...] Si le romancier se borne à des images de vitraux pour en ornernotre vie , il la limite, il en donne une image fermée. C’est ainsi que dogmatisme etdémagogie se trouvent toujours étroitement liés, et que dogmatiques et démagoguess’opposent toujours à une conception ouverte de l’art, à une littérature en devenir, àl’expérience littéraire. [...] C’est pourquoi je réclame un réalisme ouvert.Ouvert, ou « sans rivages ». Le discours de Prague constitue l’avant-texte de la préface de 1963au livre de Garaudy : D’un réalisme sans rivages, préface reprise le 3 octobre <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>sfrançaises, et de la postface de 1966 à l’édition définitive des Communistes, où est revendiquéun « droit de cité » pour le « réalisme expérimental ».J’avais d’abord pensé me limiter aux « <strong>tombeaux</strong> » consacrés par Aragon aux disparusde ces années soixante. J’ai finalement choisi d’élargir le champ aux « hommages » rendus parAragon aux vivants comme aux morts, ainsi qu’à ces travaux de « reconnaissance » dont lapratique disons, pour aller vite, du compte rendu lui fournit l’occasion.HOMMAGESL’événement décide de l’hommage à rendre, comme <strong>dans</strong> le cas du prix Nobel, décernéen 1959 à Salvatore Quasimodo et l’année suivante à Saint-John Perse. Le choix du poètesicilien, constate Aragon <strong>dans</strong> l’hommage qu’il lui rend (LF, 5/11/59), avait été jugé4Correspondant de L’Humanité à Moscou, Pierre Courtade avait rendu compte, en octobre, <strong>dans</strong> France Nouvelle,de la nouvelle de Soljenitsyne, lors de sa publication <strong>dans</strong> Novyi Mir.5Suzanne Ravis, « Un document inédit, Le Fou d’Elsa lu à Prague en 1962 », Faites entrer l’infini, n° 14,décembre 1992, p. 6-9.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »3« catastrophique » par les « philistins de Paris », qui s’étaient pourtant, l’année précédente,enthousiasmés pour le Nobel de Pasternak. Il est vrai qu’ils n’avaient lu ni l’un ni l’autre.C’était ne pas savoir aimer, par ignorance ou préjugé, et rester sourd à la poésie de notretemps, celle de ces « hommes divisés comme le grain et divers comme les songes », dontAragon tient à citer les noms : « Eluard, Ritsos, Dylan Thomas, Nezval, Cummings, Neruda,Guillen, Saint-John Perse, Hikmet, T. S. Eliot, Alberti, Reverdy, Quasimodo... ». Il se souvient,<strong>dans</strong> l’hommage qu’il rendit l’année suivante à Saint-John Perse, des « feuillets épars d’Eloges[tombés] sous les vingt ans de [ses] yeux ». Il s’autorise, pour l’introduire, d’une citation deVents : « Car c’est de l’homme qu’il s’agit... » (Vents, séquence III, section 4). Il fautcomprendre, en fonction du contexte : « ...de l’homme en sa présence humaine », et non de l’« homme chargé des chaînes du savoir », dont il est question <strong>dans</strong> la division précédente. Lapublication de Vents avait suivi de peu, en 1946, l’explosion à Hiroshima, le 6 août 1945, de lapremière bombe atomique, et Saint-John Perse, <strong>dans</strong> son discours de Stockholm, ne manquapas d’évoquer les « ouvertures dramatiques de la science moderne ». Ce qui nous renvoie à cequ’Aragon appelle, <strong>dans</strong> son commentaire du poème, le « jeu réel des vents que nous appelonsl’histoire ». La même citation de Vents servira d’épigraphe, en 1971, au livre sur Matisse,Henri Matisse, roman, aboutissement, si l’on veut, d’un parcours inauguré par la lectured’Eloges à vingt ans et poursuivi jusqu’en 1971, avec pour étape intertextuelle l’hommagerendu en 1961 à Saint-John Perse, prix Nobel.J’en viens à l’affaire du « prince des poètes » et de son « sacre », évoquée par Aragon<strong>dans</strong> les <strong>Lettre</strong>s françaises du 20 octobre 1960. L’affaire remontait à la disparition, le 20 avril,de Paul Fort, le tenant d’un titre successivement porté, après Victor Hugo, par Verlaine,Mallarmé et Léon Dierx. <strong>Les</strong> Nouvelles littéraires lui ayant « demandé comme à sept cents etquelques autres » de désigner le successeur de Paul Fort, Aragon vota pour Saint-John Perse,mais le « corps électoral » lui préféra Jules Supervielle. Celui-ci mourut à son tour, le 17 mai.C’est alors que les participants à une « Foire des poètes », tenue le 26 juin à Forges-les-Eaux,décerna le titre à Jean Cocteau, qui se hâta de l’accepter. Aragon n’avait pas été consulté, maisjugea que le titre allait fort bien à celui dont on pouvait dire qu’ « il n’ [était] que poète ». C’estalors qu’une dizaine d’écrivains, menés par André Breton et Jean Paulhan, publièrent unmanifeste contestant un « titre décroché à la foire » et appelant à une nouvelle élection. Suivaitune liste d’environ trois cents personnes invitées à se prononcer, parmi lesquelles Aragon, quise trouva ainsi impliqué malgré lui <strong>dans</strong> la condamnation de ce que le manifeste de Breton etdes siens considérait comme une « maldonne ». Au terme de ce « burlesque cérémonial »,auquel Aragon ne s’était pas prêté, il y eut ballottage, « Jean Cocteau arrivant en deuxièmeposition à dix têtes de Saint-John Perse ». Celui-ci s’empressa de faire savoir qu’il refusait cettedistinction. Restait Jean Cocteau. Aragon se contenta, en conclusion de son article, de le« sacrer d’autorité Prince des poètes, puisque Prince des poètes, ô grenouilles, vous avezvoulu qu’il y ait ». Mais l’affaire lui avait permis 1° de revenir une fois de plus sur la questioncritique par excellence, celle du jugement de goût : « Quel critère, je vous prie, permet de direqu’un tel est ou n’est pas poète ? » ; 2° de signifier aux auteurs du manifeste que s’il avait« épousé, c’est un fait, les querelles des surréalistes, toutes leurs querelles, et notamment contreCocteau », il avait cessé depuis trente ans d’ « être d’accord avec eux sur presque tout »,s’attirant de ce fait leurs injures, auxquelles il avait choisi de ne point répondre. On se souvientqu’Aragon avait vendu à Jacques Doucet les lettres de Cocteau, en compensation de l’aidefinancière qui lui avait permis, en 1923, de fuir à Giverny 6 . Leurs retrouvailles remontent sans6<strong>Lettre</strong>s aujourd’hui conservées au Fonds Doucet et publiées par Lionel Follet ( Aragon, Papiers inédits, « <strong>Les</strong>Cahiers de la NRF », Gallimard, 2000, p. 231-289). Voir aussi l’échange de lettres entre Aragon et Cocteau publiépar Nathalie Piegay-Gros <strong>dans</strong> Europe (octobre 2003, p. 98-111).


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »4doute à l’époque du Front populaire et de Ce soir. Elles aboutissent, quelque vingt ans plustard, à la publication de leurs Entretiens sur le Musée de Dresde (Editions Cercle d’art, 1957),avant-texte du « Sacre de l’automne ». On notera toutefois que la mort de Jean Cocteau, le 11octobre 1963, ne donna lieu, sauf erreur, à aucun commentaire de la part d’Aragon.Je passe sur les hommages rendus à Orson Welles à l’occasion d’une reprise de Citizen Kane(LF, 26/11/59), ou à Léon Moussinac (LF, 26/1/60), auquel Aragon rendra un nouvelhommage, en 1967, <strong>dans</strong> Blanche ou l’oubli, comme à Léo Ferré (LF, 19/1/61), à MohammedDib, écrivain et militant algérien exilé en France depuis 1959 (LF, 26/1/61) et à Pablo Picasso,lauréat, en 1962, du prix Lénine (LF, 3/5/62).Picasso passait, aux yeux d’Edouard Pignon, pour un « terrible figuratif volontaire » 7 .Le goût dominant était alors celui, au contraire, de l’art abstrait ou non-figuratif, depuisl’exposition « Jackson Pollock et la nouvelle peinture américaine », organisée par le MOMA etprésentée en janvier 1959 au Musée national d’Art moderne à Paris. Or on sait que pour Aragon– je le cite - le « destin du monde » se jouait avec le « destin de l’art figuratif » et qu’il n’avaitcessé de « prendre au tragique la figuration du monde, le langage » (Préface aux Dessins deFougeron, 1947). Il convenait donc de relever le défi ainsi porté à l’art figuratif C’est le cas<strong>dans</strong> la préface au catalogue d’une exposition consacrée aux collages d’Adolf Hoffmeister,préface reproduite <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 14 janvier 1960. Aragon y revendique lacontinuité d’une réflexion qu’il fait remonter à l’époque où il était « encore lié auxsurréalistes » : « Ceux qui me lisent depuis trente ans se souviennent peut-être d’un texte publiéen mars 1930 en guise de préface à une exposition, et qui s’appelait La peinture au défi. [...] Etcinq ans plus tard, <strong>dans</strong> un livre intitulé Pour un réalisme socialiste, dont le titre expliqueparfaitement le dessein, il y avait un autre texte, John Heartfield et la Beauté révolutionnaire ».<strong>Les</strong> collages de John Heartfield et d’Hoffmeister s’inscrivaient à leur tour, selon Aragon, <strong>dans</strong>le « cheminement réaliste de l’art », à un moment où « les moyens classiques de la peinture[étaient] très généralement détournés de la réalité ». Mais l’expression de la « beauté moderne »ne s’accommodait pas non plus, à ses yeux, des « moyens nobles de la peinture ».L’ « imagination » était <strong>dans</strong> les moyens ou le « langage » que sont « les ciseaux, la colle et lesjournaux », plutôt que <strong>dans</strong> les pitoyables « vignettes » ou « tranches de vie » qui allaient « àrebours du réalisme », tout en se réclamant du « réalisme socialiste ». Le « destin de l’artfiguratif » se jouait désormais sur deux fronts : celui de l’abstraction et celui d’un réalismedévoyé, appelé à devoir compter, s ‘il voulait « survivre », avec la question, jugée par Aragonfondamentale, « de la diversité de ses moyens, de la liberté de ses moyens ».L’œuvre de Fernand Léger, disparu en 1955, pouvait également passer pour une« manière de défi » au goût dominant (26/3/59). Aragon s’en explique à l’occasion del’hommage rendu au peintre par le Louvre, en 1959, <strong>dans</strong> le « contexte de toute la peinture dupassé et du présent » (« Léger parmi nous », 26/3/59) et d’une exposition au Musée Pouchkine,à Moscou, exposition dont il parle sans l’avoir vue (« Léger chez Pouchkine », 24/1/63). « J’enparle », disait-il déjà <strong>dans</strong> le « fragment » d’un poème précisément dédié à Fernand Léger etpublié <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 15 décembre 1960 8 : « Je ne fais pas le portrait deFernand Léger. J’en parle.... Je ne raconte pas la vie de Fernand Léger. J’en parle.... Ce n’estpas moi qui décrirai cet homme-là par l’anecdote... » :J’en parle7Hélène Parmelin, Voyage en Picasso, Robert Laffont, 1980, p. 84, 96.8Fragment extrait du poème publié en tête de Mes Voyages de Fernand Léger (Editeurs Français Réunis, 1960 ) etrepris en 1964 <strong>dans</strong> Il ne m’est Paris que d’Elsa.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »5A ma manière et je ne ressens pas le besoin par le menu de décrireSon atelier Rue Notre-Dame-des-Champs [...]Je parle d’un homme de chair et de sang <strong>dans</strong> une grande pièce vitréeQui va et vient lit un peu s’assied sur une chaiseEt puis reprend ses pinceaux et de grandes couleurs propres préparéesEt regarde sa toile par lui promise uniquement à figurerLa beauté de ce temps qui est à la fois le sien et le nôtre...Il se trouve, en effet, que « Quatorze ou quarante c’est tout / Comme », puisqu’ « il y aencore une fois eu la guerre »... C’est l’ « Histoire », telle que vécue-parlée, en premièrepersonne : un « roman inachevé », où se croisent et recroisent « les lectures, les époques et lesrêveries » et auquel la mort ne saurait mettre un terme :Ce qu’il te faut Fernand ce n’est pas la Seine-et-Oise à cette heureTu n’as plus de temps à perdre avec la pluie [...]Tu poses ton blanc sur le bleu sur un bleuImprenable [...]Tu vas te tailler un habit qui aille à ta carrure d’immortalité [...]Abandonne la Seine-et-Oise et ce petit cimetière de rien du toutEt viens chez nous là-bas devant la mer et le ciel...On pense ici à la métamorphose promise par Mallarmé aux destinataires de ses hommagesfunèbres.Je passe sur « Le triomphe de Chagall » et ne m’attarderai pas non plus sur les articlesdu « cycle critique », recueillis <strong>dans</strong> J’abats mon jeu ou <strong>dans</strong> le tome XIII de L’Oeuvrepoétique. Aragon y pratique le « savoir aimer », dont le critère reste celui qu’affichait, en 1924,le Manifeste du surréalisme : « Je veux qu’on se taise quand on cesse de ressentir ». Le « savoiraimer » s’exerce, « à bâtons rompus », contre la mode et en faveur, notamment, des jeunesauteurs. Ce fut le cas, comme on sait, pour Philippe Sollers, qualifié par Aragon, en 1962, d’« anti-Rastignac ». Aragon, au demeurant, ne cesse de nous avertir : « Pour qui me prenezvous? Je ne suis pas celui qu’on croit et l’on ne me trouve jamais où l’on m’attend ». C’estainsi qu’en 1960, Robert Musil lui paraît devoir être « un jour tenu pour l’un des plus grandsromanciers du XX e siècle », et que « L’Enfance d’un chef », la nouvelle de Sartre, estconsidérée par lui comme « un des plus saisissants reflets de notre temps » (France Nouvelle,6/4/60). Il convient, explique-t-il à propos de la publication d’un « cours inédit » de MarcChagall, de « savoir lire au-delà de ses goûts et de ses convenances personnelles » ( 11/7/63).Je me contenterai d’évoquer la contribution d’Aragon au débat provoqué par la publication, en1959, de la traduction du Guépard.Le roman du prince Tomasi de Lampedusa, publié en Italie chez Feltrinelli, avait <strong>dans</strong>un premier temps été refusé chez Einaudi, sur l’avis d’Elio Vittorini, l’auteur de Conversationen Sicile. Tiré à 150 000 exemplaires, épuisé en quelques jours, il avait été mal accueilli par leslecteurs communistes et les partisans d’une littérature « engagée », suivis en cela par leursémules français. Aragon eut à cœur de défendre le livre, comme naguère l’œuvre de Stendhal,à qui les « jeunes gens qui font <strong>dans</strong> le marxisme » reprochaient, <strong>dans</strong> l’hebdomadaire Action,de ne pas être « au pas de la classe ouvrière » (« Stendhal à la lueur des sunlights », LF, 3/6/48 ;La Lumière de Stendhal, Denoël, 1954, p. 107). Il convenait, explique-t-il <strong>dans</strong> un premierarticle - « Un grand fauve se lève sur la littérature », LF, 26/11/59 – de ne pas prendre au piedde la lettre la déclaration du personnage du prince Salina, selon laquelle les


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »6« manifestations siciliennes », à commencer par l’épopée garibaldienne - les « coups de feu » etles « coups de couteau » - ne seraient que « manifestations oniriques », une autre forme du« désir de la mort ». Ce serait confondre une fois de plus un romancier et ses personnages,alors que tout, <strong>dans</strong> le roman, contribue à « préparer, à rendre plus atroce et plus complète » laruine d’un passé révolu et de la propre maison du prince, dont, en 1943, une « bombe fabriquéeà Pittsburgh » détruira la villa. Et déjà le moment était venu, à la fin du roman, soit vingt-septans après la mort du prince Salina, en juillet 1883, et trois ans après celle de son jeune neveu,de jeter à la voirie le chien empaillé et désormais mangé aux mites dont on entendait lesaboiements au début du roman. Il n’était pas jusqu’au récit de la mort du prince – « avec cegrand bruit intérieur, comme d’un sable au fond de lui le fuyant, les eaux de la vie qui seretire » - qui ne témoignât de cet échouement. Mais le paradoxe du roman tenait à cette « vertuétrange » qu’il avait de faire « sentir <strong>dans</strong> les parfums de la décomposition l’odeur puissante dela vie », et le « mouvement de l’histoire », à travers cette façon qu’ont les hommes de « parlerde leur temps à eux, de leurs amours, de leurs travaux, de leur détresse en les prêtant aux gensd’autrefois ». L’idée est ici celle de ce qu’Aragon appelle la contemporaineté, reprise l’annéesuivante <strong>dans</strong> l’hommage rendu à Fernand Léger, à propos d’un temps qui fut « à la fois le sienet le nôtre ». Il en était de la Sicile au temps du Risorgimento comme de l’Espagne desBrigades internationales ou de la France au temps de l’Affiche rouge. Il n’était somme touteque de savoir lire, « au-delà de ce que le prince Salina pouvait voir », pour autant qu’ « un livren’est pas achevé par son auteur, il l’est par son lecteur ». C’est, disait Roland Barthes, « uneforme que l’histoire emploie son temps à remplir ».La publication par la revue du « Stendhal-Club » de quelques leçons écrites en 1955 surStendhal par l’auteur du Guépard 9 fit l’objet, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 18 février 1960,d’un nouvel article d’Aragon, portant cette fois sur « Le Guépard et La Chartreuse ». L’articleappartient à cet « intertexte stendhalien » dont Maryse Vassevière a ébauché la« cartographie » 10 . Aragon s’était attaché, en 1954, <strong>dans</strong> « La lumière de Stendhal », à faire leportrait de Julien Sorel en « Tartuffe moderne ». Il s’intéresse cette fois à La Chartreuse deParme et au personnage de Fabrice. Il se souvient d’abord d’un entretien avec Moravia. Celuiciestimait que le succès du Guépard était un « succès de droite », parce que le livre était un« livre de droite ». Aragon, quant à lui, n’en veut rien savoir : « Je ne sais pas du tout, écrit-il,ce que c’est qu’un livre de droite », et cela vaut, à ses yeux, pour La Chartreuse aussi bien quepour Le Guépard. Il entreprend ensuite d’ « achever », en bon lecteur, les notes du prince deLampedusa. Il en retient, notamment, ces quelques lignes, qui lui paraissent de nature à fonderun « roman du fascisme » :« Combien de Fabrice ai-je connus ! Pour qui des gens tels que les responsables du partifasciste, les préfets les plus sinistres, les gardiens de prison, les escrocs les plus effrontés, lesfilles les plus éhontées n’étaient saisis que par leur côté le plus superficiel et souvent agréable,non pas faute de pénétration, mais par insouciance et une confiance puérile <strong>dans</strong> la vie. Vu àtravers ces yeux-là, le monde est peuplé de « bons petits gars » et de « braves petites bonnesfemmes », et si leurs copains font une blague bien tassée, il est facile de les en excuser en n’enparlant pas par crainte que ce monde si harmonieux qu’on était arrivé à construire ne tombe enpièces. »Ainsi en est-il du monde « un peu sale et tragique » de La Chartreuse, vu du point devue de Fabrice, comme un « spectacle de théâtre », et comme <strong>dans</strong> Le Guépard la Sicile du9Leçons recueillies <strong>dans</strong> : Sciscia /Lampedusa, Stendhal et la Sicile, traduction Maurice Darmon, MauriceNadeau, 1985, p. 81-179.10Maryse Vassevière, « Aragon et Stendhal en une heure et quart », Recherches croisées, n° 8, 2002, p. 27-62.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »7Risorgimento par les yeux d’un vieil aristocrate qu’on assimilerait tout aussi abusivement àl’auteur que Fabrice à Stendhal. « Il n’y a point, nous dit Aragon, de hasard <strong>dans</strong> l’écriture », etcet « accent inimitable d’un témoin du fascisme s’accorde musicalement à ce qui nous aenchantés » <strong>dans</strong> un roman de 1860, ou du temps de la Restauration. Ainsi en va-t-il de cequ’Aragon appelait, <strong>dans</strong> son article de novembre, la contemporaineté : nous sommes toujours,selon lui, en un temps de « bons petits gars » et « il ne manque pas de Fabrice pour lesexcuser », car « s’il fallait se mettre à les juger cela risquerait de faire tomber en poussière cejoli monde harmonieux qu’on s’est construit après le 13 mai, au nom du Moindre Mal ».TOMBEAUXJ’en arrive au cycle des hommages funèbres. Il ne manque pas de cohérence. C’est ainsiqu’au poème « Pour Machado » (LF, 26/2/59) répond, <strong>dans</strong> l’article consacré à « L’hommeTzara » (9/1/64), la citation d’un poème également dédié par Tzara à Antonio Machado 11 . Au« soleil noir » qui s’est « couché à Solesme », du tombeau de Reverdy (LF,23/6/60), correspond, à l’extrémité de notre corpus, la façon dont le « rire de Tristan Tzara »s’est éteint, « comme le soleil d’une époque » (ceci <strong>dans</strong> L’Humanité du 28/12/63, mais laformule est reprise <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 2 janvier 1964). Il peut s’agir d’unanniversaire, comme celui de la mort de Machado ou celui du suicide de Maïakovski, le 14avril 1930, à Moscou (LF, 4/7/63), ou de la disparition d’un contemporain, disparition engénéral brutale, apprise souvent par téléphone : « Mort immense qu’[alors] on ne voit pas,qu’on ne pense pas encore, qui n’est encore qu’un mot, un nom, et je dis non, pas Nazim Si.Lui, Nazim. Lui et pas un autre. Lui comme les autres. » Ceci à propos de la mort de NazimHikmet, apprise effectivement par téléphone, et l’on sait ce que cet instrument d’un« formidable progrès » pouvait comporter, aux yeux d’Aragon, « de terreurs, de pouvoirsmaléfiques » 12 . J’insisterai sur le « travail d’anamnèse » accompli par Aragon à ces occasions,parallèlement à la vaste relecture d’une existence et d’une écriture qui, au dire d’OlivierBarbarant 13 constituait désormais, depuis la rédaction et la publication du Roman inchevé,l’essentiel de sa création.La célébration, à Collioure et au grand amphithéâtre de la Sorbonne du 20 e anniversairede la mort d’Antonio Machado, nous vaut un poème, « Pour Machado », publié <strong>dans</strong> <strong>Les</strong><strong>Lettre</strong>s françaises du 26/2/59, où il porte la date du « 22 février 1939 », jour de la mort deMachado. On le retrouve, un an plus tard, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> Poètes, amputé de sa date et intitulé « Lahalte de Collioure », section IV du « Spectacle à la lanterne magique ». Aragon s’y souvient desépisodes autrefois évoqués <strong>dans</strong> le prologue et l’épilogue des Communistes :« Trente-neuf laterre tremble / O torrent d’hommes en marche.../La mort lève sa voilette.../ On l’attend là-basen Flandres.../ Il faut pour que Paris tombe.../ Machado mis <strong>dans</strong> sa tombe... » Allusions, il vasans dire mais ça va mieux en le disant, à la retirada, c’est-à-dire à l’exode en France despopulations civiles et de l’armée républicaine après la chute de Barcelone, ainsi qu’à la débâcledes Flandres et à la chute de Paris, prédite en ces termes par le président de la Républiqueespagnole, en 1936 : « Si Madrid tombait, ce serait bientôt le tour de Paris » (Madrid, commeauparavant Barcelone, dont la chute avait entraîné l’exil de Machado, ainsi « mis <strong>dans</strong> satombe », avant même que Paris ne tombe). On se souvient qu’Aragon s’était lui-même rendu,en février 1939, à Perpignan et à la frontière espagnole et qu’il avait « vu à Dunkerque ce qu’onappellera désormais Dunkerque », du point de vue historique... On notera enfin, passant de11Tristan Tzara, Oeuvres complètes¸ Henri Béhar éd., t. III, Flammarion, 1979, p. 379.12Aragon, Théâtre/Roman, Gallimard, 1974, p. 361 ; voir l’article de Jean-Claude Weill, « Aragon, Proust et letéléphone », <strong>dans</strong> Recherches croisées, n° 2, 1989, p. 189-197).13Aragon, Oeuvres poétiques complètes¸ « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, « Chronologie », p. XXI.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »8l’écrit à l’image, que « <strong>Les</strong> Emigrants » d’Honoré Daumier seront appelés à illustrer, <strong>dans</strong>l’édition des Oeuvres romanesques croisées, ce « torrent d’hommes en marche ».A la pensée de Maïakovski et de son suicide Aragon, pareillement, se souvient. Il sesouvient du dernier voyage de Maïakovski à Paris, en 1929, et de son passage à l’atelier de larue Campagne-Première : « Avril, déjà les oiseaux chantent / Au jardin des sœurs à côté /.../ Jerevois son dernier voyage /.../ On n’a pas ce que l’on souhaite / On se tue on se tait c’esttout... » Premier domicile, à Paris, d’Elsa et de Louis, l’atelier de la rue Campagne-Premièredonnait effectivement sur le jardin de l’ancienne Infirmerie Marie-Thérèse, habitée de 1826 à1838 par Chateaubriand. Lues par Aragon au cours d’une soirée organisée au Palais de Chaillotpar le journal Clarté pour le 70 e anniversaire de la naissance et non pas, donc, de la mort deMaïakovski, les sept strophes seront reprises, en 1964, <strong>dans</strong> « Il ne m’est Paris que d’Elsa »,première pièce du recueil portant ce titre 14 (OP, Pléiade II, p. 1021 et n. 9).La disparition de Pierre Reverdy, le 17 juin 1960, et celle de Georges Braque, le 31 août1963, sont l’occasion pour Aragon d’un retour à l’époque, approximativement, de ses « vingtans ». Je le citerai, une fois de plus un peu longuement. Sa parole, après tout, vaut bien la nôtre.« [Pierre Reverdy], c’est Aragon qui parle, était, quand nous avions vingt ans, Soupault, Breton,Eluard et moi, toute la pureté pour nous du monde. [...] La vie a bien pu entre nous couler, ellen’a jamais brouillé cette image, cette conscience noire, ce refus, cette voix d’ombre <strong>dans</strong> notrejeunesse.[...] Je le revois rue Cortot, <strong>dans</strong> ce temps de misère et de violence, un hiver qu’ilrégnait chez lui un froid terrible, sa femme malade, et <strong>dans</strong> le logement au-dessus ce diabled’Utrillo qui faisait du boucan, c’était à tuer. Il y avait <strong>dans</strong> les yeux noirs de Reverdy un feu decolère comme je n’en ai jamais vu nulle part, peut-être les sarments brûlés au milieu des vignesà la nuit » (LF, 28/6/60). On pense ici au compte autrefois rendu, par Aragon, des Ardoises dutoit, ce « livre de nocturnes », publié par Reverdy en 1918 à cent exemplaires, avec deuxdessins au trait, hors texte, de Georges Braque, dont la disparition, le 31 août 1963, ne pouvaitque rappeler Aragon au souvenir de Reverdy (LF, 5/9/63) :Mémoire je reviens à ma jeunesse quand je l’ai connuCet homme sans mesure là-haut <strong>dans</strong> la rue Simon-DereureOù la beauté sans cri des objets lui faisait trembler la mainRien plus que lui n’était humble devant les choses familièresEt la lampe au verre de travers prenait un accent humainCar les lampes fumaient encore parmi nous cela semble hierNul comme lui peut-être mais ce soir je songe à ReverdyJe songe à ce Montmartre noir emporté <strong>dans</strong> les yeux qu’on fermeBraque un dimanche éteint souviens-toi de ce que fut vendrediDans ce double miroir toute une part du monde atteint son termeUne part du monde se perd <strong>dans</strong> ce regard qui s’est perduCette lumière d’une chambre et rien n’a troublé le silencePar un après-midi je ne sais d’où descend l’ombre attendueLe temps qui passe met sur tout son immobile violenceL’ « après-midi » est celui du samedi 31 août, compris entre « vendredi » – où Braqueétait vivant – et le « dimanche » – où il ne l’était plus, « éteint ». L’existence est ainsi ressaisieau « double miroir » de la vie et de la mort, de part et d’autre de ce que Mallarmé, <strong>dans</strong> leTombeau de Verlaine, avait appelé « un peu profond ruisseau calomnié la mort »... Cela14Oeuvres poétiques complètes, t. II, p. 1021 et n. 9.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »9justifiait, comme <strong>dans</strong> le cas de l’hommage à Fernand Léger, le passage de la prose à la poésie,qui comme on sait, est l’ « envers du temps », et l’on comprend aussi qu’aux yeux d’Aragon, àcette date et « à [son] âge », seul le temps ait pu paraître « essentiel », selon ce qu’il en dit<strong>dans</strong> un entretien avec André Parinaud publié le 11 décembre suivant la mort de Braque <strong>dans</strong>l’hebdomadaire Arts : « A mon âge, seul le temps est essentiel... »La disparition, la même année, de l’écrivain soviétique Vsevold Ivanov, avait conduitAragon à se souvenir, cette fois, du « romantisme de la guerre civile par quoi les dix annéesqui suivirent octobre la plus grande passion du siècle passa <strong>dans</strong> l’écriture », et par là du rôlejoué, <strong>dans</strong> les années trente, par Léon Moussinac, dont on avait fêté, en 1960, les 70 ans.Sollicité par le directeur des Bouffes-du-Nord, que lui avait présenté Lucien Vogel, père deMarie-Claude Vaillant-Couturier, Moussinac avait créé en 1932 le Théâtre d’actioninternationale, où fut montée la pièce de Vsevold Ivanov, Le Train blindé, adaptée du romanpublié en 1927 chez Gallimard <strong>dans</strong> la collection « Jeunes Russes ». Aragon entendait réparerl’oubli où le « souverain du Train blindé » était tombé <strong>dans</strong> son pays, victime, selon Aragon, dela façon dont la mode était là-bas « assez fortement organisée », en publiant, <strong>dans</strong> la collectionqu’il dirigeait chez Gallimard depuis 1956, un nouveau livre de lui : Nous allons en Inde. Onnotera enfin la manière dont le principe de contemporaineté décide du rapprochement opéré parAragon entre Ivanov et Colette, disparus tous deux en août, 1954 et 1963. C’est, dit-il, qu’ « il ya <strong>dans</strong> l’art, pour des gens aussi dissemblables que l’auteur de Chéri et l’auteur du Trainblindé, un certain palpitement de la vie qui donne à leur mourir, pour qui en a conscience, unregret d’une qualité particulière, comme si avec eux nous touchions à une plus sensiblepoussière, au sentiment même de ce qui est en nous périssable » (LF, 22/8/63).Aragon et Pierre Courtade, mort à quarante-huit ans, le 14 mai 1963, s’étaient connus en1943. Aragon se souvient : « Quand un homme disparaît, on parle de son âge, d’abord. [...] Et ily a les souvenirs. Lyon, quand je l’ai connu, ce devait être en 43, puis cette histoire <strong>dans</strong> lespapiers de la revue Confluences. Elsa et moi étions cachés chez le directeur, René Tavernier.[...] La vie n’est pas facile. La mort non plus. Vingt ans. Ces vingt ans-là qui sont toute sa vie,c’est notre histoire commune. [...] C’est peut-être cela, l’amitié. Je ne sais plus, tant d’amism’ont quitté, et pas toujours pour mourir » (LF,16/5/63). Le souvenir de Pierre Courtaderecoupait l’hommage rendu par Aragon à Jean Prévost trois ans plus tôt <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>sfrançaises du 28 juillet 1960 : « Jean Prévost était de la première étoile de zone sud, avecStanislas Fumet, Henri Malherbe, Anglès et moi. C’était au début de 1943. [...] Quand je l’avaisretrouvé à Lyon, l’ayant depuis longtemps avant guerre perdu de vue, [...] il n’y avait quequelques mois que j’avais quitté Nice et la fréquentation de l’homme en ce temps-là quim’avait rendu la vie possible. Précisément tandis que j’écrivais Aurélien. Henri Matisse [morten 1954]. »La mort de Tristan Tzara, une veille de Noël, fut ressentie par Aragon comme marquant,en 1963, la fin d’une époque dont Tzara aurait été le « soleil ». On peut penser à la façon dontavait été ressentie, un siècle plus tôt, la disparition de Théophile Gautier. Elle avait donné lieu àla publication, en 1873, du Tombeau de Théophile Gautier, avec, notamment, un poème deVictor Hugo et le Toast funèbre de Stéphane Mallarmé. L’année était celle aussi de la Saisonen enfer. » En enfer... c’est-à-dire, selon moi, « au XIX e siècle ». A la mort de Tzara, dont l’« aventure terrestre » avait croisé la sienne, Aragon ne pouvait que se sentir solidaire des« dernières gens du siècle dernier » : « Nous autres qui prenons notre tour, dernières gens dusiècle dernier, et il n’y a plus ni Matisse, ni Eluard, ni Colette, ni Léger, ni Reverdy, ni Braque,et Nazim est parti, et Vsevolod Ivanov, j’en passe, Jean Cocteau et le voyageur de Noël aprèseux : à qui le tour ? » Le « tombeau » de Tristan Tzara a bien pour intertexte ces vers du poèmede Victor Hugo « A Théophile Gautier » :


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1Tout penche, et ce grand siècle avec tous ses rayonsEntre en cette ombre immense où pâles nous fuyons.Oh ! quel farouche bruit font <strong>dans</strong> le crépuscule<strong>Les</strong> chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ![...]Ce siècle altier qui sut dompter le vent contraire,Expire... – Ô Gautier ! toi leur égal et leur frère,Tu pars après Dumas, Lamartine et Musset...La mort du « pape du dadaïsme », dont Aragon se considère alors un peu comme le fils,est également l’occasion d’un travail de remémoration. Aragon, une fois de plus, se souvient : «de « Dada 3 reçu <strong>dans</strong> une Alsace gelée », de la première lettre de Tzara, <strong>dans</strong> le « printempspluvieux de Sarrebruck », et de « cet exemplaire des Vingt-cinq poèmes que [lui avait donné]Tzara, en 1921 seulement ». On passe ensuite à l’évocation des préparatifs et de la tenue, enjuin 1935, à Paris, du « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture ».Aragon, là encore, se souvient, du suicide de René Crevel et de l’intervention au congrès deTristan Tzara, contraint de « se battre sur deux fronts ». Et cela continue jusqu’à ce derniersamedi d’avant la Noël, et à cette « dernière main, dit Aragon, qu’il m’avait tendue avant des’effacer ». Cela constitue surtout autant d’avant-textes, de l’épisode alsacien de la « Digressiondu roman comme miroir », <strong>dans</strong> La Mise à mort, dont la publication, en 1965, suivit de peu lamort, le 24 décembre 1963, de Tristan Tzara, ou du discours d’accompagnement qui, <strong>dans</strong>L’Oeuvre poétique, concerne les « Préludes » et les « Lendemains » du Congrès de 1935. Onnotera enfin que la disposition en deux parties du tombeau de Tristan Tzara n’est pas sansévoquer, comme <strong>dans</strong> le cas, on l’a vu, de l’hommage à Fernand Léger, la métamorphosepromise par Mallarmé aux destinataires de ses hommages funèbres : ce n’est qu’au terme deson « Aventure terrestre » et au prix de son « effacement » que Tristan Tzara était devenu« L’homme Tzara ».RECONNAISSANCESJ’ai choisi, pour conclure, de traiter, sous le nom de « <strong>reconnaissances</strong> » et sans pouvoirleur consacrer le temps ni la place qu’ils mériteraient, de deux articles ayant eu pour prétexte lapublication, par Lucienne Julien-Cain, chez Gallimard, de Trois essais sur Paul Valéry, en1958, et de Berdiaev en Russie, en 1962, ouvrages à propos desquels Aragon déclara avoiréprouvé le « frisson de la chose reconnue ». Il y a « reconnaissance », en effet, lorsqu’on seretrouve en terrain connu, qu’il s’agisse, en l’occurrence et pour Aragon, de Paul Valéry ou del’histoire de l’U.R.S.S. Lucienne Julien-Cain était l’épouse de Julien Cain, administrateurgénéral de la Bibliothèque National de 1930 à 1941 et de 1945 à sa mise à la retraite, en 1964.Il avait entre-temps était déporté à Buchenwald, où il croisa et tenta de sauver Robert Desnos,en transit à Buchenwald. Quant à Lucienne, son épouse, elle avait continué, jusqu’en 1945, àdactylographier et à classer, sous le contrôle de l’auteur, des extraits des « Cahiers » de Valéry.Elle tenait salon, avec son mari, <strong>dans</strong> sa propriété de Louveciennes, transformée aujourd’hui enMaison de la Culture. <strong>Les</strong> quelques lettres ou billets d’elle conservés au Fonds Aragon Trioletne méritent pas qu’on s’y arrête, à la différence des articles que lui consacra Aragon.Le premier se présente, <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 27 novembre 1958, sous la formed’une « <strong>Lettre</strong> à Lucienne Julien-Cain pour lui dire pourquoi je n’écrirai pas d’article sur sonlivre », formulation paradoxale puisqu’Aragon ne consacre pas moins de 40 000 signes à parlerdes Trois essais sur Paul Valéry. C’est qu’il faut distinguer : « J’en parle, dira Aragon à propos


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1du livre sur Berdiaev, j’en parle et n’en rends pas compte ». Aragon, donc, ne rend pas compte,il parle, raconte et se raconte. Il avait lui-même connu Valéry, à la « gloire moins cinq ». etl’avait « beaucoup aimé » Il l’avait rencontré rue de Villejust, où l’avait mené un « ami à lui »,en qui il est aisé de reconnaître André Breton, dont les Entretiens de 1952 avec André Parinaudconstituent ce que vous appelleriez l’ « intertexte » de l’article d’Aragon. Breton y faisait étatde la « désillusion » éprouvée par lui à voir son ancienne idole « contredire son attitude, publierde nouveaux vers, retoucher ceux d’autrefois, tenter, mais bien en vain, de faire revivre M .Teste » : « Je choisis, disait-il, le jour qu’il entrait à l’Académie française pour me défaire deses lettres. » Aragon se sert des mêmes mots pour évoquer ce moment de la vie de Valéry oùcelui-ci, « contredisant M. Teste », n’était plus bon qu’à « refaire les gestes à vide du génieselon La Soirée », mais qualifie de « réflexe du cocu » la réaction des anciens admirateurs deValéry : « Nous avions tout à fait tort d’y découvrir une contradiction de l’image que Valérynous avait donnée de lui-même, incapables de comprendre que cette image même était uncalcul et que l’épée d’académicien au côté de M. Teste ne venait en fait que de sematérialiser. » Breton avait aussi invoqué, pour caractériser la « lumière » <strong>dans</strong> laquelles’inscrivait Valéry, les exemples de Rimbaud et de Marcel Duchamp. Aragon les reprend, mais<strong>dans</strong> un sens critique : « Je viens tout à coup d’être illuminé d’une ressemblance entre PaulValéry et Marcel Duchamp [...] autrement juste, silence pour silence, que celle qui ramèneValéry à Rimbaud », à ceci près qu’aux échecs, auxquels jouait Duchamp comme aurait pu lefaire Valéry, « contradiction fâcheuse pour le génie, on peut être battu ». La conversation et lapoésie de Valéry n’avaient jamais été qu’une « gesticulation », une « phénoménologie dugénie », et Valéry – l’ « homme au cache-nez de laine beige » et à la « canne à mancherecourbée » de Lucienne Julien-Cain - n’avait jamais fait qu’interpréter un rôle, celui de M.Teste, dont nous savons que le cas pourrait servir à « éclairer » La Mise à mort, selon ce qu’endit Aragon <strong>dans</strong> l’ « après-dire » du roman.S’agirait-il, de la part d’Aragon, d’un auto-portrait largement ironique de l’artiste en« funambule », en « acrobate » ? « Je fais la roue sur les remparts », disait le jeune Aragon, en1919 <strong>dans</strong> « Acrobate », poème de Feu de joie, où il en précède un autre, dédié, précisément, àValéry... « Est-ce qu’il s’agit à la fin d’un acrobate ou de Prométhée », s’interroge quarante ansplus tard un aparté des Poètes, où l’auteur du « Discours à la première personne » évoque« cette dextérité verbale que parfois, dit-il, on me tient à crime » : « Tenez-moi si vous voulezpour l’acrobate d’une étrange acrobatie / Si j’ai quelque chose à me reprocher c’est d’avoirinsuffisamment assoupli mes jointures... » Lucienne Julien-Cain avait évoqué, <strong>dans</strong> le premierde ses trois essais, l’ensemble des notes de Valéry sur l’art poétique classées par lui sous le titrede Gladiator, d’après le nom d’un cheval de course célèbre sous le Second Empire, que sonécuyer avait dressé à « marcher sans défaut », à rester « maître du contrôle de l’acte jusqu’à lafin de l’opération ». Il en était, selon Valéry, de l’ « être luxueusement pur de la bête de race »comme de l’ « animal cerveau » ou de l’acrobate appelé à « assouplir ses jointures ». Valéryest d’autre part accusé par Aragon de n’avoir pas compris ou voulu comprendre qu’on pouvaitêtre à soi-même son propre « théâtre ». Reste que nous sommes encore loin, en 1958, de lapublication, en 1974, soit deux ans après la disparition des <strong>Lettre</strong>s françaises, deThéâtre/Roman, présenté par Aragon comme son « dernier roman ».Aragon avait lu de près, quoi qu’il en soit, le livre dont il prétendait ne rien vouloir dire. Ilréagit, en bon lecteur de Lénine, à la mention, par Lucienne Julien-Cain, de la philosophie deMach, l’empirio-criticisme. Il lui doit de connaître l’histoire de Boris, ce musicien imaginé parValéry, qui s’arrêtait « au bord du son », et la première adresse de Valéry à Paris, <strong>dans</strong> unechambre d’hôtel dont la fenêtre donnait sur l’impasse Royer-Collard. Je vous renvoie auxPoètes, et plus précisément à la section « Prométhée » de la « Tragédie des poètes » : la scène


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1représente « un jeune homme vers 1890... un alexandrin jeté sur l’autre <strong>dans</strong> une chambre à lasemaine où donc était-ce quelque part comme un hôtel de cinquième ordre rue / Cujas ouRoyer-Collard. ». L’article d’Aragon mériterait qu’on lui consacre une séance entière de notreséminaire, ainsi du reste que celui du 14 décembre 1962 : « Prendre son rêve où on le trouve oules ennemis ». Le sous-titre – « <strong>Les</strong> ennemis » - renvoie au titre d’une nouvelle de l’écrivainjuif soviétique Emmannuel Kazakievitch, publiée en 1963 par Aragon <strong>dans</strong> sa collection« Littératures soviétiques », avec Le Cahier bleu, du même auteur et cet avertissement enquatrième de couverture :. « <strong>Les</strong> deux nouvelles tranchent à la fois par la concision et l’audacepolitique sur les livres des jours staliniens. Pour la première fois, <strong>dans</strong> Le Cahier bleu, Zinovievapparaît comme un homme vivant et non pas simplement comme un nom maudit. La secondenouvelle étudie les rapports complexes de Lénine avec le menchevik Martov ». EmmanuelKazakievitch était mort, à quarante-neuf ans, l’automne précédent et Aragon lui avait renduhommage <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 4 octobre 1962.L ‘essai de Lucienne Julien-Cain porte sur Nicolas Berdiaev, philosophe russe mystiqueet révolutionnaire, auquel, contre toute attente, s’intéresse Aragon, qui décidément ne se trouvejamais où on l’attend. L’idée, comme <strong>dans</strong> l’article sur Le Guépard, est qu’un livre (roman ouessai) n’est pas achevé par son auteur, il l’est par son lecteur. Aragon ne rend pas compte dulivre de Lucienne Julien-Cain, il en parle et en un sens l’achève, comme on fait d’un roman :« Il faut lire le livre, dit-il, comme un roman philosophique, le roman d’un esprit et d’uneépoque. L’essai devient roman, <strong>dans</strong> la mesure du talent du lecteur, comme romancier, sansdoute. » Le livre se compose de deux parties : « La Russie est sortie des ombres », suivi de« Berdiaev en Russie ». Le héros du livre se trouve donc pris entre deux éclairages : le temps etl’homme sont d’abord saisis du point de vue de l’auteur et <strong>dans</strong> la seconde partie à partir de cequi se déduit de l’oeuvre et des conversations du héros. Tout cela à propos d’un homme que lesbolcheviks devaient expulser de Russie, et ses anciens amis considérer, <strong>dans</strong> l’émigration,comme un bolchevik, jusqu’à sa mort, à Paris, en 1948, à 74 ans. Cette duplicité en fait bien unhéros de roman, au même titre que le Géricault de La Semaine sainte. C’est qu’ il y avait <strong>dans</strong>cet esprit une « dialectique singulière », car, explique Aragon, « abandonnant le marxisme pourl’aventure mystique, il se trouve en même temps enclin à voir <strong>dans</strong> cette aile de la socialdémocratiequi va s’en détacher, les bolcheviks, le seul espoir de la révolution, et partant, pourlui, de la Russie, alors que ses conceptions l’en séparent, et que, pour Lénine, par exemple, lemystique ne se distingue guère de ses ex-amis cadets. » Son cas en venait à recouper cet espaceoù se croisent « les lectures, les époques, les rêveries », les rêveries du lecteur, historien,romancier et poète : « Il se trouve, précise Aragon, que parallèlement à l’histoire que j’écrivaisavec André Maurois, j’avais l’esprit occupé de certaines données sur quoi je bâtissais le poèmedu Fou d’Elsa, me servant par exemple du vocabulaire mystique pour l’expression d’uneréalité. » Comment ne pas penser ici à Louis Massignon, disparu en novembre 1962, et auquelAragon avait rendu hommage <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises du 15 novembre : « Ce matin-là jem’apprêtais à lui écrire : à qui au monde aurais-je pu demander conseil avant d’achever cepoème où je me suis lancé. [...] Je voulais lui demander de me recevoir, de m’écouter. Et puisj’ai ouvert le journal où était sa mort. » L’aventure intellectuelle de Nicolas Berdiaev relevaitde ce « drame humain » qui fait le sujet d’Histoire parallèle comme du Fou d’Elsa, où, ditAragon, il ne s’agissait - « sous le masque historique de cet énorme mot-croisé » - que detraduire « ce qui est le fond de ma vie et de ma propre aventure intellectuelle ». Le « masquehistorique » est celui d’une réalité restée sur le moment impénétrable à ses acteurs, ce quijustifie la place faite par Aragon à l’ « ennemi », la place faite, <strong>dans</strong> Histoire parallèle, auxtémoignages antibolcheviques, ceux par exemple du général Brouïevitch ou de l’ancienministre de la Guerre de Kerenski, Verkhovski. Ceci avait son répondant <strong>dans</strong> l’expérience


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1d’Aragon, que je cite : « Quand j’ai écrit mon roman <strong>Les</strong> Communistes, il se passa assezlongtemps avant qu’on se décida à le publier en URSS. Rencontrant alors Alexandre Fadéev,celui-ci me demanda : - Mais <strong>dans</strong> ton livre, est-ce qu’on voit des ennemis ? Et moi, un peuétonné de m’exclamer : - Bien sûr, cette idée... Alors Fadéev secoua la tête : - Voilà lemalheur... » Reste peut-être que, comme celui de Valéry, le personnage de Nicolas Berdiaev,ainsi décrit et raconté, pourrait bien n’être qu’un auto-portrait de l’auteur, cette fois, enbolchevik tenté par la mystique.Mais c’est assez « dériver »...au croisement des lectures, des époques, des rêveries...Que conclure ? De quoi s’agit-il <strong>dans</strong> cette pratique de l’hommage, du tombeau et de la« reconnaissance » ? Il s’agit 1° ) d’une politique et d’une poétique du nom propre, Aragon secherchant alors et se trouvant des répondants ; 2° ) d’une stratégie de la mémoire et del’autobiographie, indéfiniment réactivée par la disparition de ceux dont il avait partagé la vie,et par l’usure du temps. « A mon âge – Aragon en 1963 a 66 ans – seul le temps, disait-il, estessentiel » (Arts, 11/12/63). C’est aussi - je le cite - « un des éléments les plus importants » duFou d’Elsa ; 3° ) de la conquête d’une position auctoriale où domine le discours en premièrepersonne, le « je parle » (« Aragon vous parle » est le titre, à la même époque, de sa chronique<strong>dans</strong> France Nouvelle, en 1959-1960) ; 4° ) d’une certaine façon de vivre le temps commecontemporaineté, les époques ou les événements étant considérés comme plus ou moinscontemporains, contemporains les uns des autres, comme si l’histoire se répétait, ou bégayait.Mais comment pourrait-il y avoir à ce prix quelque chose de tel qu’un « mouvement del’histoire » ? La réalisation de l’utopie, c’est pour quand ? « Le jour du seigneur viendra, ditSaint-Paul, comme le voleur la nuit... » J’ajoute que les textes de notre corpus me semblentpréluder à la série à venir des « avant-dire », « après-dire » ou « postfaces » des Oeuvresromanesques croisées et au discours d’accompagnement de L’Oeuvre poétique, c’est-à-dire àces tentatives de rassemblement d’une oeuvre qui se voudrait enfin « complète », sans pouvoirtenir compte de ces « oeuvres diverses » que constitue l’archive journalistique d’Aragon. Lacomparaison ici s’imposerait avec l’œuvre de Balzac, partagée entre La Comédie humaine etce qu’il est convenu d’appeler ses Oeuvres diverses, d’inspiration principalementjournalistique. Cela fait toute la différence avec l’œuvre de Victor Hugo. Il n’y a pas d’Oeuvresdiverses de VH, mais une oeuvre posthume, ce qui est différent.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1ANNEXE ILETTRE A LUCIENNE JULIEN-CAIN POUR LUI DIRE POURQUOI JE N’ECRIRAI PASD’ARTICLE SUR SON LIVREChère amie,Non, décidément, je suis tout à fait incapable d’écrire un article sur votre remarquablebouquin i . Tout d’abord, à cause de sa nature même : il se situe sur un plan sur lequel il me seraitdifficile de me hisser et de me maintenir, cela suppose des connaissances que je n’ai pas, lamaîtrise en divers domaines qui me sont fermés ; et ne croyez pas que ce soit que j’aie peur, parsuite, de ne pouvoir ainsi briller, mais je n’aime point parler de ce que je ne connais pas, je nesuis pas de ces essayistes qui sont prêts à écrire de n’importe quoi, qui ont le chic de fairesemblant.L’autre raison est que j’ai connu Paul Valéry, que j’ai, le concernant, disons, des préjugés. Cequi implique à chaque pas, si je voulais parler de vos Trois essais, d’avoir à faire le départ de ceque je pense de Valéry et de ce que vous en dites : cela serait fastidieux. J’avais un instantpensé qu’il me serait possible de considérer votre livre comme un portrait – et c’est de fait unportrait on ne peut plus ressemblant.- sans porter jugement sur le modèle ; de ne parler que dece qui vous concerne, de ce talent <strong>dans</strong> le portrait...Le promeneur qui sort de cette grille, au bord d’un trottoir en pardessus bleu d’hiver, cachenezde laine beige flottant, il est impossible de confondre sa silhouette avec une autre à causede ce rythme qui le rend toujours évident. Il marche vite, la tête baissée, non vers la terre, maisen direction d’un point, d’un repère abstrait ; <strong>dans</strong> sa main, la canne à manche recourbéparaît scander un pas intérieur.Et les diverses images qui suivent, celle de l’homme qui, pour prononcer une conférence surun scène de théâtre, traverse le plateau en biais, les épaules légèrement ployées à l’avant, sousun éclairage factice qui prend en écharpe la mèche d’un blanc éclatant ramenée à son frontOu ailleurs : Mais, et ceci jusqu’à sa mort, entre l’Etoile, la rue Saint-Ferdinand, le carrefouret la rue des Sablons, le même promeneur un peu penché en avant, scandant sa marche de sacanneà manche recourbé (à moins qu’il ne la tienne <strong>dans</strong> son dos entre ses mainscroisées)martèlera les mêmes pavés, non pas comme Emmanuel Kant selon des horairesimmuables, mais à des intervalles capricieusement bien que précisément réglés.Mais vous voyez déjà, par où je coupe, que dès que le portrait physique s’arrête pour faireplace au portrait moral, qui suppose le jugement porté, l’appréciation de valeur, le profilintellectuel du génie rencontré <strong>dans</strong> la rue, vous me forcez très vite à tricher, ce que je n’aimeguère, à biaiser au moins pour éviter la polémique. C’est qu’à vrai dire le plus beau portrait dumonde est de toute nécessité le portrait de quelqu’un, et je ne puis en parler sans aborder cequelqu’un-là. Or précisément il y a entre vous et moi un désaccord fondamental, qui n’est pasde votre livre, un désaccord au départ qui fausse tout ce que je puis dire : un postulat, le géniede Valéry. L’accepter ou le rejeter change tout. Si je l’accepte, cette canne à manche recourbé,ce cache-nez, ce sont le cache-nez, la canne du génie. Sinon une canne quelconque, un cachenezbeige.Vous me direz que, <strong>dans</strong> ma jeunesse, j’ai beaucoup aimé Valéry. Cela est vrai, je ne l’oubliepas. Et c’est pourquoi.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1J’ai connu Valéry avant la gloire. A gloire moins cinq. C’était toujours, ce pouvait au moinstoujours être à mes yeux le M. Teste de La Soirée, mais La Jeune Parque venait de paraître,c’est-à-dire que si je croyais M. Teste même, par ce petit signe qui le sortait d’une ombre devingt anjnées (depuis ma naissance jusqu’à cette première rencontre que je faisais de M. Teste,non point <strong>dans</strong> une espèce de b..., mais chez lui, <strong>dans</strong> l’appartement de la rue de Villejust, àprésent rue Paul-Valéry), notre homme venait d’échanger le génie selon Edmond Teste, qui sereconnaît à ce qu’il ne trahit pas, qu’il demeure ignoré, contre une sorte de génie tout autre, quivous vaut une rue, une statue, en un mot un génie de bronze ou de marbre, l’apparence dugénie. Je me retenais alors de le penser, je ne l’ai compris que plus tard. J’étais un jeune hommenaïf.J’avais été mené chez Paul Valéry par un ami à moi, un ami de mon âge, mais qui étaitautrement lié au grand homme que je ne le fus jamais, étant venu le voir dès l’âge scolaire.Valéry avait vingt-six ou vingt-sept ans de plus que nous. Il ne lui était apparemment pasdésagréable que la jeunesse songeât à lui rendre visite. Je ne l’ai jamais vu que chez lui. Ontraversait le salon où il fallait parfois l’attendre, puis il nous faisait entrer <strong>dans</strong> son cabinet.C’était toujours après le déjeuner, qui, comme vous le notez, se prenait alors à midi. Vers uneheure, une heure et demie. L’heure du café disait-il. Il ne nous en offrait pas. A part cela, je l’aiaperçu une fois chez Mme Mühlfeld, la seule fois où j’y sois allé, et plusieurs chez AdrienneMonnier, je veux dire <strong>dans</strong> la boutique de la rue de l’Odéon. Je l’ai reconnu devant moi, verscinq heures du soir, au printemps, ce devait être de 1920, de dos, sur les grands boulevards, quiflânait. Je n’ai eu l’indiscrétion ni de le suivre, ni de l’aborder. Parfois, quand nous allions chezlui, un autre ami se joignait à nous, qui avait des cheveux frisés et qui était alors bien le garçonle plus éloigné qui se puisse d’un Paul Valéry. Il était pourtant bien plus à l’aise que moi aveccet étrange personnage.L’ami qui m’avait amené rue de Villejuif avait fait ce qu’on appelle des études modernes. Ilne connaissait ni le latin ni le grec. Valéry émaillait comme à plaisir sa conversation decitations grecques ou latines, et je remarquai en toute innocence que mon camarade n’endemandait jamais l’explication. Il me dit avec un certain humour qu’il ne le ferait pour rien aumonde, car Valéry ne pouvait pas imaginer même qu’on ne sût pas les langues mortes, etqu’assurément s’il découvrait l’ignorance de son interlocuteur, celui-ci perdrait tout à ses yeux.Or il m’advint de me trouver seul avec Valéry, étant arrivé en avance. La chose se produisitdeux ou trois fois. Et à chaque fois tant que nous étions en tête à tête, Valéry ne parla que lefrançais, au plus l’émaillant de cet argot des lycées de jeunes filles qui donnait quelqueperversité à la conversation de ce quadragénaire ii . Mais chaque fois, à peine la porte du salons’était-elle ouverte, mon ami entrant avec des excuses pour son retard, que la voix du maître demaison, comme par hasard, s’était un peu élevée, sur quelque Thucydide ou Tibulle. Une fois jesurpris son regard sur l’arrivant. Rien ne permet d’affirmer qu’il savait, mais s’il ne savaitpoint, ce regard-là était incompréhensible. Je n’en fis pas la remarque à mon ami : j’avais peurde le blesser et de porter atteinte à M. Teste.Remarquez que j’avais droit, moi aussi, à mes morceaux de bravoure : n’avais-je pas moimêmedonner des verges pour me battre, dès ma première entrevue, avouant sans détour que jen’avais pas la plus légère idée de ce que c’était que la géométrie de Riemann. Aussi les proposmathématiques dits de trois-quarts, en tournant vers moi le menton, m’étaient-ils généralementadressés comme si Valéry me prenait à témoin de choses qui devaient m’être particulièrementconnues.A cette époque, La Soirée avec M. Teste n’avait pas encore paru en livre chez Gallimard.Nous la connaissions par Vers et Prose, la revue de Paul Fort qui l’avait réimprimée, vers 1913,il me semble, sur le texte du Centaure. Valéry avait très vite compris que nous l’assimilions à


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1Edmond Teste, et il ne fit jamais rien pour nous en dissuader, au contraire : il jouait avec nousdes scènes inédites du « roman » Teste, dont il devait avoir plus tard la faiblesse d’écrire denouveaux épisodes, comme de quelque Chéri-Bibi intellectuel.Je puis, chère Madame et amie, témoigner de la ressemblance du portrait physique que vousdonnez de votre M. Teste, mais aussi de l’exactitude de bien des choses que vous relatez de saconversation. pour les avoir moi-même entendues en 1910 ou 1920. A tel point que j’en suissaisi. C’est-à-dire que ce n’est pas sans saisissement que je constate que Valéry a dit devantvous, bien des années plus tard, exactement, ce dont il avait déjà tiré effet sur notre jeunesse. Iln’y a pas que les bienfaits qui ne sont jamais perdus. Je sais bien que tout le monde se répète.Mais enfin, à travers les années, il est rare qu’on recherche, et obtienne, si parfaitement leseffets avec les mêmes moyens. L’éblouissante conversation de Valéry présentait justement cecaractère spécifique qu’on ne l’entendait jamais se répéter, lui. Il savait à merveille vous avoirdéjà dit cela, et ne se serait pas permis une distraction <strong>dans</strong> ce domaine. Il se surveillait commeun acteur. Il savait que pour bien éblouir, il faut surtout n’avoir aucunement l’air de chercher àle faire. Le naturel <strong>dans</strong> ses paroles était le comble de la science, j’ai failli dire de l’art. Quandje vous lis, je vois encore mieux combien j’ai marché (verbe, en ce sens, éminemmentvaléryen), je suis stupéfait de retrouver des pans entiers de discours en apparence improvisés, sibien que j’hésite à interpréter les choses malignement : après tout peut-être s’agit-il là depersistance obsessionnelle. Je suppose pourtant qu’il n’y a pas eu que vous et nous qui avons eudroit à ces « découvertes ». Il lui fallait bien peupler le temps qu’il passait avec d’autres. AvecM. Lucien Fabre, par exemple.Ce nom me vient parce que c’est lui qui a mis le point final à mes visites rue de Villejust.Nous étions, deux ou trois je ne sais cette fois-là, venus comme d’habitude à l’heure du café.Valéry était très ennuyé, il n’avait guère de temps pour nous, il était obligé de recevoir un« horrible emmerdeur », un poète, disait-il, de « quatre-vingt-dixième ordre », qui le poursuivaitet dont il ne savait comment se débarrasser. Il aimait autant que nous filions pour nous éviter derencontrer ce personnage, etc. Mais comme nous partions, nous nous cognâmes à lui <strong>dans</strong> laporte, le maître de maison fit les présentations et on échangea quelques paroles. M. Fabre était,me sembla-t-il comprendre, un ingénieur qui faisait des vers, avec une petite barbe blonde bientenue, et les cheveux portés courts. Plutôt sympathique.Mais, quelle ne fut pas notre stupéfaction, à quelque temps de là, dc recevoir un livre de cemonsieur, intitulé Connaissance de la déesse, vers d’ingénieur, d’ailleurs pas plus agressifs qued’autres, mais avec une préface de Valéry qui était tout ce qu’on veut, sauf un texte decomplaisance. A près de quarante ans de distance, je me souviens de ma stupeur. Eh quoi,c’était là l’ « horrible emmerdeur » ? le « poète de quatre-vingt-dixième ordre » ? Quelleobscure raison pouvait avoir poussé M. Teste à se faire imprimer avec lui, à le présenter aupublic, à lui faire ce cadeau royal ? Ce que j’ai fait alors n’était pas très bien, commeaujourd’hui j’en juge. Mais si l’on se replace <strong>dans</strong> l’atmosphère morale de ce temps-là, pour magénération, <strong>dans</strong> cette espèce d’exigence que nous autres, surréalistes, avions d’abord à l’égardde nous-mêmes, eh bien ! on peut encore comprendre ce que j’ai fait : j’ai écrit à deuxexemplaires, l’un à M. Fabre, l’autre à M. Teste, une lettre où je racontais, pour l’un et pourl’autre, comment Paul Valéry m’avait parlé de l’auteur de Connaissance de la déesse. On medira que cela ne se fait pas, et j’en conviens. Mais je l’ai fait. Et cela mesure sans aucun doutele très profond abîme de ma naïveté d’alors.J’avais placé M. Teste très haut. Après tout il n’en pouvait mais. Bien qu’il y eût un peu aidé.Ses propos de 1896 sur le génie n’étaient pas présents que <strong>dans</strong> ma mémoire. Si M. Testeconsidérait que c’était <strong>dans</strong> la mesure de ses faiblesses que le génie était connu comme tel, il yavait en lui un certain faible de conversation. C’était une conversation qui faisait <strong>dans</strong> le génie


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1sans nul doute. Que voulait-il donc que nous pensions de lui ? que voulait-il faire ? Vous ledites excellemment, chère amie, il voulait faire de son Esprit un héros de roman. Et cela engénéral. Mais avec nous, qui le tenions si évidemment comme M. Teste en personne, il n’yavait point de mal, et comment aurait-il résisté à la tentation de nous plaire, en se montrant ceque nous souhaitions qu’il fût ? Aussi, loin de dissimuler son génie <strong>dans</strong> la conversation, avaitilla faiblesse de le montrer, sa conversation portait les caractères du génie, elle était le génie deM. Teste, et c’est dommage qu’il n’y eût point alors de magnétophone... j’imagine ce queValéry eût aimé le magnétophone... sans quoi on pourrait aujourd’hui me comprendre, si je disque, au bout du compte, toute la conversation de l’auteur du Carnet B, finissait par constituer,bon an, mal an, une phénoménologie du génie.A vrai dire, le postulat du génie valéryen qui nous sépare, vous n’en avez, ni moi, laresponsabilité. Il est indiscutable que c’est Valéry lui-même qui l’a posé, et dès 1896. C’est cepostulat même qui l’a mené au silence, à vingt ans de silence. Je viens tout à coup d’êtreilluminé d’une ressemblance, disant cela : entre Paul Valéry et Marcel Duchamp. Lemécanisme de la pensée chez ces deux hommes à un certain moment de la vie est la même(cette comparaison me paraît autrement juste, silence pour silence, que celle qui ramène Valéryà Rimbaud). Chez l’un comme chez l’autre, le postulat du génie entraîne l’installation d’uneasepsie totale. D’une stérilisation iii . Mais cantonnons-nous <strong>dans</strong> le domaine Teste. Le génie sansfaiblesse qui se laisse ignorer désormais fonctionne sans point d’application. C’est une bellemachine qui tourne à vide et se complaît de son improductive perfection. En quoi consiste aujuste le fonctionnement de la machine, la beauté des opérations mentales sans trace en ce tempsoù, dit Valéry : « J’avais cessé de faire des vers »... personne n’en peut rien savoir que surparole. Le caractère génial de cette période est aussi un postulat. Dont enfin Valéry lui-même afini par se fatiguer. Vous citez ce passage des Mémoires d’un poème qui le dit mieux que nousne ferions vous ou moi :Tandis que je m’abandonnais avec d’assez grandes jouissances à des réflexions de cetteespèce, et que je trouvais <strong>dans</strong> la poésie un sujet de question infinie, la même conscience demoi-même qui m’y engageait me représentait qu’une spéculation sans quelque productiond’oeuvres ou d’actes qui la puisse vérifier est chose trop douce pour ne pas devenir, siprofonde ou ardue qu’on la poursuive en soi, une tentation prochaine de facilité sous desapparences abstraites... Je ne voyais pas moins nettement que toute cette dépense d’analyse nepouvait prendre un sens et une valeur que moyennant une pratique et une production qui s’yrapportât.Quel long détour il a fallu à M. Teste pour abandonner l’idée que ce n’est que par faiblesseque le génie se fait connaître. Vous notez avec grande intelligence :Contrairement à l’opinion reçue, c’est donc l’exigence de son travail intérieur et, si l’on peutdire, sa logique qui a ressuscité en Valéry l’homme qui devait produire. Presque un quart desiècle plus tôt, en cette période pleine d’orage qui avait vu tarir son premier épanouissementpoétique, la même tendance avait pesé en sens inverse sur sa destinée.Quand il m’a été donné de connaître Valéry, il était donc à ce moment de sa vie où,contredisant M. Teste, il devait appuyer son génie de quelque production qui s’y rapportât.Mais il se trouvait alors en présence de jeunes gens qui avaient pris M. Teste au tragique et<strong>dans</strong> une certaine mesure grisé de leur admiration (il n’avait pas encore tant d’admirateurs) etsoucieux de ne point la perdre, il lui fallait devant eux revêtir le costume qu’il venaitd’abandonner, et refaire les gestes à vide du génie selon La Soirée. Cela n’était pas si difficilequ’il paraît : parce que cette production par quoi il s’avisait de soutenir le postulat de son génieétait effectivement né de ce fonctionnement de l’esprit pour sa jubilation propre (Je me voyaisme voir...) et que, <strong>dans</strong> son ensemble, elle n’avait d’autre matière que la description de ce


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1fonctionnement. Comme sa conversation, la poésie de Valéry, plus que du génie, relève d’unephénoménologie du génie, elle est une gesticulation. Une gesticulation noble, qui tend à laperfection, certes, mais une gesticulation.Aussi faut-il vous donner raison quand vous dites :A aucun égard on ne saurait souscrire au jugement des surréalistes, qui, en 1926, opposaientà telle phrase de M. Teste le fait que Valéry portât l’épée d’académicien. <strong>Les</strong> deux phénomènesne se rencontrent pas, c’est-à-dire que de l’un à l’autre il ne peut y avoir contradiction.Bien sûr que nous étions aussi naïfs, ce faisant, que j’avais été avec ma double lettre. Notreerreur était d’avoir pris Valéry pour M. Teste (mais il nou y avait cent fois encouragés), dès lorsqu’il ne l’était pas, il ne pouvait y avoir contradiction.Qui plus est : une autre justification de cette épée-là saute aux yeux, quand seulement on ypense. C’est que le génie s’y embarrasse sans doute les pieds, mais pour cela il faut que nousayons accepté le postulat du génie. Si ce génie n’existe pas, s’il n’est que gesticulation, l’épéeici s’inscrit <strong>dans</strong> le geste, le soutient, comme cette production à quoi l’on se résout. Nous nesaisissions pas bien l’humour de l’affaire. C’est que nous ne nous résolvions pas à reconnaître<strong>dans</strong> la gesticulation du génie ce qu’elle était à un très haut sens du mot, tout intellectuel,abstrait, pur, enfin désintéressé : une escroquerie.Je n’aurais pas dû écrire ce mot, maintenant on ne verra plus que lui, il dénaturera ce que jeviens de dire, et d’emblée obscurcira tout ce que je pourrai avancer par la suite. Sans doutevaudrait-il mieux, aussitôt dit, que je le retirasse. Je le retire donc, et c’est dommage. Valérym’aurait mieux compris... Enfin, c’est fait, et comme on ne peut vraiment retirer un mot sans enavancer un autre, je dirai que c’était là du très haut rastaquouérisme.Non point au sens de l’habillement tapageur, des bagues aux doigts, d’une façon de dire Monami le maharadjah de Kapurtala ou La dernière fois que je dînais chez l’empereurd’Autriche... Mais une certaine façon un peu ostentatoire de collectionner les références,fussent-elles justifiées comme pour Mallarmé iv , de se faire un entourage de répondants, d’EdgarAllan Poe à Riemann ou Henri Poincaré, sans parler de ce que j’appellerais les fonds surlesquels il aimera à détacher (détacher c’est le mot) ses exercices spirituels, Léonard, Descartes,Lucrèce, Goethe. Dans l’aventure spirituelle que Valéry oppose à l‘événement (qu’il méprise)un monde se trouve ainsi constitué où va évoluer ce rastaquouérisme de bon aloi. Dans cettesociété imaginaire, le personnage visible de Valéry, celui qu’on rencontre avenue Victor-Hugo,le cache-nez beige, la canne à manche recourbé, prend pour lui-même aspect de fantôme, defaux-semblant, de trompe-l’oeil. Je sais bien que mes essais pour élever le vocabulaire quej’emploie au-dessus de lui-même risquent fort de ne pas être compris. Sans doute Valéry m’eûtilici suivi avec cet oeil complice, et ne se fût-il point indigné si j’avais dit de lui, comme plusqu’autre chose descriptif, que l’instinct le portait à préférer la monnaie-de-singe à l’argentcomptant. Dans tous les domaines il ne s’intéresse qu’au mécanisme, et non point à l’efficacité,au résultat. Même quand il a décidé à nouveau de faire des vers, de produire quelquejustification communicable à autrui de ses expériences, il demeure tout de même <strong>dans</strong> une sortede lumière projetée de son ancienne gymnastique secrète, un goût du geste pour lui-même, ils’entraîne à des rétablissements immobiles.Le muscle chez lui est tout oculaire v , l’exercice limité à son idéation. Je ne sais vraiment s’ilressemblait au chevalier de Grassi, son grand-père, qui aurait pu reconnaître Stendhal, le faitest que si je vois passer M. Teste, est-ce lui ou moi qui pousse l’autre à ainsi penser, je l’ignore,mais le passant, cache-nez, canne, son point de repère abstrait, le rythme martelé de la marche,le fait est qu’il a l’air constamment d’avoir pu connaître, à défaut de Stendhal, du moins tel outel dont le nom ne vous dirait rien, mais qui relève précisément de ce snobisme de l’anonymat.Je le suis du regard comme si l’oeil pouvait appréhender ce rire tout intérieur qui habite notre


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »1homme. Ce petit ton farceur introduit <strong>dans</strong> les sphères supérieures de la pensée. Cette jubilationdu divorce entre ce qui tombe sous le sens et ce qui par définition lui échappe...Le mécanisme en est mis de temps en temps en lumière par Valéry lui-même, sous la forme depetits récits ou contes, dont le type même est ce que vous décrivez comme le conte de« Boris ». Je l’ai entendu sensiblement mot pour mot <strong>dans</strong> la bouche de Valéry. Mais alors, vers1921, il n’allait pas jusqu’à donner à l’histoire racontée un substratum particulier au point queson personnage prît un nom propre, qu’il le situât <strong>dans</strong> le temps, ou même lui assignât uneplace définie (impasse Royer-Collard), comme <strong>dans</strong> le récit que vous en donnez, qui estévidemment conforme à la transformation avec les années de l’anecdote valéryenne en mythevaléryen... mais je veux recopier ce que vous en dites plus précisément page 109, pour rendreplus perceptibles les progrès faits avec le temps de ce que j’appelle le rastaquouérisme chezValéry, moins, croyez-moi, par euphémisme, que pour faire entendre mieux le caractèreillusionniste vi de cette démarche de l’esprit :L’idée n’était pas neuve, écrivez-vous, pour Valéry que par la domination d’un instrument,quel qu’il soit, l’homme dépasse ses propres limites, devient un autre. Avant sa vingtcinquièmeannée il avait traité un thème comparable <strong>dans</strong> un conte que lui avait inspiré un despensionnaires de l’impasse Royer-Collard où il habitait alors et qu’il avait intitulé Boris. Borisétait un violoniste qui travaillait avec ferveur durant des nuits entières, quoique, àl’étonnement de son voisin, aucun son ne traversât jamais la cloison qui les séparait. Le secretde Boris, que l’observateur pénétrait peu à peu, c’était l’art avec lequel il figurait son jeu, ledessinait <strong>dans</strong> ses muscles avec une précision si rigoureuse qu’il lui suffisait, pour posséderson morceau, d’arriver au bord du son, que le son n’ajoutait plus rien au dialogue dramatiqueentre l’homme et son archet.A ce récit, <strong>dans</strong> la conversation, Valéry joignait, ou disjoignait plutôt, le mythe du cavalier oucelui du <strong>dans</strong>eur. C’est un thème où il se complaisait que celui de l’équitation comme opérationde l’esprit. Il citait plusieurs ouvrages de pédagogie équestre. Le mécanisme de la transmissionparfaite au cheval de la volonté de l’homme s’apparente pour lui au récit de Boris, il en imaginele développement en l’absence du cheval. Il est son propre manège. Ici aussi, l’on va demeurerau bord du son.Valéry avait son théâtre. Il était son théâtre. Cavalier sans cheval, pianiste tout mental, <strong>dans</strong>eurimmobile, il ne manquait pourtant jamais le bureau d’où dépendait sa vie matérielle, auministère de la Guerre ou à l’agence Havas. Et sans le moins du monde reprendre aujourd’huila condamnation naïve de 1926 qui fut celle de mes amis et la mienne devant l’entrée de M.Teste à l’Académie, force m’est bien de la considérer tout autrement qu’une boutade, si jesonge que chaque jour de sa vie, à heure fixe, Valéry entrait chez Mme Lucien Mühlfeld, dontle salon était alors l’antichambre de l’Académie. L’idée alors ne serait venue à personne que, desi longue main, M. Teste préparât son élection, il allait là, laissait-il dire, comme au café.N’empêche que tout s’est passé comme si... et désormais c’est là une donnée irréversible decette vie, une vue irrécusable sur les secrets de cette tête qui ne semblait occupée que desproblèmes les moins pratiques.Je vous concède volontiers, chère amis, que nous avions tout à fait tort d’y prétendre découvrirune contradiction de l’image que Valéry nous avait donnée de lui-même, incapables decomprendre que cette image même était un calcul de même ordre que l’assiduité chez MmeMühlfeld et que l’épée d’académicien au côté de M. Teste ne venait en fait que de sematérialiser, car en réalité il y avait belle lurette que sous notre nez M. Teste jouait avec maisdemeurait au bord du son. Notre réaction, il faut en convenir, avait le caractère un peu ridiculede ce que j’oserai appeler le réflexe du cocu vii .


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2A vrai dire, l’habit vert soudain de façon patente révélait la nature d’exercices jusque-làpurement mentaux. Criant à la contradiction, nous ne comprenions pas le véritable mécanismedu fantôme. Nous avions, je l’avoue, bonne mine à découvrir que cela faisait rasta : incapablesde saisir que précisément par là le style du personnage n’avait fait qu’accuser son caractère.Bref, la mimique de « Boris » nous en avait imposé tant qu’il n’avait pas franchi le bord du son.Mais voilà que le violoniste faisait du bruit, et nous apprenions avec stupeur qu’il jouait là toutle temps une chansonnette connue, et non pas la musique savante. Qui là-de<strong>dans</strong> avait tort ?Cela dépend absolument du point de vue d’où l’on juge. Nous étions d’affreux moralistes. M.Teste n’avait jamais prétendu se placer <strong>dans</strong> le domaine de l’éthique. Il était plutôt quelquechose du genre fil-de-ferriste : en bonne logique il n’y avait ici qu’à saluer l’exécution dumorceau longuement étudié, la perfection de l’exercice, sans tant s’attacher à l’habit dufunambule qui convenait parfaitement à tout prendre à cette « production » par quoi M. Testeavait une bonne fois décidé d’appuyer son activité spéculative.Vous voyez qu’il m’est impossible de parler comme il faudrait de votre livre. Le personnagede Valéry me gène viii , je l’avoue, pour m’y abandonner. Nous ne pouvons nous entendre tout àfait sur la signification d’un cache-nez que j’ai tout le temps envie de lui enlever pour mieuxvoir l’homme. On a tort, je le sais, en face du phénomène valéryen, de vouloir à tout prix lefaire entrer <strong>dans</strong> un jeu qui n’est pas le sien. La raison serait de prendre M. Teste comme un faitdonné, sans chercher à s’en arranger. Effacer l’homme. Il n’en resterait alors que le « produit »,la chansonnette. Après tout ce ne serait pas si mal. Puisque M. Teste s’est remis à faire des vers.Dont plusieurs sont fort beaux. De cette beauté racinienne de quoi tous les poètes ont rêvé,Baudelaire, Mallarmé, Apollinaire. Je ne sais ce qu’il adviendra d’eux,mais ils ont une bonnechance de survivre en tout cas au cache-nez. Et à la comédie que s’est si bien jouée le petit-filsde M. de Grassi, qui aurait pu connaître Stendhal.Vous me demanderez peut-être, mes préjugés mis à part, en quoi consistent ces insuffisancesde ma part que je me reconnaissais en débutant pour parler dignement de votre livre. Ou plutôtvous ne me le demanderez pas, craignant de me gêner, de me forcer à découvrir mes infirmités.N’en ayez crainte, mais ce serait trop long de les énumérer. Je me bornerai à un exemple : vousavez aperçu, page 118 de votre livre, un rapport à quoi je ne sache pas que quiconque ait jamaispensé entre Valéry et Mach. C’est une idée, à mon sens, extrêmement fertile, et qui devraitpermettre de rendre mieux sensible l’agnosticisme valéryen. Mais je ne saurais entreprendrecette exégèse, elle suppose des connaissances, je le répète, que je n’ai point, <strong>dans</strong> la philosophiecomme <strong>dans</strong> les sciences, et je m’en voudrais d’aborder avec légèreté un problème semblable :je préfère de beaucoup en laisser le soin aux marxistes professionnels, à l’attention desquelsj’aurais déjà beaucoup fait si j’ai pu signaler l’existence de vos Trois essais sur Paul Valéry. Ilen va de même pour les rapports hypothétiques de M. Teste avec ces domaines qui ne sontouverts à la science que depuis la mort de Valéry. La cybernétique, par exemple. Il estpassionnant d’imaginer l’auteur de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, devantcette science nouvelle, comme devant ces dépassements qui, m’a-t-on assuré, donnent déjà durecul au relativisme d’Einstein. Votre livre soulève par ricochets d’innombrables problèmes,que je ne puis qu’apercevoir, mais non aborder. J’ai notion, devant lui, de mes limites.Et pardonnez-moi donc de n’en avoir pas parlé.(<strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises, 27 novembre 1958)


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2ANNEXE IIPRENDRE SON REVE OU ON LE TROUVEOU LES ENNEMISOn m’aurait dit, il y a quelques années, que j’aurais lu avec une sorte de passion un livreconsacré au philosophe russe mystique que fut Nicolas Alexandrovitch Berdiaev, j’entendsd’ici ce que j’aurais répondu. Ce qui prouve qu’on se connaît mal. Il se trouve que le petitouvrage de Lucienne Julien-Cain, Berdiaev en Russie, précédé de La Russie est sortie desombres (Gallimard) a paru juste comme j’achevais ma partie de cette Histoire parallèle dont jene parlerai point, mais en marge de quoi je ne puis résister à une certaine dérive des pensées quim’ont traversé pendant ces trois années d’un travail ingrat et acharné. Peut-être est-ce ce quej’ai appris, l’écrivant, qui me rend autrement ouvert à certaines considérations, si incompatiblesqu’elles paraissent avec les idées qu’on me sait, pour ce que du moins elles se trouvent à mesyeux s’inscrire <strong>dans</strong> un cadre dont je ne puis me détacher, cette Russie d’avant et d’après 1917,à la lumière de quoi le détail Berdiaev prend valeur différente, caractère de commentaire,devient élement de comparaison, joue le rôle de trébuchet. Pas seulement.Il faut lire Berdiaev en Russie comme un roman philosophique, le roman d’un esprit et d’uneépoque. Sans doute change-t-il de caractère si le lecteur a déjà lumière de cette époque,éprouvant ici et là le frisson de la chose reconnue, c’est-à-dire si l’histoire qui lui est contée, àtel épisode, vient brusquement s’insérer <strong>dans</strong> ses connaissances, les confirmer, et qu’il se dit :ah ! oui, c’était alors que ceci se passait, cela se recoupe avec ce que je sais de Strouvé ou deDzerjinski... L’essai de Lucienne Julien-Cain devient roman <strong>dans</strong> la mesure du talent du lecteurcomme romancier, sans doute, mais il a ses qualités propres. Tout d’abord il est fait de deuxparties distinctes, que l’auteur a sans doute imaginées l’une La Russie est sortie des ombrescomme une préface ou introduction, l’autre (à proprement parler Berdiaev en Russie) comme lecorps du récit. Mais quand cela devient un roman, pour moi, je ne puis m’empêcher d’y voir undouble exposé qui éclaire le temps et l’homme, du point de vue de l’auteur d’abord, et <strong>dans</strong> laseconde partie de ce que Lucienne Julien-Cain tient de Berdiaev, par ses oeuvres ou saconversation. : c’est-à-dire que le héros du livre se trouve ainsi pris entre les deux projecteursqui en donnent le relief, par un procédé non sans analogie avec ceux de ce nouveau roman pourlequel semble avoir été créé le prix Médicis.A vrai dire l’auteur semble avoir eu prétention d’autre sorte : et tout d’abord exprimer parBerdiaev ce pays russe dont elle parle à merveille avec une curiosité et un amour qui lui en ontdonné une sorte de science émotionnelle. Plus sans aucun doute que trois brefs voyages, l’un en1935, et deux autres après 1948, c’est-à-dire après la mort de Nicolas Berdiaev, qui n’ont puavoir pour la voyageuse que valeur de vérifications, de sensibilisation de ses connaissancesabstraites. Son propos, conscient ou non, semble d’avoir été d’insérer son personnage <strong>dans</strong> leprolongement du passé russe, à ce moment de charnière entre lui et l’avenir soviétique. ; et cequi est sans doute l’exceptionnel du livre c’est d’avoir décrit cet homme que les bolcheviksdevaient rejeter hors de Russie et ses anciens amis une fois <strong>dans</strong> l’émigration considérer commeun bolchevik, avec une sympathie égale du passé et de l’avenir. A cet égard Berdiaev en Russiene ressemble à aucun livre que j’aie lus. C’est peut-être <strong>dans</strong> la première partie, celle qui ouvrele livre sur le paysage du passé, sur l’histoire de pensée russe depuis le XVIII e siècle, saphilosophie et sa poésie, que se trouve l’apport le plus proprement original de Lucienne Julien-Cain, mais il est d’évidence que c’est pour la seconde qu’elle a écrit le tout. Il faudrait racontercette biographie mentale, peut-être en y apportant l’esprit critique nécessaire, je veux dire lecommentaire historique au-delà de ce qui passe ici de l’histoire ; sans ce récit, on ne rendrait


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2pas compte de l’ouvrage. Au fait, j’en parle et n’en rends point compte. D’ailleurs je ne suis pastout à fait sûr que le lecteur attache même intérêt que moi à ces choses qui demandent au moinsles 180 pages du livre, et résumées risqueraient d’être incompréhensibles.Je ne suivrai donc pas Nicolas Alexandrovitch Berdiaev de ce Kiev où il naît en 1874 jusqu’à1948 où il meurt en exil en France.Comment résumer l’aventure intellectuelle de cet enfant d’un aristocrate voltairien et d’uneFrançaise croyante, dès la première jeunesse enclin au repliement sur lui-même, mais qui àl’Université de Kiev est attiré par la perspective de la révolution en marche, c’est-à-dire aurebours de son instinct individualiste, au point qu’il se considéra <strong>dans</strong> les années 90 comme unmarxiste, arrêté deux fois et comme social-démocrate déporté de 1898 à 1901 à Vologda.Voilà où, pour ma part, je l’avais ces derniers mois entr’aperçu : en effet, l’un de mesinterlocuteurs pour le dernier tome de l’Histoire parallèle (Aperçus donnés par quelquessoviétiques éminents), S.G. Stroumiline, membre de l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S.,racontant sa vie, notait en passant qu’en 1901 il avait lui-même été déporté à Vologda,mentionnant les conversations qu’il avait alors avec Lounatcharski, le futur commissaire dupeuple, avec Berdiaev, le philosophe, avec Savinkov, alors tolstoïen et prêchant la nonrésistanceau mal. Ainsi soudain m’apparaissait en marge de l’histoire que j’écrivais, decertains de ses acteurs ce personnage qui n’y joue pas à proprement parler de rôle, mais donttout de même un Stroumiline sera par la suite assez fortement occupé pour écrire contre lui etMerejkovski son livre <strong>Les</strong> Aristocrates de l’âme et les profanes, qui répond sans doute à ceSubjectivisme et individualisme que Berdiaev a terminé à Vologda, et qui fut imprimé à Saint-Petersbourg avant le retour de son auteur, avec une préface de Piotr Strouvé. A vrai dire, auxpremières années du siècle on tient encore Berdiaev pour un social-démocrate, et il partage cepoint de vue, assez pour s’étonner que les socio-démocrates lui reprochent son idéalisme, etbientôt le dénoncent <strong>dans</strong> leur presse. Mais déjà l’aventure intérieure l’emporte en lui surl’entreprise sociale : il a pris conscience de ce mysticisme que ne sauraient admettre lesrévolutionnaires, tout en demeurant convaincu de la nécessité de la révolution qu’il voit commeune apocalypse indispensable au triomphe de la conception mystique du monde, de cette« anarchie mystique » dont il va se réclamer, et pour lui la révolution est désormais l’étapenécessaire pour rompre l’évolution de l’homme tel qu’il est socialement défini, permettre lesaut hors de la nécessité sans lequel ne saurait se poursuivre l’expérience mystique. C’est vers1904 qu’il connaît sa seconde crise spirituelle qu’il résume lui-même disant que si les forces dela nature reconnaissent en l’homme un pouvoir qui les dépasse (et c’est là ce qui l’avait amenéessentiellement au marxisme, philosophie qui pose comme une donnée fondamentale lapossibilité pour l’homme de transformer le monde), en retour l’homme reconnaît <strong>dans</strong> lesforces de la nature un élément surnaturel qui lui est associé <strong>dans</strong> cette transformation même :cette reconnaissance de Dieu, son association à l’homme sont les traits de la crise que traverseNicolas Alexandrovitch à la veille de la révolution de 1905. C’est celle-ci, c’est l’évolution deses amis, de ses collaborateurs, Strouvé, Merejkovski notamment, qui vont l’éloigner d’eux :non que le mystique les voit maintenant à sa gauche, au contraire, car il leur reprochera de serapprocher du pouvoir, de tendre à devenir les fonctionnaires de cette société qui vient deretrouver un équilibre apparent. Il dénoncera les cadets, qu’il appelle la Gironde russe, tenuepar lui pour incapable de sauver la Russie. Il y a <strong>dans</strong> cet esprit une dialectique singulière : car,abandonnant le marxisme pour l’aventure mystique, il se trouve en même temps enclin à voir<strong>dans</strong> cette aile de la social-démocratie qui va s’en détacher, les bolcheviks, le seul espoir de larévolution, partant, pour lui, de la Russie, alors que ses conceptions l’en séparent, et que pourLénine, par exemple, le mystique ne se sépare guère de ses ex-amis cadets.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2J’ai dit que je n’allais pas suivre cette histoire, pour ne point la schématiser, et que fais-jed’autre ? Il est évident que l’intérêt porté par Berdiaev à Engels, lorsque paraît l’Anti-Duhring,en russe, qu’il tient d’ailleurs, en mauvaise part, pour le catéchisme de la philosophie marxiste,relève de ce double mouvement qu’il y a en lui, par quoi il reconnaît le bien-fondé de l’actionrévolutionnaire, mais s’y oppose idéologiquement au nom de sa mystique, et ce n’est guère unhasard que, refaisant à l’envers le chemin des fondateurs du marxisme, il soit porté, à partird’eux à se tourner vers Feuerbach. La dialectique hégélienne, à ce carrefour des idées, NicolasAlexandrovitch tente en réalité de la remettre sur la tête, au contraire de Marx et Engels, et c’estlà ce que signifie le chemin de Feuerbach repris à partir d’eux.A partir de là aussi, après le voyage qu’il a fait à Paris en 1908, et qui consacre sa rupture avecMerejkovski, Berdiaev va maintenant compléter cette évolution qu’amorçait la crise de 1904 : ilrejoint le christianisme, mais c’est à la façon des mystiques, hors de l’église, hors de la fixationecclésiale de la religion. Je ne vais pas ici, si important que cela soit, m’arrêter sur le rôle jouéen cela pour lui de Dostoievski : pour lui, dit L. J.-C. (et c’est là plus que l’origine livresque desa pensée ce qui me semble l’éclairer), le drame de l’homme en face de l’univers se joue sur leseul tableau de ses moyens créateurs. La conscience du divin, à laquelle Berdiaev nerenoncera pas, dont il a déclaré en lui l’inébranlabilité, elle intervient pour l’homme commeune finalité estérieure à ses actes : non pas comme la source, mais comme l’aboutissement desa liberté...Ce « drame de l’homme », ici pensé entre la révolution de 1905 et le drame sans guillemets dela guerre de 1914, c’est l’aliment intellectuel à la fois d’un Berdiaev et d’un André Biély, aveclequel il est étroitement lié alors, comme avec Vladimir Soloviev, avec le philosophe Féodorov.C’est la période où les symbolistes russes vont se rapprocher de la religion, mais pour chercherabri plus que <strong>dans</strong> l’église officielle, auprès de ces personnages singuliers, généralement nonconsacrés, qui jouent alors un rôle ébranlé <strong>dans</strong> la société russe (les startsy) dont l’histoire telleque nous la voyons retient surtout celui à qui les grandes duchesses et l’impératrice vont donnerun rôle de premier plan, le starets Raspoutine. Berdiaev, lui, échappera à cette mode : sonmysticisme n’a rien à faire avec le magisme qui sévit à la Cour impériale comme parmi unecertaine intelligentsia.Il se trouve que parallèlement à l’Histoire que j’écrivais avec André Maurois, j’avais l’espritoccupé de certaines données sur quoi je bâtissais ce poème du Fou d’Elsa en quoi j’entendaisreprendre quelque liberté par rapport à ce labeur sur lequel je ne tiens pas pour l’instant àm’exprimer. Dans le cadre de l’Andalousie maure au XV e siècle les idées et les images de ceténorme mot croisé prenant aussi le masque historique, je cherchais à traduire ce qui est le fondde ma vie et de ma propre aventure intellectuelle. Cela impliquait à la fois une exploration desmoeurs et de l’histoire andalouse, et de la poésie et des philosophies qui pouvaient s’y refléter,qu’il serait puéril de limiter aux oeuvres purement péninsulaires, quand, à ce bout occidental del’Islam et de la Guerre Sainte, viennent aboutir non seulement la poésie et la pensée proprementarabes, mais toute l’activité spirituelle de l’Islam non-arabe. Et particulièrement le mysticisme,sous ses aspects multiples. Mon affaire, à moi, était aussi de renverser les choses, mais nonpoint comme Berdiaev : me servant, par exemple, du vocabulaire mystique pour l’expressiond’une réalité. Mais s’expliquer là-dessus serait trop long, sinon pour dire que <strong>dans</strong> le rôle de lafemme, tel que j’ai tenté de le définir à peu près <strong>dans</strong> tout ce que j’ai écrit depuis trente années,il y a une ressemblance formelle avec ce que les mystiques de la Perse décrivent, avec cettedifférence que <strong>dans</strong> leur conception, la femme joue pour les Soûfistes le rôle de l’intermédiairemystique entre l’homme et Dieu, et que <strong>dans</strong> mon langage, c’est du rôle social de la femmequ’il est question ; et <strong>dans</strong> un monde d’où l’idée même de Dieu est absente, je me permets detranscrire à ma manière la formule de Marx : L’homme est l’avenir de l’homme, sous cette


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2forme qui ne la contredit pas : La femme est l’avenir de l’homme. C’est pourquoi l’image,qu’on retrouve à la fois <strong>dans</strong> le paganisme avec la Sophia, <strong>dans</strong> l’islamisme avec Fatima, ou<strong>dans</strong> le christianisme sous la forme du culte marial, m’était devenue un élément métaphoriquehabituel. Je ne pouvais pas ne pas m’intéresser à l’apparition <strong>dans</strong> ce milieu des symbolistesrusses qui entourait Berdiaev du mythe de la Dame de Beauté, de la Sophia, qui réapparaît ici.Et ce n’est pas sans une certaine curiosité que je retrouvai justement ces derniers jours, commeje venais d’achever le livre de L. J.-C., chez un commentateur du Soûfi de Malaga, Ibn’ Arabi(<strong>dans</strong> L’Imagination créatrice <strong>dans</strong> le soûfisme d’Ibn’Arabi d’Henri Corbin), cette phrase sur lareligion : Le malheur est que la norme religieuse une fois socialisée, « incarnée » <strong>dans</strong> laréalité ecclésiale, les insurrections de l’esprit et de l’âme se feront fatalement contre elle...Phrase qui explique la nécessité, soûfis ou startsy, de porteurs de l’expérience mystique hors decette norme « socialisée », chez qui les insurrections de l’esprit se produisent et s’identifientavec l’opposition sociale. Et cela est vrai d’El Hallâj, à l’étude de qui s’est consacré LouisMassignon, et aussi de Nicolas Alexandrovitch <strong>dans</strong> sa révolte contre l’église « socialisée », quicroira d’ailleurs, même approuvant la démarche des révolutionnaires marxistes, retrouver aussi<strong>dans</strong> cette démarche, avec son « catéchisme », une église contre laquelle il se dressera, au nomde l’anarchie mystique.Ainsi se recroisent les lectures, les époques, les rêveries. Et sans doute, pour qu’on me comprîtmieux, que l’on saisît mieux comment et pourquoi ce réaliste que je suis peut sembler ainsis’enfoncer <strong>dans</strong> les sables mystiques, aurait-il fallu qu’ici je développe ce que je veux direessentiellement <strong>dans</strong> le Fou : mais si je prenais ainsi les devants du poème, pourquoi, après,l’écrirais-je ? Il faut bien, si je l’ai entrepris, que ce soit pensant qu’il est des idées qu’on nepeut exposer par d’autres moyens que le poème, et qu’ici la création me permette d’atteindre oùla simple vue critique ne permet pas d’accéder. Et gardant pour moi, quelque temps encore, lesecret de mon Andalousie mentale, je n’ai qu’à en revenir à Berdiaev que va surprendre l’actesuivant du drame humain.A retrouver Nicolas Alexandrovitch <strong>dans</strong> cet été 17, où le voilà qui se brouille définitivementavec André Biély et ses amis sociaux-démocrates faisant à leurs yeux, faute de partager leurenthousiasme pour Kérenski, figure de réactionnaire, je retombe <strong>dans</strong> le paysage où je viens devivre trois années. Nous prenons les événements de l’histoire après un certain délai comme s’ilsavaient toujours été transparents, si leurs spectateurs avaient pu d’emblée les entendre. Mêmeun antibolchevik aujourd’hui sourira de ce que pouvait penser un homme de 1917, qu’il fûtcadet, menchevik ou s.-r. Il croira désormais savoir mieux, après ce décantage des années,l’histoire s’est pour lui simplifiée. Tout le temps que j’écrivais cette histoire de l’U.R.S.S. de1917 à 1960, j’essayais de revoir ce qui se passait alors avec les yeux non prévenus de l’hommequi ouvre le journal du jour et ne sait pas encore ce qu’il doit penser des choses. J’ai eu pourcela une grande curiosité des livres comme par exemple les Mémoires du général Bontch-Brouievitch, où j’ai puisé pour comprendre ce qui se passait <strong>dans</strong> la tête d’un officier du tsar enfévrier 1917, ou ceux, à bien des égards attachants, de A.I. Verkhovski, qui fut ministre de laguerre de Kérenski après l’équipée de Kornilov et dut se démettre parce qu’il s’était persuadéqu’il fallait tout de suite finir la guerre pour éviter de plus grands malheurs. Comment de telshommes voyaient-ils les bolcheviks ? Un Berdiaev, lui qui les connaît bien mieux et quidésavoue Kérenski cet été-là, en sent la force montante et il a la certitude que la Révolution nepeut pas demeurer au stade où elle est engagée à présent. Mais il ignore comment cette montéeirresistible, à ses yeux, arrivera à son but. Et L. J.-C. nous dit d’après les souvenirs de NicolasAlexandrovitch qu’ à partir d’octobre 17, non seulement se disipa le malaise qui l’oppressait,mais qu’il va éprouver une sorte d’euphorie et d’exaltation intellectuelle... La nécessité pour laRussie de vivre l’expérience bolcheviste lui apparaît comme inéluctable. C’est pour lui le


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2trournant de la destinée du peuple russe, un moment suprême de la dialectique de sonexistence.Ce qui ne change rien à son opposition d’ordre essentiellement spirituel. Il lui sera donné depoursuivre celle-ci, acceptant les conditions nouvelles et difficiles de la vie d’alors avec uncertain enivrement. Je ne puis dire, écrira-t-il, que j’aie éprouve de la part des autoritéssoviétiques une persécution particulière. Arrêté cependant une première fois <strong>dans</strong> l’hiver de1920, juste quand vient de lui être conféré un titre d’académicien... mais il me faut recopier lepassage consacré à l’interrogatoire que lui fait subir un jeune homme blond aux yeux tristesrevêtu d’un uniforme militaire décoré de l’étoile rouge... Il y avait <strong>dans</strong> ses manières quelquechose d’affable et de doux : il fit asseoir Berdiaev et lui dit seulement en guise d’entrée enmatière : « On me nomme Dzerjinski. » Berdiaev sut ensuite qu’il était le seul inculpé dont lefondateur de la Tchéka, l’homme devant lequel tremblait toute la Russie avait voulu diriger enpersonne l’interrogatoire, auquel assistait aussi Kaménev, en tant que vice-président de laTchéka, et un troisième délégué que Berdiaev avait connu jadis à Saint-Pétersbourg au tempsde sa jeunesse littéraire. L’entretien fut entièrement circonscrit sur le terrain idéologique.« ...Il en va de ma dignité de penseur et d’écrivain, dit en substance l’inculpé au hautpersonnage qui l’interrogeait, de parler exactement selon ma pensée. » A quoi Dzerjinskidevait répondre : « C’est aussi exactement ce que nous attendons de vous. » L’interrogatoirese déroula ensuite comme une sorte de monologue au cours duquel l’homme de réflexion queBerdiaev restait <strong>dans</strong> toute conjoncture tenta d’expliquer à son interlocuteur que si, sur leterrain philosophique, moral et enfin religieux, il apparaissait comme un adversaire ducommunisme, il insistait sur le fait que <strong>dans</strong> le domaine politique il n’avait pris envers luiaucune position, quelle qu’elle fût. <strong>Les</strong> inerruptions de Dzerjinski furent rares, pourtantpertinentes, et de l’espèce de celle-ci : « Est-il possible d’être matérialiste en théorie etidéaliste <strong>dans</strong> sa vie ou réciproquement ? » Une fois terminé le long exposé de Berdiaev, lechef communiste lui posa encore, concernant l’affaire en cours nommée « Centre tactique »quelques questions qui avaient trait à des individus ; et comme Berdiaev les éluda, il ne lesréitéra pas...Après trois quarts d’heure d’interrogatoire, Dzerjinski fait remettre Berdiaev en liberté, quidira de lui qu’il lui a donné l’impression d’un homme sincère et parfaitement convaincu...Il se trouve que <strong>dans</strong> les Mémoires de Verkhovski, une scène à peu près analogue est décrite.Verkhovski était entré <strong>dans</strong> la conspiration des s.-r., il est arrêté au printemps 1918 àPétrograd :La sentinelle m’avait conduit <strong>dans</strong> une pièce modestement meublée où derrière une table,penché, écrivait un homme grand et maigre, au front dégarni, avec une petite barbiche. Ils’arracha à son travail et releva la tête. <strong>Les</strong> yeux gris et intelligents regardaient attentivementet simplement : il y brillait de l’intérêt et un sentiment de qui-vive. Je reconnus le président dela Tchéka.- Nous avons suivi tout ce que vous avez fait, dit-il, nous vous avons laissé en liberté pourautant que nous n’y voyions pas de danger. mais maintenant le parti des s.-r. passe à l’action,et votre arrestation est nécessaire, comme mesure prophylactique.Et Dzerjinski va demander à Verkhovski :- Pourquoi n’êtes-vous pas venu à nous après octobre ? Est-ce que nous n’avons pas exécuté<strong>dans</strong> la vie ce pourquoi vous combattiez, et pourquoi vous vous êtes séparé de Kérenski ?Verkhovski s’étonne : Est-ce que suivant les règles même de la guerre civile, il n’eût pas fallul’anéantir ? Au lieu de quoi, Dzerjinski lui posait la question même qui l’avait travaillé.- Pourquoi je ne suis pas venu à vous ? Parce que la Russie était déchirée en deux parties quiavaient également tort ! <strong>Les</strong> gardes blancs m’inspirent du dégoût, « Armée des volontaires »,


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2Kornilov, Doutov, c’est la contre-révolution qui prépare le retour de l’ordre ancien en Russieavec la discipline du bourreau et la mort spirituelle, tout ce qui s’était mis à me répugnerpendant la guerre. Mais passer à vos côtés, je ne le puis. Tous mes efforts ont tendu à défendrema patrie, à lui obtenir une paix honorable. Et ce qui a été fait à Brest est atroce. Au lieu deconclure simplement la paix et de conserver la frontière de 1917 (et c’était alors possible),Trotski a lancé le mot d’ordre « Ni paix, ni guerre ». Cela a donné aux Allemands le prétextepour passer à l’offensive et nous arracher l’Ukraine, la Biélorussie, Pskov, et toute la côtebalte, de nous enlever toutes les réserves et armes qu’avaient encore les armées du front.Accepter cela était au-delà de mes forces. J’estimais que la vie future de notre pays, c’était laConstituante qui allait la construire et vous l’avez chassée ! J’estimais juste d’enlever la terreaux gros propriétaires et d’installer le contrôle ouvrier sur les usines, mais en conservant lesbases du régime capitaliste. Et vous avez été au-delà du possible, et <strong>dans</strong> la famine et ledésarroi, vous vous êtes mis tout de suite à construire le socialisme. Mais le peuple n’est pasencore mûr pour le socialisme ! Vous avez passé les menottes à l’initiative des paysans et desartisans, vous vouez le peuple à la famine. Je ne puis marcher ni avec les Blancs, ni avec vous.Je suis resté entre deux barricades et je ne vois pas d’issue...Et Dzerjinski :- Mais est-ce que vous ne désirez pas le triomphe des blancs ?Verkhovski :- Non, je ne le veux pas.Dzerjinski :- Donc vous devez nous aider à organiser l’Armée rouge, qui pourrait repousser la ruée desBlancs.Verkhovski :- Je suis prêt à le faire, mais ne sais comment. La révolution a des soldats, cela, je l’ai vu demes yeux, mais il n’y a pas d’officiers. Il faudrait au moins s’assurer cette jeunessedémocratique qui marchait en 1917 avec les Soviets. Mais cette jeunesse tient pour ladémocratie, elle est contre la dictature du prolétariat. Si vous pouvez y parvenir et collaboreravec le parti des s.-r., alors il serait facile de trouver des officiers et de créer une arméevéritable.C’ets ainsi que Verkhovski expose son point de vue d’officier, comme Berdiaev sa mystique,au même patient Dzerjinski.Celui-ci cite les noms des officiers généraux passés aux bolcheviks, il essaie de le persuaderque la dictature du prolétariat est le seul chemin de la liberté, de la fraternité, de l’égalité, et ilajoute :- A une étape quelconque de la révolution, les gens comme vous devront passer à nos côtés.Et Verkhovski est troublé, il n’a point de plan d’action précis, il n’entend rien à ce qui sepasse, mais les paroles de Dzerjinski trouvent un écho en lui :Ce n’était pas précisément un ennemi au pouvoir de qui j’étais, mais un camarade plus âgéqui cherchait à me mettre sur le bon chemin. « Eh bien quoi, restez en prison, dit-il,réfléchissez. Vous me remercierez par la suite de vous avoir arrêté et par là mis à l’abri dessottises à quoi vous-même par la suite ne trouveriez pas de justification.Ce sera au printemps de 1919 seulement, au bout d’un an de réflexions en prison, deconversations avec les hommes arrêtés, les ennemis du régime, que Verkhovski fera dire par safemme à Dzerjinski qu’il est prêt à passer aux côtés des bolcheviks : c’est au temps duVIII e congrès du parti, quand la menace est de tous côtés, Koltchak à l’est, Dénikine versMoscou... Verkhovski est envoyé à l’état-major de Léningrad.


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2Comment ne pas rapprocher ces deux histoires, Berdiaev et Verkhovski devant Dzerjinski ?<strong>Les</strong> sources en sont telles qu’aucun doute n’est permis sur leur véracité. Si nous avions pourtous les faits de telles lumières concordantes ! Mais Berdiaev aura, sortant du cabinet deDzzerjinski, encore deux années de liberté où il lui sera possible de donner des conférencesspiritualistes. Cependant, <strong>dans</strong> l’été de 1922, il est à nouveau arrêté. Cette fois on lui signifiequ’il est invité à quitter la Russie soviétique pour l’étranger, avec menace d’être fusillé s’ilrentrait <strong>dans</strong> son pays. Il partira donc, avec un certain nombre de savants, écrivains, hommespolitiques, pour lesquels semblait exclu un ralliement ultérieur au communisme. « C’était unemesure étrange, écrit Berdiaev, et qui ne se renouvela pas. J’étais chassé de ma patrie, nonpour une raison politique, mais pour des raisons idéologiques.. »La grande tristesse de Nicolas Alexandrovitch, L. J.-C. la souligne, la décrit. Elle en a été letémoin en France jusqu’à ces jours de 1943, quand l’Armée rouge tourne les Allemands et lespoursuit le long du Dniepr : ...J’avais périodiquement en ces temps cruels, et malgré ladifficulté des transports (il venait de Clamart), la visite de Berdiaev <strong>dans</strong> l’appartement quej’habitais près du parc Monceau. Nous parlions aussitôt des opérations : sans carte, les yeuxdemi-fermés, on comprenait qu’il entendait le long du fleuve la marche libératrice des soldatsde sa patrie avançant vers Kiev ; parfois il s’étonnait d’un retard, d’un piétinement, dont il necomprenait pas la raison ; et puis, il reprenait sa contemplation. C’était un rêve sacré qu’ilvivait.Mais Nicolas Alexandrovitch, ni cet intelligent témoin aujourd’hui qui vient à la barre, nesemble avoir compris l’essentiel de cette étrange mesure de l’été 1922 : Dzerjinski venait desauver la vie de Berdiaev, comme il avait, en l’arrêtant, épargné à Verkhovski le sottisesirréparables. On ne peut douter que cela fit part d’une méthode consciente <strong>dans</strong> lecomportement envers les hommes. Et si l’on en veut une preuve, quittons Berdiaev pour unautre personnage dont l’histoire est instructive.Il s’agit du menchevik Martov, qui se trouvait en Suisse pendant la guerre, comme Lénine. (Etpeu-être, le nommant, attirerai-je, par dérogation, l’attention sur sa part <strong>dans</strong> la fameuse histoiredu « wagon plombé », et le fait, généralement lu, que ce menchevik chaleureusement reçu parses camarades de parti, est rentré en Russie par le mêmes moyen que Lénine, <strong>dans</strong> les mêmesconditions, seulement un mois plus tard... mais je vous renvoie à mon livre...). En 1962, lesIzvestia ont publié une nouvelle de ce Kazakievitch que nous venons de perdre, intitulée <strong>Les</strong>Ennemis. Je vais la publier <strong>dans</strong> la collection Littératures soviétiques que je dirige chezGallimard, avec Le Cahier bleu, où cet auteur, pour la première fois, après plus de trenteannées, s’est permis de réintroduire le visage de Zinoviev.Dans <strong>Les</strong> Ennemis, on voit comment Lénine donne mission, en cachette du Conseil desCommissaires du peuple, à une ancienne menchévik passée au parti bolchevik de retrouverMartov, alors pour combattre le pouvoir soviétique passé <strong>dans</strong> l’illégalité, et de lui offrir dequitter le pays, étant donné qu’il n’y a aucune chance, pour lui comme pour Berdiaev et sescompagnons, de ralliement ultérieur. Nous sommes aux derniers jours d’avril 1920, c’est-à-direquand Dénikine est vaincu, mais Wrangel subsiste, et va se déclencher l’attaque des Polonais....C’est-à-dire après cet hiver où a lieu la conversation Dzerjinski-Berdiaev. Lénine légitime lesecret <strong>dans</strong> lequel il entend opérer par rapport à ses collègues du gouvernement, disant, au seindu Conseil, il y a des gens, comment vous dire... qui sont plus léninistes que Lénine lui-même.Martov qui va s’exprimer devant l’envoyée de Lénine avec une grande violence (Je ne veux pasqu’il me ménage. Je le hais aujourd’hui autant que je l’aimais hier. Je hais son visage, sesmains, son attitude, tout ce que tu as dit, sa conviction, sa modestie, et le fait qu’il t’a envoyéeici, et tout ce qu’il dit et tout ce qu’on dit de lui...) acceptera finalement de partir et près d’un anplus tard on apporte à Lénine le premier numéro du Courrier socialiste, de Berlin, dont Martov


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2est rédacteur en chef, et au Conseil des Commissaires du Peuple on s’étonne que la Tchéka l’aitlaissé filer, Lénine dit alors à Dzerjinski (avec lequel il avait longuement parlé juste avant defaire rechercher Martov l’année précédente) :- Hé ! vous entendez, on parle de vous.- Que voulez-vous, nous ne sommes pas parfaits, nous non plus, dit Dzerjinski, le visageimpénétrable.J’avouerai que je n’ai pas raconté cela seulement pour prouver l’existence du système deLénine, appliqué par Dzerjinski, <strong>dans</strong> le cas notamment de Berdiaev. Mais aussi pour medonner occasion de dire une chose qui me tient à coeur.C’est en 1959 que les Editions militaires du Ministère de la Défense de l’U.R.S.S. ont publiéNa troudnom perevale ( Un passage difficile) de A.I. Verkhovski, où l’auteur rapporte desconversations , par exemple, avec des leaders s.-r. , comme Gots et Feit, ou les prisonniers aveclesquels il était enfermé. C’est vers le même temps qu’ont paru les Mémoires du généralBontch-Brouievitch où figurent aussi des ennemis. Cela peut paraître ici fort ordinaire, mais j’ail’envie de vous raconter une petite histoire.Quand j’ai écrit mon roman <strong>Les</strong> Communistes, dont le moins qu’on peut dire est que le Partifrançais l’avait accueilli avec chaleur, il se passa assez longtemps avant qu’on se décidât à lepublier en U.R.S.S. Rencontrant alors Alexandre Fadéev, celui-ci me demanda (il ne lisait pasle français) : - Mais <strong>dans</strong> ton livre, est-ce qu’on voit des ennemis ? et moi, un peu étonné, dem’exclamer : - Bien sûr ! cette idée ! Alors Fadéev, secouant la tête : - Voilà le malheur... ditil.Jusqu’à ces derniers temps (je ne sais si cela a changé), vous auriez vainement cherché auMusée de la Révolution, par exemple, une seule image d’un général blanc, d’un adversairequelconque, d’un oppositionnel, par exemple, quelles qu’aient pu être ses fonctions,historiquement, nous semble-t-il, impossibles à barrer ainsi... Et cela s’étendait ainsi auxMémoires, il fallait un cours nouveau pour que paraissent des livres comme ceux dont je viensde parler. Le pas suivant, ce sont les écrits de Kazakievitch, où l’on voit et l’on entendZinoviev, Martov. A l’automne de 1962, la publication de poèmes, de nouvelles, comme celledont nous entretenait la semaine dernière l’auteur du Monument, Elsa Triolet, où est levé uncertain nombre d’hypothèques sur la réalité, un certain nombre d’interdits ix , constitue, il n’enfaut pas douter, une part d’un système qui se développe depuis 1956, et qui n’a pas fini de sedévelopper. Il ne faut pas douter de son caractère conscient, pas plus que <strong>dans</strong> le comportementde Lénine et de Dzerjinski, et ne pas oublier que ce système correspond avec la volontéaffirmée d’un retour aux normes léninistes, trop longtemps abandonnées.Ces faits que je souligne, je n’y applaudis pas seulement pour des raisons politiques. Je suisécrivain, il ne faudrait pas l’oublier. J’ai pour cette raison senti plus que d’autres, mêmeindirectement, malgré la liberté dont je pouvais jouir comme communiste français, le poids deces règles négatives qui freinaient, <strong>dans</strong> le pays même qui s’en réclamait, où il avait prisnaissance, le réalisme socialiste <strong>dans</strong> son développement , et qui risquaient de le déshonorer.Ceci éclaire certains passages de ce Discours de Prague, publié ici même, où j’ai tenté l’étédernier d’aborder le problème <strong>dans</strong> son ensemble. On peut me le reprocher, mais je n’ai aucuneraison de cacher ce que j’ai dit où je croyais devoir le dire, à plusieurs reprises, et qui est quej’ai pensé de ce poids-là que, s’il n’était pas enlevé des épaules des créateurs, il rendraitdéfinitivement impossible de se réclamer du réalisme, socialiste ou pas, de tout réalisme. C’estde quoi je n’étais guère prêt à faire mon deuil. Ne pas craindre la vérité, y trouver au contraireson orgueil, m’ont toujours paru les lettres de noblesse des écrivains qui se réclament de latransformation du monde par l’homme. Que soient aujourd’hui en train d’être battus, et cela nesera peut-être pas si simple que tout ça, ceux qui prétendent encore nécessaires des interdits,lesquels ont surtout servi à masquer une dénaturation du socialisme, cela, je ne puis l’accueillir


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »2que comme un grand espoir, non seulement de littérature, mais de l’humanité. Il est trèsremarquable, aux yeux de tout observateur de bonne foi, que ces dernières années, j’allaismême dire ces derniers mois, soit apparue en U.R.S.S. une véritable génération d’écrivains quise sont d’emblée placés <strong>dans</strong> la lumière où ils peuvent être comparés aux grands auteurs duXIX e siècle russe, à leurs meilleurs aînés soviétiques. Cela ne peut être hasard. Je suis de ceuxqui affirment le lien nécessaire entre la création artistique et la politique. Un changement depolitique peut se juger sur la littérature qui l’accompagne : la qualité de la littérature soviétiquenouvelle me paraît une confirmation de la « nouvelle politique » qui se développe depuis neufans, avec ses grandes étapes de 1956, 1957, 1961... De cela, je n’avais guère la place pourécrire <strong>dans</strong> ce livre que l’on vient de publier, mais croyez-m’en, la place en est grande <strong>dans</strong>mon esprit d’écrivain, <strong>dans</strong> mon coeur d’homme. Je n’ai pas ici achevé en deux pages de direce que j’ai à en dire.Lorsque Lénine dénonçait d’un bloc avec Strouvé l’aide d’un Merejkovski et d’un Berdiaevaux « liquidateurs » cadets et sociaux-démocrates (ce que L. J.-C. considère comme injusted’où elle le regarde), c’est-à-dire <strong>dans</strong> les années d’avant-guerre, Berdiaev avait collaboré, fûtcepassagèrement, à la revue Viékhi (Jalons) de Strouvé, d’où une revue de l’intelligentsiaémigrée qui paraît en 1921-22 à Prague, puis à Paris, tirera son nom, Smiena Viékh(Changement de jalons), Lénine devait prêter grand intérêt à la lecture de cette revue, rédigéepar des hommes dont il dit qu’ils représentent un courant social et politique ayant à sa tête descadets marquants, certains ministres de l’ancien gouvernement de Koltchak. Il ajoute même,l’un d’eux ayant déclaré : Je suis pour le soutien du pouvoir soviétique parce qu’il s’est engagé<strong>dans</strong> une voie qui l’achemine vers le pouvoir bourgeois ordinaire (il s’agit de la NEP, lanouvelle politique économique de Lénine), que la franchise de cet aveu lui plaît mieux que lesdoucereux mensonges communistes qu’il lui arrive tous les jours d’entendre : L’histoire connaîtdes transformations de tout genre : compter sur la conviction, le dévouement et autresexcellentes qualités, morales ou politiques, n’est guère sérieux.. L’ennemi dit une vérité declasse en signalant un danger que nous courons.C’est ainsi qu’alors, en fait, un Lénine préconisait l’étude de ce que dit l’ennemi, à quoi, par lasuite, on a substitué la citation déjà mâchée par d’autres : Lénine ne craignait pas de regarder enface l’ennemi de classe lui-même, et l’abandon de cette façon de faire a été certainementnuisible pour la sociologie, l’histoire, la philosophie, et aussi la littérature. La créationartistique, s’il est des gens qui la considèrent comme devant se produire <strong>dans</strong> les conditionsabstraites de laboratoires calfeutrés aux vents du dehors, cela ne peut sûrement pas être là lepoint de vue de véritables réalistes socialistes, qui ne sauraient parler par coeur de la réalité,même ennemie. On peut croire que j’enfonce des portes ouvertes, mais au temps où Fadéevs’inquiétait de la présence des ennemis <strong>dans</strong> un roman de moi, ce que je dis eût passé pour durévisionnisme : car c’est le propre des révisionnistes du léninisme d’appeler « révisionnistes »ceux qui remontent aux sources, instituant pour empêcher la vérification de ce qu’ils avancent,un dogmatisme qu’on aurait tout à fait tort de croire inconciliable avec, au moins, une certainesorte de révisionnisme.L’étude de la pensée hors des cadres de la pensée scientifique du marxisme a pu être un tempsdénoncée comme une pratique dangereuse mais cela n’a effectivement rien à voir avec lemarxisme véritable. Pas plus que le portrait de l’ennemi, la connaissance hétérodoxe ne relèvedu péché contre la société. Connaître, comprendre, savoir dire la vérité ne se peuvent où desbarrières sont mises à la prospection de la réalité. Et en art rien n’est plus que le réalismeétranger aux schémas, aux dogmes, à l’image d’Epinal, à l’abstraction sous quelque forme quevous la considériez. Pour voir la réalité d’un temps, pour l’appréhender, le point de vue d’unmystique ou celui d’un banquier ne me sont pas moins nécessaires que le point de vue de


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »3l’ouvrier ou du bon élève des manuels. La question n’est pas de ce qu’on lit de qui on lit, maisde comment on le lit. Il faut naturellement, pour lire, d’abord savoir lire. Et le témoignage d’unBerdiaev, par exemple, ne me suffit pas à lui seul, il se replace pour moi <strong>dans</strong> un ensemble, ilest comme je l’ai dit au début le détail Berdiaev. A qui cherche à acquérir une vue d’ensemble,le détail est souvent utile pour établir l’échelle et la perspective de cette vue. Plus que lesdoucereux mensonges dont parle Lénine qui précisément bouchent la perspective.C’est assez dériver, dérêver, d’un rêve sur l’autre : mais ne faut-il point prendre son rêve oùon le trouve ? Il ne me reste plus qu’à faire quelques reproches à Lucienne Julien-Cain. Songoût de la Russie lui fait souvent, comme pour en transmettre la saveur, employer l’alphabetcyrillique, comme si la chose nommée en devenait par là plus sensible, <strong>dans</strong> sa forme nationale.Mais je lui chercherai chicane si partant par exemple des voitures qui furent fabriquées après lavictoire de 1945 et qui s’appelaient du mot russe pour « victoire », Pobeda, elle le transcritPobed, non seulement oubliant l’ a terminal, mais l’orthographiant entre le b et le d avec lalettre tat, supprimée depuis la réforme d’il y a quarante ans au lieu de l’e qui (s’il se mouille àl’oreille) s’écrit <strong>dans</strong> l’alphabet russe comme le nôtre. Cet archaïsme ne peut se défendred’aucun point de vue, il n’y avait pas de Pobeda avant 1917 et entre nous soit dit la victoiresoviétique a bien le droit à la graphie de ses artisans.On entend bien qu’il n’y a pas que le cas de ce seul exemple. Je critiquerai aussi la bizarretranscription qui présente l’écrivain Victor Chklovski sous le nom de Chlovskiu, alors que toutle monde écrit Dostoïevski et non pas Dostoïevskiu, les désinences des deux noms étantcependant semblables en russe. Il est vrai que les noms propres en ski s’écrivent <strong>dans</strong> l’alphabetrusse avec deux voyelles terminales, l’i et la lettre intermédiaire entre l’u et l’i qu’on transcritclassiquement en français par y. : aussi, choisissant, au XIX e siècle, on écrivait Dostoïevsky, lefrançais moderne préférant la terminaison en i <strong>dans</strong> les deux cas parce que le passage du russeen français s’efforce toujours d’être phonétique. On croira peut-être que c’est pour des raisonspolitiques que je demande qu’on écrive selon les règles qui ont cours en U.R.S.S. et en Franceaujourd’hui : à vrai dire c’est le respect simplement de l’usage que je réclame, auquel on nesaurait substituer les fantaisies philologiques de certains spécialistes. Le russe est celui quis’écrit et se parle, et il en va de même du français.Peut-être L. J.-C. trouvera-t-elle ma pédanterie déplacée : mais c’est précisément parce que jen’aime pas qu’on enlève son parfum au thym <strong>dans</strong> notre langue en lui enlevant son aspectphysique pour l’orthographier tin ou comment voudra-t-on ? que je sollicite d’elle, pour leséditions ultérieures de son livre qu’elle rende aux mots russes leur aspect familier ; ou bien que,si elle persiste à écrire Chklovskiu, elle donne alors au héros de Tolstoï <strong>dans</strong> Guerre et paix lenom de prince André Volkhovskiu, mais de toute façon pas de Bolkhovski comme elle fait, parconfusion avec le B français du V russe qui s’écrit B, si bien que ce nom-là vous a l’air (Bous al’air, dirait le baron de Foeneste) prononcé par un espagnol qui <strong>dans</strong> sa propre langue donne leson B à la lettre V et appelle cette porte de Grenade dont le nom est Vivarambla, Bibarambla,par un curieux héritage des Maures x (Barrès coupant la poire en deux, orthographieBivarambla).Sans parler des traces germaniques <strong>dans</strong> l’écriture en français des mots russes, qui font écrireAlexandre Newsky (tiens ! pas Newskiu...) pour Newski : le v français, n’étant pas un vaouallemand, n’a aucun besoin de voir se substituer (pour traduire le v russe) le double-vénécessaire en allemand pour ne pas se prononcer comme un f.Mais voilà que ces remarques me ramènent à ma folie, et c’est dit j’abandonne la Neva pour leDarro et le Xenil où les transcriptions orthographiques, avec la superposition du castillan et del’arabe, des traditions françaises et des notations internationales (cet espéranto des savants)diffèrent assez, pour que d’avance je sois certain de tomber <strong>dans</strong> tous les pièges d’un monde


Bernard LEUILLIOT « <strong>Hommages</strong>, <strong>tombeaux</strong>, <strong>reconnaissances</strong> <strong>dans</strong> <strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises... »3dont l’émir s’appelant Mohammed ben Abou el Hassan ben Abdallah, nous avons fait de luitout simplement Boabdil.(<strong>Les</strong> <strong>Lettre</strong>s françaises, 14 décembre 1962)


i1Lucienne Julien-Cain, Trois essais sur Paul Valéry ( « Valéry et l’utilisation du monde sensible » - « Edgar Poe etValéry » - « L’être vivant selon Valéry »), Gallimard, 1958.ii2J’aurais dû me méfier de certaines intonations méridionales par-ci par-là : n’écrivait-il pas faire soleil pour faire dusoleil ?iiiIl est étrange que Valéry ne soit pas devenu joueur d’échecs comme Duchamp. : cela lui serait allé comme un gant.Seulement les échecs, cela comporte une vérification fâcheuse pour le génie : on peut être battu.ivIl a su admirablement « faire parler » Mallarmé, avec, si je puis dire, cette restriction que je le soupçonne un peu del’avoir testifié.vVous le rappelez, Mme Edmond Teste l’écrit : Il fait de ses yeux un usage étrange, un usage tout intérieur.viPermettez-moi de pester sur cet accent péjoratif que prennent intempestivement les mots. Je ne l’arrangerais mêmepas à définir l’illusionniste comme celui qui fait illusion. La grandeur qu’il y a <strong>dans</strong> l’illusion, la difficulté de « faireillusion » dépasse le langage.viiChose étrange : <strong>dans</strong> les rapports intellectuels entre générations différentes, il en va à l’inverse des rapportsamoureux, ce sont toujours les plus jeunes qui sont les « michés »..viiiLe personnage... il y a une étude à faire de Valéry considéré comme un Rastignac intellectuel, avec un banc del’avenue Victor-Hugo comme Père-Lachaise, passés les cinquante ans qui s’écrie : « A nous deux, Paris ! »ixUne journée d’Ivan Denissovitch, d’Alexandre Soljenitsyne, à paraître aux Editions Julliard en janvier 1963.xBab-er ramla, disaient-ils.

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