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passages - Pro Helvetia

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couvert des formes de la poésie. Pour tous ceux<br />

qui se mettent à écrire un livre ou à tourner un<br />

film sur le Japon, il en va plus ou moins de même.<br />

Croire qu’ils puissent dire quelque chose de durable<br />

sur «la» culture des autres, c’est un malentendu.<br />

Nous ne voyons que des extraits du réel,<br />

fortuits et limités, mais les surreprésentations ou<br />

les caricatures qui en résultent sont souvent vendues,<br />

contre notre volonté, comme des représentations<br />

fiables. (Et qu’elles soient vendues, qu’elles<br />

doivent être vendables est la raison principale<br />

de cet état de choses. Le commerce est l’ennemi<br />

de la nuance). En sens inverse, lorsque des Japonais<br />

vont en Europe, et racontent ce qu’ils ont<br />

vu, il se passe quelque chose de comparable, pas<br />

exactement la même chose, cependant. Les exemples<br />

ne manquent pas.<br />

Pensons à Natsume Soseki, le grand romancier,<br />

qui a raconté l’irruption du mode de vie occidental<br />

dans celui du Japon, en adoptant le point de<br />

vue d’un chat. Sa relation avec la culture occidentale<br />

fut intense, mais pas particulièrement réjouissante.<br />

Durant les deux ans qu’il passa à Londres,<br />

il se sentit, selon son propre témoignage,<br />

comme «un chien vagabond parmi les loups».<br />

«Nous sommes des paysans mal dégrossis, des<br />

provinciaux, de stupides singes des montagnes, de<br />

mystérieux nabots couleur de terre; c’est pourquoi<br />

l’on conçoit aisément que les Européens<br />

nous méprisent. Ils ne connaissent pas le Japon,<br />

ne s’intéressent nullement au Japon, par conséquent<br />

ils ne nous respecteront pas, ni ne nous aimeront<br />

(même si nous méritons leur intérêt et<br />

leur respect) tant qu’ils ne prendront pas le temps<br />

d’apprendre à connaître notre pays, et qu’ils n’auront<br />

pas d’yeux pour nous voir».<br />

Ainsi s’exprimait Soseki voilà une centaine d’années.<br />

Dans beaucoup de ses textes on sent que<br />

«la» façon de vivre occidentale éveille chez lui<br />

plus qu’un léger scepticisme. La pensée de la li-<br />

berté, dont l’importation, de l’Occident, était<br />

alors un thème important pour les intellectuels, il<br />

la considérait avec des sentiments partagés; il déplorait<br />

en effet qu’elle dissimulât les contraintes<br />

inévitables de la non-liberté. Qui rejetterait cet<br />

argument sans autre forme de procès? La liberté<br />

délivre du souci d’obéir aux prescriptions, et mérite<br />

à ce titre d’être recherchée. Mais si l’on n’est<br />

pas disposé à associer à cette liberté le risque de<br />

la licence, on est souvent soumis à des contraintes<br />

plus pénibles que celles de la tradition.<br />

«La liberté, c’est comme ça, c’est aussi le désordre».<br />

Tel fut le commentaire du secrétaire américain<br />

à la Défense lorsque les pionniers de la liberté<br />

mitraillèrent les musées de Bagdad en 2003, et<br />

les virent piller sans intervenir. Ce qui était détruit<br />

là, ce n’était que la culture des autres. Mais<br />

ce qu’il importait de souligner alors, c’est que les<br />

fanatiques fondamentalistes, qui avaient fait sauter<br />

en Afghanistan les grandes statues de Bouddha,<br />

étaient des barbares, totalement ignorants<br />

de la liberté religieuse.<br />

Soseki a-t-il eu raison d’être pessimiste sur le Japon<br />

de son temps, qui évoluait sous l’impulsion<br />

de l’Occident, pour ne pas dire sous sa contrainte?<br />

À certains égards, sûrement. Townsend Harris,<br />

le premier ambassadeur américain au Japon,<br />

traitait les Japonais de «plus grands menteurs du<br />

monde». Sans doute, en leur présence, il prenait<br />

un autre ton; il voulait tout de même – au profit<br />

de son propre pays – leur vendre la civilisation.<br />

«Le Président», leur annonçait-il, «considère les<br />

Japonais comme un peuple valeureux. Dans la<br />

guerre, le courage est certainement tout à fait nécessaire,<br />

mais il est moins important que la technique.<br />

Le courage sans la technique ne mérite<br />

pas une très grande estime. En temps de guerre,<br />

le plus important, ce sont les bateaux à vapeur et<br />

les armes modernes».<br />

Heinrich Schliemann, globe-trotter qui vénérait<br />

la culture des anciens Hellènes, qualifiait à la<br />

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