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même époque le Japon de «pays le plus cultivé du<br />
monde». Cependant, avouait-il, il ne pouvait pas<br />
comprendre «comment le sens de la pureté et de<br />
la propreté pouvait exister dans un peuple où les<br />
deux sexes utilisaient les mêmes bains publics».<br />
Il constatait avec admiration qu’au Japon il n’existait<br />
aucun homme et aucune femme qui ne sût ni<br />
lire ni écrire, mais il n’en arrivait pas moins à la<br />
conclusion que «les» Japonais, dans les choses de<br />
l’esprit, «étaient tout sauf civilisés».<br />
Le juriste allemand Georg Michaelis, qui séjourna<br />
au Japon de 1885 à 1889, attestait que «les» Japonais<br />
étaient à la fois d’une grande politesse et<br />
«prodigieusement mal dégrossis». Il se félicitait<br />
que nombre d’entre eux fussent «déjà européens»<br />
mais se plaignait en revanche que «le commun du<br />
peuple fût encore attaché à ses superstitions».<br />
Ce sont là trois exemples parmi beaucoup d’autres.<br />
Harris, Schliemann et Michaelis étaient des<br />
hommes très instruits, ils avaient beaucoup voyagé<br />
et ils étaient entraînés à collecter et à exploiter<br />
les informations nouvelles. Harris fut le fondateur<br />
de la Free Academy, qui devint plus tard le<br />
City College de New York. Michaelis était encore<br />
jeune, mais ce juriste distingué appartenait à<br />
l’élite prussienne. Plus tard, il fut brièvement<br />
chancelier du Reich. Et Schliemann, qui unissait à<br />
la soif de savoir des qualités de hardiesse, de confiance<br />
en soi et de ténacité, devint un héros intellectuel<br />
pour plusieurs générations. Tous trois connaissaient<br />
le Japon de première main. Ils étaient<br />
bons observateurs. Et pourtant, ils ne furent pas<br />
immunisés contre l’arrogance de l’homme blanc,<br />
alors parfaitement normale. Dans leurs écrits, ils<br />
n’ont jamais fini de s’étonner qu’en dehors du<br />
monde civilisé, c’est-à-dire, pour eux, le monde<br />
chrétien, il puisse y avoir autre chose que des<br />
barbares.<br />
De vieilles histoires, tout cela? Mais pourquoi<br />
un groupe pop japonais se nomme-t-il les Yellow<br />
Monkeys? N’est-ce pas une provocation ironique,<br />
qui rappelle les tropes du style «péril jaune»? Ces<br />
tropes ont disparu de notre langage actuel, politiquement<br />
correct; plus personne ne veut s’en souvenir.<br />
Mais ils ne sont pas oubliés, et peuvent à<br />
tout instant retrouver une nouvelle vie. Il n’y a<br />
d’histoire qu’au présent. Même si les détails ne<br />
sont plus là et si la situation qui prévaut n’est<br />
plus la même, l’écho du passé n’est pas encore<br />
dissipé et rend difficile un dialogue à hauteur<br />
d’homme. Le Japon n’a échappé que d’un cheveu<br />
au destin de la colonisation; il a été contraint,<br />
comme d’autres pays asiatiques, à s’adapter aux<br />
formes occidentales de l’économie, du gouvernement,<br />
des rapports sociaux, de la production culturelle<br />
et même de la pensée. Les Japonais ont<br />
repris, nolens volens, beaucoup de choses de l’Occident,<br />
mais le bastion de leur culture écrite les a<br />
gardés de fléchir le genou devant les missionnaires<br />
bien intentionnés, qui voulaient leur faire<br />
avaler que seul les bains avec séparation des<br />
sexes et l’adoption de la doctrine chrétienne pouvaient<br />
faire d’eux une nation civilisée. Incorrigibles,<br />
ils n’ont pas tout à fait perdu leur singularité.<br />
C’est pourquoi le Japon, à l’époque contemporaine,<br />
postcoloniale et postmoderne, exerce<br />
sur beaucoup d’Occidentaux une grande fascination.<br />
Grâce au succès de l’industrie nipponne, beaucoup<br />
de caractéristiques du Japon sont connues<br />
en Occident, voire dans le monde entier. Aux<br />
yeux de la plupart des gens, ce fait est encore<br />
plus remarquable que l’extension globale des<br />
conquêtes occidentales, car la supériorité de ces<br />
dernières est admise sans discussion. C’est pourquoi<br />
la connaissance que ces deux régions du<br />
monde ont l’une de l’autre est encore loin d’être<br />
vraiment égale et réciproque. Comme le monde,<br />
tel qu’on le décrivait, a longtemps eu pour centre<br />
l’Europe, et que pratiquement, aussi bien sur le<br />
plan du pouvoir politique que sur celui de la dynamique<br />
culturelle, il était eurocentrique, on en<br />
sait bien davantage au Japon sur les pays européens,<br />
sur l’Amérique et sur la culture occidentale,<br />
que l’inverse.<br />
En Europe, cet état de choses allait de soi. Qui devait<br />
s’adapter à qui, l’on ne s’est jamais posé la<br />
question. On ne se demandait pas davantage à<br />
quelles catégories il fallait recourir pour décrire<br />
l’autre. L’habitude de le soumettre à ses propres<br />
concepts imprègne profondément l’Occident; le<br />
Japon beaucoup moins, et d’une manière différente.<br />
Ce n’est pas que les Japonais soient indemnes<br />
de toute pensée ethnocentrique. C’est seulement<br />
qu’ils ont eu moins de succès que les<br />
Européens dans la diffusion de leur ethnocentrisme<br />
au-delà des frontières nationales.<br />
Cette asymétrie a des conséquences sur la perception<br />
et l’interprétation réciproques. Les malentendus<br />
qui naissent des deux côtés quand on<br />
essaie de faire rimer la culture de l’autre avec la<br />
sienne, ne se font pas miroir. Il existe un facteur<br />
déformant, qui s’appelle l’histoire.<br />
Quand les artistes ou les écrivains en sont victimes,<br />
on leur pardonne, parce qu’on leur concède<br />
la créativité. Pour les savants, on sera moins indulgent.<br />
Car leur commerce avec la vérité ne doit<br />
pas être de nature créative, mais de nature objective.<br />
L’objectivité, voilà un bien grand mot. S’agissant<br />
d’un sujet aussi complexe que la culture du<br />
Japon ou celle de l’Occident, c’est plus vite dit<br />
que fait. Car nous autres observateurs académiques<br />
de la culture, nous arrivons toujours trop