É20 • LE LIBRAIRE • FÉVRIER | MARS 2013 L I T T É R A T U R E É T R A N G È R EENTREVUEIl y avait quelque chose d’indubitablement littéral dans les titres des précédents romansde Jeffrey Eugenides. Virgin Suicides, exploration à la fois charnelle et asphyxiante de ladécouverte du désir transposée au grand écran en languide thriller par Sofia Coppola,culminait dans une scène réalisant précisément ce que son titre annonce. Middlesex,roman d’apprentissage articulé autour d’un personnage androgyne et auréolé du prixPulitzer en 2003, mettait pour sa part en lumière la porosité des identités sexuelles. DeuxJ E F F R E Y E U G E N I D E S<strong>Le</strong> pouvoir infini des romansL’auteur de Virgin Suicides et de Middlesex, Jeffrey Eugenides, s’intéresse à la fausse représentation de l’amourque charrie la littérature dans <strong>Le</strong> roman du mariage, troisième livre d’une œuvre comptant déjà parmi les plusimportantes de sa génération. <strong>Le</strong> <strong>libraire</strong> a joint l’écrivain à Paris afin de discuter du pouvoir infini des romansainsi que de l’amour tel que déconstruit par Roland Barthes.Par Dominic Tardifsujets pour le moins difficiles auxquels Eugenides avait su insuffler une réelle grâce parle biais d’une écriture pudique ayant l’élégance de laisser au lecteur la chance de faireson bout de chemin.À première vue, <strong>Le</strong> roman du mariage pouvait ainsi avoir les allures d’un projetd’envergure moindre que ceux auxquels Eugenides s’était précédemment attelé.© Gaspar Tringalet
Pourquoi s’intéresser aux relations liant, sur le campus del’Université Brown en 1982, la fille de bonne familleMadeleine (qui travaille à un mémoire intitulé « JaneAusten, George Eliot et la question du mariage dans leroman anglais », d’où le titre du livre), la bonne pâteMitchell (qui en pince pour Madeleine, sans que ce soitréciproque) et le libre-penseur <strong>Le</strong>onard, jeune homme maldégrossi à la personnalité limite qui procurera à Madeleineses premières authentiques expériences érotiques (unpersonnage qui partage avec le regretté enfant terrible deslettres américaines, David Foster Wallace, une passionpour les bandanas et le tabac à chiquer, ont observécertains critiques américains, un rapprochement balayédu revers de la main par l’écrivain).Pour Eugenides, il ne s’agissait pourtant pas que de sepencher sur les banals tourments amoureux d’un trio dejeunes diplômés largués sans gilet de sauvetage ni moded’emploi dans les marées sentimentales de la vie adulte.« Mon livre parle de l’effet que peut produire la lecture deromans ayant pour sujet l’amour sur les attentes que l’onentretient face à l’amour. Ce n’est pas une intrigueamoureuse traditionnelle à la Jane Austen, comme cellessur lesquelles travaille Madeleine; les choses ontbeaucoup trop changé pour écrire ce genre de romans dumariage aujourd’hui », explique l’écrivain depuis Paris, oùil se trouvait début janvier à l’occasion d’une tournée depromotion, avant de citer le lumineux mot d’esprit de LaRochefoucauld placé en épigraphe de son livre : « Il y a desgens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaientjamais entendu parler de l’amour. »Une phrase qui ne pourrait mieux résumer le projet decette variation sur le bovarysme à l’ère du féminisme etdu postpunk (« Plusieurs journalistes français ont évoquéaujourd’hui cette parenté avec Flaubert », reconnaîtEugenides, sans trop s’en réclamer) qui épousera tour àtour le point de vue de chacun des protagonistes dansl’année suivant leur graduation. Quelle proportion duséjour en Inde de Mitchell, où il se rendra afin de travailleraux côtés de mère Teresa, est calquée sur le véritablepériple d’Eugenides, qui s’est lui aussi rendu en Inde dansla vingtaine afin de travailler aux côtés de la sainte,demande-t-on à l’écrivain en toute bonne foi? « 23% »,répond-il, le plus sérieusement du monde. Comment enêtes-vous arrivé à ce chiffre, réplique-t-on? « J’ai comptéles mots et il y en a 23% qui tiennent de l’expériencepersonnelle. »Revenons donc à La Rochefoucauld : l’amour ne serait pasun sentiment inné? Iriez-vous jusqu’à dire qu’on l’apprenddans les livres et dans les films? « Ça revient à demandersi la poule a précédé l’œuf ou l’œuf la poule, rigole l’auteur.Certains disent que l’amour romantique n’existait pascomme concept avant que les troubadours ne le chantent.Je ne sais pas si c’est vrai; j’ai lu une bonne quantité depoésie latine dans laquelle il était question d’amour. Onpeut aussi réduire l’amour à un instinct nécessaire pourque l’espèce humaine se perpétue ou l’envisager commeun lien spirituel unissant deux âmes ou, oui, comme uneconstruction culturelle dont sont responsables les poètes.Mon livre ne tranche pas. »Déconstruire l’amourAvide lectrice de romans victoriens, Madeleine devrase frotter, dans un cours de sémiotique, aux idéesnouvelles qui frappent de plein fouet les départementsde littérature dans les années 80. Ce thème est pourEugenides prétexte à d’hilarantes scènes durant les -quel les les collègues anarcho-post-machin de la fillerangée se gargarisent des textes d’Eco ou de Derrida.Extrait : « Du jour au lendemain, pour ainsi dire, il devintrisible de lire des auteurs comme Cheever ou Updike,qui décrivaient la banlieue où Madeleine et presquetous ses amis avaient grandi, et il convint de leurpréférer le marquis de Sade, qui parlait de défloreranalement des vierges dans la France du XVIII e siècle.Ce nouvel engouement pour Sade s’expliquait par le faitque ses choquantes scènes érotiques avaient pour toilede fond la politique et non le sexe. Elles étaient doncanti-impérialistes, anti-bourgeoises, anti-patriarcales,bref, anti-tout ce à quoi une jeune féministe intelligentese devait d’être opposée. »Un retentissant changement de paradigme auquelMadeleine refusera d’emboîter le pas jusqu’à ce que lesFragments d’un discours amoureux de Roland Barthes,livre qui la révélera à elle-même, lui tombe entre lesmains. « Je crois que déconstruire un sentiment lerenforce inévitablement, parce que l’on se bat sans cessepour ne pas qu’il nous échappe, avance Eugenides. Entant que romancier, j’ai été influencé par le structu -ralisme, mais je lui ai toujours résisté. Ces idées selonlesquelles toutes les histoires ont été racontées ou quel’auteur est mort étaient très populaires quand j’aicommencé à écrire. Je suis pourtant toujours demeuréenchanté par le roman et par le désir de raconter deshistoires. Cette rencontre avec les structuralistes etdéconstructivistes a renforcé mon attachement à lalittérature. Je crois que Roland Barthes a vécu quelquechose de semblable à la fin de sa vie, alors qu’il avaitentrepris l’écriture d’un roman. La personne qui avaitproclamé la mort de l’auteur désirait finalement endevenir un. C’est réconfortant, n’est-ce pas? »LE ROMANDU MARIAGEDe l’Olivier560 p. | 34,95$En librairie le 11 février 2013LES CHOIX DE LA RÉDACTIONNÉMÉSISPhilip Roth, Gallimard, 226 p., 29,95$À la parution française de Némésis,Philip Roth a annoncé qu’il aban -donnait l’écriture. Qu’elle nous agaceou nous charme, la plume habile dece grand de la littérature américainenous manquera. Ici, Roth revisite unthème cher : la culpabilité. Il campe son histoire dans unquartier italien de Newark, en 1944, frappé par uneépidémie de poliomyélite.LES DEUX MESSIEURS DE BRUXELLESÉric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel280 p., 29,95$Ces cinq nouvelles sur l’amoursous toutes ses formes plongent lelecteur au cœur de l’essentiel. Deshistoires optimistes et humaines,comme toujours chez Schmitt, quiréchauffent l’âme. Jolie surprise à la fin de l’ouvrage :le journal d’écriture de l’auteur.TOMBÉ HORS DU TEMPSDavid Grossman, Seuil198 p., 24, 95$Un homme part « là-bas », à larecherche de son fils décédé. Il serarejoint par d’autres parents quivivent également l’indicible : ledeuil d’un enfant. Ce récit poétiqueet bouleversant se lit dans un souffle, un souffle quihappe et qui va droit au cœur.JE VAIS MIEUXDavid Foenkinos, Gallimard336 p., 29,95$Un mal de dos bouleverse la vie dunarrateur; cette douleur aura desrépercussions insoupçonnées danssa vie rangée. Après <strong>Le</strong>s souvenirsetLa délicatesse, David Foenkinos,toujours rafraîchissant, sonde à nouveau l’âme humaineavec tendresse et originalité.L’ASSASSIN À LA POMME VERTEChristophe Carlier, Serge Safran192 p., 24,95$Entre polar et comédie de mœurs,entre histoire de meurtre et histoired’amour, ce roman polyphoniquenous entraîne avec brio dans ungrand hôtel de Paris. Avec son style adroit et sa languemaîtrisée, ce petit joyau qui réinvente le genre estdécidément une leçon d’écriture.L I T T É R A T U R E É T R A N G È R EÉLE LIBRAIRE • FÉVRIER | MARS 2013 • 21