ML E M O N D E D U L I V R ELE BILLET DE LAURENT LAPLANTEAuteur d’une vingtaine de livres,Laurent Laplante lit et recensedepuis une quarantaine d’années leroman, l’essai, la biographie, leroman policier… <strong>Le</strong> livre, quoi!Panurge était-il Québécois?Rabelais fait rigoler quand il montre comment Panurges’est servi du suivisme des moutons pour les noyertous : il en a expédié un par-dessus bord et les autresont suivi avec enthousiasme. En survolant l’histoire duQuébec, on peut se demander si la même astucene produirait pas les mêmes résultats chez nousaujourd’hui. Après tout, une certaine radio a osé unslogan que Panurge aurait adoré : « Tout le monde lefait, fais-le donc! » Chose certaine, nos campagnesélectorales démontrent notre propension à avaler toutce que propose le vent dominant : tantôt la trudeau -manie, tantôt la vague orange de Jack Layton, tantôt lasuspicion généralisée proposée par un Duchesneau...Retournons en arrière. La campagne référendaire quis’est conclue sous la houlette de Lucien Bouchard, aliassaint Lucien, fut sidérante. John Parisella, dans l’excellentbouquin de Mario Cardinal sur ce référendum (Point derupture, Radio-Canada/Bayard Canada, 2005) témoignedu délire populaire : « Moi, j’ai compris qu’il y avaitquelque chose de changé... quand des journalistes nousont dit avoir vu quelqu’un toucher son veston [celui deLucien Bouchard] avec un chapelet, à Sainte-Marie-de-Beauce ou je ne sais pas où! » Avant de se moquer desouledit_DECEMBRE_le<strong>libraire</strong>_souledit_DECEMBRE_le<strong>libraire</strong> 12-12-18 15:13 Page 1cette soif de sauveurs, revivons l’entrée en scène du« che valier blanc » Duchesneau : n’aurions-nous pas vules mêmes pèlerinages si le justicier n’avait pas gaffé dèsses premières heures en politique?Est-ce mieux ailleurs? C’est à voir. Laurent Joffrin,journaliste à Libération, puis directeur de la rédaction duNouvel Observateur, a subi les vents variables de sonpays. En 1984, il signait La gauche en voie de disparition;en 1992, c’était La Régression française; en 1994,l’aquilon se faisait zéphyr et c’était La gauche retrouvée(Seuil). Souplesse? Encore au pays de Panurge, PatrickRambaud montra plus de recul en publiant, dès 2008, lavirulente et jouissive Chronique du règne de Nicolas 1 er(Grasset).<strong>Le</strong> Québec vaincra-t-il un jour sa manie de tout pariersur un sauveur? Que la Sainte Flanelle fasse croire, parpublicitaires sportifs interposés, à un retour de lacoupe Stanley à Montréal grâce à l’embauche d’unleader gavé de millions, cela n’est qu’un hameçonparmi d’autres. Mais que le sort d’un peuple,culturellement, soci alement, politiquement, finan -cièrement soit perçu comme lié à l’auréole d’unthaumaturge, d’un chevalier à l’armure immaculée,d’un jongleur de chiffres branché sur l’intuition divine,cela est étonnant, déprimant, infantile. Et pourtant, ledernier scrutin montre que Wilfrid Laurier disait vraiquand il narguait Henri Bourassa : « La province deQuébec n’a pas d’opinion, elle n’a que des sentiments »(Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec,Fides). Que nos moutons à nous attendent un magicieninstantané pour se jeter à la mer ne les rend passupérieurs à ceux de Panurge : comme eux, ils suivent,la tête reposant sur le dos laineux d’un autre bêleur.Comment se libérer? En lisant des textes de plus de140 caractères. En lisant des auteurs qui pratiquentl’esprit critique, le doute, l’autonomie : Arthur Koestler(Croisade sans croix, Calmann-Lévy), George Orwell(La ferme des animaux, Gallimard), Anthony Burgess(L’orange mécanique, Robert Laffont), Bernard Émond(Il y a trop d’images, Lux), Hans-Jürgen Greif etGuy Boivin (<strong>Le</strong> temps figé, L’instant même), EricMartin et Maxime Ouellet (Université inc., Lux), toutVadeboncoeur... À défaut de lire des esprits libres, lapersonne demeure à la remorque des périssablessauveurs que les conglo mérats inventent pour nousfaire bêler à l’unisson.6 • LE LIBRAIRE • FÉVRIER | MARS 2013Félicitationsà Mario Brassardet à Suana Verelstpour La saison des pluiesPrix TD 2012Également• Prix Jeunesse des <strong>libraire</strong>s 2012• Finaliste au Prix du Gouverneur Général du Canada en 2011• Sur la liste d’honneur IBBY International 201280 pages / 9,95 $SOULIÈRESÉDITEURsoulieresediteur.com
Écrivain, animateur d’émissionsde jazz à Espace musique,rédacteur en chef de la revuele <strong>libraire</strong>, Stanley Péan a publiéune vingtaine de livres destinésau lectorat adulte et jeunesse.Vous connaissez ce bon mot de Jean-Louis Barrault, selonlequel « la dictature, c’est “ferme ta gueule”; la démocratie,c’est “cause toujours” »? Ces temps derniers, dans ceCanada que Jean Chrétien qualifiait de « plus meilleur paysau monde », il arrive que la démocratie prenne des airsautocrates.Depuis que les troupes de Stephen Harper, majoritaires àla Chambre des communes, s’affairent à remodelerl’identité canadienne selon leur idéologie réformiste,rétrograde et monarchiste, les libres penseurs sontgentiment invités à se taire.Même sans croire que toutes les formes de censure, subtileou non, exercées au pays fassent partie d’un complot ourdipar les bonzes conservateurs, loin de là, force est dereconnaître que, quand l’exemple nous est donné par leparti au pouvoir, il acquiert du coup une certaine appa -rence de légitimité.Au printemps 2008, alors qu’ils formaient un gouver -nement minoritaire, Harper et ses obscurantistes avaientdéposé un projet de loi qui aurait attribué à la ministre duPatrimoine de l’époque (Josée Verner, de triste mémoire)le pouvoir d’annuler de manière discrétionnaire lefinancement public d’œuvres cinématographiques outélévisuelles jugées « contraires à l’ordre public », de retirerles crédits d’impôt octroyés à des producteurs, voire d’enexiger le remboursement. <strong>Le</strong> projet est mort au Feuilleton,comme on dit, mais l’idée est restée dans l’air.Peu de temps après, d’ailleurs, le successeur de M me Verner,le ministre James Moore, avait dû défendre la décision deL’ÉDITORIAL DE STANLEY PÉANsupprimer le programme PromArt (qui permettait à desartistes canadiens de tourner à l’étranger) en citant le casde musiciens aux propos vulgaires, le groupe électrorockHoly Fuck (dont les œuvres, soit dit en passant, sontessentiellement instrumentales). Dans le même esprit, àl’été 2011, Patrimoine Canada sabrait arbitrairement lesdeux tiers du financement fédéral dont bénéficiait depuisdix ans le Festival international de la littérature, sans quepersonne au ministère ne puisse fournir des explicationsdignes du nom.En février 2012, James Moore sommait Radio-Canada derestreindre la diffusion de Hard, une série diffusée surTou.tv, sous peine de graves représailles. « Ayant main -tenant vu l’émission en question, cela soulève desérieuses préoccupations au sujet de certaines décisionsde programmation faites par CBC/Radio-Canada avecl’argent des contribuables », avait-il ajouté. N’insistonspas sur le paradoxal fait que ce ministre qui, de son propreaveu à Tout le monde en parle, n’a aucune idée de quisont Robert <strong>Le</strong>page et Atom Egoyan puisse trouver dutemps pour visionner des webséries olé olé…Ne nous étonnons pas trop des critiques exprimées enmai dernier par le même James Moore à l’endroit deSexe : l’expo qui dit tout, un événement qui aborde, entreautres, les thèmes de la contraception, de l’homo -sexualité et des ITS. Conçue par le Centre des sciencesde Montréal, cette exposition, qui a été présentée àMontréal et à Regina, a même remporté des prix; maisaux dires d’un porte-parole de Patrimoine Canada, ellene correspond pas au mandat du Musée des sciences etde la technologie du Canada à Ottawa. Ne nous offus quonsTaisez-vous!pas non plus que le même ministère ait fait pression enjuin sur Musicaction, l’organisme qui gère les subventionsde Patrimoine Canada à l’industrie de la musique, afin decensurer la chanson « L’attente » du rappeur ManuMilitari et le clip qui l’accom pagne, jugés contraires auxvaleurs canadiennes – ou conservatrices, on ne sait plustrop bien.Ces excès de zèle en matière de morale publique fontécole, comme en témoigne incidemment le procèsintenté au maquilleur et produc teur Rémy Couture,arrêté à l’automne 2009 par la police de Montréal etaccusé d’avoir corrompu nos bonnes mœurs pour avoirproduit et mis en ligne des vidéos d’horreur jugées tropréalistes.Au pays de Stephen Harper, la majorité en Chambresanctionne des décisions comme celles d’abolir en juindernier une agence comme la Table ronde nationale surl’environ nement et l’économie (TRNEE), qui produisaitpour le gouvernement des rapports documentés sur leschange ments climatiques, l’eau, les terres contaminéeset autres préoccupations écologiques. Notre royalistepremier ministre se justifiait d’ailleurs en ces termes : « Sinous dépensons sur des organisations qui font des chosescontraires à la politique du gouvernement, je crois quec’est un usage inapproprié des fonds publics et nouscherche rons à l’éliminer. »En somme, si vous ne pensez pas comme nous, nonseulement on ne veut pas vous entendre mais vousdevrez vous taire. Au nom de l’ordre, de la morale… et dela Reine!L E M O N D E D U L I V R E MLE LIBRAIRE • FÉVRIER | MARS 2013 • 7