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( Scénographie, illustration BD, photo montage portrait Julien, graphisme et mise en page<br />
couverture par Claude Roblédo. Un grand merci à lui pour la délicatesse et la justesse de son<br />
travail )<br />
Du <strong>rire</strong> aux <strong>larmes</strong><br />
Première partie :<br />
Un dossier à la fois<br />
1<br />
« Tu connais la dernière de ton fils ?! »<br />
Hou-la ! Quand je deviens l'unique géniteur de notre aîné, ça sent la crise internationale, voire<br />
l'invasion soviétique ! Vu comme ma femme a déboulé dans la cuisine, mieux vaut désamorcer la<br />
crise avant que le monde ne sombre dans le chaos.<br />
– Rassure-moi. Il a pas pris un abonnement pour le PSG ?!<br />
– Mais non ! Je l'ai eu au téléphone à midi et tu sais ce qu'il m’a annoncé tout guilleret ?<br />
Qu'il partait en vacances au bout du monde, et ce, jusqu'en septembre !<br />
– Mais il attend pas ses résultats ? Je croyais que c'était début juillet ?<br />
– Oh, c'est bien juillet ! Mais vu comme il a brillé en janvier, je doute qu'il y ait un miracle,<br />
de toute façon !<br />
Je savais qu'on aurait dû aller à Lourdes ! Prêt à vanter les mérites de l'eau bénite et autres grottes<br />
miraculeuses, je m'abstiens devant la mine catastrophée de ma moitié :<br />
– Écoute, on savait que ça serait dur. 80% des première-année ne passent pas, en médecine.<br />
On avait lu les statistiques. Et même si le ratio est légèrement meilleur à Dijon, on le savait qu'il<br />
n'avait presque aucune chance. Faut pas t'en rendre malade. Il va simplement repiquer comme la<br />
grande majorité de sa promo. C'est pas la fin du monde.<br />
– Mais tu ne comprends pas, me lance-t-elle, toujours aussi anéantie. Il était déjà largué<br />
après les partiels de janvier, alors ça m'étonnerait qu'il ait fait mieux à ceux de fin d'année. Il devrait<br />
passer son été à réviser au lieu de se payer des vacances ! Ce n'est pas comme ça qu'il deviendra<br />
kiné !<br />
2
– Mais calme-toi. Il vient de finir ses exams, il va pas se replonger dans les cours dans la<br />
minute ! Et puis pour l'appart, on a dit qu'on allait le changer justement ; alors ça devrait s'arranger<br />
tout ça !<br />
– Et comment on va faire pour le déménager puisque môsieur ne revient pas avant début<br />
septembre ?! On fait tout sans lui, comme d'habitude ?<br />
– Ben... oui, s'il le faut, on s'en occupera... s'il a besoin d'oxygène avant de se remettre la tête<br />
dans le guidon, on peut le comprendre, non ?<br />
– Avant de commencer à travailler sérieusement, corrige-t-elle.<br />
Et là, je sens que Matéo, le premier fruit de notre amour, va se retrouver habillé pour l'hiver,<br />
j'amorce donc une habile diversion :<br />
– Mais il va où d'abord ? Il devait pas venir avec nous en Espagne ?<br />
– Môsieur a pris son billet pour passer l'été au Mexique ! Tu te rends compte ?!<br />
Même si la Costa Brava est trop bétonnée, je m'abstiens de discourir sur le tourisme de masse car la<br />
deuxième info m'a cueilli. Ma femme a noté l'imperceptible altération de mon flegme légendaire,<br />
elle enfonce le clou :<br />
– Mais qu'est-ce qu'il a dans la tête, ce gamin ?!<br />
À noter que le gamin en question va sur ses vingt ans, avoisine le mètre quatre-vint cinq et affiche<br />
quatre-vingts kilos sur la balance. Donc le temps où on était penchés sur son berceau pour<br />
s'émerveiller béatement de la moindre grimace qu'il esquissait en plein sommeil est aussi loin que le<br />
temps où Roger Gicquel présentait jovialement le Vingt Heures ! Mais eu égard à la fébrilité de ma<br />
moitié, je préfère ne pas chipoter sur les grammes ou centimètres. D'autant qu'elle continue de plus<br />
belle :<br />
– Il faut que tu lui parles ! Je parie qu'il ne voudra même pas emmener ses bouquins pour<br />
réviser !<br />
– La location de Benidorm était pour 4/5 personnes, on aura plus de place, tenté-je en me<br />
félicitant intérieurement pour mon pragmatisme.<br />
– Qu'est-ce tu racontes ?! Je m'en fous de la location ! C'est sa vie qu'il peut fiche en l'air !<br />
Tu réalises qu'il va aller dans la ville la plus dangereuse au monde ?!<br />
Visiblement, mon sens de l'à-propos n'a pas eu l'effet escompté, mais toujours aussi magnanime, je<br />
tempère :<br />
– Fiche sa vie en l'air, tout de suite ! Tu y vas peut-être un peu fort, non ? Il a dû bûcher<br />
comme jamais pour ses partiels...<br />
– Tu parles ! Avant, il ne faisait strictement rien, alors une tonne de polycops à avaler par<br />
semestre: ça a dû lui faire une indigestion !<br />
– Tout de suite ! Il avait des facilités, il ne se fatiguait pas beaucoup mais avoue que cette<br />
année, il a quand même essayé de bûcher !<br />
– Tu veux qu'on le propose pour la légion d'honneur ?<br />
Moralité du jour : maman qui panique est une maman caustique. Ignorant les flèches qu'elle<br />
décoche, je tente de la ramener à la raison :<br />
– Reconnais quand même que depuis février, il s'y était mis !<br />
– Oui, on en avait l'impression... alors pourquoi il a besoin de tout gâcher comme ça ?!<br />
– Chounette! Il a juste besoin de se défouler avant de se remesurer à l'Himalaya, ça peut se<br />
comprendre, non ?<br />
– Si c'était pour ça, autant prendre une semaine au Cap d'Agde avec les copains ! Le soir, ils<br />
allaient en boîte et voilà, il était défoulé ! Mais non ! C'est mieux de partir à Mexico! Il y a plus<br />
d'agressions là-bas qu'à New-York et Bagdad réunies ! Je t'en supplie, fais quelque chose !<br />
Inutile d'argumenter, je sais que ma femme s'est documenté sur la capitale des mariachis et qu'elle<br />
est à présent mieux renseignée que les spécialistes de la NSA, Jack Bauer y compris ! Compatissant<br />
devant sa détresse, je l'entraîne à table :<br />
– Viens t’asseoir. Tu as dû avoir une rude journée. Je vais te servir un Muscat, ça va aller<br />
3
mieux. On en parlera calmement une fois qu'on aura mangé, OK ? Regarde, je t'ai même fait la<br />
surprise : j'ai préparé le repas.<br />
Elle se laisse guider vers la table et remarque mon tablier. Je sens que ses épaules s'affaissent, la<br />
tension retombe un peu :<br />
– Toi ?! Tu as cuisiné ?<br />
– Ben oui, j'ai pensé que ça te ferait plaisir. Comme ça, en rentrant, tu n'aurais plus qu'à<br />
mettre les pieds sous la table. C'est pas de l'amour, ça ? glissé-je avec un petit sou<strong>rire</strong> plein de<br />
promesses.<br />
– Et qu'est-ce que tu as choisi : Sodébo, Vivagel ?<br />
Deuxième moralité du jour : maman contrariée n'est jamais avare de méchancetés.<br />
– Non, j'ai fait mieux que ça ! Ce soir, c'est FAJITAS ! m'exclamé-je en fouettant mon tablier<br />
comme un torero.<br />
– Tu le fais exprès ! bondit-elle. Mais y'en a pas un pour rattraper l'autre dans cette famille !<br />
J'en ai marre !<br />
Saisissant l'inopportunité de mon timing culinaire, je proteste aussi mollement que Ben Stiller<br />
venant de briser l'urne funéraire de son beau-père :<br />
– Mais je pouvais pas savoir ! Et regarde, je t'ai coupé le poulet en petits cubes, comme tu<br />
aimes...<br />
– Rien à carrer de tes cubes ! lâche-t-elle en allant s'enfermer dans notre chambre.<br />
Les matheux apprécieront la formule mais sans avoir fait prépa-sciences, j'ai le sentiment que ce<br />
soir, ça ne va pas être la fête du slip ! Comme quoi, galette épicée ne rime pas toujours avec soirée<br />
« caliente » !<br />
Résigné, je me décide à faire manger les gosses quand même : si on doit perdre l'aîné, autant nourrir<br />
les autres. Après tout, ils ne sont pas responsables de la criminalité galopante qui sévit dans les pays<br />
émergents.<br />
« Einstein, va chercher ta sœur, on mange ! »<br />
À ce moment-là, je sais que notre petit dernier, aussi doué qu'enfermé dans sa bulle va lâcher le<br />
Science & Vie qu'il dévore - les ultra-violets qui renforcent l'efficacité des aspirateurs : c'est sûr qu'à<br />
onze ans, ça fait réfléchir!- pour entrouvrir la porte de sa sœur, surbookée entre la gestion de ses<br />
comptes Facebook, la recherche de partitions de guitare en ligne et ses multiples conversations sms<br />
en cours. Heureusement qu'elle n'a pas le Bac dans un mois, sinon, il y aurait de quoi s'inquiéter,<br />
mais un dossier à la fois !<br />
2<br />
« Chounette, ouvre-moi. Je vais lui parler, on trouvera une solution.»<br />
J'ai mis assez de miel dans ma voix pour transformer un grizzli du Montana en inoffensif Teddy<br />
bear et bingo la porte s'ouvre.<br />
Des kleenex froissés jonchent le lit, il va falloir jongler sur du velours ou ça sera la nuit sur le<br />
canapé. Que dirait Chuck Norris dans ces cas-là ?... Tant pis, je me lance :<br />
– Écoute, c'est juste pour les vacances, après il reviendra gonflé à bloc et il s'y mettra<br />
comme jamais...<br />
– Ou pas! Il y a dix-huit enlèvements par jour dans ce pays de malades ! Les Farcs à côté,<br />
4
c'est les petits chanteurs à la croix de bois !<br />
Ah quand même, songé-je, immanquablement gagné par un soupçon d'inquiétude. Mais inutile d'en<br />
rajouter, moi aussi je me suis documenté et je contre-attaque aussitôt pour masquer mon angoisse :<br />
– Avec presque vingt millions d'habitants, ils disparaissent pas tous en tout cas ! Ou alors, ils<br />
ont un sacré taux de natalité pour compenser !<br />
– Mais là-bas, c'est drogue et compagnie.<br />
Je remarque l'écran de notre tablette qui affiche des photos peu ragoutantes des bas-fonds<br />
mexicains. Comme quoi, si Meetic unit les couples, Wikipédia peut les séparer ! Cédant au<br />
sensationnel d'une certaine presse, elle poursuit : (j'ai pensé qu'une allitération pourrait rehausser le<br />
débat mais autant demander à Étienne Daho d'interpréter Caruso)<br />
– C'est hyper dangereux et s'il lui arrive quelque chose à huit mille bornes, on ne pourra rien<br />
faire ! s'écrie ma belle, totalement paniquée.<br />
Polyglotte dans l'âme, j'ai envie de dire « Calmate mujer » mais la déconvenue des fajitas m'incite à<br />
la sobriété :<br />
– Du calme, chérie. Il va juste passer des vacances au soleil et tout ira bien. Et puis d'abord,<br />
qui voudrait d'un grand boutonneux qui se lave une fois par mois ? Hein ?<br />
Esquisse d'un quart de demi-sou<strong>rire</strong>, je poursuis :<br />
– Franchement, y'a quand même plus de chances qu'il ne lui arrive rien que l'inverse ! Fais<br />
pas comme Gilbert Montagné, arrête de tout voir en noir, aussi !<br />
– T'es con.<br />
Mais en me disant cela, elle s'est lovée contre moi en enfouissant sa tête contre mon épaule. Les<br />
affaires reprennent et comme dirait Jean-Claude Duss : je sens que ce soir, je vais conclure ! Je lui<br />
prodigue donc un massage qui ferait fondre la banquise plus vite que le réchauffement climatique<br />
tout en lui roucoulant un poème de Jean-Luc Lahaie. Cette fois c'est gagné, pensé-je ? Erreur ! Elle<br />
repart de plus belle :<br />
– Mais il va perdre du temps pour ses révisions et il devait venir avec nous pour qu'on le<br />
déménage! On va faire comment?! m'interpelle-t-elle en se désengageant de mon étreinte<br />
romantique.<br />
Sa faculté de résistance à la douceur me stupéfait, pourtant j'avais testé ma technique sur le chat et<br />
le minou ronronnait à plein régime, lui ! Comme quoi, les animaux domestiques et les femmes<br />
présentent des différences sensibles, notamment en matière de gratitude ! OK, ce n'est pas très<br />
sympa pour les animaux ! OK, j'arrête. D’autant qu'elle argumente :<br />
– Si c'est pour choisir un appart qui ne convient pas à monsieur et se taper des galères en<br />
recherches, un déménagement et des mois de caution pour rien, alors non, non, non ! Je vais devenir<br />
folle, moi !<br />
« C'est déjà fait » serait ma répartie naturelle pour dédramatiser mais je subodore chez ma moitié<br />
une réceptivité à l'humour proche de celle des douaniers turcs qui ont inspiré Midnight Express !<br />
– Calme-toi, répété-je platement. Et d'abord : c'est quand sa rentrée ?<br />
– Le 09 septembre.<br />
– Et il part les deux mois complets ?<br />
– Il revient le 05.<br />
– Et ben voilà !<br />
Au moment où j'ai lâché ces malheureuses paroles, j'ai réalisé que je venais de proposer à une<br />
maman stressée d'attendre trois jours avant la rentrée pour s'occuper du logement étudiant de son<br />
fils !<br />
Iceberg droit devant, capitaine ! Arrière toute !!!! Mais comme dans la nuit du 14 avril 1912 au beau<br />
milieu de l'Atlantique, il était trop tard : Rose avait déjà perdu sa virginité à l'arrière d'un tacot<br />
embué.<br />
– QUOI ??!!<br />
C'est officiel : mon deuxième prénom, c'est Gaston !<br />
5
– Non, non ! Je veux juste dire qu'il aura le temps de récupérer du décalage avant de<br />
rattaquer.<br />
Étrangement, j'ai l'impression d'être aussi convaincant qu'un élu de Corrèze promettant d'inverser la<br />
courbe du chômage. Il me faut une diversion et vite :<br />
– Mais pourquoi il part les deux mois complets, d'abord ?<br />
– Les billets d'avions étaient moins chers à ces dates-là. Ah, c'est sûr qu'il n'est pas stressé!<br />
– Oui, il est comme Vahiné, dis-donc !<br />
– Quoi ?!<br />
– Ben, il est gonflé.<br />
– Pff ! Tu m'énerves, des fois !<br />
La 'conclusion' s'éloigne à nouveau pourtant, je croyais avoir fait un bon investissement en achetant<br />
le guide des calembours-à-deux-balles de Bruno Masure ! J'essaye de rattraper le coup comme un<br />
adulte responsable et imagine ce que Jean-Claude Van Dame dirait dans cette situation :<br />
– Écoute, on va se débrouiller et si ça lui plaît pas : tant pis ! Il avait qu'à être là !<br />
Sérieusement, il a pas mal de défauts mais il a jamais été chiant question confort matériel. C'est<br />
vrai, il nous a jamais fait de caprice parce qu'il voulait ceci ou cela. Cette année, il avait un appart<br />
pourri, n'empêche qu'il ne s'en est jamais plaint ! Alors, cet été, on va lui trouver une location<br />
convenable, il sera dans de bonnes conditions pour réussir et tout ira bien, j'en suis sûr !<br />
– Tu crois ? me demande-t-elle en se relovant contre moi.<br />
Son étreinte me fait plus d'effet que le tabasco mexicain, du coup Don Quichotte repart à l'assaut<br />
des moulins :<br />
– Mais bien sûr ! Je te le PRO-METS ! On fera le tri à l'avance sur Internet et ….<br />
Et d'expliquer ma stratégie en trois points pour régler la crise du logement étudiant. Bien<br />
évidemment, j'ai dans le même temps repris la technique du massage ancestral qui débloque les<br />
chakras. Soudain, ma douce relève la tête, presque apaisée :<br />
– C'est quand même super dangereux là-bas. J'ai peur !<br />
– Mais non, tout ira bien ! Là.... doucement....<br />
Et de masser de plus belle, à la conquête du Graal.<br />
– Merci, tu m'as fait du bien, m'avoue-t-elle en me souriant tendrement.<br />
Je vais pour fermer la porte de la chambre à clé quand elle ajoute dans un bâillement :<br />
– Ça m'a vidé toutes ces émotions, je vais me coucher.<br />
Là, je vous avoue que je me fige sur place, mais parviens néanmoins à afficher un sou<strong>rire</strong><br />
compatissant pour articuler :<br />
– On le serait à moins ! Repose-toi mon amour, m'entends-je répondre assez posément alors<br />
qu'en moi résonne un hurlement à complexer le T-Rex de Jurassic Park !<br />
– Tu éteins ? me demande-t-elle, déjà enfouie sous la couette.<br />
– Bien sûr.<br />
Pff ! Je vais faire la vaisselle, c'est bien aussi, songé-je aussi déçu que Ribéry en découvrant sa note<br />
à la dictée de Bernard Pivot.<br />
En passant par les chambres des enfants, je signale le couvre-feu : « Juliette, dans une heure,<br />
tu éteins ! ». Et là, je sais qu'il faudra revenir à la charge trois fois avant qu'elle n'obtempère. Pour<br />
Einstein, c'est plus facile... quoique !<br />
– Alex, c'est l'heure !<br />
– Papa, tu savais que dans la ceinture de feu du Pacifique, les ouragans étaient deux fois<br />
virgule quatre plus fréquents que dans l'Atlantique ?<br />
D'habitude, j'aurais tiqué sur le « virgule quatre », mais là, je capitule :<br />
– Sûr qu'ici, c'est plus calme ! Allez dodo, bonhomme.<br />
Je plonge mes mains dans le Paic citron et récure tout ce qui bouge pour passer mes nerfs. J'en suis<br />
6
aux casseroles quand une voix suave m'interpelle depuis l'embrasure de la porte :<br />
– J'arrive pas à dormir finalement, tu viens ?<br />
Chargeeeez !<br />
Ici, vous pouvez imaginer les soldats bleus en pleine cavalcade, le décollage de la fusée Ariane ou<br />
le départ d'un grand prix de formule un ! Mais quelle que soit l'image, temps de traversée du couloir<br />
jusqu'à la chambre : deux secondes quatre ! On pourrait pinailler sur le 'virgule quatre' mais le<br />
devoir m'appelle !<br />
3<br />
Le lendemain matin, quand j'émerge après une nuit qui a tenu ses promesses, je rejoins la<br />
cuisine au radar. Comme tous les jours d'école, Alex croque ses Chocapics en lisant l'arrière du<br />
paquet comme s'il s'agissait d'un traité de physique quantique. Il a raison : peut-être que le fait de<br />
connaître par cœur la teneur en glucides de grains de riz soufflés au chocolat peut sauver une vie,<br />
allez savoir ! Je lui frictionnerais bien les cheveux mais craignant d'interrompre sa transe<br />
hypnotique, je lui lance juste un « Salut, Einstein, déjà au boulot ? », accompagné d'un petit geste<br />
de la main que les terriens font en croisant d'autres terriens qu'ils connaissent.<br />
– L'appelle pas comme ça, me réprimande ma douce en finissant de cuisiner pour notre repas<br />
du soir.<br />
En jetant un coup d’œil circulaire, je m'aperçois qu'elle a déjà repassé tout le linge, a déjeuné, s'est<br />
lavée, habillée et a préparé notre dîner, vaisselle incluse bien sûr !<br />
– Bonjour, chérie, dis-je en l'embrassant. Mais à quelle heure tu t'es levée? Parce que même<br />
Blanche-Neige, aidée de toute la forêt, n'aurait pas abattu autant de boulot !<br />
Elle sourit en haussant les épaules :<br />
– Tiens, ton café est prêt.<br />
– Merci ma belle. Au fait, Alex, traîne pas trop et pense à aller te laver, qu'on soit pas en<br />
retard pour l'école.<br />
– Je ne peux pas, c'est occupé, répond-il sans même lever un œil sur l'enveloppe biologique<br />
qui a contribué à sa conception.<br />
Je comprends alors que Juliette a réquisitionné, une fois de plus, la salle de bains pour ses ablutions<br />
matinales et qu'il y en a pour des plombes à moins d'une intervention par le GIGN ! Ma femme me<br />
voit venir et précise :<br />
– Ne l'embête pas trop ! C'est ce matin qu'elle passe son Bac de sport ! Ce n'est pas le<br />
moment de la contrarier !<br />
Question : y a-t-il UN moment où on peut la contrarier sans écoper d'un regard meurtrier ou d'une<br />
réplique assassine ???? C'est bien simple, depuis l'adolescence -donc depuis qu'elle a 9 ans !- il est<br />
devenu plus délicat de lui adresser la parole que de négocier avec l'Iran sur le nucléaire, c'est dire !<br />
À part Alex qui est protégé par sa bulle, ma femme et moi nous risquons rarement à l'affronter sans<br />
une bonne raison, et curieusement, nous sommes devenus moins exigeants dans le choix de nos<br />
'bonnes raisons'. Mais n'écoutant que mon courage, je m'élance vers la salle de bains pour tenter une<br />
remarque :<br />
– Juliette ! Reste pas une heure, s'il te plaît. Ton frère a besoin de se laver avant de partir !<br />
– C'est bon, y'a pas mort d'homme, lâche-t-elle en sortant aussitôt de la salle d'eau.<br />
Médusé par sa rapidité, je la laisse regagner sa chambre sans mot dire. Einstein en profite pour aller<br />
faire impression devant le robinet, expression à prendre au sens propre vu le peu d'eau qu'il utilise<br />
7
lorsqu'il est censé se laver. Sans doute un souci d'économie motivé par l'écologie ou alors il a du<br />
sang chat dans les veines ? Toujours est-il qu'il sera ressorti dans une minute trente et qu'à ce<br />
rythme-là, on n'aura pas besoin de remplacer sa brosse à dents tout de suite ! Mais bon, un dossier à<br />
la fois. Je reviens vers mon épouse, tout satisfait de ma fermeté diplomatique.<br />
– Tu as vu ? Une remarque et hop ! Elle m'a épaté ce matin !<br />
– Oui, j'espère qu'elle n'est pas malade !<br />
– Mais non, elle commence à devenir mature et responsable : on voit enfin le bout du<br />
tunnel !<br />
C'est à cet instant que ma fille réapparaît, prête à partir.<br />
– Mature et responsable ? me dit ma femme, un sou<strong>rire</strong> mi-figue, mi-raisin au coin des<br />
lèvres. Tu t'en occupes, moi je ne peux plus !<br />
C'est vrai que si l'intention de Juliette est de me signifier son abjection pour la burqa, le message est<br />
on ne peut plus clair ! Car lorsqu'on porte un short aussi réduit que la culture d'un footballeur<br />
professionnel et qu'on est maquillée comme une voiture volée, on est en droit de se demander si elle<br />
compte postuler pour le défilé en maillot de Miss France ou si c'est une tenue adéquate pour passer<br />
l'épreuve de bac, option Bad ? Bref, j'ose une remarque avant que la brigade des mœurs ne<br />
l'interpelle pour racolage sur la voie publique :<br />
– C'est ce short-là dont le prix était inversement proportionnel à la quantité de tissu utilisé ?<br />
T'as pas sport ce matin plutôt ?<br />
– Pourquoi ? T'aurais voulu que je mette une doudoune ?! Pour courir, c'est moins pratique<br />
mais bon, c'est juste le bac, après, moi ce que j'en dis...<br />
Voilà : c'est ma fille, je l'adore ! À partir de là, deux options s'offrent à moi : soit, je fais fi de son<br />
insolente provocation et argumente posément jusqu'à ce qu'elle entende raison, soit j'applique la<br />
méthode recommandée par les officiers de police judiciaire adeptes des aveux rapides : la tarte dans<br />
la gueule. Je crois savoir que les psychologues de Guantanamo ne se sont pas souvent plaints de la<br />
deuxième option, donc une furieuse envie d'aider ma fille à se démaquiller d'un coup me titille les<br />
phalanges mais l'arrivée d'Alex, cartable bien arrimé sur le dos et regard à la « rain-man » fixant la<br />
porte de sortie, évite aux joues de Juliette de garder un souvenir cuisant de cette matinée. Ma<br />
femme qui a senti la tension monter me pousse vers la sortie :<br />
– Bon, vas-y, si tout le monde est prêt. Et bonne chance, Ju !<br />
– Ouais, à ce soir ! répond ma fille en mâchant son chewing-gum sans enthousiasme.<br />
Une fois dans la voiture, je mets la radio en bruit de fond pour calmer le jeu mais c'était sans<br />
compter sur Alex et sa soif de connaissances :<br />
– Papa ?<br />
– Quoi, Einstein ?<br />
Juliette fait éclater une bulle de son chewing-gum, je pense qu'elle l'a fait exprès mais je décide de<br />
l'ignorer afin d'éviter un bain de sang.<br />
– Tu savais que les Chocapics avaient un IG assez élevé ?<br />
Je ne sais même pas ce qu'est un IG. Enfin, pour moi, c'est un Inspecteur Général, mais je doute que<br />
dans la hiérarchie des Chocapics, il existe réellement des Inspecteurs Généraux, ou alors pas<br />
beaucoup... je lui réponds quand même, il a le droit de s'instruire après tout :<br />
– Les Cheerios, sans aucun doute ! Mais les Chocapics : tu en es sûr ?!<br />
– Absolument !<br />
Ce qu'il y a de bien avec Alex, c'est qu'il ne connaît pas le seconde degré, donc nous avons souvent<br />
des conversations surréalistes. Très sérieux, il poursuit :<br />
– D'ailleurs, ces céréales sont également riches en gluten, et l'on sait aujourd’hui que cette<br />
protéine est responsable d’un grand nombre de sensibilités et d’intolérances. Je me demande si je<br />
devrais continuer à en manger le matin ?<br />
– Aïe, mon fils...La vie n'est pas un long fleuve tranquille, tu sais.<br />
Je vois à sa mine désemparée qu'il a du mal à établir un lien logique entre index glycémique et<br />
8
considération hydrologique mais il en verra d'autres ; quant à sa sœur, écouteurs sur les oreilles et<br />
regard perdu au dehors, elle est déjà bien loin.<br />
4<br />
Lorsque mon épouse rentre de sa journée de travail, je l'embrasse et lui demande si son cher<br />
monsieur Minart ne l'a pas trop harcelée aujourd'hui. Dans le cabinet MMA où elle saisit les<br />
nouveaux contrats, il y a trois secrétaires femmes et un responsable d'agence -véritable coq dans la<br />
basse-cour- qui passe son temps à jouer au petit chef et mater tout ce qui est galbé et féminin. Je<br />
parie que même la vue d'une amphore étrusque le fait monter en température, c'est pour ça que je<br />
questionne ma douce. Son haussement d'épaules me laisse penser qu'aujourd'hui, il ne sera pas utile<br />
d'aller porter plainte au commissariat. Visiblement, d'autres sujets la préoccupent.<br />
– Et Ju, comment ça s'est passé son bac ?<br />
Dans un monde parfait, ma fille serait rentrée de l'école et m'aurait raconté avec moult détails le<br />
déroulement de son épreuve tandis que je lui aurais préparé un chocolat chaud mais l'adolescente est<br />
de nature rancunière et mon « alors ? », au moment où elle est rentrée, est resté suspendu en l'air<br />
telle une particule de poussière cristallisée par la lumière.<br />
– Elle est rentrée, en tout cas. Après...?<br />
– Tu l'as encore rembarrée ?<br />
– Même pas, votre honneur ! Elle a pas besoin de moi pour faire la tronche. Essaie, si le<br />
cœur t'en dit...<br />
– Mais c'est pas vrai ! Qu'est-ce qu'on a fait au bon dieu pour avoir des gamins pareils ?<br />
– Moi, je sais que je suis clean, mais toi, tu as dû sacrément abuser, dans tes vies antérieures,<br />
pour qu'il nous punisse à ce point !<br />
Ma taquinerie la détend, mais si elle abdique temporairement pour Juliette, elle aborde aussitôt un<br />
autre dossier :<br />
– Au fait, j'ai eu du nouveau pour Matéo !<br />
– Ah bon ?<br />
– Figure-toi que je l'ai appelé ce midi. Je voulais quand même en savoir plus sur ce fameux<br />
voyage...<br />
– Et alors, Il t'a lâché un scoop ?<br />
– On peut dire ça, me glisse-t-elle en allant se préparer une infusion.<br />
– Et tu comptes me le dire avant que je rende mon dernier souffle ou...?<br />
Irrésistiblement, je la suis dans la cuisine, abandonnant sans scrupules la correction de mes copies.<br />
Après tout, cette interro des Term ES ne date que d'un mois, et je précise que je suis à l'Éducation<br />
Nationale pas à la Poste ! On ne peut pas être à fond tout le temps non plus !<br />
– Je l'ai appelé ce midi et il m'a expliqué qu'en fait, ils partaient à deux !<br />
– Rassure-moi, il s'est pas pacsé avec Roger ?!<br />
Un coup de coude dans les côtes me rappelle qu'il est aujourd'hui moins dangereux de se moquer du<br />
pape que de l’homosexualité : o tempora, o mores ! comme disait Archimède – bon d'accord, j'ai<br />
arrêté le latin assez vite.<br />
– Et si c'était le cas, qu'est-ce que ça ferait, hein ?! me tance-t-elle, en me tapotant le front<br />
de sa petite cuillère.<br />
– Comme dit mon pote Gégé : à la rigueur, s'il y a des sentiments...<br />
9
Nouveau coup de coude.<br />
– Aïe ! Qu'est-ce que j'ai dit encore ?<br />
– Gégé ? C'est bien le prof de gym que sa femme a quitté ?<br />
– Ben oui, le pauvre !<br />
– Alors méfie-toi qu'il ne t'arrive pas la même chose, parce qu'à force d'être arriéré à ce<br />
point, tu prends des risques !<br />
– Hou-la ! Des menaces ?! Bon, ben vive la jaquette, alors...<br />
– QUOI ???!!!<br />
– Ça va, je rigole, chounette. Allez, raconte moi plutôt ce que tu as appris pour Matéo ! S'IL<br />
TE PLAIT, ajouté-je en mimant le mendiant roumain.<br />
– Homophobe, xénophobe : rappelle-moi déjà pourquoi je t'ai épousé ?!<br />
Du tac-au-tac, je voudrais lui répondre que hier soir, elle avait bien senti pourquoi mais<br />
curieusement, une petite voix m'implore de la fermer et d'adopter le profil bas du cocker battu,<br />
abandonné sur l'A7.<br />
Je dois bien savoir faire le cocker famélique car après quelques gorgées d'infusion appréciées en<br />
silence, elle finit par craquer :<br />
– En fait, il part avec Marie. Tu sais, ils ont souvent bossé ensemble. Ça me plaisait bien car<br />
elle avait l'air brillante, je croyais qu'elle allait le tirer vers le haut mais...<br />
– Ah-ah ! Je me disais aussi ! Un tel engouement pour le guacamole et les sombreros, ça me<br />
paraissait bizarre ! Et ben, c’est bien, ça ! Il ne sera pas tout seul s'il est amoureux : bonne nouvelle,<br />
non ?<br />
– Ça me rassure un peu effectivement, mais pas entièrement quand même !<br />
Ah les mamans ! On ne les changera jamais! Y a-t-il sur terre quelque chose de plus beau et plus<br />
fort que le lien unissant une mère à sa progéniture ? À part peu-être une reprise de volée de Zlatan,<br />
j'en doute et reste songeur lorsqu'elle m'informe du bémol. C'était trop beau aussi.<br />
– Par contre, il ne revient pas chez nous avant de partir, et comme son passeport est dans sa<br />
chambre, il faudra qu'on lui apporte, ainsi que sa station i-pod !<br />
– C'est ça, et il veut pas cent balles aussi ?!<br />
– Oh, tu peux bien faire ça ! On allait bien monter à Paris pour lui dire au revoir, non ? Alors<br />
un passeport et une mini-chaîne, ça doit bien rentrer dans le Scénic ! Peut-être en enlevant les<br />
sièges, ou j'appellerai les déménageurs bretons, si tu préfères ?<br />
Ma parole, elle se paye ma tête ! C'est bon de la voir sou<strong>rire</strong>. Je la prends dans mes bras en guise de<br />
reddition inconditionnelle et l'embrasse tendrement quand soudain, une petite voix nous coupe dans<br />
notre élan :<br />
– Maman, papa ?<br />
J'avais oublié qu'avant « Einstein », je l'appelais « Tue-l'amour » !<br />
– Quoi ?! lui dis-je en me retenant pour ne pas lui casser ses lunettes.<br />
– Il faut que je fasse un exposé pour l'école, je peux prendre votre ordinateur ?<br />
– Laisse-moi deviner : tu as choisi « l'incidence de la lune sur les coefficients de marées<br />
dans les zones tempérées à faible densité de population », c'est ça ?<br />
Alex marque un temps pour analyser la masse d'informations que je viens de lui fournir. Ma femme<br />
me balance un nouveau coup de coude et le prend en main :<br />
– N'écoute pas ton père, mon chéri. Bien sûr que tu peux prendre notre ordi. Qu'est-ce que tu<br />
dois chercher en fait ?<br />
– Je dois faire un exposé sur le rugby !<br />
Là, si je me tiens les côtes, c'est parce que je suis mort de <strong>rire</strong> ! Mon petit a dix-neuf de moyenne<br />
sauf en sports où il a péniblement huit sur vingt, et encore parce qu'il y a des bonus pour l'assiduité !<br />
Il faut que j'en sache plus :<br />
– Tu parles bien du sport où des gros balaises se tartinent dans des mêlées pleines de boue et<br />
de sueur ? C'est bien ça ?<br />
10
– Oui, enfin, peut-être aujourd'hui mais d'après mes premières recherches, il apparaît que<br />
l'ancêtre du rugby était la soule ou sioule, sport très pratiqué en France dès le Moyen Âge. La soule<br />
avait en effet des caractéristiques communes avec le rugby, comme le knappan au pays de Galles, le<br />
hurling en Cornouailles ou le calcio en Italie, qui étaient issus de la même époque. Les collèges<br />
britanniques de l'époque pratiquaient chacun un jeu de ballon dérivé de la soule. Chaque collège<br />
avait ses propres règles mais j'aimerais en savoir plus avant de dire des bêtises devant la classe.<br />
Ce que j'aime chez ce gosse, c'est sa simplicité. Je pense de plus en plus que lorsque les<br />
aliens ont enlevé la sœur de Fox Mulder, ils ont dû prendre mon petit Alex en même temps, c'est pas<br />
possible autrement ! Je le félicite néanmoins pour l'ébauche de son intro :<br />
– Vas-y fiston ! Ça donne déjà envie, là ! Mais parle quand même des All Blacks à un<br />
moment...<br />
Les grands yeux qu'ils me renvoient me confortent dans la thèse du kidnapping extra-terrestre, ou<br />
alors un facteur des PTT bien déjanté... je me retourne vers ma moitié mais celle-ci hausse les<br />
épaules, aussi impuissante que moi.<br />
Imaginez que vous vous retrouvez dans le Da Vinci code mais que Tom Hanks a déserté au<br />
dernier moment, et bien la Rose Ligne, vous êtes pas prêt de la faire apparaître, moi je vous le dis !<br />
Voilà l'état d'esprit dans lequel on se retrouve après une journée finalement bien ordinaire : j'ai déjà<br />
hâte de savoir ce que demain nous réserve ! Et dire qu'on est seulement mardi...<br />
5<br />
L'avantage avec un surdoué, c'est que tout agenda devient inutile. Ainsi, lorsque je récupère<br />
Alex à l'école, je n'ai plus qu'à le consulter pour les rendez-vous à venir. Mieux qu'une appli de<br />
smartphone, il me donnera les noms, les heures, les adresses ; je me demande même s'il ne pourrait<br />
pas calculer l'itinéraire le plus rapide, mais ne soyons pas trop exigeant : il n'a que onze ans !<br />
– On doit pas aller chercher Juliette, aujourd'hui ?<br />
– Non, me confirme-t-il sans hésiter une seconde. Elle devait aller réviser chez une copine.<br />
Elle a dit à maman qu'elle rentrerait pour manger.<br />
Je me demande dans quelle mesure le fait de tout contrôler participe à l'équilibre de son univers. Je<br />
lui réponds donc sérieusement, comme si je m'adressais à un collègue de boulot :<br />
– Ah, exact ! C'est vrai qu'elle doit passer son oral de mention euro très bientôt ! Elle a dû<br />
aller chez Justine. C'est la meilleure de la classe en anglais et elles s'entendent bien...<br />
Son silence est plus clair qu'une réponse logicielle : maman n'a rien dit de plus, je ne puis donc<br />
corroborer cette hypothèse. Ses yeux sont perdus dans le vague, je le laisse s'évader un peu. Après<br />
une journée d'école, il a bien le droit de s'aérer en calculant la vitesse des véhicules d'après le<br />
nombre qu'il en passe le temps de revenir au feu rouge. Ah l'insouciance de la jeunesse...<br />
En arrivant à la maison je le convainc de goûter en arguant qu'un cerveau est comme un<br />
moteur : il lui faut du carburant pour tourner à plein régime. Levant les yeux au ciel, il grignote<br />
deux biscuits avant de sauter sur ses cahiers. Dire qu'il fallait râler après l'aîné pour qu'il passe plus<br />
d'un quart d'heure à réviser ! Si seulement Juliette avait le même genre de motivations ! Enfin, tout<br />
n'est peut-être pas perdu puisqu'elle semble avoir pris les choses en main pour ses examens, il était<br />
temps !<br />
Mais cela ne me surprend pas, elle a toujours aimé les langues ! Je suis sûr qu'elle va briller<br />
en anglais. Confiant en l'avenir de l'humanité – et je ne parle pas du journal bolchevique-, je vais<br />
finir mes copies : à force, les élèves vont finir par me faire des remarques ! De mon temps, jamais<br />
11
on aurait osé dire quelque chose à un prof... mais comme dit Lance Armstrong, aujourd'hui, tout<br />
part à vélo !<br />
Lorsque mon épouse rentre du travail, je lui fais part de ma fierté pour notre Juju :<br />
– Mais elle est allée réviser chez qui alors ? coupe-t-elle en allant prendre la bouteille d'eau<br />
dans le frigo.<br />
– Et ben, chez Justine, j'imagine ! Les deux Ju-Ju : le duo de choc pour les langues !<br />
– Ça m'étonnerait. Justine est absente depuis une semaine, elle a une mononucléose !<br />
Un léger doute me gagne. Le restant des copines de sa classe a un accent plus proche de Yasser<br />
Arafat, ce qui serait un atout certain lors de négociations avec Israël à Camp David mais pour la<br />
mention Euro... ?<br />
Avant de déclencher le plan Orsec, je propose de l'appeler sur son portable pour être fixé mais ma<br />
douce préfère se morfondre dans la discrétion :<br />
– Laisse, on lui demandera ce soir ! Je vais me doucher, tu regardes les devoirs du petit. Tu<br />
lui dis de s'avancer s'il peut ?<br />
« S'avancer pour quoi ? La rentrée d'après ? », songé-je en levant les yeux au ciel. Même en juin,<br />
Alex continue d'avoir trois semaines d'avance dans toutes les matières ! Des fois, il râle même parce<br />
que les collègues ne donnent pas les devoirs assez à l'avance !<br />
– Sans problème, va te rafraîchir ! fais-je diplomatiquement.<br />
Il vaut mieux garder des forces, je sens que le repas du soir va être mouvementé.<br />
Et comme la loi de Murphy nous l'enseigne, quand vous sentez que ça va vous tomber<br />
dessus, ça finit toujours par vous tomber dessus ! Dès que Juliette passe le seuil de la porte, elle a<br />
beau se précipiter vers la salle de bains, des relents de tabac froid viennent charger l'atmosphère du<br />
salon.<br />
Ça y est ! Ma fille s'est mise à fumer ! Dans dix ans, c'est l'emphysème assuré, sans parler<br />
des ongles jaunis ! Et encore, s'il ne s'agit que de cigarettes 'normales', parce qu'avec les boulettes<br />
qui retournent la tête, alors là, c'est la décérébration à petit feu ! Autant choisir entre la peste et le<br />
choléra !<br />
Ne pouvant rester inactif – il y aurait non-assistance à jeune fille qui fait chier- je m'élance à sa<br />
poursuite, car elle a bifurqué vers la cuisine où je l'entends s’asperger et se laver les mains.<br />
– Ju ! T'étais où, cette aprèm ?<br />
Elle me rejoint aussitôt, tout sou<strong>rire</strong> :<br />
– Oh papounet, je sais ce que tu vas penser mais je ne fume pas, je te promets, je te<br />
promets !<br />
Rien que le sou<strong>rire</strong> de courtier en assurance aurait du m'inciter à la méfiance, alors le « papounet »,<br />
qu'elle n'avait plus utilisé depuis sa tendre enfance ! Mais le pire, c'est que ça marche ! Je lui<br />
réponds avec la sagacité d'une blonde de télé-réalité :<br />
– Mais Ju ! Tu pues le tabac !?<br />
– Mais oui, mais c'est parce que je suis allée réviser chez Adam et comme sa mère fume<br />
comme un pompier, ça a imprégné toutes mes fringues !<br />
Son emploi pertinent d'un verbe comme imprégner finit de me ramollir :<br />
– Comment ça : Adam ? T'avais pas dit à ta mère que tu allais chez une copine ?<br />
– Oui, ben... Justine était malade... mais Adam Barbizier-Brown, il assure grave en langues,<br />
sa mère est anglaise. Elle fume tout le temps, mais elle est super gentille, elle nous a fait des<br />
muffins cette aprèm, c'était super sympa, mais bref, j'ai pas trop faim du coup... je vais aller dans<br />
ma chambre pour continuer à réviser...<br />
– Attends voir, jeune fille ! D'où il sort cet Adam ?<br />
Faudrait pas qu'elle me prenne pour une pomme quand même !<br />
– Adam Barbizier-Brown. Il est dans ma classe, papa !<br />
– Oui, ben, j'ai pas appris la liste par cœur, non plus ! Et sa mère est anglaise, tu dis ?<br />
12
– Ouais, c'est cool, hein ?<br />
– Super. Et elle t'a dit d'où elle était ? Tu as essayé de pratiquer avec elle ?<br />
– Un peu... je crois qu'elle a dit qu'elle venait du Kent... Seven Oaks, je crois... tu connais ?<br />
Si je connais ?! J'ai passé un an dans cette région en tant qu'assistant et ma piaule étudiante n'était<br />
qu'à quelques kilomètres de Seven Oaks ! Ah, les soirées pub...<br />
– Pour connaître, je connais, oui. Et elle parle français ?<br />
– Oh oui, elle a un accent mais elle parle mieux que moi !<br />
Venant d'une spécialiste du sms qui ponctue ces phrases de « grave » ou « carrément trop pas », j'ai<br />
du mal à le croire !<br />
– Et qu'est-ce qu'elle fait comme boulot, elle t'a dit ?<br />
– Je crois qu'elle bosse chez Confo, elle s'occupe des « lits tige »...mais après elle a parlé<br />
d'une autre boîte, alors, j'ai pas bien compris...<br />
Un mot à la fois ! Il y avait déjà 'imprégner' aujourd'hui, alors les litiges, on verra demain ! Du<br />
coup, je n'ose me renseigner sur le père, des fois qu'il bosse pour un noble (au service du comte<br />
Ancieux!). J'embraye sur du plus concret :<br />
– Et ce Adam, il est sérieux ?<br />
– Mais oui ! Il est super beau ! En plus il joue de la guitare, il est super gentil, il est trop top,<br />
quoi !<br />
Finesse de l'analyse, richesse syntaxique : quel dommage qu'elle n'ait pas fait un bac littéraire ! Au<br />
passage, j'ai du mal à faire le lien entre 'bon à l'école' et le fait d'être beau. Mais ma fille semble<br />
tellement enthousiaste, ne gâchons pas la soirée :<br />
– Et tu le sens bien, cet oral de langues ?<br />
– T'inquiètes, je suis large !... Enfin, on peut jamais savoir et justement, je me disais :<br />
demain, je peux retourner chez lui pour m'entraîner ? Je te promets, à force, je vais trop assurer,<br />
quoi !<br />
Ma conscience me hurle de lui demander la définition du mot « large » mais pour une fois qu'on<br />
discute sans que ça finisse par un claquement de portes, je fais comme la White Star Line, je laisse<br />
couler :<br />
– Bon, d'accord. Mais t'es là pour manger, OK ?<br />
– Promis, papounet ! Merciiiiiiiii !<br />
Hochant la tête, je la regarde danser jusqu'à sa chambre et plonger sur son lit pour informer la<br />
planète facebook de son bonheur intersidéral.<br />
Lorsque ma femme réapparaît, j'affiche encore le sou<strong>rire</strong> béat du crétin qui vient de se faire<br />
enfumer, qui le sait mais qui est content quand même.<br />
– C'était Ju ? Elle est rentée ?<br />
– Yes ! Elle est en forme ! Elle révisait chez un type de sa classe, en fait. Il doit être bilingue<br />
vu que sa mère est anglaise, alors c'est bien...<br />
– Pas Adam Barbizier, quand même ?!<br />
– Brown ! Adam Barbizier-Brown, rectifié-je mollement.<br />
Ce n'est pas parce que sa mère lui a inculqué une préférence pour le bœuf bouilli à la confiture qu'il<br />
est foncièrement mauvais ? Après tout, l'Angleterre est aussi le pays qui a enfanté Margaret<br />
Thatcher, Amy Winehouse ET le pied gauche de David Beckham, alors respect quand même !<br />
Mais visiblement, la tolérance culturelle n'est pas de mise car ma moitié ne décolère pas :<br />
– Ton Adam Brown, là. Il est arrivé au mois de mars parce qu'il s'était fait renvoyer de tous<br />
les autres lycées, alors elle aurait pu trouver mieux ! Je t'en avais parlé, mais tu n'écoutes rien,<br />
comme toujours !<br />
Moi qui imaginais un brillant étudiant au blazer impeccable et quatre fois champion d'aviron, je<br />
sens que le mythe se fissure !<br />
– Et tu as vu les devoirs du petit ? me lance-t-elle, aussi méfiante qu'un contrôleur des<br />
impôts épluchant le patrimoine immobilier de Bernard Tapie.<br />
13
– Ben, j'ai pas eu le temps... je m'occupais de Ju, déjà, alors...<br />
– Évidemment ! Faut que je fasse tout ici ! J'en ai marre !<br />
– Chounette, attends !<br />
– Papa ? intervient Alex, calepin à la main. Je ne suis pas sûr de saisir les subtiles nuances<br />
entre le rugby à treize et le rugby à quinze ? Tu pourrais m'éclairer ?<br />
– Deux joueurs de plus ! lui dis-je, comme si j'avais dit « pas maintenant ! »<br />
Ma femme le prend sous son aile et l'embarque pour voir ses devoirs :<br />
– Viens mon chéri. On va regarder tout ça.<br />
Si le minou vient réclamer ses croquettes maintenant, je jure que je le donne au resto chinois<br />
le plus proche !<br />
6<br />
Le lendemain, Juliette est retournée chez Adam et je n'imaginais pas que les verbes<br />
irréguliers puissent donner la pêche à ce point ! Depuis le temps que j'enseigne « to shrink, I shrank,<br />
shrunk : rétrécir », jamais je n'ai vu une élève proche du nirvana en le récitant ! C'est pourtant un<br />
verbe facile à prononcer et toujours utile dans une conversation ! Qui a dit qu'on avait un problème<br />
dans l'enseignement des langues en France ? Rétrécir, ça peut servir ! Vous sortez avec une topmodèle<br />
suédoise qui vous lave votre pull en mohair à 90° - ah, la blonde- et forcément qu'est ce que<br />
vous lui sortez au petit-dèj : to shrink, voilà ! Il y a quand même des inspecteurs, que dis-je, des<br />
énarques qui ont réfléchi à la question !<br />
Par contre, ils ont dû sacrément pratiquer les langues, nos deux jeunes, parce que le rouge à<br />
lèvres de Ju n'est plus qu'un vague barbouilli foncé. Mais ma fille est heureuse et motivée, je ne vais<br />
pas lui rentrer dedans :<br />
– Alors ces révisions, ça avance ?<br />
– Oui, super ! C'est dingue ce qu'on peut progresser en un rien de temps. Faut dire que la<br />
prof était tellement naze cette année... c'est simple, on n'a rien fait !<br />
– TU n'as rien fait, plutôt , non ? Mais bon, si maintenant, tu t'y mets... vieux motard que<br />
jamais, comme disent les Hells Angels !<br />
– Je te jure que je suis à fond, là ! Carrément nez au plancher !<br />
Si j'attrape le crétin qui a permis aux ados de s'éc<strong>rire</strong> dans un espèce de langage sans orthographe ni<br />
étymologie, je le donne aussi au resto chinois ! Mais tant pis pour la culture, il faut que je voie cet<br />
Adam sans éveiller les soupçons :<br />
– Au fait, si vous devez encore réviser, pourquoi tu lui dirais pas de venir à la maison, à ton<br />
beau gosse ? (j'aurais bien fini par bellâtre, mais elle n'aurait pas compris pourquoi je parlais de<br />
cheminée!)<br />
– Ah ouais, trop cool ! Je vais lui demander, je vais lui demander, je vais lui demander !<br />
trépigne-t-elle en fonçant dans sa chambre.<br />
– C'est Ju qui glousse comme ça ? demande ma femme qui vient de rentrer. Tu as offert de<br />
lui payer le permis ou quoi ?<br />
– Noon ! Je lui ai juste proposé de faire venir son copain pour qu'ils révisent à la maison.<br />
– Sans moi ! Tu me préviendras de sa venue, que j'aille en ville faire du shopping. Parce que<br />
si je le croise, ça risque de mal se passer...<br />
– Tout de suite ! Laisse-lui une chance, on dirait qu'il a réussi à remotiver ta fille, c'est déjà<br />
14
pas mal, non ?<br />
– Je demande à voir, fait ma moitié, plus circonspecte que moi. Elle est où, là ?<br />
– Ben...dans sa chambre, elle bosse. T'entends pas la musique ?<br />
Ma douce hausse les épaules en identifiant les riffs étouffés qui proviennent de la chambre du fond.<br />
– Je vais lui dire de baisser quand même ! Alex ne peut pas travailler dans ce bruit !<br />
Je la retiens : on n’interrompt pas le solo de Starway to Heaven.<br />
– Au fait, elle se maquille maintenant, Juju ?<br />
– Non, pourquoi tu dis ça ?<br />
Le souvenir de sa bouche barbouillée me laisse perplexe. Ma douce remarque mon trouble mais<br />
comme je reste dans mes conjectures, elle passe à autre chose :<br />
– En parlant de copain, il faudra que je reprenne rendez-vous chez le gynéco pour Juliette !<br />
Et en attendant, vu comme vous êtes complices, tu lui rappelleras de se protéger, hein chéri ?<br />
Excuse-me ! On parlait de Shakespeare et de present perfect, il n'a jamais été question d'explorer<br />
l'anatomie féminine ! Qu'il essaye, le Pete Doherty de seconde zone de faire le hooligan avec la<br />
chair de ma chair ! Jeanne D'Arc s'est peut-être éteinte deux jours après sa mort, je sens encore des<br />
relents de fumée qui teintent la perfide Albion d'un goût amer, alors il a intérêt de garder ses mains<br />
dans les poches s'il veut pas finir comme la Vénus de Milo !<br />
– Tu en fais une tête ! s'esclaffe ma douce. Je te rappelle qu'elle n'est plus en CM2.<br />
– Et bien, elle devrait !<br />
7<br />
Depuis que j'imagine une espèce de Liam Gallagher décadent souiller l'innocence virginale<br />
de ma Juliette, je ne peux plus dormir ! Il faut que je trouve un moyen de les 'surveiller' sans qu'ils<br />
ne s'en rendent compte.<br />
J'ai d'abord pensé à faire avaler la clé de sa chambre par le minou mais si un jour, il fallait la<br />
récupérer cette maudite clé... bref, je vous passe les détails. Alors pourquoi ne pas démonter le lit de<br />
ma fille juste au moment où l'ersatz de Sid Vicious viendrait ? Ils feraient quand même pas ça<br />
debout, il y a un minimum de bienséance, même pour un peuple dont l'idéal féminin se rapproche<br />
de Camilla Parker-Bowles ! Ça se verrait comme le nez au milieu de la figure, me direz-vous ? ...<br />
évidemment...il faut que je trouve plus subtil ! La pureté de notre ligne familiale en dépend... ça y<br />
est, je sais ! Je viens de trouver une application inattendue au stage sur les nouvelles technologies de<br />
communication qu'on a eu au lycée. Il ne me reste plus qu'à brancher la webcam de JU, la<br />
positionner de façon à ce que je puisse surveiller le champs de son lit, ainsi je pourrai à loisir et en<br />
toute discrétion surveiller la moindre incartade de notre 'invité'. Merci Skype, MER-CI !<br />
– Mais dors, bon sang !<br />
Pardon, j'ai dû un parler un peu trop fort dans mon excitation. Dors ma douce, je veille sur la tribu...<br />
15
8<br />
Quand le jour de la rencontre arrive enfin, mon épouse préfère déserter le foyer conjugal vu<br />
que tout le monde est sur des charbons ardents. Juliette, évidemment : elle a réquisitionné la salle de<br />
bains depuis deux jours et essayé quatre fois chacune de ses fringues en se plaignant qu'elle n'avait<br />
rien à se mettre ! Rien qu'en donnant les tenues qu'elle a jetées sur son lit, Emmaüs pourrait<br />
fonctionner pendant un an, mais bref ! Le belle veut être parfaite pour son prince, ce n'est pas le<br />
moment de lui faire croire que son jean préféré est passé à la poubelle par mégarde ! Quant à moi, je<br />
dois bien avouer que j'ai plutôt alimenté la tension ambiante puisque à chaque voyage de ma fille à<br />
la salle d'eau, j'en profitais pour vérifier sa connexion Skype. Une fois, elle a bien failli me<br />
surprendre et pour expliquer mon air ahuri, j'ai dû prétexter que je cherchais le pauvre minou qui<br />
miaulait : et faites-moi confiance, en lui écrasant la queue dans la porte, il a miaulé (un bon point<br />
pour lui, le chinois s'éloigne) ! Sur ce, ajoutez Einstein qui posait mille et une questions pour<br />
peaufiner son exposé -que dis-je, sa thèse- sur le rugby et vous obtiendrez la même effervescence<br />
chez la famille Bouteille qu'à l'hôtel particulier de Dédé-la-saumure juste avant une descente de la<br />
brigade des mœurs.<br />
Bref, lorsqu'on sonne à la porte, Juliette glousse et trépigne en s'arrangeant une dernière fois<br />
devant la glace. Elle me fait signe d'aller ouvrir mais comme je dois allumer sa webcam, je délègue<br />
cet honneur à Alex. Or ce dernier est en pleine transe hypnotique et se balance d'avant en arrière en<br />
marmonnant une litanie dans une langue que peu d'élus doivent connaître. J'espère que c'est bien<br />
son exposé qu'il révise et qu'il n'est pas en train de communiquer avec son meilleur ami qui habite<br />
dans une galaxie trop lointaine pour qu'on puisse le voir.<br />
« Non, vas-y, Ju ! C'est mieux. »<br />
Au regard foudroyant qu'elle me lance, je devine qu'elle n'avait pas fini de s'arranger mais tant pis,<br />
Big Brother a besoin de se préparer. Du coup, dès qu'elle va vers la porte, je me précipite dans sa<br />
chambre pour allumer son Skype et tourner discrètement l'ordi vers son lit. Je rejoins le salon une<br />
demi-seconde plus tard avec l'intime conviction que j'aurais pu être embauché par le MI-6 quand<br />
mon cœur oublie quelques battements dans son tempo qui était certes rapide mais régulier.<br />
Adam est là et je comprends d'où vient le noir qui barbouillait la bouche de ma fille. À côté<br />
de lui, la tenue de The Crow passerait pour un beigeasse pâlichon tant il ne reste plus grand chose<br />
chez lui qui ne soit teinté d'un noir absolu. Tignasse, sourcils, ongles, lèvres et bien sûr tous les<br />
vêtements ont été karchérisés à l'encre de jais ! Il ne manquerait plus qu'une hallebarde et on<br />
pourrait fêter Halloween ! Le cauchemar incarné, et ma fille qui se pend à son cou ! Cette fois, c'est<br />
moi qui la fusille du regard jusqu'à ce qu'elle le lâche à contre-cœur. Même Alex a interrompu ses<br />
incantations pour observer un spécimen qu'il n'imaginait pas rencontrer en dehors de ses BD<br />
d'heroic fantasy ! Seigneur, pourquoi t'acharnes-tu sur notre famille ?<br />
– Papa, je te présente Adam ! Adam, c'est mon père...<br />
J'ai l'impression de recevoir la famille Adams, je vérifie d'un coup d’œil qu'une main ne court pas<br />
sur la moquette du salon :<br />
– Euh...bonjour...<br />
– Enchanté, monsieur Bouteille ! Ne vous fiez pas aux apparences, je n'aime pas trop les<br />
couleurs, c'est tout...<br />
Bien sûr ! Tu découpes qui tu veux dans ton congèl, mais tu laisses tes mains loin des hanches de<br />
ma fille !<br />
– Ju m'a dit beaucoup bien de vous, fais-je diplomatiquement, afin de ne pas éveiller les<br />
soupçons de Jack l'éventreur. Elle progresse au moins en anglais ?<br />
– En anglais ?... oh oui, bien sûr, rectifie-t-il après que ma fille ait discrètement tiré sur sa<br />
manche.<br />
Décidément, il y a baleine sous gravier, et s'il me restait une once de scrupules à les espionner, elle<br />
16
s'est définitivement évaporée. Et puis comment peut-on porter un imper de cuir noir en été ? Ce<br />
zombie gothique n'est pas net, il faut que j'en sache plus :<br />
– Tant mieux si elle progresse : l'anglais c'est important. Mais je vous laisse travailler. J'ai<br />
du boulot, moi aussi. Tu lui montres ta chambre, Ju ? Et si vous avez faim ou soif, tu t'en occupes ?<br />
en songeant secrètement : tu lui précises qu'on a fini la dernière poche de sang hier soir...<br />
– Ouais, t'inquiète.<br />
Puis elle se tourne vers son mentor et lui chante, aguicheuse :<br />
– Come on, babe. Let's take a walk on the wild side...<br />
Comment ça, du côté sauvage ! Tu trouves qu'il est pas assez sauvage comme ça ?!!!<br />
Je me précipite vers mon bureau et allume aussitôt ma session skype. Ils ne sont pas encore dans<br />
mon champs de vision mais je les entends qui entrent dans la chambre. Ma fille ferme la porte à clé<br />
dans des gloussements et des frottements de cuir : code rouge, code rouge !<br />
La voir à califourchon sur Batman en pleine salade de museau ne m'enchante que moyennement,<br />
d'autant que le disciple du Mal a les mains bien baladeuses ! Je peste et fume tant que je peux sur<br />
ma chaise lorsque Marylin Manson Junior dépose ma fille sur le côté du lit. Soit il va l'attacher, soit<br />
il va égorger un poulet en offrande, il faut que j'intervienne ! Le cerveau en ébullition à la recherche<br />
d'un prétexte, je remarque qu'il s'est saisi de la guitare de ma fille :<br />
« Wao ! Une vraie Gibson ! s'extasie-t-il. Et tu sais en jouer au moins ? »<br />
Vu la mine dépitée de ma fille, je devine que celle-ci avait prévu de jouer d'un autre instrument ! Je<br />
peste et repeste ! Mais le psychopathe branche l'ampli et entame quelques notes. Finalement, il y a<br />
peut-être du bon en lui ! D'autant qu'il joue de plus belle et lance même à ma fille, maintenant<br />
admirative :<br />
– Regarde ! Tu peux trouver la part' sur internet ! C'est facile à jouer.<br />
– Ah ouais ?!<br />
Je suis tellement soulagé qu'ils soient passé à autre chose que je n'ai rien vu venir. D'un bond, ma<br />
fille a pris son ordi et se retrouve en gros plan devant moi :<br />
« Papa ? »<br />
J'ai pourtant la répartie facile mais là, je reste coi ! Partagée entre l'effroi et l'embarras, elle<br />
réarrange son soutien-gorge sous son tee-shirt :<br />
« C'est toi, papa ?! »<br />
« Juliette ? »<br />
Comment pourrais-je lui expliquer que ses ébats ont fait l'objet d'une visio-conférence ? Dans le<br />
fond, j'aperçois Adam qui continue à jouer, un petit sou<strong>rire</strong> au coin des lèvres.<br />
« Tiens, Adam, ça va ? », lancé-je mollement, d' un petit signe de la main.<br />
« Non, mais c'est trop la honte ! NON MAIS LA HONTE, QUOI ! s'écrie Juliette dans tous<br />
ses états.<br />
Inutile de vous dire que la communication a coupé et j'ai bien peur que cela ne se limite pas à<br />
l'informatique...<br />
9<br />
Depuis mon fiasco du Watergate, ma fille s'est transformée en courant d'air et ne m'adresse<br />
plus la parole : difficile de lui en vouloir. Je pense qu'elle continue à voir Belphégor mais je dois<br />
encaisser si je veux espérer lui reparler un jour. Ma douce me surnomme Bill Gates et quand je lui<br />
demande ce qu'elle aurait fait à ma place, elle me rappelle que jamais elle n'aurait accepté de le<br />
17
ecevoir si cela n'avait tenu qu'à elle, donc à moi de me débrouiller avec ma fille ! Solidarité, quand<br />
tu nous tiens...<br />
Là-dessus, Matéo n'a pas donné signe de vie depuis ses partiels, heureusement qu'il reste<br />
Alex pour garder un peu le moral, quoique...<br />
Le jour de son exposé, notre petit Einstein s'est exécuté fièrement devant un parterre médusé de<br />
collégiens qui ne s'attendaient pas à entendre parler de « quintessence inhérente » et de «<br />
philosophie sous-jacente » lorsque le thème annoncé était celui du rugby ! À tel point que le<br />
collègue d'EPS qui lui avait assigné cette tâche nous a convoqués pour faire part de son désarroi :<br />
« Je voulais juste qu'il s'intéresse... qu'il ait envie de tâter la balle quoi, pas qu'il nous fasse<br />
une conférence pour Sciences-Po ! »<br />
Décidément, les parents de cancres ne connaissent pas leur bonheur...<br />
En revenant en voiture avec ma femme, il me vient une idée pour humaniser notre petit<br />
génie :<br />
– Je pourrais l'emmener au stade dimanche, pour lui montrer un match ! Entre l'ambiance,<br />
les actions de jeu, la barbe-à-papa à la mi-temps , il y prendrait goût, je parie !<br />
– Aucune chance, fait ma moitié. Non, moi je pensais plutôt à autre chose ! Ça fait plusieurs<br />
fois qu'il me parle d'un copain dans sa classe. Alors pourquoi on ne l'inviterait pas à passer le weekend<br />
à la maison ? Ils joueraient dehors : ça lui ferait du bien, non ?<br />
– Quand tu dis « copain », tu parles bien d'un terrien déclaré à la mairie par ses parents ?<br />
– Mais oui, enfin ! Tu sais, il m'a parlé d'un certain Eliot, avec qui il s'entendait bien... on<br />
pourrait essayer, qu'est-ce que tu en penses ?<br />
– OK . On peut lui proposer, on verra bien ce qu'il dit.<br />
– Oh, je suis sûr qu'il sera d'accord. Et la vieille tente de Matéo, on l'a toujours ?<br />
– C'est toujours ma sœur, un peu de respect ! Maintenant, si tu parles du bout de toile acheté<br />
à Décath'... je crois qu'on l'a toujours... au garage, je pense...<br />
– Parfait ! Tu pourrais leur installer dans le jardin, ils passeraient du temps dehors, à jouer à<br />
deux...<br />
– OK ! Va pour le camping alors ! Je pourrais même leur faire un atelier « mêlée-placage »,<br />
pour l'après-midi : ça pourrait être sympa !<br />
– D'accord, mais n'insiste pas, si tu vois que ça les barbe !<br />
– Comme madame voudra.<br />
Alex fut évidemment ravi d'avoir un copain pour le week-end et au téléphone, les parents du<br />
sympathique Eliot se montrèrent fort charmants. Pour une fois que la vie était un long fleuve<br />
tranquille, champagne ! J'aurais dû me douter que c'était trop beau...<br />
10<br />
Jamais je n'aurais dû demander à Alex de m'aider à installer la tente. Pourtant, il faisait beau,<br />
je croyais qu'on pourrait partager un moment de virile amitié sur fond de chemise à carreaux et de<br />
grand lac canadien mais c'était sans compter sur mon Alex national ! Depuis tout à l'heure, il scrute<br />
le piton que je lui ai passé -je vous avais dit que c'était une vieille tente, pas le genre qu'on déploie<br />
en deux secondes mais qu'on s'escrime à replier en une heure trente!- et j'imagine qu'il mesure<br />
l'évolution technologique depuis l'invention du maillet jusqu' au lancement de la fusée.<br />
18
– Alex ! Passe-moi le piton, sinon, vous allez dormir à la belle étoile !<br />
– Pourquoi ils appellent ça comme le serpent ? Parce que ça pique ?<br />
– Ça doit être ça, fais-je à moitié amusé. Tu demanderas à Eliot, peut-être qu'il sait ? Il a déjà<br />
fait du camping, au moins ?<br />
– Il ne peut pas, avec son traitement.<br />
Je me disais aussi ! Mon fils ne pouvait pas se lier avec un footeux aux genoux écorchés et aux<br />
résultats trop moyens par manque de travail. Il a fallu qu'il me dégote le cas psycho le plus chargé !<br />
UN Einstein à gérer, c'était déjà fatigant, mais s'il y en a deux !<br />
– Bon, vous verrez bien, dis-je en capitulant. Si ça ne va pas, on a un mis un matelas en plus<br />
dans ta chambre : vous pourrez toujours vous rapatrier à l'intérieur.<br />
Tout à coup, son regard se fixe vers le lointain :<br />
– Papa, le téléphone sonne.<br />
– Y'a pas ta sœur qui peut répondre ?!... ah oui, j'oubliais qu'elle fait la grève des<br />
télécommunications. Bouge pas, je reviens !<br />
Je plante mon Alex au fond du jardin et cours répondre au téléphone :<br />
– Allô ?<br />
– Papa ? C'est Mat. J'voulais juste...<br />
– Tiens, quelle surprise !<br />
– Oui... bon... désolé si je n'ai pas appelé avant mais j'ai été un peu surbooké dernièrement.<br />
Surbooké de quoi ? Les partiels sont passés ! Mais je fais comme si, pour une fois qu'on a des<br />
nouvelles :<br />
– Les préparatifs pour le grand voyage ?<br />
– Ben oui ! Et maman t'a dit pour mon passeport, alors ? Et ma station aussi, s'te plaît ?<br />
– On va quand même venir te dire au revoir à l'aéroport, alors oui, on t'amènera tes papiers<br />
et ta boîte à musique.<br />
– Super !...et sinon, ça va, vous, à la maison ?<br />
Ta sœur flirte avec un adepte des sacrifices humains, ton petit frère s'est pris d'affection pour le<br />
seul autre autiste à part lui de son école, donc maman va péter un câble et papa va devenir<br />
alcoolique mais sinon, tout va bien !<br />
– Oui, oui, la routine de fin d'année scolaire, quoi ! Et toi, au fait, c'est quand tes résultats ?<br />
– Oh, pas avant trois semaines mais de toute façon...<br />
– Ouais : tu as gagné le droit de refaire une année, c'est ça ?<br />
– Ben, sûrement ! C'est super dur, aussi !<br />
– C'est pas nouveau, fils ! Médecine : ça se décroche pas dans une pochette surprise ! Mais<br />
l'année prochaine, faudra en mettre un sacré coup, promis ?!<br />
– Plutôt deux fois qu'une ! clame-t-il avec sincérité. J'ai bien vu comme j'étais à la ramasse,<br />
cette année. Je veux pas recommencer la même galère !<br />
– Bien, fais-je rassuré. Que le ciel t'entende ! Et tu pars avec Marie, alors ?<br />
– Les nouvelles vont vite à ce que je vois ! Mais... oui, on part ensemble...<br />
– Ben c'est bien ! Mais... c'est du sérieux entre vous ?<br />
– Oh là ! On verra bien... on part ensemble, après...<br />
– Je vois... mais elle.... elle va pas repiquer ?<br />
– Oh non ! Elle va passer tranquille, voire majorer, c'est une tronche !<br />
– Demande-lui comment elle fait pour être intelligente ?<br />
– C'est malin ! Sinon, maman est pas là, par hasard ?<br />
– Si j'ai eu le privilège de faire quatre phrases sans être interrompu, tu penses bien que non !<br />
Qu'est-ce que tu voulais lui demander ?<br />
– Nan... c'est juste qu'il me faudrait une petite rallonge sur mon compte, parce que tu vois,<br />
là-bas, j'aurai peut-être besoin de plus, on ne sait jamais, tu comprends... ?<br />
Ce que je comprends, c'est que s'il n'avait pas eu besoin d'argent, il n'aurait sans doute pas appelé :<br />
19
ah l'ingrate progéniture ! Mais comme je suis biologiquement incompatible avec les finances et la<br />
gestion des comptes-épargne, je botte en touche :<br />
– Je lui en parlerai. Tu veux qu'elle te rappelle ?<br />
– Ouais, j'aimerais bien... bon j'suis à la bourre, là. Je te laisse. Embrasse tout le monde pour<br />
moi.<br />
– OK. Nous aussi, on t'embrasse. À plus !<br />
– C'est ça. Ciao !<br />
Légèrement déprimé, je rejoins le fond du jardin où Alex est resté droit comme un « i », son piton à<br />
la main.<br />
– Einstein ! Shhhut ! Vise l’écureuil dans notre sapin.<br />
– Je sais, fait-il en se démontant le cou pour le lorgner de biais. Il est là depuis tout à l'heure.<br />
– Tu n'as pas essayé de l'approcher ? Regarde comme il saute de branche en branche !<br />
– Je ne pouvais pas, tu m'as dit de ne pas bouger.<br />
Heureusement que je ne lui ai pas dit de « rester planté là » : un piton à la main, ça aurait fini dans<br />
un bain de sang ! Décidément, ce n'est pas le jour... et je sens qu'on ne va pas s'ennuyer avec Eliot !<br />
Avec un peu de chance, il sera végétalien ou il nous fera une crise que les scénaristes de Docteur<br />
House n'auraient même pas osé imaginer ! Bref, je languis déjà...<br />
11<br />
« Wao ! On accueille la conférence annuelle des geeks ? », lâche ma fille en croisant son<br />
frère et son copain.<br />
– (ma femme) Ju, ne dis pas ça ! Et tu vas où comme ça, on peut savoir ?<br />
– (ma fille) Je serai là ce soir !<br />
– (moi) Ta mère t'a posé une question, il me semble !<br />
– (ma fille) Branche ta caméra, je posterai un message !<br />
– (ma femme qui me fait les gros yeux) Tu es là pour manger, d'accord ?<br />
– (Alex) Je vous présente Eliot...<br />
– (moi à Ju) Pousse pas le bouchon trop loin quand même, OK ?<br />
Claquement de porte de Juliette qui est sortie.<br />
– (moi à ma femme) T'as vu comme elle nous parle ?!<br />
– (moi à Eliot) Salut p'tit, bienvenue à la maison !<br />
– (ma femme) Tu l'as bien cherché aussi. Bienvenue Eliot ! Donne-moi ton sac, si tu veux.<br />
– (moi à ma femme) Excuse-moi de m'inquiéter un peu pour ma fille !<br />
– (moi à Eliot) Alors, ça va bonhomme ? Et t'affole pas si il y a un peu d'ambiance, c'est pas<br />
tous les jours comme ça.<br />
Au moment de rajouter « des fois, c'est pire ! », je m'aperçois que je parle à des carreaux de lunettes<br />
qui ont dû être taillés dans des fonds de bouteilles incassables. Ni Tchin-Tchin, ni bling-bling : juste<br />
deux télescopes à concurrencer Hubble et la NASA. Si on peut percer le secret du Big bang, Eliot<br />
sera le premier à savoir ! Comme il a l'air gêné par nos débordements familiaux, j'essaye de le<br />
détendre :<br />
– Alors bientôt les vacances, champion ?<br />
– Oui, plus que treize jours d'école.<br />
– Et vous partez, cet été ? demande ma femme.<br />
20
– Oui, on a loué un grand mobile-home à Arcachon.<br />
– Super, vous allez vous baigner, alors ?<br />
– Oui mais pas seulement. Ça serait dommage de ne pas gravir la dune du Pilat ! Soixante<br />
millions de mètres cubes de sable inscrits au patrimoine comme grand site national, ça ne peut pas<br />
laisser indifférent !<br />
C'est confirmé, ce gamin a un grain ! Je comprends mieux pourquoi mon fils s'est entiché de ce<br />
brave Eliot :<br />
– Ça serait effectivement ballot, acquiescé-je. Bon, Alex : tu l'emmènes dans le jardin ? On<br />
vous appellera pour manger. Allez ouste ! Allez voir la tente qui vous abritera ce soir : si ça te pose<br />
des problèmes, Eliot, tu le dis, OK ?...<br />
– Non, non. J'ai mes inhalateurs de toute façon et mon portable avec le numéro de maman,<br />
des pompiers et du Samu, alors, ça devrait aller.<br />
Quel aventurier ! Mais avant que je ne trouve une saillie pleine d'esprit, les deux petits génies ont<br />
disparu.<br />
J'interroge ma femme du regard pour savoir si elle croit toujours en sa brillante initiative de<br />
socialisation mais le désarroi que je lis dans ses yeux en dit plus long qu'un discours. Impuissante<br />
face au destin qui s'acharne contre nous, elle hausse les épaules et va dans la cuisine préparer une<br />
salade de saison, simple mais toujours efficace avec le barbecue : maïs-thon-tomates-dés de gruyère<br />
mais sans tomates pour Eliot qui a les intestins fragiles et sans gruyère pour Alex qui n'aime pas ça.<br />
Vous me direz, ça pourrait être pire : Juliette déteste le maïs mais coup de chance : elle ne mange<br />
pas là !<br />
Le soir venu, le ciel s'est alourdi de gros nuages et la maison, presque vide, s'est enveloppée<br />
d'un silence pesant. Tandis que ma femme et moi dressons un bilan mitigé de la journée (entre le<br />
parachutage en milieu hostile de nos chercheurs en herbe et le fait que Juliette ne soit pas rentrée<br />
pour manger), des éclairs commencent à strier la pénombre sur fond de tonnerre.<br />
– Il faudra peut-être leur dire de rentrer, prévient ma douce. Si ça tourne à l'orage...<br />
– Ouais. On dirait qu'on va pas y louper.<br />
– Tu peux aller vérifier que le chat n'est pas sur le lit d'Alex. C'est Eliot qui doit y dormir :<br />
imagine qu'il soit allergique...<br />
La perspective des urgences me fait lever d'un bond. Patienter trois heures à l'hôpital en compagnie<br />
de deux surdoués qui vont me bombarder de questions sur le cosmos ou la fission nucléaire : non<br />
merci !<br />
Je me dirige donc vers les chambres quand j'aperçois le minou qui sort de chez Ju.<br />
Curieusement, il hérisse le poil et s'enfuit d'un bond en passant le plus loin possible de la porte.<br />
C'était pour la bonne cause, Minou. Promis, je ne te torturerai plus !<br />
Rassuré, je m'apprête à rejoindre ma douce quand j'entends des chuchotements dans la chambre<br />
d'Alex. La porte est presque fermée alors que d'habitude, il ne le supporte pas. Serait-ce là un début<br />
de normalisation sous l'influence d'Eliot ?... Tendant l'oreille, j'aperçois tout à coup un furtif rai de<br />
lumière suite à un terrible coup de tonnerre.<br />
Tiens, tiens ! Mais c'est habité on dirait...<br />
Goguenard, je retrouve ma femme au salon :<br />
– J'ai vu passer le chat ! me dit-elle. Il s'est planqué sous le vaisselier : l'orage lui a fichu la<br />
frousse.<br />
– J'en connais deux qui ont fait pareil.<br />
– Qu'est-ce que tu veux dire ?<br />
– Comme j'ai entendu des petites voix et croisé une lampe de poche, si tu veux mon avis,<br />
nos deux aventuriers sont planqués sous la couette d'Alex. En tout cas, ils sont bien à l'abri, et peutêtre<br />
depuis un moment d'ailleurs !<br />
21
– Écoute, laisse-les ! Ça leur fera des souvenirs... par contre, j'ai laissé un message à Ju et<br />
bien sûr, elle est chez son copain. Soit-disant, il va la ramener en scooter mais s'il se met à tomber<br />
des cordes...<br />
Quelques grosses gouttes ont déjà fait leur apparition, la comédie a assez duré :<br />
– Préviens-la que je viens la chercher, c'est non négociable.<br />
– Elle ne va pas aimer, soupire ma douce.<br />
– Elle me fait déjà la gueule, alors un peu plus, un peu moins !<br />
Et me voilà parti, prêt à affronter la tempête. Bien évidemment, je ne parle pas des rafales de pluie<br />
battant la tente qui devait abriter nos hardis...<br />
12<br />
L'oral de section euro est arrivé et vu le sou<strong>rire</strong> narquois de ma fille, il semblerait que les<br />
leçons du Dr Jekill aient malgré tout porté leurs fruits. Elle n'aura pas sacrifié sa personne en vain :<br />
c'est déjà ça ! J'espère qu'elle gardera la même motivation pour les épreuves à venir mais<br />
l'irascibilité qui la gagne entame sérieusement mon optimisme.<br />
L'heure est à l'union sacrée et ma femme me presse de m'excuser auprès de Juliette or je<br />
refuse de céder à cette nouvelle mode selon laquelle les parents devraient s'aplatir et ne surtout plus<br />
toucher à leurs enfants sous peine de les traumatiser. Je ne dis pas que la lapidation est légèrement<br />
excessive mais de là à tout leur autoriser : il faudra me passer sur le corps, comme disait Madame<br />
Claude !<br />
Je préfère regagner sa confiance en multipliant petits gestes et plaisanteries pour la détendre<br />
mais nos relations ont autant progressé que les relations entre Washington et Cuba depuis la fin de<br />
la guerre froide.<br />
Cela étant, je l'ai tellement entendu papoter avec ses copines ou avec le fils du Mal ces<br />
derniers quinze jours que la veille du Bac, les encouragements que je lui prodigue sont d'une<br />
mollesse affligeante. D'ailleurs, dès qu'elle a disparu dans sa chambre, ma femme ne me loupe pas :<br />
– Dis-lui carrément d'aller chez Pôle-Emploi tant que tu y es !<br />
– Chounette ! Excuse-moi mais elle passe tout son temps en ligne alors que l'épreuve «<br />
multi-surfs-tous médias » n'a pas encore été créée ! Elle va suivre le billant exemple de son frère, tu<br />
vas voir ! Si elle a le deuxième tour, ça sera déjà un exploit !<br />
– Mais arrête, elle pourrait t'entendre !<br />
– Vu le niveau sonore de sa musique, j'en doute.<br />
Ma douce hausse les épaules, partagée entre l'agacement et le découragement.<br />
– Rassure-moi, lancé-je à Einstein qui est resté à table. T'as pas l'intention de redoubler toi,<br />
au moins ?<br />
– Mais ça va pas, de lui mettre des idées pareilles dans la tête ! N'écoute pas ton père mon<br />
chéri ! Continue à travailler comme tu le fais, je suis sûre que tout ira bien, poursuit ma femme en<br />
lui frictionnant les épaules, comme pour le rassurer.<br />
Alex et moi nous regardons aussi interloqués l'un que l'autre : avec dix-neuf de moyenne générale à<br />
une semaine du conseil, ça devrait passer quand même ! Ou alors, les trois-quarts de son collège ont<br />
du souci à se faire...<br />
Pour détendre l'atmosphère, je demande à Alex dans un clin d’œil :<br />
– Rassure-moi, p'tit ! Ça va passer, hein ?<br />
22
– Oh, ben, oui ! Ça devrait, me répond-il en tentant de me rendre un clin d’œil.<br />
– Parfait ! Un de sauvé !<br />
– Par contre, une question me brûle les lèvres...<br />
– Demande, fils. Nous sommes là pour ça.<br />
– C'est quoi : un soixante-neuf ?<br />
Ma parole ! C'est la fête à l'hormone ! Qu'est-ce qu'ils ont tous en ce moment ! Entre sa sœur qui est<br />
en chaleur et lui qui s'y met aussi : stop, quoi !<br />
Estomaquée, ma femme a lâché le plat de lasagnes qu'elle a pu récupérer juste avant qu'il n'abrège<br />
la durée de vie du tapis. Il faut que j'intervienne :<br />
– Où t'as entendu parler de ça, d'abord ?! On peut savoir ?!<br />
Je devine à la mine perdue d'Alex qu'il analyse sa question mais faute d'y déceler une anomalie<br />
grammaticale, il perd pied.<br />
– Ben... c'est...<br />
– Alors ?!<br />
– C'est le père d'Eliot...<br />
Mais avant que je ne puisse lui dire que ça ne m'intéresse pas, Alex me déroule toute l'histoire :<br />
– L'autre jour, il nous a ramenés en voiture et il était tout énervé parce qu'il disait que le<br />
monsieur devant lui conduisait comme un vrai soixante-neuf !<br />
Ma femme lâche un petit <strong>rire</strong> nerveux et lui refrictionne les épaules. Alex me regarde avec de<br />
grands yeux, il est de plus en plus perdu :<br />
– C'est le département, mon bonhomme ! Le soixante-neuf, c'est le Rhône, et donc Lyon. Et<br />
les gens là-bas ont la réputation de mal conduire et de se croire tout permis sur la route. Tu vois,<br />
c'est tout simple ! Et pour la deuxième version, repose-moi la question dans cinq ans !<br />
Aïe !<br />
Le chiffon que je prends en pleine poire me signifie que l'évocation d'une dimension érotique devra<br />
encore attendre : un dossier à la fois...<br />
Plus tard, dans la soirée, ma femme et moi avons essayé de suivre un débat sur la forêt<br />
amazonienne mais les bruyantes allées et venues de Ju nous ont empêché de réaliser l'état critique<br />
du poumon de la Terre. Demain, c'est Philo et la nervosité qui l'agite nous gagne malgré nous.<br />
Lorsque nous nous couchons, aucun de nous ne trouve facilement le sommeil, hormis bien<br />
sûr l'innocent Alex, qui a depuis longtemps rejoint Morphée.<br />
13<br />
– PAPA ?!!!!<br />
– Allo ? Juliette ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Ça va ?<br />
– Non, c'est la cata ! J'ai oublié ma carte d'identité : ils veulent pas me laisser rentrer ! Il me<br />
la faut tout de suite, sinon j'suis foutue !<br />
– Ben, le temps que j'arrive... t'as déjà de la chance que ma surveillance ait été déplacée<br />
sinon tu ne trouvais per...<br />
– S'il te plaît, dépêche ! J'en ai besoin maintenant ! Je t'en supplie.<br />
Elle a beau s'acoquiner avec Nosfératu et faire la tronche depuis une semaine, sa détresse me<br />
23
touche.<br />
– Calme-toi. T'es où là ? Au secrétariat, à l'administration ?<br />
– Oui, avec la CPE.<br />
– Parfait. Demande-lui le numéro de fax du lycée, je vais trouver ta carte et leur faxer, OK ?<br />
– Génial, tu me sauves ! Merci p'pa !<br />
– De rien. Dis-moi plutôt où t'as rangé ta carte et dans cinq minutes, tu pourras composer.<br />
– Super. Ma carte...euh... elle est dans ma chambre, quoi... juste sur mon bureau ou dans le<br />
premier tiroir...tu verras, quoi...je l'avais mise dans une pochette avec ma convoc...<br />
– OK. Mais ?! Tu veux dire que t'as pas ta convoc non plus ?!!!!<br />
– PAPA ! Tu crois que c'est le moment ?<br />
– JULIETTE !<br />
– S'te plaît ! Papa !<br />
– Pfff !... tu me les feras toutes, j'te jure !!! Bon allez, c'est quoi le fax ?<br />
Voilà pourquoi les parents d'ados meurent plus tôt que les autres ! Certains s'engagent au Mali pour<br />
leur pays, d'autres défient l'Everest pour l'adrénaline, mais rien ne sera jamais aussi risqué que la<br />
copulation, cet acte si cruel qui engendre des créatures boutonneuses et renfrognées !<br />
Enfin, positivons sur l'occasion qui m'est offerte d'effacer l'ardoise avec ma fille. Je peux lui<br />
sauver la mise, alors allons-y !<br />
Je me dirige le cœur léger vers ses quartiers lorsque je réalise que j'aurais dû tilter sur l'expression «<br />
dans ma chambre ». Comparé à la chambre de ma fille, le souk du Caire ressemble à la Bibliothèque<br />
Nationale ! Autant chercher une paire d'escarpins jamais portés dans le dressing de Céline Dion !<br />
Quand je pénètre dans le capharnaüm, un haut-le-cœur de découragement me fait perdre une<br />
précieuse demi-seconde.<br />
Ressaisis-toi, Jack ! Tu peux y arriver !<br />
N'écoutant que mon courage, j'enjambe les fringues sales ET propres qui jonchent le sol. Si ma<br />
femme voyait où s’amoncellent ses heures de repassage, elle aurait une attaque. Mais plus que deux<br />
livres à éviter et je suis au bureau ! Entre les cartes SIM, les breloques en tous genres, agenda,<br />
montre, foulard, écouteurs, jack, préservatif (!!!) ou autre CD et un livre de maths qui s'est égaré, je<br />
n'arrive plus à savoir quelle était la teinte originelle du plateau de ce bureau, mais peu importe, je<br />
dois retrouver cette maudite pochette ! Je parie pour le modèle transparent mais n'écarte pas la<br />
possibilité d'une pochette cartonnée. En clair, deux formats : mon champs d'investigation se resserre<br />
! Pourtant, les secondes deviennent des minutes et rien d'approchant ne vient soulager ma terrible<br />
quête.<br />
Ju !!!! Tu l'as bouffée ou quoi ?!!!<br />
Soudain, le téléphone sonne. C'est elle. Elle doit s'affoler et vient aux nouvelles. Mais comment lui<br />
dire qu'elle devra repasser la philo en septembre. Je décroche, mal à l'aise.<br />
– Ju ! Mais elle est où ?! Je cherche partout et j'trouve rien !<br />
– T'inquiète, tout va bien ! Maman est revenue, je l'avais oubliée dans sa voiture ! C'est bon.<br />
J'y vais, là.<br />
– Ju ?! Mais...<br />
En fait, elle a déjà raccroché.<br />
Bonne chance, ma fille...<br />
Au moment où je vais retrouver la civilisation, une lettre froissée attire mon attention. Les<br />
gribouillis gothiques qui en ornent les quatre coins ne laissent aucun doute quant à son auteur, un<br />
frisson me parcourt l'échine.<br />
To read or not to read… that is the question...<br />
Je me suis déjà fait pincer en flagrant délit d'espionnage, je ne suis pas trop à l'aise pour<br />
recommencer à jouer Big Brother! Mais le patriarche-protecteur de la tribu -c'est plus noble que<br />
curieux comme une chatte pleine- a le dernier mot et sans même toucher la feuille, je parcours la<br />
24
missive d'un regard furtif. Tout à coup, la porte grince et je sursaute comme si je venais d'éviter une<br />
mine. Penaud comme un écolier pris la main dans le sac, je me redresse d'un bond en frôlant le<br />
blocage de dos.<br />
C'est toi, Minou ?!<br />
J'ai parfois l'impression que ce chat cherche à en finir avec la vie tant son insolence frise<br />
l'impardonnable provocation. Je sens monter en moi l'envie d'une variante de civet, façon cuistot<br />
japonais et gros couteau.<br />
« Tu m'as fait peur, espèce de gros... tas de poils ! Barre-toi, vilain ! GRRRRRRRR »<br />
Et de lui lâcher ma meilleure imitation du bulldog en pétard qui a le mérite de lui faire faire un<br />
spectaculaire bond en arrière, le projetant contre la porte qui l'avait déjà fait souffrir : il y a quand<br />
même une justice dans ce monde...<br />
Percevant dans cette intrusion un signe divin, je sors, moi aussi, de la chambre non sans<br />
poursuivre le fautif félin à grands renforts de « GRRRRR ».<br />
14<br />
Nous vivons le reste de la semaine au rythme des épreuves de Juliette. Elle est tellement<br />
stressée que chaque repas se fait dans un silence eucharistique et ma femme nous fait les gros yeux<br />
dès qu'on fait mine de demander du sel.<br />
Pourtant, j'aimerais bien la passer à la questionette, ma fille chérie. Depuis que j'ai lu, sur la<br />
lettre mystère, des bribes inquiétantes telles que « si tu es prête pour tenter l'expérience » ou « je<br />
suis sûr que tu vas adorer, cet été », il me tarde de comprendre ce que Belphégor entend au juste par<br />
là. S'il a l'intention de jouer au docteur maboul avec ma fille, je jure que je l'éparpille façon puzzle,<br />
aux quatre coins de Mâcon qu'on va le retrouver -désolé d'habiter en province. Évidemment, il<br />
faudrait que je manœuvre finement car je ne suis pas censé être au courant mais vu qu'il faut<br />
poursuivre l'union sacrée et supporter en silence, alors je fais comme à la Sécu : je patiente.<br />
Ju est d'une humeur massacrante car ils ont choisi exprès l'année où elle passait le bac pour<br />
corser la difficulté. En philo, la dissert était « pourrie » et les deux textes trop longs, alors bonjour !<br />
En maths, ils ont donné « pile le seul chapitre qu'ils n'avaient pas traité en cours ! », en éco, c'était<br />
sur la division du travail mais pas d'inspiration -évidemment : demander à une ado cossarde<br />
d'argumenter sur le travail c'est comme demander à un homme d'exprimer ses sentiments dès le<br />
premier rendez-vous-, en géo : c'était le Japon mais galère parce qu'il y a plein de noms<br />
compliqués !- le problème avec les étrangers, c'est qu'ils refusent bêtement de se mettre au françaiset<br />
en anglais, l'essay où il fallait raconter un rendez-vous avait bien marché jusqu'à ce que je lui<br />
précise que 'disappointment' signifie déception et non rendez-vous ! Avec un peu de chance, elle<br />
aura parlé d'un rendez-vous qui finit mal, ça évitera le hors-sujet total.<br />
Bref, ma fille en a tellement marre qu'elle est sur le point de faire une fugue de deux heures<br />
et quart – c'est le temps du dernier Twilight parce qu'Edward, il est trop beau !, donc, le moment est<br />
mal choisi pour lui signifier sa détention en vue d'un interrogatoire musclé. J'hésite à en parler à ma<br />
moitié mais comme celle-ci absorbe toutes les souffrances de l'humanité et particulièrement celles<br />
qui affectent la chair de sa chair, je garde mes soupçons pour moi.<br />
Jusqu'aux résultats, impossible de remettre la main sur la brûlante missive et comme ma<br />
25
princesse s'est enfermée dans sa tour, le mystère reste entier. Heureusement qu'Alex est là pour<br />
détendre l'atmosphère. Comme il a été vexé par les remarques de son prof de gym, il veut<br />
absolument prouver qu'il PEUT jouer au sport dont il a si brillamment parlé. Il faut le voir, dans la<br />
maison ou le jardin, plaquer tout ce qui passe à portée de ses biceps. Et de se jeter sur les coussins,<br />
bloquer le yucca ou plaquer Goldorak -le robot de mon enfance ! Pour l'instant, le minou y a<br />
échappé mais comme la ténacité se doit d'être récompensée, j'attache -sans faire exprès, bien sûr- les<br />
pattes de l'infortuné félin pendant qu'il dormait afin que mon petit génie puisse s’aplatir<br />
triomphalement sur la bête ! À en juger par la plainte du minou : essai transformé ! Einstein est prêt<br />
pour la mêlée.<br />
– Appelle ton copain Eliot. Ça serait sympa qu'il revienne, on pourrait s'entraîner dehors.<br />
– Oh oui ! On jouerait avec quelles règles : les originelles ou les contemporaines ?<br />
– On va se cantonner à l'Europe du vint-et-unième siècle pour commencer.<br />
– C'est un peu plus rustre, regrette-t-il, mais je vais l'appeler.<br />
– Fais. Je vais gonfler le ballon.<br />
À la seule pensée de subir les coups de boutoir d'un pack composé d'Einstein et d'Eliot-le-coton-tige<br />
-à-lunettes, je souris d'avance. Au point que je n'entends pas les messages qui crépitent par mail,<br />
sms, téléphone, tam-tam : les résultats sont tombés !<br />
15<br />
– Jacques ! C'est une catastrophe : elle est au rattrapage !<br />
Je dirais 'un miracle' vu les efforts fournis mais comme ma douce est dans tous ses états, j'acquiesce<br />
avec empathie :<br />
– Dur... et comment elle le prend ?<br />
– Elle a craqué. Il a fallu la consoler, mais maintenant, ça va mieux.<br />
– T'as bien fait d'être là, on dirait. Et elle a choisi ses matières ?<br />
– Philo, espagnol.<br />
– C'est des petits coefficients. Elle a beaucoup de points à rattraper ?<br />
– Soixante quatre.<br />
– Elle y arrivera jamais ! Faut qu'elle prenne autre chose !<br />
– Trop tard, elle a confirmé ses choix au lycée. Mais tu ne pourrais pas l'encourager au lieu<br />
de faire l'oiseau de mauvaise augure ? Je te rappelle qu'il s'agit de ta fille !<br />
– Françoise, je ne l'oub...<br />
Mais elle a déjà tourné les talons et claqué la porte de notre chambre.<br />
Figure-toi que je ne l'oublie pas, ma fille et son fichu caractère ! D'ailleurs, je me demande<br />
de qui elle peut bien le tenir ce carafon...<br />
– C'est bon, il vient à quatorze heures, papa.<br />
Alex est à la fois radieux et perdu car il sent la tension dans l'air.<br />
– Qui ça, Alex ?<br />
– Ben, Eliot. Tu m'as dit de lui demander...<br />
– Ah oui, super... et à quelle heure alors ?<br />
Mon fils me dévisage pour déceler les signes précurseurs d'un Alzheimer ou d'une tumeur<br />
dégénérative, il faut que je me ressaisisse avant qu'il n'appelle la brigade d'internement :<br />
– Tu sais, entre ta sœur et ta mère, j'ai d'autres soucis en ce moment. MAIS...cela ne m'a pas<br />
empêché d'entendre qu'il venait à quinze heures.<br />
26
– Papa ?!<br />
– Je plai-sante ! dis-je aussitôt pour désamorcer sa panique. Va t'entraîner pour cet aprèm, il<br />
faut que je parle à ta mère.<br />
– Bonne idée ! se réjouit-il. Tu sais si le chat est en train de dormir ?<br />
Je laisse le minou aux prises avec les cruels aléas de la nature pour retrouver ma femme car<br />
les basses qui tambourinent depuis la chambre à Ju semblent indiquer que ma fille révise : espérons<br />
qu'au pied du mur, elle saura réagir.<br />
– Chounette, ouvre-moi ! Bien sûr que je suis persuadé que Ju va briller aux oraux !<br />
Je l'ai dit assez fort pour que toutes les filles de la maison entendent le message et miracle, la porte<br />
s'ouvre déjà. J'arbore le même sou<strong>rire</strong> que James Bond au moment où il va monter avec sa deux<br />
millième conquête mais une tornade rabat ma superbe :<br />
– C'est pas ça le problème ! siffle-t-elle à voix basse. Entre et ferme la porte !<br />
– Qu'est-ce qui se passe ?<br />
– Figure-toi qu'elle passe mardi !<br />
– Et on sera le treize ?... ou le jury est réputé pour saquer le mardi ?... je ne vois pas...<br />
– Évidemment, imbécile ! Parce que tu as déjà oublié que lundi, on devait être à Paris pour<br />
le départ de Matéo.<br />
Je ne bronche pas pour « l'imbécile », j'ai effectivement omis la date d'envol de mon grand. Penaud,<br />
je lève les mains pour m'excuser mais ma belle enfonce le clou, elle est à cran :<br />
– Tu te rappelles ? Un grand brun qui a vécu avec nous pendant dix-sept ans ?!<br />
– Ça va, chounette. J'avais zappé mais on va y aller et on sera rentrés pour Ju, pas de<br />
problèmes !<br />
– Tu parles ! Ça veut dire qu'il faut faire l'aller-retour sur Paris dans la journée. Et le<br />
lendemain, elle est convoquée à Dijon à huit heures ! Il faut toujours que tout tombe en même<br />
temps !<br />
À vitesse normale, il faut deux heures pour faire Mâcon-Dijon mais connaissant ma douce, qui ne<br />
supportera pas d'être en retard, il faudra partir vers les quatre heures du matin. Oh p....... !<br />
– Pas de problème, je te dis ! On aura tout l'été pour dormir. Ju sera à l'heure à sa convoc et<br />
Matéo pourra prendre l'avion dans la foulée.<br />
– C'est l'inverse !!!!! Tu n'écoutes jamais rien ! Comment veux-tu que je te fasse confiance<br />
aussi ?!<br />
Et voilà ! Proposez de rouler mille deux cent kilomètres en deux jours en ne dormant que quatre<br />
heures et voilà comment vous êtes remercié !<br />
– Oui, bon ! Tu m'as compris ! On sera là pour les deux, promis sur la tête du minou !<br />
– Pff... en parlant de chat, c'est pas lui qui miaule depuis tout à l'heure ?<br />
– Je vais voir, je reviens !<br />
Alex ! Détache le chat. Sinon, c'est ta mère qui va me plaquer !<br />
16<br />
Heureusement que ma douce a changé ses congés, elle n'aurait pas supporté de ne pouvoir<br />
être disponible pour ses enfants. Par contre, ces dernières péripéties ont une nouvelle fois montré<br />
qu'hommes et femmes ne fonctionnent pas de la même manière. Tandis que je surfais sur Google<br />
maps pour nous dégoter un nid d'amour -tant qu'à faire : pourquoi ne pas partir la veille et s'offrir<br />
27
une nuit en amoureux?!-, elle a vite calmé mes ardeurs en téléphonant à sa mère pour assurer la<br />
logistique en notre absence : « Je culpabilisais trop de partir pendant les révisions de Ju ! m'avaitelle<br />
expliqué, soulagée. Heureusement que maman est libre, elle pourra venir à la maison et<br />
s'occuper d'Alex. Elle leur fera gonfler quelques pâtes, ça me rassure ! »<br />
Adieu google et le château des plaisirs !<br />
Maman stressée n'est pas d'humeur à batifoler. Alors que l'homme, lui, est capable de prendre sur<br />
lui... sans doute pour cela qu'on l'appelle le sexe fort...<br />
Enfin, nous voilà en route vers la capitale, ou plus précisément vers le nord-ouest, direction<br />
Roissy où nous attendent le grand brun et sa copine de promo. L'enregistrement débutait à midi,<br />
nous sommes donc partis à six heures trente – huit heures aurait suffi mais « on ne sait jamais »,<br />
dixit le radar embarqué à mes côtés! Je peste donc dans ma barbe depuis le départ quand soudain,<br />
tous les véhicules allument leur warning et stoppent : un immense bouchon se profile devant nous !<br />
– J'espère qu'on va pouvoir être à l'heure ! Sinon, Matéo va louper son avion !<br />
– Avec l'avance qu'on a, y'a pas de risque, grommelé-je.<br />
– Tu vas voir que j'ai eu raison de te faire lever plus tôt ! Tu me diras merci, quand on sera<br />
arrivé !<br />
Avant de dire « Ça, ça m'étonnerait ! », j'aurais dû écouter Radio-Traffic. Une opération escargot en<br />
Bourgogne, ça prête à sou<strong>rire</strong>, sauf quand les éleveurs du Charolais décident de traverser l'autoroute<br />
avec leurs bestiaux, histoire d'impressionner le ministre. Bilan des courses, on est arrivés juste à<br />
temps à Roissy, et encore, on a couru ! Ma femme était tout sou<strong>rire</strong>, évidemment, alors que moi,<br />
j'étais essoufflé comme un bœuf !<br />
– Cool, ma carte et mon -ipod !<br />
– Salut, mon grand. Tu vas bien ? dis-je à mon fils, en l'embrassant timidement.<br />
– Ouais, ça va. Mais vous, vous avez l'air fatigués. Ça a été le voyage ?<br />
– Tu parles ! Des bouchons à n'en plus finir ! Heureusement que j'avais dit à ta mère de<br />
partir en avance !<br />
Matéo sourit. Il connaît la prudence de sa mère et les facéties de son père.<br />
– Et tu nous présentes, alors ?<br />
– Euh...ouais ! Alors, voilà Marie ! Et... Marie...mes parents, donc.<br />
– La brillante Marie ! s'exclame ma femme en l'embrassant chaleureusement. Matéo nous a<br />
tellement parlé de vous ! Enchantée !<br />
Marie sourit et rougit légèrement. En mocassins, jean, veste et queue de cheval, je me demande ce<br />
qui l'a poussée vers un agglomérat de taille basse, caleçon apparent, T-shirt informe et vague barbe<br />
de faux baroudeur. Sans doute les contraires qui s'attirent...<br />
– Enchanté, jeune fille ! Et Matéo ? La prochaine fois qu'elle va acheter des fringues, va<br />
avec elle !<br />
Mon fils hausse les épaules.<br />
– Ne commence pas, Jacques ! Bon, vous avez tout ce qu'il vous faut ? Papiers,<br />
médicaments, vaccins ?<br />
– Maman ! fait notre aîné en levant les yeux au ciel. On part pas au Botswana, non plus !<br />
– On a tout ce qu'il faut, m'dame. Ne vous inquiétez pas ! Ça va bien se passer.<br />
– Honnêtement, ça me rassure que vous partiez tous les deux ! confesse ma douce.<br />
– Mes parents ont dit pareil, avoue l'étudiante. Mais ça va aller, promis.<br />
Matéo attrape Marie par la taille, visiblement, il est l'heure de se dire au revoir :<br />
– Bon, alors, on te revoie le 05 ? fais-je en l'embrassant plus chaleureusement.<br />
– Ouais. C'est ce qui est prévu. Salut, p'pa ! Maman...<br />
– Soyez prudents, répète ma femme en retenant ses <strong>larmes</strong>. Et tu nous tiens au courant dès<br />
que tu arrives, hein ? Promis ?<br />
28
– Ça va aller, assure Marie. Vous en faites pas, on sera d'attaque pour la rentrée. Tu prends le<br />
chariot, Mat ?<br />
Ça aura été court mais sympathique. Je ne connais pas cette Marie mais j'espère que Matéo<br />
sera digne d'elle. Je leur fais signe de la main tandis qu'ils partent vers le soleil et les pyramides<br />
Maya. Ma femme ne retient plus ses <strong>larmes</strong> et s'agrippe à mon bras, déchirée qu'elle est de voir sa<br />
chair partir vers l'inconnu.<br />
– Viens, fais-je en l'enlaçant. Ne t'en fais pas, il est entre de bonnes mains. Je parie que dès<br />
qu'ils auront atterri, elle va le tarabuster pour qu'il nous envoie un sms.<br />
– Oui, elle a l'air sérieuse. Mais je suis inquiète, Jacques !<br />
– Shhh....ça va bien se passer, je te dis. Allez viens ! Tu as une fille qui passe le bac demain.<br />
17<br />
Les yeux encore gonflés -il est cinq heures du matin- je démarre la voiture pour emmener<br />
Juliette à Dijon. Tandis que ma femme referme le portail derrière nous, je demande machinalement<br />
à ma fille, avachie sur la banquette arrière :<br />
– Tu as bien ta convoc ET ta carte d'identité, cette fois ?<br />
– C'est bon ! lâche-t-elle en levant les yeux au ciel. J'suis pas débile, non plus !<br />
– T'énerve pas. C'était juste pour savoir.<br />
Elle a déjeuné avec un bol de guêpes, ça promet...<br />
Ma femme nous rejoint dans la voiture, elle s'inquiète à son tour :<br />
– On a tout pris ?<br />
– À part la bonne humeur, on a tout.<br />
Ma douce me regarde interloquée, ma fille hausse les épaules, agacée. À l'âge d'or des sms et des<br />
réseaux sociaux, on peut encore progresser en communication interne. Mais à cinq heures du mat',<br />
je capitule :<br />
– Monte, on a tout.<br />
En roulant vers l'entrée d'autoroute, je remarque que ma femme consulte son portable pour la deux<br />
centième fois en cinq minutes. Il est vrai que Matéo a dû atterrir et bien sûr : pas de nouvelles ! La<br />
connaissant, elle a passé la nuit à ressasser les pires scénarios ! Je pose la main sur son genou :<br />
– Il va bientôt donner signe de vie, t'inquiète pas !<br />
– On lui avait dit : « dès que tu atterris ! » mais tu parles, monsieur s'en fiche de savoir si on<br />
est mort d'inquiétude à l'autre bout de la terre ! Heureusement que tu n'es pas comme ça, Ju ! Tu es<br />
prête pour aujourd'hui, ça va ?<br />
– Elle ne t'entend pas, elle a sa musique.<br />
Je hausse le ton pour qu'elle sorte de sa bulle :<br />
– JULIETTE ! Ta mère te demande si ça va ?<br />
– Quoi ? fait-elle en écartant ses écouteurs. Mais oui, ça va ! Et ça ira encore mieux ce soir !<br />
– Ce soir, ça sera champagne, ma fille !<br />
– Ouais... j'espère...<br />
– Au passage, pour la philo et l'espagnol, je me souviens que tu n'es pas débile mais tu as<br />
bien pris tes textes pour l'examinateur ?<br />
– Papa !! Mais oui, râle-t-elle en ouvrant sa besace pour me le prouver. Tiens, t'es content ?<br />
29
Mes textes en double et ma...<br />
Elle blêmit et farfouille dans son sac avec fébrilité.<br />
– Quoi ? Il te manque quelque chose ? Ne me dis pas que...<br />
– Ma liste ! J'ai pas ma liste de textes !<br />
Il est cinq heures douze, la barrière de péage s'ouvre devant nous et des envies de meurtre me<br />
traversent l'esprit :<br />
– Je l'ai laissée sur mon bureau ! s'affole-t-elle.<br />
– JULIETTE !!!!! Tu le fais exprès !<br />
– Ça y est ! s'écrie ma femme. 'Bien arrivés, hôtel sympa, on part balader, bisous !'<br />
– Quoi ?!<br />
– C'est Matéo ! J'ai enfin un sms !<br />
– Tant mieux, mais un dossier à la fois ! T'as entendu ta fille ?<br />
– Et bien, fais demi-tour ! Elle est déjà assez stressée comme ça !<br />
– Je voudrais BIEN faire demi-tour mais ils ont mis des plots en béton, ces cons-là ! Va<br />
falloir aller jusqu'à Mâcon Nord et revenir !<br />
– Et bien, dépêche-toi mais ne roule pas trop vite, hein ?! Essaye de gérer pour une fois, que<br />
je puisse répondre à Matéo !<br />
Là, tout de suite, j'aurais envie de déporter quelques ressortissantes françaises, mais vu que ma fille<br />
se morfond à l'arrière, j'obtempère :<br />
– Comme madame voudra !<br />
En guise de représailles, je monte la radio qui passe « Highway to hell » et j'accélère mais ma douce<br />
s'interpose :<br />
– Baisse-moi cette musique de sauvages ! Ça m'empêche de taper ! Et moins vite, je t'ai dit !<br />
C'est ma place au paradis que je suis en train de gagner, ça ne peut pas être autrement !<br />
Quand Ju remonte en voiture sa liste à la main, je n'ose lui demander si elle a bien refermé la<br />
maison. Alex dort tout seul chez nous, mais tant pis... à mes côtés, ma femme est absorbée à taper sa<br />
quinzième page de réponse rapide à Matéo, je remets la gomme pour reprendre l'autoroute ! On ne<br />
va quand même pas être à la bourre deux jours de suite !<br />
Deux heures plus tard, le destin nous offre une accalmie, nous nous garons presque<br />
sereinement devant le lycée Carnot. Ma femme étreint notre Ju tandis que je la gratifie d'une tape<br />
sur l'épaule et d'un énergique « Forza Italia » ! Françoise est ardéchoise et moi savoyard mais vingt<br />
ans de coupes du monde -exception faite de la demi-finale de 1998- m'ont appris que les italiens ne<br />
manquaient jamais un grand rendez-vous ! J'espère donc que les esprits de Maldini ou Del Piero<br />
guideront ma Juju vers la lumière. Elle doit sentir leur bienveillante présence car elle me répond du<br />
tac-au-tac :<br />
« Ok, ciao ! »<br />
Ça y est, elle est trilingue, le miracle est en marche !<br />
Confiant dans mon pacte secret avec les divinités romaines, je rassure ma douce :<br />
« Elle va y arriver. Je le sens ! »<br />
Et la longue attente commence. Convoquée à huit heures, elle peut très bien passer à midi,<br />
voire cet après-midi. On pourrait largement visiter toute la ville mais ma moitié refuse de quitter le<br />
lycée : on ne sait jamais !<br />
Côte à côte, nous pianotons sur nos smart-phones en attendant que les minutes deviennent<br />
des heures : Françoise se renseigne un peu plus sur le Mexique tandis que j'en profite pour lire<br />
Paris-Match : culture, quand tu nous tiens !<br />
Au troisième étage, Juliette attaque son exposé de philo en citant Nietzsche et son fameux «<br />
30
mythe de la caverne ». Une heure et deux sms plus tard, nous apprenons qu'elle va passer<br />
l'espagnol. Je fronce les sourcils et implore la clémence de Saint Pirlo car elle m'a récemment confié<br />
ne jamais se rappeler la nationalité du poète révolutionnaire : Pedro Almodovar ! Enfin, à midi,<br />
nous serons fixés...<br />
Les minutes s'étirent à nouveau, interminables, insupportables. Les potins de Match ne<br />
m'amusent plus et ma biche (liebe dich : ça change de « ma douce » mais ça garde bien l'idée, je<br />
crois), qui n'a pas eu de nouveau message du Mexique, ronge son frein et dans une voiture qui doit<br />
reprendre l'autoroute, ce n'est jamais bon !<br />
Quand soudain, elle émerge du lycée, au bras d'une copine d'infortune. Les têtes sont basses<br />
et le pas est lourd, je crains qu'on ait atteint les limites du miracle à l'italienne. Je préviens ma<br />
femme :<br />
– Ça y est ! Elle arrive !<br />
– Où ça ?<br />
– Là, avec une copine ! Mais elle a la tête des mauvais jours...<br />
– Oh mon dieu ! Pas ça !<br />
– Viens, j'ai l'impression qu'il va y avoir besoin de consoler.<br />
Nous sortons de voiture et marchons vers les ados silencieuses. Le soleil éclabousse la ville mais la<br />
fête est gâchée. Je prends un air de circonstance :<br />
– Alors ? Il te manquait trop de points ? T'en fais pas, va. T'auras fait ton maximum.<br />
– Viens là, ma chérie, rajoute ma femme qui l'étreint chaleureusement. Ça va ? Tu<br />
encaisses ?<br />
Juliette se libère de ses bras et explose :<br />
– ON L'A ! MAMAN, PAPA ! ON L'A EU !!!!!!!!!!!!!!!!!!<br />
– Les cachottières ! dis-je soulagé. Viens là, que je te félicite comme il se doit !<br />
– C'est vrai ? demande ma femme qui n'ose pas encore y croire. Tu es sûre ?<br />
– Maman ! Puisque je te le dis ! C'est géant, hein ?<br />
Françoise laisse couler une larme et embrasse de nouveau sa fille qui rigole nerveusement.<br />
– Bravo, Juju. On est fiers de toi, glissé-je en les rejoignant dans une communion qui efface<br />
les affres des semaines passées.<br />
Saint Luigi Buffon, merci à vous et à toute la Squadra Azzura !<br />
Soudain, ma gazelle (de Guérande : ça garde moins l'idée mais ça rajoute du piquant) interrompt<br />
mon recueillement :<br />
– Bon, on y va ! Sinon, on va être en retard.<br />
– Y'a le temps ! Ju et moi répondons de concert. On peut fêter ça quand même !<br />
– Justement, poursuit ma moitié. Si on veut être à l'heure au resto, faut y aller maintenant !<br />
– Quel resto ?!<br />
– Celui que j'ai réservé pour ma Ju ! Parce que j'étais sûre que tu réussirais ! Donne tes clés,<br />
Jacques, tu ne sais pas où l'on va.<br />
Séduit par son initiative, je cède le trousseau avec plaisir :<br />
– Et quand est-ce que tu nous as réservé ça ?<br />
– Pendant que certains s'intéressent aux potins, y'en a qui agissent ! me glisse-t-elle dans un<br />
clin d’œil.<br />
C'est tout Françoise, ça ! Voilà pourquoi je suis avec elle depuis vingt trois ans et que ça ne<br />
risque pas de changer. Quand elle crie, c'est qu'elle a peur ou qu'elle s'inquiète, mais après toutes ces<br />
années, elle sait toujours me surprendre et me ravir. Tandis qu'elle démarre pour nous conduire à sa<br />
surprise, j'affiche un sou<strong>rire</strong> plus large que celui de Julia Roberts !<br />
31
18<br />
Dès que nous arrivons à la maison, Ju se rue sur le téléphone pour avertir les trois personnes<br />
sur terre qui ne sont pas encore au courant. Françoise et moi la laissons s'enfermer dans sa chambre<br />
narrer ses exploits, elle a bien mérité son quart d'heure de gloire.<br />
Le soulagement des résultats et le rosé de midi ont eu raison des inquiétudes de ma douce<br />
qui s'est laissée gagner par la chaleur de juillet. Enlacés et fiévreux, nous disparaissons dans la<br />
chambre et commençons à nous déshabiller en souriant aux exclamations de notre fille, qui raconte<br />
à tue-tête comment se sont déroulés ses oraux.<br />
Dans la moiteur de nos ébats, nous n'avons pas remarqué que le ton de sa voix avait baissé et<br />
que des bruits de déménagement avaient pris le pas sur les éclats de <strong>rire</strong>. Françoise est la première<br />
sur le qui-vive, elle me repousse en fronçant les sourcils :<br />
– Tu entends? C'est quoi ce raffut ?<br />
– Je sais pas. On s'en fout, fais-je en me remettant à l'ouvrage.<br />
Mais ma tigresse (là, je crois que c'est clair) relève la tête, on dirait que le cœur n'y est plus :<br />
– C'est Ju ? Qu'est-ce qu'elle fabrique ? Va voir, s'il te plaît.<br />
Imaginez Scrat qui voit son précieux gland lui échapper alors qu'il pouvait quasiment le toucher ! Je<br />
me lève et me rhabille, aussi déprimé que Jean-Pierre Bacri après la victoire de Sarkozy en 2007.<br />
– Pff ! Si ça se trouve, elle a été touchée par la grâce, elle range sa chambre, c'est tout !<br />
– Va voir, je te dis !<br />
En sortant de l'alcôve, je remarque qu'effectivement, quelqu'un farfouille dans le fourbis du<br />
garage. Alex et le chat sont devant la télé, c'est donc bien Ju, l'auteur de ce remue-ménage.<br />
– Mais qu'est-ce que tu fais ?<br />
– Oh ! Tu m'as fait peur ! Tu sais pas où on a mis le sac de couchage ? Je croyais qu'il était<br />
au garage ?<br />
– Au-dessus de toi, sur l'étagère.<br />
– Ah, génial ! dit-elle en secouant la poussière du duvet.<br />
– Mais tu vas camper ? Tu vas où ?<br />
Je la suis dans sa chambre où un sac à dos est déjà rempli de ses affaires. Visiblement, ne<br />
manquaient plus que la trousse de toilette et le sac de couchage.<br />
– Allô la terre ? C'est pour quoi tout ça ? dois-je répéter.<br />
– Les copines partent à la mer quelques jours. Elles vont camper au Cap d'Agde ! Je peux y<br />
aller ? Papa ? S'te plaît, dis oui, dis oui , dis oui. Je l'ai mérité non ?<br />
– Quelles copines ? Et...vous y allez comment, d'abord ?<br />
– Jess, Nat et Lucie, tu les connais pas mais elles sont dans ma classe ! Et la mère d'Adam<br />
lui prête sa voiture, mais il est super prudent, je te promets ! Dis oui, s'te plaît !<br />
Soudain, tout s'illumine devant moi : la lettre d'Adam qui parlait de « cet été », d'« expérience » -<br />
ma fille n'a jamais fait de camping-, ce n'est pas une improvisation de dernière minute, c'était prévu<br />
depuis le début ! Si ça se trouve, les copines vont être abandonnées dans les marais Camarguais<br />
afin que le boucher de White Chapel se retrouve seul avec ma fille au paradis des culs nus !<br />
Mais le temps que je cogite, ma fille a pris mon silence pour un « oui massif » et se jette à mon<br />
cou :<br />
– Oh merci, p'pa ! Merciiiiiiiiiiiiiii !<br />
Comment voulez-vous dire non après ça ? Ma fille confond peut-être quelques écrivains ou les<br />
fondements philosophiques, mais en matière d'embrouiller son prochain, je lui décerne la mention<br />
Très Bien avec les Félicitations du Jury !<br />
– Dans une semaine, on part en Espagne, je te rappelle !<br />
32
– On sera rentrés, promis, promis !!! Faut que je finisse de me préparer, il vient me chercher<br />
dans une heure.<br />
– À une condition, Ju ! Tu donnes des nouvelles tous les jours, sinon je te ramène à coups de<br />
pompes dans le derch '!<br />
– Ouiiiiii, promis ! Allez, je peux me préparer maintenant ?<br />
Je lève un index pour essayer de placer une nouvelle restriction mais elle a déjà refermé la porte de<br />
sa chambre !<br />
C'est Françoise qui va être contente !<br />
Enfin, elle qui souhaitait que son fils aille se défouler dans le sud, elle avait presque vu<br />
juste ! Bon, elle ne pouvait pas prévoir qu'il s'agirait de sa fille -puisque son fils avait fui de l'autre<br />
côté de l'Atlantique- et que celle-ci serait accompagnée d'un psychopathe en rut, mais sinon, c'était<br />
presque ça !<br />
Il va falloir plus d'un Muscat pour faire passer ça.<br />
« Ma biche ? Tu sais que les voyages forment la jeunesse ? Eh bien, tu vas <strong>rire</strong>... »<br />
Curieusement, elle n'a pas ri du tout et la scène qui a suivi s'est soldée par notre Ju qui est partie en<br />
claquant la porte et moi qui ai fini sur le canapé avec le chat!<br />
19<br />
Voilà maintenant trois jours que notre fille goûte aux joies du camping entre jeunes, mais par<br />
chance, la régularité de ses nouvelles a permis de faire redescendre la tension. Si Matéo avait la<br />
bonne idée d'en faire autant, ma belle ( là, ça garde vraiment moins l'idée que ma douce parce que<br />
ça fait soit fromage, soit sélectionneur) serait rassurée mais bien sûr, plus rien depuis son message<br />
initial.<br />
Afin de passer ses nerfs, Françoise épluche toutes les annonces de logement étudiant sur<br />
Dijon. Elle a déjà établi une liste resserrée mais se morfond du silence radio de notre aîné. Dans<br />
trois jours, nous devons partir pour nos vacances mais j'ai l'impression qu'elle aura la tête ailleurs.<br />
Désireux de lui changer les idées et pour combler un peu plus l'enfant qui nous reste -on compense<br />
comme on peut-, je lui propose :<br />
– Chounette ? On va avoir une place de libre à Benidorm ?<br />
– Oui, et alors ? me demande-t-elle avec méfiance.<br />
Je m'assure que nous sommes seuls avant de lui confier :<br />
– Et si on emmenait Eliot avec nous ? Il paraît qu'ils ne partent pas en vacances. Alex<br />
apprécierait, tu ne crois pas ?<br />
Elle hausse les épaules, ce n'est pas cela qui la rendra plus heureuse :<br />
– Si tu veux. Appelle ses parents pour voir s'ils sont d'accord et seulement après, tu en parles<br />
à Alex, d'accord ?<br />
– OK ! Mais shhhh, le voilà justement ! Alors, Einstein, quoi de neuf ?<br />
– Le facteur est passé, il y a une lettre pour vous.<br />
– Fais voir, dis-je en prenant l'enveloppe au tampon de la faculté de Dijon. Tiens ? Ça vient<br />
de la fac à Matéo ?<br />
– C'est ses résultats ! bondit ma femme en m'arrachant la lettre des mains.<br />
Elle la décachette fébrilement et commence à la parcourir en fronçant les sourcils.<br />
– Ben lis à voix haute si c'est ses résultats !<br />
– C'est la cata ! 9 en anatomie, 8 en bio cellulaire, 10 en bio moléculaire, 7 en chimie-bio, 8<br />
33
en embryologie et 9,5 en physique-bio ! Total, avec les coefficients, il a 9, 17 de moyenne !<br />
– Quoi la cata ? C'est pas si mal, dis-je rassuré. Il est presque à la moyenne !<br />
– Tu dis n'importe quoi, comme d'habitude !<br />
– J'ai pas fait un bac C mais 9,17, c'est pas loin de 10 chez moi !<br />
– On s'en fout ! Le premier admis a 18,58 de moyenne. Le numerus clausus était à 214 pour<br />
666 inscrits, ils sont allés jusqu'à 250 pour la liste complémentaire mais le dernier sur cette liste a<br />
encore 13,27 de moyenne ! Ton fils est classé 489e ! Il est aux figues et il va glandouiller tout l'été !<br />
Comment veux-tu qu'il réussisse avec une mentalité pareille ?!<br />
– Calme-toi, chounette ! Il va regonfler les batteries et à la rentrée : dare-dare !<br />
Mais même moi, je n'y crois qu'à moitié ! En pleine médecine, il n'aurait jamais dû partir aussi loin,<br />
aussi longtemps ! Anéantie par l'angoisse, ma douce capitule. Elle referme les annonces<br />
immobilières et va s'isoler dans notre chambre. Ça me désole tellement de la voir partir avec ses<br />
Kleenex que je sais ce qu'il me reste à faire ! Non, je ne vais pas cuisiner épicé, je vais téléphoner à<br />
notre inconscient de fiston pour le mettre face à ses responsabilités et récupérer des nouvelles<br />
fraîches dans la foulée : ça rassurera ma bien aimée !<br />
Il est quinze heures chez nous, il doit être huit heures du matin là-bas, c'est un peu tôt mais<br />
tant pis, il n'avait qu'à mieux travailler. Je prends le calepin et compose l'indicatif international...<br />
Comme je ne suis pas sûr de l'issue de cet appel, je m'isole dans la cuisine et regarde Alex<br />
qui mime un match de rugby à lui tout seul dans le jardin. Il y a pris goût, on dirait...Un demisou<strong>rire</strong><br />
en coin, je patiente tandis que la réception de l'hôtel me branche sur la chambre de Matéo.<br />
Les sonneries s'accumulent, soudain une voix familière mais caverneuse répond :<br />
– Allô ?<br />
– Salut mon grand ! C'est ton père à l'appareil !<br />
– Qu'est-ce qui se passe pour que tu appelles si tôt ? Mamie a cassé sa pipe ?<br />
Toujours aussi délicat ! Il a la voix tellement pâteuse qu'il a dû se coucher peu de temps avant que<br />
j'appelle ! Enfin, mieux vaut entendre ça que d'être sourd ! Je le ramène à la réalité en lui énonçant<br />
son relevé de notes et mon cher fils se montre on ne peut plus stoïque face à l'adversité. Tout juste<br />
se fend-il d'un « ouais, je m'y attendais» mais de contrition, d'angoisse ou de remords : que nenni !<br />
Je le sermonnerais bien mais le sentir aussi peu sensible à son destin me décourage à l'avance. Je<br />
réussis quand même à lui lâcher un « faudra qu'on parle à la rentrée », assorti d'un « va falloir<br />
réagir, là parce que y'a le feu ! » mais sa force d'inertie perdure et annihile mes velléités.<br />
Par contre, quand je change de sujet et demande si tout se passe bien - histoire de ne pas<br />
rentrer bredouille pour ma chounette- il s'anime et me conte moult anecdotes qui finissent par me<br />
dérider malgré moi.<br />
Tant et si bien que je raccroche une heure plus tard, rassuré, voire enjoué. Il faut que je<br />
raconte tout ça à ma belle.<br />
– Chounette ! J'ai eu Mat au téléphone ! Il va bien ! Ils arrêtent pas de faire des trucs<br />
incroyables, il va ramener des super photos !<br />
– Génial ! Il pourra illustrer son CV de futur G-O au Club Mèd. Et entre deux excursions, tu<br />
lui as dit pour ses notes ?<br />
– Évidemment que je lui ai dit ! J'ai même commencé par ça !<br />
– Et il a repris un Mojito, tellement ça l'a accablé ?<br />
– Pas du tout ! Il a vraiment encaissé le coup, fais-je en sentant mon nez s'allonger de dix<br />
bons centimètres. Mais tu veux savoir comment ça se passe ou pas ? Il va bien, ils engrangent plein<br />
d'expériences, c'est l'essentiel, non ?!<br />
– Oh oui ! Mais il n'avait pas besoin de visa pour goûter aux joies du redoublement !<br />
Frissons garantis et Pôle-Emploi qui vous tend les bras !<br />
– Chounette, arrête ! fais-je en l'enlaçant. Il va bien. Ça ne te rassure pas, ça ? Tu ne veux<br />
pas savoir ce qu'il m'a raconté ?<br />
Elle soupire et va se préparer un thé :<br />
34
– Alors ? Qu'est-ce qu'ils font de si extraordinaire ?<br />
– Plein de choses ! Par exemple, hier, une copine mexicaine les a emmenés faire un<br />
Temescal !<br />
– Un quoi ?!<br />
J'étais sûr de mon petit effet. Maintenant qu'elle est captivée, je peux développer :<br />
– En fait, c'est une tradition indienne. Tu vas dans une hutte de sudation, on t'enduit d'argile<br />
pour que tu sues encore plus et comme ça, tu peux purifier ton corps.<br />
– Il a fait un sauna, quoi.<br />
– Non. C'est plus que ça ! Le Temescal a une dimension spirituelle. Pendant que tu sues, tu<br />
demandes pardon à la Terre pour tout ce que tu lui as fait subir, tu purifies ton âme, tu vois...<br />
– Et le pardon à la mère, il le font pas ?!<br />
– Non...mais il avait l'air emballé... c'est tout un folklore, apparemment... la mexicaine leur<br />
fait voir des choses un peu moins touristiques... deux jours avant, ils sont allés regarder de la «<br />
lucha libre ». C'est marrant, il paraît . C'est des combats de catch, mais dans la rue. Et ils ont tous<br />
des tenues pas possible, c'est très coloré et très chouette, il m'a dit !<br />
– Super ! Il nous fera un diaporama. Pour la bio moléculaire, ça peut servir !<br />
– Chounette ! Il s'aère les neurones ! Il bossera mieux après !<br />
– Il va s'enrhumer à force de s'aérer !<br />
– Tout de suite ! Non, un coup, ils sont allés faire le marché dans le Pépito ou j'sais plus quel<br />
quartier typique... il paraît que c'était très fol...<br />
– Le Tépito ?! Il sont allés dans le pire quartier de Mexico ?<br />
– Pourquoi le pire ?<br />
– C'est le temple des dealers ! Voilà pourquoi ! Et Marie ? Elle qui est si sérieuse, elle suit<br />
sans rien dire ?<br />
– Tiens... maintenant que tu le dis, je m'aperçois qu'il m'a pas parlé de Marie... j'imagine que<br />
oui... ils sont grands, accompagnés par une locale...<br />
– En clair, vous avez papoté vacances, ils font tout ce qu'il faut pas, Marie a disparu de la<br />
circulation et à part ça, tu voulais me rassurer ? Mais t'es nul !<br />
– Chounette ?<br />
La porte de notre chambre a reclaqué, je n'ose même pas regarder le canapé qui me tend les bras<br />
d'un air goguenard.<br />
Dans le jardin, Alex vient d'aplatir un essai imaginaire, synonyme de victoire inespérée.<br />
Pour fixer l'exploit dans les mémoires, il s'apprête à botter l'ultime transformation. Posant le ballon<br />
avec application, il recule de biais et se concentre pour le coup du siècle. Un rapide coup d’œil me<br />
permet de visualiser sa trajectoire : en plein dans la vitre de la cuisine !<br />
Alex ! Ne shoote pas ! Sinon, adieu les vacances avec Eliot !<br />
Mais le temps que j'ouvre la fenêtre pour lui dire, il s'est déjà élancé. Le temps s'arrête, mes pupilles<br />
se figent devant sa chaussure qui va frapper le cuir.<br />
Nooon ! fais-je en fermant les yeux.<br />
Cinq secondes plus tard, je rouvre une demi pupille en m'étonnant de pas avoir entendu de bris de<br />
glace et miracle, la fenêtre est intacte ! Alex se roule par terre en se massant le pied, il a dû frapper<br />
une motte de terre au lieu du ballon. J'adore les intellos, ils ne vous déçoivent jamais !<br />
– Papa ! J'ai mal ! crie-t-il en se tenant la cheville.<br />
– C'est le métier qui rentre, fils !<br />
– Je me suis fait une entorse, j'en suis sûr !<br />
– Va falloir amputer, dis-je en rigolant.<br />
– Maman ! J'ai mal ! hurle-t-il en pleurnichant. Et papa veut pas me soigner ! Maman, j'ai<br />
une entorse, viiite !<br />
Oh non, pas ça !<br />
– Jacques ! fait ma femme en surgissant de la chambre. Que se passe-t-il ? Où est Alex ?<br />
35
Il y a des jours comme ça...<br />
– Il s'est fait mal en jouant au ballon. Ça va, ça va : je l'emmène aux Urgences et je prends le<br />
canapé !<br />
20<br />
Ah les samedis de départs en vacances ! Le soleil n'est même pas levé que nous sommes<br />
déjà coincés sur l'A7 au niveau de Valence. Et dire que nous allons jusqu'à Benidorm ! À ce rythmelà,<br />
on y sera la veille de rendre la location !<br />
Enfin, je boue au volant tandis qu'à l'arrière, nos deux geeks préférés se tiennent à bonne<br />
distance de Juliette, qui semble prête à mordre tout ce qui pourrait pénétrer son espace aérien. Elle<br />
est rentrée saine et sauve de ses expériences estivales avec le fils du diable et c'est un soulagement<br />
de la retrouver aussi mal embouchée qu'avant. Cela donne l'illusion qu'elle est toujours la même.<br />
Quant à Eliot, ses parents nous ont donné le feu vert et comme les Urgences d'Alex se sont soldées<br />
par plus de peur que de mal, ma douce a elle aussi validé l'idée du petit copain embarqué. Voilà<br />
pourquoi nos deux petits savants sont en pleine conférence astrale et se fichent du fait que nous<br />
ayons parcouru vingt mètres en une heure.<br />
Françoise consulte sa messagerie dans l'espoir que Matéo se soit acheté une conduite mais<br />
point de miracle en cette fin juillet. On a bien tenté de le recontacter, sans succès. Il faudra qu'on<br />
essaye depuis Benidorm, pour en savoir plus au sujet de Marie.<br />
Quand je jette un œil dans le rétro pour voir où en sont les frères Bogdanov, je remarque que<br />
Ju grimace et se gratte le bas du dos.<br />
– Qu'est-ce qui t'arrive? Tu as chopé des puces, à dormir par terre dans le duvet ?<br />
– C'est malin ! soupire-t-elle en haussant les épaules. Non, j'ai l'impression que je fais une<br />
allergie.<br />
L'envie de demander si c'est une allergie aux gothiques me brûle les lèvres, mais ma femme me<br />
coupe l'herbe sous le pied :<br />
– Une allergie ? Mais à quoi ? fait-elle. Vous avez mangé des fruits de mer ? Ou une crème<br />
solaire ?<br />
– Non...mais pour fêter le bac, Adam m'a offert un souvenir et je crois que...<br />
– Ah d'accord, dis-je avec l'air assuré de celui qui comprend plus vite que les autres. Il t'a<br />
offert une fringue pas chère, fabriquée en Chine - le genre qui transpire les teintures chimiques aux<br />
premières chaleurs- et maintenant, ça te démange.<br />
– C'est pas une fringue, c'est un tatouage.<br />
– QUOI ?!!!!!! Françoise et moi hurlons de concert.<br />
Je pile à cinq centimètres des voitures qui venaient de s'arrêter à nouveau, tout le monde fait un<br />
bond en avant. Eliot et Alex analysent la situation puis reprennent leur conférence secrète. Ma<br />
femme est au bord de la convulsion, je me retourne avec une furieuse envie d'en découdre :<br />
– Comment ça, un tatouage ?<br />
La circulation a repris mais je n'ai pas redémarré, ce que me signifient gentiment les klaxons<br />
derrière moi.<br />
– VOS GUEULES ! crié-je en passant la tête par la fenêtre. LA MÉDITERRANÉE AURA<br />
PAS BOUGÉ D'ICI CE SOIR, ALORS POU-POUILLE !<br />
Je reviens sur Juliette :<br />
36
– J'ai pas bien entendu ! Tu disais, ce tatouage ?<br />
– Pff ! souffle-t-elle. De toute façon, c'est toujours pareil !<br />
Alex croit judicieux d'intervenir :<br />
– Plus d'un tiers des accidents mortels sur autoroute sont causés par la distraction des<br />
conducteurs alors que...<br />
– TU SAIS CE QU'IL TE DIT, LE CONDUCTEUR ?!!!<br />
Ma femme le protège de mon ire :<br />
– Pas maintenant, chéri. Il faut qu'on parle avec Ju. Et toi, regarde la route ! Dès qu'il y a une<br />
sortie, tu la prends ! Il faut qu'on trouve un docteur.<br />
– Ça va ! s'offusque notre chère fille. J'ai pas la polio, non plus !<br />
– Un : je crois que t'es pas en position de la ramener ! Et deux : ta mère a raison, Ju ! Ça peut<br />
s'infecter ! Surtout si c'est le fils du poissonnier qui t'a fait ça dans son garage !<br />
– Bonjour, la confiance ! Tout était stérilisé, le gars était un vrai pro, nous assure-t-elle.<br />
Non...c'est plutôt à cause de l'endroit où il me l'a fait ! C'est sensible...<br />
Nouveau freinage intempestif ! De révélation en révélation, on va bien finir par rentrer dans les<br />
statistiques d'Einstein !<br />
Ma femme manque de s'étouffer tandis que mes voyants intérieurs sont au rouge. Curieusement, nos<br />
deux geeks sont tout ouïe : devant l'imminence d'une révélation majeure sur le sens de la vie, ils ont<br />
ajourné leur débat ! Personnellement, le fait de marquer au fer rouge les symboles de l'éternel<br />
féminin n'a jamais accru mes pulsions animales et encore moins s'il s'agit des attributs de ma fille !<br />
J'essaye de ne pas imploser en demandant :<br />
– Quand tu dis « sensible », tu veux dire...<br />
Ma femme ferme les yeux en invoquant la clémence de toutes les religions réunies tandis que deux<br />
bouches bées attendent la réponse avec une curiosité malsaine.<br />
– Pff, tout de suite ! Mais non ! Il m'a tatoué un totem tantrique au creux des reins mais j'ai<br />
un grain de beauté juste à côté, alors, ça gratte, c'est tout ! Pas de quoi fouetter un rat, non plus !<br />
Einstein et Oppenheimer sont retournés à l'espace, sans doute déçus par le manque de croustillant,<br />
mais moi, je boue littéralement. Ma fille s'est fait tatouer « happy hour » au dessus des fesses, et elle<br />
trouve ça normal !<br />
– Je vais te frotter tout ça au gant de crin ! Ça va te passer l'allergie, moi je te le dis !<br />
– Jacques ! Arrête de dire des bêtises ! intervient ma femme. Prends la première sortie, qu'on<br />
trouve une pharmacie ou un docteur.<br />
– Et je fais comment, avec les bouchons ?! Il y a une sortie dans un kilomètre mais au<br />
rythme où on va, on y sera dans deux heures !<br />
– Fais quelque chose ! Tu vois bien que ta fille souffre !<br />
Bien fait ! songé-je en trépignant dans mon siège. Elle a peut-être un début d'incendie au sous-sol<br />
mais je ne suis pas pompier, moi !<br />
– Jacques !<br />
En regardant dans le rétro, je remarque qu'effectivement, mon adorable fille se décompose à vue<br />
d’œil.<br />
– Et merde ! Accrochez-vous ! fais-je en m'engageant sur la bande d'arrêt d'urgence.<br />
– Jacques, non ! supplie ma femme. Il y a les..<br />
– Les quoi ? dis-je en accélérant de plus belle. Faudrait savoir !<br />
Un crissement de pneus suivi d'un choc à l'arrière me répond.<br />
– Les pompiers ! fait-elle avant de disparaître dans son air-bag.<br />
Les jeunes ont été secoués mais les ceintures ont été efficaces. D'ailleurs, Einstein résume assez vite<br />
la situation :<br />
– On n'aura plus à chercher des secours au moins !<br />
– Tu l'as dit, confirme son éminent collègue. Par contre, les bouchons plus un accident...on<br />
37
n'est pas près de voir la mer !<br />
Heureusement qu'au commissariat, le flic était père de trois adolescentes, il nous a laissés<br />
repartir au lieu de passer la nuit au poste. Donc, à part six points en moins, quatre cent d'euros<br />
d'amende, un pare-choc, deux feux arrières et six heures de retard, on s'en est bien tirés, finalement !<br />
Surtout que les pompiers, pas rancuniers pour deux sous, ont soigné notre Juju dans la foulée.<br />
Bref, si Eliot n'avait pas fait une crise d'angoisse vers les minuit à trente kilomètres de<br />
l'arrivée, on se serait presque embêté pendant le voyage ; j'ai bien dit « presque » !<br />
21<br />
L'avantage avec Benidorm, c'est qu'il y a tellement de béton qu'on ne voit plus la mer ! Il y a<br />
tellement de bars à touristes aussi qu'on n'entend plus que la musique pour attirer les anglais qui se<br />
croient obligés de faire les hooligans dès qu'ils sont loin de chez eux ! Mais qu'alliez-vous faire dans<br />
cette galère, demanderont les plus avares d'entre vous ? Pourquoi ne pas plutôt conter fleurette aux<br />
moutons du Larzac ou se ressourcer dans la forêt ardennaise ? Parce qu'on voulait du soleil et la mer<br />
et parce qu'une semaine en France vaut aussi chère que trois en Espagne, alors à la première affaire<br />
sur internet, on a plongé...<br />
L'autre avantage avec Benidorm, c'est qu'en pleine saison, le réseau urbain d'eau potable est<br />
vite dépassé, si bien que les tours excentrées ne sont plus approvisionnées qu'un jour sur trois !<br />
Nous, nous l'avons découvert en rentrant de la plage, le deuxième jour, et quand tout le monde est<br />
plein de sel et rêve de douche réparatrice, ça ressert tout de suite les liens familiaux !<br />
Renseignements pris, nous découvrons que tout le monde va faire ses stocks sur la colline<br />
avoisinante de Polop où les fontaines d'eau de source – heureux hasard ou mafieuse collusion?-<br />
foisonnent. Les supermarchés étant dévalisés, il ne nous reste plus qu'à joindre la procession en<br />
quête d'eau miraculée.<br />
Pour alléger le climat ambiant, je décide d'embarquer Tic et Tac pour cette mission délicate :<br />
– Suivez-moi les enfants ! Et prenez toutes les bouteilles vides que vous pourrez !<br />
– Faites vite, lance ma douce. Pendant ce temps-là, je vais essayer de joindre Matéo.<br />
– Tu me raconteras, fais-je en embarquant mes porteurs d'eau. À plus !<br />
Moi qui fustige le manque de rigueur des élèves, j'aurais dû me méfier.<br />
– C'est quoi, ça ? m'exclamé-je en observant le récipient plastique que me tend mon fils.<br />
Cela fait une heure qu'on fait la queue, sans compter la galère pour trouver où se garer, alors le sens<br />
de l'humour est en capitale helvète -ou en berne- si vous préférez :<br />
– Ben...une bouteille, s'étonne Alex. Tu nous as dit d'en prendre le plus possible pour avoir<br />
beaucoup d'eau !<br />
– Ah oui ? Et comment tu vas ramener ton eau, sans bouchon ? Il y en a pour vingt minutes<br />
de trajet ! Tu comptes laver les banquettes en même temps ?!<br />
– Si je peux me permettre, monsieur Jacques, vous n'aviez mentionné que les bouteilles,<br />
objecte Eliot. Par ailleurs, vous avez clairement stipulé en début de séjour que vous ne vouliez plus<br />
entendre parler de bouchons. Alors....<br />
38
– Ma parole, vous ne vous reposez jamais tous les deux !<br />
Un rapide coup d’œil me confirme que lui non plus n'a pris aucun bouchon pour ses bouteilles. J'ai<br />
l'impression qu'on va ramener autant d'eau que les malheureux candidats de Fort Boyard.<br />
Une vieille allemande s'impatiente derrière nous et c'est fou comme les souvenirs de deux guerres<br />
mondiales peuvent resurgir d'un coup :<br />
– Ein momente, la Kommandantur, OK !<br />
Même si la syntaxe est approximative, elle a compris le message. Je reviens vers mes garçons :<br />
– Et vous, tâchez de tenir vos bouteilles bien droites pendant le retour ! J'ai pas envie de<br />
transformer le Scénic en aquarium !<br />
Et là, je vois Eliot qui se penche vers Alex pour lui demander discrètement:<br />
– Ça serait possible, tu crois ?<br />
– Pas assez de bouteilles ! murmure mon fils.<br />
Trop c'est trop, je les fais remonter en voiture :<br />
– Ça suffit, les bras cassés ! On y va !<br />
À leur mine ahurie, je devine qu'aucun d'eux ne s'est jamais cassé le poignet. Seigneur, pourquoi,<br />
moi ?<br />
Je dirais bien que c'est la goutte qui fait déborder le vase mais vu qu'on manque déjà d'eau...<br />
Nous revenons à la location avec nos bouteilles à moitié pleines (je préfère rester optimiste),<br />
hélas, l'ambiance ne s'est pas améliorée. Juju et ma femme se sont rincées sous un filet d'eau plus<br />
que capricieux, ce qui les a rendues un poil nerveuses au moment du shampoing.<br />
– C'est tout ?! s'exclament-elles, en voyant nos six bouteilles, partiellement remplies.<br />
– Désolé de pas avoir ramené un cubi ! Mais vous auriez vu la cohue ! Estimez-vous<br />
heureuses, plutôt !<br />
– Bonjour les vacances pourries, lâche Juliette en levant les yeux au ciel.<br />
– Toi, me cherche pas, OK ? Occupe-toi de ta biafine sur ton code-barre et tout ira bien !<br />
– Jacques, s'interpose ma douce. Ça suffit ! On va rincer les garçons avec les bouteilles ; de<br />
toute façon, il n'y a plus rien à la douche.<br />
– À ce point-là ? demandé-je en me grattant les côtes.<br />
– À ce point-là. Ils disent qu'à la supérette d'en bas, ils vendent des bonbonnes en plastique.<br />
Tu vas en acheter et tu y retournes, s'il te plaît ?<br />
– Évidemment, mon cœur !<br />
Si ce matin je n'avais pas vu les femmes de ménage rincer leurs serpillières dans la piscine, je sais<br />
où je me serais rincé, moi, mais là...tant pis ! Polop : me revoilà !<br />
Je m'en retourne vers l'aqua-scénic, aussi enthousiaste que le chrétien – absent au stage de dressages'en<br />
irait vers l'arène (celui-là même qui avait compris l'urgente nécessité de chanter les louanges du<br />
carême, mais allez expliquer ça à un carnassier qui fredonne « Dieu m'a donné le foie » ! en pleins<br />
jeux du cirque- d'hiver, évidemment, Ophélie) lorsque ma douce me rattrape :<br />
– Tu fais vite, j'ai eu des nouvelles de Mat, il faut que je te parle !<br />
Cueilli par ce suspense digne de la première saison de 24 heures chrono, j'en reste baba, pourtant<br />
nous sommes loin de la place Saint-Pierre :<br />
– Quoi ?! Et qu'est-ce qu'il a dit ?<br />
– File, je te raconterai. Au début, j'ai pensé au pire, mais réflexion faite, je crois que ce ne<br />
sera pas plus mal.<br />
Avec ça, me voilà bien avancé ! Vu qu'elle me pousse vers l'ascenseur, je comprends qu'elle<br />
va me laisser mariner dans mon jus, enfin, dans les grains de sable qui m'attaquent le maillot<br />
comme si j'avais abusé au Bois de Boulogne ! Bref, je n'ai plus qu'à m'éclipser.<br />
Si je retombe sur la vieille allemande à Polop, je vais lui passer l'envie d'envahir la Pologne,<br />
c'est moi qui vous le dis !<br />
39
Une heure et demi plus tard, je peux enfin me rincer et m'informer sur les dernières<br />
nouvelles du Mexique :<br />
– Alors, Matéo ?<br />
– Figure-toi qu'il m'avait mis un sms et sur le coup, j'ai bien cru faire une attaque encore !<br />
– Qu'est-ce qu'il disait ?<br />
– Oh...juste qu'il avait cassé avec Marie mais qu'il ne fallait pas s'en faire : tout allait bien. Il<br />
nous expliquerait bientôt de vive voix.<br />
– Il est plus avec sa minette ?!<br />
– Ben, apparemment ! Tu imagines mon angoisse : la seule fille sérieuse qui aurait pu lui<br />
mettre du plomb dans la tête, il s'en sépare !<br />
– Avec lui, il faut suivre ! Et il en a dit plus ?<br />
– Lui non ! Mais, moi, je n'allais pas en rester là ! Ni une, ni deux, j'ai appelé leur hôtel, et<br />
là, je suis tombée sur une Marie effondrée qui m'a confirmé la triste nouvelle.<br />
– Je la plains. Ça a pas dû être ses meilleures vacances !<br />
– Carrément ! À tel point qu'elle va rentrer en France par le prochain avion !<br />
– Ah bon ? Et notre bourreau des cœurs, il fait quoi ?<br />
– Réfléchis ! Il a dit qu'il nous « expliquerait bientôt de vive voix ». Il va rentrer en France,<br />
pardi ! Et finalement, je la plains mais ce n'est pas pour me déplaire tout ça ! Il va rentrer plus tôt<br />
aussi, on va pouvoir choisir son appart' ensemble et il se remettra aux révisions aussitôt !<br />
– Tout est bien qui finit bien, fais-je en sortant de la douche. On pourrait peut-être fêter ça,<br />
dis-je en laissant tomber la serviette qui recouvrait mon intégrale nudité.<br />
– Oh, c'est pas le moment ! Déjà que les garçons meurent de faim ! Habille-toi plutôt !<br />
Quelque chose me dit que je ne vais pas garder un souvenir impérissable de Bénidorm...<br />
22<br />
Nous voilà donc attablés à la première pizzeria venue puisque les garçons criaient famine. Et<br />
depuis une heure que nous patientons, le pichet de rosé est bien entamé mais point de pizza en vue.<br />
Il faut croire que la capriciosa porte bien son nom. Notre Juju, aussi enjouée que Buster Keaton, a<br />
fait de la résistance et préféré l'originalité d'une tomate-mozza. Je lui ai bien dit de prendre de la<br />
mozza « douce » car la « dolce Galbani » est plus réputée mais pas l'ombre d'un sou<strong>rire</strong> n'est venu<br />
éclairer son visage de martyre afghane. Abbott et Costello poursuivent leurs délires sans fin, ce qui<br />
me fait dire qu'il y aurait eu la place pour un petit câlin du soir : ô désespoir ! Je me ressers du rosé<br />
et commence à piquer du nez car entre le soleil et les marathons à Polop, je commence à fatiguer.<br />
– Jacques ! J'ai reçu un sms de Mat ! Redresse-toi, enfin.<br />
Le coup de coude de ma douce me fait sursauter.<br />
– Et qu'est-ce qu'il dit ?<br />
– « Ne vous tracassez pas. Je dors chez Juanita. Je vous skype bientôt. Bisous ». Jacques !<br />
Tu entends ? D'où elle sort cette Juanita ?<br />
– Comment je saurais ? Je fournis pas le Carlton de Lille, non plus ! Mais attends, ça serait<br />
pas la copine dont il me parlait au téléphone ?<br />
– Peut-être...mais pourquoi il va chez elle ? En attendant de prendre l'avion ?<br />
– Il faut croire. Peut-être que c'était délicat avec Marie et il a préféré prendre ses distances. Il<br />
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faudra qu'on lui demande.<br />
– Je languis de l'avoir, s'inquiète ma douce, parce que ça n'est pas clair tout ça !<br />
Je profite de la légèreté de sa robe estivale pour rassurer sa cuisse.<br />
– Jacques ! Pas en public et pas devant les garçons ! … ??? Jacques ! Les garçons ?!<br />
Avec le deuxième pichet, je n'avais pas remarqué leur absence.<br />
– Ils sont passés où ? Ju, ils sont où ?<br />
– Quoi ?! fait-elle en retirant ses écouteurs. Pff, j'sais pas. J'suis pas nounou, non plus !<br />
Je comprends pourquoi souvent « adolescence » rime avec « violence ». Soudain le téléphone de<br />
Françoise sonne.<br />
Elle me regarde, effarée :<br />
– C'est la mère d'Eliot ! Qu'est-ce que je lui dis ?<br />
– Demande-lui si elle a d'autres enfants ?<br />
– Tu crois que c'est le moment ! Va me les trouver plutôt ! Allez !!!<br />
Et pile au moment où je m'extirpe de mon siège, vlan ! Je renverse la capriciosa que le serveur<br />
m'apportait enfin !<br />
Seigneur, pourquoi, moi ?<br />
Par chance, le vacarme du plateau renversé a fait se retourner un groupe de badauds, parmi lesquels<br />
je reconnais une mine ahurie qui me rassure.<br />
– Ils sont juste là. Ils regardaient les artistes de rue.<br />
– Appelle-le ! Dis-lui que sa mère veut lui parler.<br />
Ma douce masque son téléphone et me confie :<br />
– Elle a pas l'air commode, pfou !<br />
Normal, il y a toujours un dragon avec Eliot !<br />
Une pizza, une glace et quatre heures plus tard, nous nous effondrons sur nos matelas, fin prêts pour<br />
que les moustiques nous pompent suffisamment pour concurrencer la banque du sang espagnole.<br />
Je boirais bien un grand verre d'eau, vu que la clim' marche seulement les années bissextiles,<br />
mais toutes les bonbonnes y sont passées. Alors ça va être comme pour les câlins, va falloir penser à<br />
autre chose !<br />
23<br />
Le lendemain matin démarre sur les chapeaux de roues :<br />
– Peut-être qu'on devrait écourter notre séjour, si Mat rentre en France ?<br />
– Chounette, on va se calmer ! Il est majeur, il a la clé de la maison. Je pense qu'il pourra<br />
survivre si nous arrivons quelques jours après lui, tu ne crois pas ?<br />
– Pff ! Bon, en attendant, tiens, j'ai préparé une liste de questions pour quand tu l'auras sur<br />
skype.<br />
J'inspecte la feuille A4, gribouillée des 125 points à élucider alors que je ne pensais lui demander<br />
qu'une photo de Juanita.<br />
– Oh là ! Mais pourquoi tu ne lui demandes pas directement ?<br />
– Tu sais bien que je n'aime pas parler au téléphone. Vas-y, toi, je préfère.<br />
Je sais pertinemment qu'elle corrigera toutes mes approximations dans mon dos, que ça irait deux<br />
fois plus vite si elle s'en chargeait en live et qu'on va se prendre la tête parce que j'en aurai oublié la<br />
41
moitié (du coup il faudra le rappeler) mais bref, je crois que simplicité et féminité sont<br />
incompatibles, c'est tout ce qui fait leur charme.<br />
– OK. Fais-voir ta liste. Mais je ne lui demanderai peut-être que les cent premières, si on<br />
veut aller à la plage avant la nuit !<br />
– Pff ! Demande-lui bien quel avion il prend, s'il a assez pour un TGV, s'il a les clés de la<br />
maison et si...<br />
Heureusement, l'ordinateur s'allume, c'est lui !<br />
– Hello, tombeur ! Alors, comment ça va, sous le soleil de Mexico ?<br />
Il doit être en procès avec Gillette, à en juger par la barbe naissante qui masque son teint blafard.<br />
Mais c'est vrai qu'il est deux heures du matin là-bas.<br />
– Salut ! lance-t-il, la bouche pâteuse. Ouais, ça va. Y'a eu du changement mais c'est aussi<br />
bien.<br />
– Pour Marie, tu veux dire ? Oui, on a appris. Et, là... tu es chez Juanita, donc ?<br />
– Ouais. Elle est super, elle m’héberge sans rien demander en retour. La classe, quoi !<br />
– Comment tu l'as connue au juste ?<br />
– Je t'en avais parlé déjà l'autre fois. C'était la copine de Marie mais en plus drôle et plus «<br />
caliente », si tu vois ce que je veux dire !<br />
– Je crois que je vois, oui. Et tu prends quand l'avion, alors ?<br />
– Ben, en septembre. Ça n'a pas changé, pourquoi ?!<br />
J'en connais une qui va apprécier la fin de ses vacances !<br />
– Non, non, pour rien ! Mais cette Juanita... elle est bien, alors, ça va ?<br />
– Super ! On s'entend vraiment bien ! En plus, elle est du cru et tous les jours, elle me fait<br />
découvrir quelque chose, c'est vraiment riche, la culture qu'ils ont ici !<br />
– Tant mieux. Tu nous raconteras. Mais tout va bien, t'es sûr ?<br />
– Puisque je te le dis ! Ça faisait longtemps que j'avais pas été aussi heureux, alors vous<br />
pouvez dormir tranquilles, garanti.<br />
– Bon, bon, parfait.<br />
– Et vous, l'Espagne ? Ça baigne ?<br />
– À fond ! Ça faisait longtemps qu'on n'avait pas passé des vacances comme ça !<br />
Ce n'est qu'un demi mensonge : après tout, je n'ai pas précisé le sens du 'comme ça' !<br />
– Cool. Bon, ben à plus. T'embrasse maman et les Pokémons !<br />
– Ouais, promis. On se rappelle bientôt, Mat ?<br />
– Ça marche. Allez biz !<br />
Je regarde le canapé de la location, j'ai l'impression qu'on ne va pas tarder à faire plus ample<br />
connaissance tous les deux...<br />
– Chounette ? Il va bien, il t'embrasse.<br />
– Et il rentre quand alors ?<br />
C'est à partir de là que ça s'est gâté !<br />
La fin de la semaine s'est déroulée sur fond de guerre froide en pleine canicule, si bien que<br />
tout le monde a été heureux de rentrer, hormis les frères Bogdanov qui n'en finissaient pas de<br />
spéculer sur la possibilité d'une cinquième dimension.<br />
Heureusement, le retour s'est bien passé. Sans gendarmes, ni pompiers, ni accident, on n'a<br />
gardé que les bouchons ; mais comble de l'ironie, on n'avait plus besoin de bouteilles ! Il y a des<br />
semaines comme ça...<br />
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24<br />
Lorsqu'on arrive à la maison, Ju saute de voiture avant même que je sois au point mort.<br />
– Mais où tu vas ? crie mon épouse, surprise de la voir sortir de sa léthargie aussi<br />
soudainement.<br />
– Vise le comité d'accueil, fais-je l’œil mauvais.<br />
Au coin de la rue, une moto surmontée d'un épouvantail semblait guetter notre arrivée. À la voir se<br />
plaquer contre lui et lui nettoyer les gencives avec autant d'ardeur, on croirait que son air est<br />
meilleur ou alors, il a vraiment des origines vampiro-slaves. Avec Françoise, nous en restons<br />
bouche bée, tout comme Boule et Bill, à l'arrière, qui n'en perdent pas une miette. Par contre, quand<br />
il commence à lui caresser les reins, ma patience, pourtant proche d'un dictateur nord-coréen, atteint<br />
ses limites et j'appuie malgré moi sur l'accélérateur.<br />
« Jacques ! », hurle ma femme.<br />
Je freine mais de justesse. Grâce à Marylin Manson Junior, j'ai failli emboutir notre portail.<br />
Eliot croit bon d'ajouter :<br />
« Il paraît qu'après quarante ans, on y voit moins bien pour conduire. »<br />
Il est temps que son dragon vienne le chercher, celui-là, sinon, je ne réponds plus de rien.<br />
– Juliette ! lancé-je à ma fille qui continue de jouer à « tripote-moi tant que tu veux ».Viens<br />
aider à décharger plutôt !<br />
– C'est bon !!!! siffle-t-elle. T'as cinq minutes, non ?<br />
Si Roger Pierre ou Jean-Marc Thibault font la moindre remarque sur les parents qui capitulent<br />
devant l'adolescence décadente, je les coince dans le haillon !<br />
Ma femme est plus philosophe :<br />
– Laisse-la, Jacques. Commence à décharger avec les garçons, je vais prendre le courrier.<br />
– Vous avez entendu, Hansel et Gretel ? Chacun une valise, allez hop !<br />
Les garçons s'exécutent, tout en devisant en aparté :<br />
– Pourquoi il change tout le temps nos prénoms ? s'interroge Eliot. Tu crois qu'il a des<br />
problèmes de mémoire ?<br />
– Figure-toi que je nourris les mêmes craintes, lui glisse Alex, en s'emparant d'un sac trop<br />
gros pour lui.<br />
Trop c'est trop ! Je m'entoure d'une grande serviette de bain, renverse un bob sur l'arrière de ma tête<br />
et lui déclame, meurtri :<br />
– Toi aussi, mon fils ?<br />
Mais ma plaisanterie culturelle laisse mes conspirateurs de marbre. Dépité, je me venge sur un autre<br />
Jules !<br />
– Dis-donc, JU ! T'es pas trop fatiguée, tu veux t'asseoir ?!<br />
– C'est bon !!!! J'arrive !<br />
Je devine à sa mine réjouie que j'ai encore marqué des points, mais on n'en est plus à ça près.<br />
Heureusement, Françoise est là pour adoucir les mœurs :<br />
– Mais laisse-la ! Viens voir plutôt, Mat a reçu du courrier de Dijon.<br />
– Ah bon ? La fac ?<br />
– Non, Epsilon.<br />
– Késako ? Il s'est pas inscrit en Grec, pourtant !<br />
– Tu sais jamais rien ! s'exaspère ma douce. C'est un cours privé pour mieux réussir le<br />
concours de première année. Ils ont très bonne réputation, il paraît. J'ouvre ?<br />
Une prépa pour la médecine, ok !<br />
Mais le temps que je réalise, elle a déjà décacheté l'enveloppe :<br />
– Ils recommencent le 15 août ! Tu te rends compte !<br />
43
– Euh... oui...<br />
– Mat en aurait bien besoin. Et dire qu'il va glandouiller jusque début septembre ! Il faut<br />
qu'on l'appelle, il peut bien écourter, non ? Et tant pis s'il faut mettre trois mille euros !<br />
Là, je comprends mieux pourquoi ils ont bonne réputation. Mais s'il faut ajouter cette<br />
modique somme à l'inscription de Juju en école de commerce, il va falloir quelques heures sup' pour<br />
financer tout ça ou alors manger beaucoup moins de viande !<br />
– Ah, oui, quand même ! Je te rappelle que Ju a fait un dossier pour l'EFAG de Lyon, et rien<br />
que l'inscription, ça va coûter un bras ! Alors, si on rajoute Mat, je pourrai jouer dans « la marche de<br />
l'empereur. 2 » !<br />
– On se débrouillera ! Je ferai des heures aussi au cabinet. Écoute, s'il faut...<br />
C'est à ce moment-là que Juju est arrivée :<br />
– Vous bilez pas. De toute façon, je crois que je vais pas y aller, à l'EFAG...<br />
25<br />
– Comment ?!!!<br />
En une phrase, le sol sous nos pieds s'est largement fissuré. Avec Françoise, on encaisse la nouvelle<br />
tandis que notre chère fille poursuit :<br />
– Ouais. De toute façon, ça coûte cher, il faut être super motivée...<br />
Les plaisanteries les meilleures étant les plus courtes, j'interviens :<br />
– Attends, ma petite ! C'est qui qui nous a fait des pieds et des mains parce qu'elle ne voulait<br />
rien mettre sur APB : 'de toute façon , il n'y avait que l'EFAG qui l'intéressait parce qu'elle était faite<br />
pour le commerce international,' etc, etc... ?!<br />
– Oui, ben...on peut se tromper, non ? Il n'y a que les idiots qui ne changent pas d'habits !<br />
Pas de doute, c'est ma fille.<br />
– Je crois que je vais m'insc<strong>rire</strong> en histoire de l'art, finit-elle d'expliquer.<br />
– À la fac ?! s'inquiète ma douce, qui commence à manquer d'oxygène. Mais c'est pas<br />
possible, tu n'as rempli aucun dossier, c'est trop tard ! Et puis pourquoi d'un coup, histoire de l'art ?<br />
Mouais...de l'art ou du cochon, je me demande...par contre, je subodore dans ce revirement<br />
l'influence néfaste du maître des damnés. Tant pis, je mets les pieds dans le plat :<br />
– Rassure-moi. C'est pas le beau ténébreux qui t'a retourné la tête ?<br />
En apnée, ma femme est suspendue à la réponse de Juju :<br />
– Mais non ! Pff, n'importe quoi !<br />
– Juste pour être sûr, il va en quoi, lui ? insisté-je.<br />
– Oui, bon : en histoire de l'art mais c'est MA décision !<br />
– Tu parles ! Juju, mais réfléchis cinq minutes, qu'est-ce que tu vas fiche en histoire de l'art<br />
alors que tu sais à peine qui est Picasso ?!<br />
J'ai peur qu'elle me parle de voiture, mais non :<br />
– De toute façon, j'irai pas à l'EFAG ! C'est clair ?! Je m'inscrirai toute seule à Lyon, laisse<br />
tomber !<br />
– Jacques, tu vois ?! regrette ma douce.<br />
La porte de sa chambre a tellement claqué que les murs en ont tremblé.<br />
C'est bon de revenir à la maison !<br />
44
– Jacques !<br />
– Quoi ? Tu veux que j'aille m'excuser en plus ?<br />
– J'ai reçu un sms de Matéo. Il voudrait nous joindre sur Skype. Allume l'ordi, il dit que<br />
c'est important !<br />
– Qu'est-ce qu'il a encore, lui ? Il est rentré dans une secte ?<br />
– Papa ?<br />
C'est Alex, il vient en éclaireur, suivi d'Eliot en embuscade.<br />
– Quoi, encore ?<br />
– Encore ? C'est ma première question mais...(il jette un regard navré pour ma<br />
dégénérescence vers son acolyte) est-ce que je pourrai aller chez Eliot pour le week-end ?<br />
– Jacques, l'ordi ! me presse ma femme.<br />
J'écrase l'interrupteur du PC qui s'allume sans rancune. Je connecte Sype qui affiche déjà « un appel<br />
manqué ».<br />
– Tu vois, on l'a loupé ! (ma femme)<br />
– Alors, ce week-end ? (Alex)<br />
– Alors ? me retins-je pour ne pas exploser.<br />
Alors, mon cher Einstein, tu peux te faire adopter par les dragons, te faire naturaliser « Geek », ou<br />
percer l'oreille : je m'en fous ! Faut que je parle à ton frère, à ta mère, à ta sœur, alors, un dossier à<br />
la fois, OK ?!!!!!!!<br />
Ces yeux plongent dans les miens, j'ai l'impression qu'il a arrêté de respirer.<br />
– On verra quand la maman d'Eliot arrive, décide ma douce. En attendant, allez jouer dans<br />
votre chambre.<br />
On vient d'éviter le fait divers mais la tension reste palpable. Ma femme me prend par les poignets :<br />
– Viens, il va rappeler.<br />
Effectivement, à peine assis au bureau, Skype se remet à vibrer :<br />
– Alors, Don matéo. Qu'est-ce qu'il t'arrive, ça va ?<br />
– Salut ! Oh oui, ça va super mais...<br />
– On a reçu une lettre d'Epsilon, Mat ! Tu ne veux pas...<br />
– Justement, maman ! Écoute... voilà... j'ai bien réfléchi, j'ai besoin d'une année sabbatique...<br />
je crois que je vais rester au Mexique finalement.<br />
Et allez, c'est ma tournée aujourd'hui !!!<br />
Un rictus s'est figé sur le visage dévasté de ma douce qui cherche derrière elle un siège sur lequel se<br />
laisser choir. Déjà qu'on était au bord du gouffre, là, je crois qu'on vient de faire un bon pas en<br />
avant !<br />
26<br />
– Comment ?!!!<br />
Je commence à en avoir marre de débuter mes chapitres par une crise d'angoisse. On n'aurait jamais<br />
dû arrêter la pilule avec Françoise !<br />
– Tu n'es pas sérieux ? parvient à articuler ma femme, au bord de l'apoplexie.<br />
– Si maman, si.<br />
Je préfère la version France Galle que Mexico Matéo.<br />
– Mat, qu'est-ce que tu nous chantes, là ? rajouté-je, sans avoir envie de filer la métaphore.<br />
T'es pas sérieux ? Et tes études, ton avenir ? Tu vas vivre de quoi ? Faut arrêter de délirer !<br />
– Non, non, j'ai mûrement réfléchi justement (dans la bouche d'un ado à découvert au bout<br />
45
de trois jours d'argent de poche, ces paroles font plus peur que la finition d'une centrale nucléaire<br />
iranienne)... Juani bosse dans un resto, je vais pouvoir l'aider pour me faire trois sous, on vivra chez<br />
elle et tout ira bien... de toute façon, je suis pas prêt pour retourner au bagne, ça servirait à rien...<br />
– Oh là, fiston ! Atterris un peu ! Tu crois qu'en faisant la plonge dans un bouge, tu vas<br />
pouvoir vivre décemment ? Non mais allô la terre ?!<br />
– D'abord, c'est pas un bouge, c'est une bodéga réputée. Ensuite, Juani n'est pas serveuse,<br />
mais chanteuse et elle cherchait un guitariste pour l'accompagner, alors ça tombe pile-poil !<br />
– Ouais, ben Shakira pourra très bien réussir sans guitariste, alors arrête tes conneries et<br />
ramène-toi vite fait en France !<br />
Mais essayez de raisonner un ado amoureux ! C'est comme demander à l'Opus Dei d'applaudir le<br />
mariage pour tous ou chercher à établir un lien de parenté entre Angela Merkel et Grace de<br />
Monaco ! Bref, on a crisé en ligne pendant un quart d'heure avant de capituler, totalement anéantis.<br />
Françoise a ouvert le frigo et entamé le Muscat à même la bouteille et à grande lampées, si<br />
bien que quand Marie-Élisabeth est venue chercher son petit Eliot, elle a reculé de trois mètres<br />
après avoir fait la bise à ma douce.<br />
Pour ma part, la réaction a été légèrement plus épidermique puisque j'ai rassemblé tous les<br />
cours de mon fils pour les brûler dans le jardin. Afin de ne pas rater mon coup, j'avais pris soin<br />
d'arroser le tout d'essence à tondeuse et du peu de vodka que je n'avais pas encore sifflé. Et ma foi,<br />
j'ai obtenu un bûcher que les anglais de Rouen n'auraient pas renié, à tel point d'ailleurs que<br />
pompiers et gendarmes sont venus interrompre cette magnifique soirée.<br />
Une légère empoignade a suivi, sous les yeux médusés d'Alex et du chat. Du coup,<br />
Françoise a fini la nuit en cellule de dégrisement et moi, menotté au radiateur du planton de garde<br />
au commissariat. Rien d'extraordinaire quand on a des enfants, finalement.<br />
épilogue<br />
dix-huit mois plus tard, à la clinique de repos des Tilleuls...<br />
– Tu vas bien ? demande ma douce, qui est un peu intimidée pour sa première visite.<br />
– Oui, oui, fais-je en l'invitant à s’asseoir à mes côtés sur l'un des bancs du parc.<br />
L'un des avantages avec l'éducation nationale, c'est qu'ils ont des maisons de convalescence pour<br />
leurs personnels en surchauffe. En septembre, j'avais bien repris les cours mais entre la collègue<br />
d'espagnol avec qui on s'est crêpé le chignon sur l'Amérique du Sud et les élèves avec qui on s'est<br />
frités lorsque je leur ai annoncé que je ne traiterais pas le chapitre portant sur les bienfaits d'une «<br />
gap year » - ou année sabbatique pour les pignoufs qui sèchent médecine- bref, ça a été la goutte qui<br />
a fait déborder le vase ! Et me voilà près de Vichy pour une bonne « cure de remise en forme ». Ma<br />
douce a finalement mieux tenu le choc puisqu'elle a réussi à gérer les ados, la maison, son boulot où<br />
elle a même réussi à négocier une augmentation avec Mr Minart. Je ne veux pas savoir comment<br />
elle l'a eue mais un dossier à la fois.<br />
– Alors, le traitement te fait du bien ? s'enquiert-elle. Pas trop long, l'isolement ?<br />
– Non, ça va. Je serai bientôt d'attaque, rassure-toi. Et à la maison, quoi de neuf, alors ?<br />
– Figure-toi que Juliette s'est inscrite en Droit à Lyon. Depuis qu'elle a rencontré Jean-<br />
Guillaume, je ne la reconnais plus.<br />
– Jean-qui ?<br />
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– Jean-Guillaume ! Tu le verrais, il en impose. Toujours bien mis, très poli, fils de bonne<br />
famille. Il veut devenir avocat, se marier à l'église, avoir quatre enfants et ta fille dit amen à tout.<br />
– Il l'a envoûtée, il a un gris-gris ?<br />
– Uniquement ses bonnes manières et son amour. C'est le gendre idéal, je te dis !<br />
– Et l'épouvantail, il est parti alors ?<br />
– Pouh ! Ça faisait belle lurette ! Au bout d'un trimestre, ils avaient déjà rompu.<br />
Heureusement qu'elle a rencontré Jean-Gui, ça lui a fait un bien fou !<br />
– Vive Jean-Gui, alors... et Luis Mariano, des nouvelles ?<br />
– Là aussi, ça bouge !<br />
– Oh là ! Le docteur a dit : « pas de choc », OK ?<br />
– Rassure-toi, rien de terrible.<br />
– Avec Dario Moreno, je me méfie. Il a quitté Christina Aguilera ?<br />
– Non, mais il revient en France pour reprendre ses études.<br />
– Quoi ?!<br />
– Tu as bien entendu. Ils reviennent habiter ici et il va reprendre sa première année, plus<br />
motivé que jamais.<br />
– Quant tu dis « ils », c'est lui + Rihanna, c'est ça ?<br />
– Juanita. Mais oui, elle vient avec lui. Il lui a appris le français et elle vient vivre en France<br />
avec lui. Il va juste falloir des papiers pour régulariser tout ça mais ça va aller, je suis vraiment<br />
soulagée.<br />
– Régulariser quoi, au juste ? fais-je en me crispant sur le banc.<br />
– Non, eux, ça va. C'est pas eux qui m'inquiètent, on s'en sortira, même avec le bébé, mais<br />
pour Alex...<br />
– Quoi ?!! QUEL BÉBÉ ? ET QUOI, ALEX ?!<br />
– Calme-toi. On va reprendre un dossier à la fois.<br />
47
Deuxième partie :<br />
Le temps des pleurs<br />
Même s'il y a des accents de vécu, cette farce a aujourd'hui un goût amer puisque notre<br />
Matéo est mort. Il est parti déprimer au bout du monde, puis est rentré pour se jeter sous un train :<br />
fin de l'histoire !<br />
Sur le moment, cette pochade n'avait pour but que de conjurer des angoisses légitimes<br />
lorsqu'on apprenait qu'il partait chez les mariachis. Le coin était réputé pour ses agressions, ses<br />
enlèvements mais jamais nous ne nous attendions à ce qu'un soir, il nous appelle pour dire qu'il<br />
avait tenté de mettre fin à ses jours ! Bien sûr, on l'a rapatrié en urgence mais après deux tentatives,<br />
c'était déjà une enveloppe vide que l'on ramenait. Le mal était fait et six mois après son retour, on<br />
organisait ses obsèques ! À peine diplômé ingénieur et déjà enterré...<br />
Comment peut-on être convaincu que l'on ne sert à rien, que sa vie n'a aucune valeur<br />
lorsqu'on a vingt-trois ans ?! Comment peut-on affirmer que l'on déteste ses parents, ses amis, que<br />
l'ON se déteste soi-même et que plus rien n'a d'intérêt tout ça parce que la fille qu'on aimait a suivi<br />
un autre chemin ?<br />
Tout ça, je ne le comprendrai jamais mais maintenant, il est trop tard et la seule chose que je<br />
puisse faire, c'est essayer de comprendre comment on en est arrivés là.<br />
Un an après sa mort, voici donc quelques éléments de réflexion pour tenter de rationaliser un<br />
acte désespéré échappant peut-être à toute logique, quelques pistes pour essayer de panser la plus<br />
profonde des blessures ou au moins quelques mots pour aider les familles souffrant des mêmes<br />
tourments. Dans ma recherche de réponses, j'ai échangé sur un forum avec d'autres parents<br />
traversant cette épreuve et plusieurs voulaient se faire appeler « par'anges » : parents d'anges qui<br />
sont partis trop tôt, c'est beau mais personnellement, je me vois plus comme un amputé. Je trouve<br />
que « par'ange » convient mieux aux malheureux qui ont perdu un nouveau-né ou un tout jeune<br />
bébé. La vie m'a arraché mon Matéo, il faisait partie de moi et tous les jours, je ressens la douleur,<br />
quasi-physique de son absence. Comme tous les autres jeunes, trop nombreux à avoir renoncé, il est<br />
au ciel et en paix mais sur terre, c'est l'enfer pour ceux qui restent alors voici quelques mots pour<br />
apprivoiser une douleur qui ne se taira jamais...<br />
48
1<br />
Pour commencer, je pense que son départ au bout du monde n'était pas anodin. En fin de<br />
cycle ingénieur, ce stage devait permettre de poser les premiers jalons dans le monde de l'entreprise,<br />
voire de déboucher sur une embauche pour débuter une carrière. Mais notre Matéo n'en voulait pas !<br />
Il n'était pas prêt ou n'en avait pas envie, en tout cas, il se rendait compte qu'il n'était pas fait pour<br />
l’ingénierie ! D'où ce choix étonnant, pour une université exotique à la mission aussi vague<br />
qu'inutile car il ne pouvait assumer le rejet d'un diplôme dont ses parents et grand-parents étaient si<br />
fiers- le grand-père sortait de la même école et avait brillamment réussi, et cette 'tradition de famille'<br />
devenait un héritage trop lourd à porter ! Dans l'incapacité d'expliquer qu'il ne voulait pas de cette<br />
réussite, il a préféré mettre les voiles au lieu de nous 'affronter'. Beaucoup de parents bataillent pour<br />
que leurs enfants réussissent à l'école et je me souviens que lors des obsèques, un ami nous a confié<br />
sa stupéfaction car il citait 'Matéo' en exemple à ses fils turbulents. Pour les motiver, il leur répétait :<br />
« Regardez comme il travaille bien, comme il réussit dans les études ! »... sauf qu'aujourd'hui, ses<br />
fils à lui sont toujours vivants ! Comme quoi, la réussite à l'école rassure les parents mais ne garantit<br />
ni bonheur ni tranquillité...<br />
Il paraît que notre Matéo avait peur, c'est triste ! Sans doute n'osait-il pas nous dire qu'il<br />
préférait autre chose, par crainte de nous décevoir ou que nous ne l'aimerions plus ? Quel gâchis !<br />
Avec le recul, il avait bien dit que les cours de dernière année n'étaient pas intéressants, que son<br />
stage chez Thalès ne l'avait pas emballé ( pourtant, il travaillait sur un cockpit d'hélicoptère : il y a<br />
plus ennuyeux, non ? ) et qu'il ne se voyait pas bosser pour une grande boîte. Donc, sans doute s'eston<br />
voilés la face par rapport aux timides signaux qu'il envoyait et sans doute étions-nous plus fiers<br />
que lui de son avenir dans l’ingénierie ? Quand une mère a élevé tous ses enfants sans aide et sans<br />
jamais se plaindre, elle ne comprend pas que sa fille puisse lui demander de garder son bébé à la<br />
première occasion, alors peut-être que nous avons reproduit ce schéma pour le travail ? Et s'il faut<br />
être aussi honnêtes que sa disparition l'exige, bien sûr que nous avons été déçus quand il a<br />
recommencé des études en fac après avoir mis son diplôme d'ingénieur à la poubelle ! Bien sûr que<br />
nous ne l'avons pas compris et que sur le moment, nous l'avons aimé un peu moins mais jamais,<br />
cela n'aurait dû déboucher sur une tombe à fleurir ! Seulement voilà : quand son incapacité à<br />
communiquer s'est heurtée à notre ambition par procuration ou modèle d'éducation, cela a conduit<br />
au drame que l'on sait aujourd'hui. Honnêtement, nous n'étions pas les parents à calculer le QI de<br />
nos enfants pour nous en vanter ou à les insc<strong>rire</strong> à je ne sais quel concours pour qu'ils puissent rafler<br />
des prix ! Mais notre Matéo avait des capacités hors normes et suivait sans broncher, nous n'allions<br />
pas l'orienter en C.A.P maçonnerie ! Avec le recul, je crois qu'il aimait la théorie, les maths, la<br />
physique mais pas la réalité sur quoi elles allaient déboucher et finalement, je ne sais pas pour quoi<br />
il aurait été fait. À la fin, complètement perdu, il parlait de se lancer dans les métiers de la musique.<br />
Aurait-il été plus heureux en tant qu'artiste, prof de danse ou je ne sais quoi d'autre ? Honnêtement,<br />
je ne sais pas et le sait-on déjà pour soi-même avant un certain âge ? Quand on voit aujourd'hui le<br />
nombre d'adultes qui changent de vie professionnelle ? Est-ce que c'est notre monde qui pêche à<br />
donner tout repère et qui abîme nos rêves pour l'avenir ? De nos jours, les grille-pains durent deux<br />
ans, c'est autant que les couples, alors forcément...<br />
En tout cas, notre Matéo avait peur au point d'en pleurer, c'est juste triste... le drame de ce<br />
garçon est qu'il n'arrivait pas à trouver sa place sur terre. Toute sa vie, il a suivi l'aiguillage scolaire<br />
logique et a fini par se rendre compte qu'il n'aimait pas ce vers quoi ses études le destinaient. D'où<br />
un sentiment de honte ( peut-être vis-à-vis de nous ? ), de trahir nos attentes et surtout d'angoisse car<br />
je crois qu'au fond de lui, il ne savait pas pour quoi il était fait ! Brillant à l'école mais immature sur<br />
le plan affectif, il redoutait l'entrée dans la vie active. Ainsi, un stage au bout du monde qui ne<br />
risquait pas de déboucher sur une embauche était une belle occasion de voir du pays et reculer le<br />
49
moment où il faudrait affronter la réalité. Aujourd'hui, je pense que ce choix était une sorte de fuite<br />
même s'il y avait sans doute d'autres raisons qui lui resteront propres à jamais.<br />
Par exemple, il a pu y avoir une simple volonté de prendre une année sabbatique après de<br />
lourdes études qui ne lui avaient jamais vraiment laissé de répit ! En outre, force est de reconnaître<br />
que notre Matéo était réellement attiré par cette culture sud-américaine. Il a donc pu choisir cette<br />
destination par envie de vacances ou d'exotisme dans un coin qu'il rêvait sincèrement de découvrir.<br />
Sans doute y avait-il aussi une volonté de s'affranchir ou de faire râler ses parents ?<br />
Expression tardive d'une crise d'adolescence et départ le plus loin possible pour être libre et avoir la<br />
paix, on est tous passés par là...<br />
Peut-être y avait-il enfin, inconsciemment, une volonté de se mettre en danger car il était<br />
tout sauf idiot et savait que l'endroit pouvait être risqué. À vingt ans, on est invincible et on en est<br />
tellement convaincu qu'on est prêt à se brûler pour tromper la mort ! Sauf que des fois, elle ne le<br />
supporte pas...<br />
Probablement qu'il y avait un peu de tout cela mais ce choix-là n'était en rien anodin.<br />
D'ailleurs, le jour où il nous l'a annoncé, il devait le sentir car il a hésité avant de se lancer et a<br />
commencé par prévenir : « j'ai quelque chose de 'gros' à vous dire... » Et ce jour-là, le sixième sens<br />
de sa maman s'est affolé en voyant tous ses indicateurs plonger dans le rouge. Les amis ont rigolé et<br />
moi le premier, j'ai minimisé, sauf qu'aujourd'hui, notre Matéo dort à l'abri d'une stèle de marbre<br />
tandis que nous ne dormons plus, quel gâchis...<br />
2<br />
Notre pauvre garçon est donc parti la fleur au fusil, malgré nous et malgré sa petite amie du<br />
moment, qui devait préférer qu'il reste, mais il est parti à l'aventure et a vite déchanté. Sa mission à<br />
l'université était loin d'être passionnante, si bien que la bouffée d'oxygène s'est avérée moins<br />
régénérante que prévu et n'a en rien dissipé ses doutes sur l'avenir ! Conséquence, le mal-être qui le<br />
rongeait, accentué par l'isolement et l'ennui, ne s'est en fait qu'amplifié jusqu'à ce qu'il rencontre<br />
cette fille : passionnée, attirante comme un aimant et belle comme un soleil ! En fin de stage, il est<br />
rentré en France mais n'avait qu'une idée, la retrouver au plus vite !<br />
D'habitude, je n'ai rien contre les histoires d'amour mais cette passion-là était trop unilatérale<br />
pour qu'il puisse s'en sortir. L'amour déchire autant qu'il exalte, c'est le sel de la vie mais jamais il<br />
ne devrait produire un avis de décès ! Notre Matéo est mort pour une illusion d'amour perdu et cela<br />
me fait autant pleurer que hurler !<br />
Assurément, cette fille était un piège mais on a la vie que l'on se construit et ce choix l'a<br />
détruit. Pour elle, il a laissé tomber sa petite copine, ses études, sa famille, son avenir et jusqu'à luimême,<br />
quel gâchis ! De plus, le drame s'est joué au bout de la terre, nous n'en savions rien et quand<br />
nous l'avons récupéré, il était déjà trop loin dans sa dépression. Des milliers de kilomètres de<br />
séparation et son silence nous avaient rendus impuissants et de toute façon, même quand les parents<br />
ont leur enfant sous les yeux, les voient plonger dans la drogue ou l'anorexie, que peuvent-ils faire à<br />
part pleurer ?<br />
Bref, parmi toutes les belles de là-bas, notre Matéo l'a choisie elle parce que de toute façon,<br />
il n'aurait pas voulu d'une fille 'normale', il recherchait plus ou en tout cas, autre chose. Et<br />
justement, cette femme-là incarnait la passion et promettait l'exubérance d'une vie bien remplie -<br />
entre dévotion aux pauvres et exaltation des sens- alors quand elle l'a aimé, il s'est lové dans ses<br />
bras avec l'intention de ne plus en ressortir. Hélas pour lui, elle est vite passée à autre chose et bien<br />
sûr, il ne l'a pas supporté !<br />
Mais pour en revenir à son retour de stage, il avait le sou<strong>rire</strong> jusqu'aux oreilles. On s'est vite<br />
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doutés de quelque chose et notre Matéo a bien confirmé qu'il avait rencontré 'quelqu'un'. Oublié<br />
l'ennui du début de mission, cette soudaine rencontre rendait le séjour inoubliable ! Les plaisanteries<br />
d'usage ont fusé mais ma naïve fierté de père m'a fait occulter le fait qu'il ne voulait rien dire sur<br />
elle. D'habitude, quand vous êtes heureux, vous êtes intarissable sur l'être aimé, or là, c'était le<br />
black-out complet ! Il a fallu qu'on le travaille au corps pour qu'il nous lâche enfin un prénom, quant<br />
au nom de famille : impossible à savoir, tout comme son activité ou quoi que soit qui la concernait !<br />
Cela aurait dû nous mettre la puce à l'oreille mais comme nous pensions qu'elle faisait partie du<br />
passé, nous n'y avons guère prêté attention. L'heure était au retour à la vie active, ou du moins c'est<br />
ce que nous espérions, alors que notre Matéo, lui, caressait des projets tout autres ! Lorsque nous<br />
focalisions sur les entretiens d'embauche à venir, il ne pensait qu'à une chose, retourner là-bas pour<br />
la retrouver !<br />
Encore une fois, l'une des raisons était, à mon avis, la fuite en avant. Non pour nier leur<br />
amour qui était véritable- pour lui : éternel et pour elle : passion fugace- mais parce qu'à mon sens,<br />
il était empreint de raisons multiples et complexes. Par exemple, notre Matéo s'était, comme par<br />
hasard, tourné vers une femme plus âgée de dix ans. Pourquoi pas, me direz-vous ? Tout arrive de<br />
nos jours et il n'y a rien de scandaleux à cela ! Exact, mais je pense qu'avec elle, il recherchait les<br />
bras protecteurs d'une mère de substitution pour le couver, loin du monde qui lui faisait peur. Lui<br />
qui aurait été valorisé dans une relation avec une fille plus jeune, il a choisi la situation inverse et<br />
s'est retrouvé infantilisé, nié presque manipulé dans une histoire qui l'a réduit à néant. Par ailleurs,<br />
cette femme était activement engagée dans une lutte politique contre les injustices faites aux<br />
pauvres, orchestrées, selon elle, par des autorités corrompues aux ordres du grand Satan américain<br />
imposant au monde argent et productivité. Rien ne pouvait mieux correspondre à un Matéo refusant<br />
de devenir un maillon actif de cette 'dictature' économique -encensée à la maison par des parents<br />
bourgeois et obtus- et quoi de plus tentant, quand on est jeune, que de se révolter et s'exalter pour<br />
une cause que l'on croit juste ! Mais l'on peut hurler à vingt ans que ses parents sont des vieux cons<br />
et partir en vacances avec eux quand on en a quarante ! Normalement, c'est dans l'ordre des choses<br />
mais avec lui, hélas, on n'en a pas eu le temps ! Choyé, couvé, initié à un monde nouveau par des<br />
gens chaleureux : cette relation répondait au-delà de toute espérance aux attentes de Matéo qui<br />
pensait avoir trouvé sa voie. Enfin quelqu'un qui, non seulement comprenait son désire de NE PAS<br />
être ingénieur- à l'inverse de ses proches-, mais qui en plus, lui montrait une alternative 'plus juste'<br />
et 'plus utile'. Pour un jeune qui ne savait pas quoi faire de sa vie, le choix était vite fait ! D'ailleurs,<br />
son 'changement' nous faisait peur car il nous faisait penser à ces jeunes qui se radicalisent et<br />
finissent par se faire sauter pour un pseudo-idéal. Lui n'a fini que par détruire une seule personne<br />
-l'enfant que nous aimions plus que tout- mais ça a été pour nous le plus terrible des bilans. Envers<br />
et contre tout, notre Matéo s'est donc passionné comme jamais pour une femme qui nous le savions,<br />
le ferait souffrir. Quelqu'un qui a construit sa vie pour une cause n'a que peu de place pour l'amour,<br />
le vrai, celui qui dure. Donc, nous l'avons mis en garde, et bien sûr, en amoureux transi, il nous a<br />
fuis encore plus vite en nous en voulant de ne pas le comprendre et en ne nous pardonnant pas de la<br />
critiquer.<br />
Et il était tellement désireux de lui plaire qu'il a volontiers embrassé sa cause, ses principes<br />
en même temps qu'il reniait sa famille et son éducation. Au point qu'il nous avait confié son attrait<br />
pour une tribu reculée qui ne subsistait que grâce à de légères activités de chasse et de pêche. Ces<br />
gens vivaient coupés du monde, ignorant l'existence de Facebook ou des smart-phones, mais<br />
prônaient solidarité et convivialité si bien que notre Matéo se serait bien vu chercher des racines<br />
pour être choyé par une communauté aussi chaleureuse que naïve ! C'est dur à avaler mais à la<br />
rigueur, s'il avait trouvé sa place et son bonheur sur terre, on n'aurait pu que valider ses choix.<br />
Hélas, dans son cas, ceci s'est avéré un des facteurs aggravants de sa dépression puisqu'il<br />
s'est retrouvé plaqué par sa copine au bout du monde, seul dans une grande ville étrangère et isolé<br />
de tous puisqu'il avait quasi coupé les ponts avec nous. Il est donc passé d'un cocon familial<br />
douillet, et d'une école soudée par la fraternité à... plus rien ! La chute a été trop dure !<br />
51
Profondément blessé par cette rupture, trahi par celle sur qui il avait tout misé et paralysé par son<br />
amour propre qui l'empêchait de revenir chez nous, il s'est laissé consumer par le chagrin qui le<br />
rongeait, et lui qui rêvait de trouver enfin sa place a fini plus désemparé que jamais !<br />
Ainsi, quand il est revenu en France, il s'est retrouvé perdu entre des parents qui n'avaient<br />
pas changé leur vision du monde et un idéal de bonheur alternatif cruellement avorté. Plus isolé et<br />
désabusé que jamais, il a préféré renoncer à notre société...Certains nous ont d'ailleurs dit que s'il<br />
avait choisi le train, c'était bien pour exprimer son rejet de la société... ? Moi, je crois plutôt qu'il<br />
voulait être sûr de ne pas se 'louper', c'est tout...<br />
Enfin, nous avons bien sûr appris tout cela « après », car pendant sa descente aux enfers, on<br />
ne risquait pas de communiquer ! Il en était incapable et nous n'aurions peut-être pas apporté les<br />
réponses qu'il espérait...<br />
3<br />
Car le pire est que si c'était à refaire je ne sais pas si nous agirions différemment. Un adage<br />
bien connu dit que « les parents aimeront toujours leurs enfants, quoique disent ou fassent ces<br />
derniers. » Honnêtement, je ne sais pas...<br />
Avant que nous n'apprenions dans quel abîme notre Matéo avait plongé, nous étions<br />
tellement en colère contre son rejet et ses silences que nous étions prêts à le dénoncer s'il s'engageait<br />
dans une lutte plus radicale ! En outre, s'il avait participé à des actes illégaux et s'était fait prendre,<br />
je ne pense pas que je serais allé le voir en prison ! Je suis peut-être un mauvais père mais le rôle<br />
des parents n'est-il pas de mettre des barrières pour inculquer les notions de bien et de mal ? Et si<br />
les jeunes râlent évidemment sur le coup, ne conviennent-ils pas, longtemps après, que les gardefous<br />
de leurs parents leur ont rendu service ? Dire non pour les protéger n'est-il pas une des façons<br />
d'aimer ses enfants ? Normalement, le temps qui passe permet à tous de dépasser cette phase<br />
d'interdiction / rébellion, dommage pour nous que nous n'ayons jamais eu le temps de nous<br />
réconcilier...<br />
Après, je fais des grands discours mais je lui déjà pardonné les horreurs qu'il a pu éc<strong>rire</strong> ou<br />
penser à notre sujet. Parce qu'il était mon fils, ma chair, mais aussi parce qu'il était perdu,<br />
malheureux et qu'il n'était plus vraiment lui quand il a fait tout ça, alors fondamentalement et avant<br />
tout, je le plains et le pleure.<br />
Être parent, c'est bien le métier le plus dur au monde, le plus beau mais parfois le plus<br />
terrible aussi ! Quand une mère accompagne son ado, atteint de leucémie, jusqu'à son dernier<br />
souffle, quand un père égaye le fauteuil-coque de son petit qui ne pourra jamais marcher, quand une<br />
mère transforme son calvaire -parce qu'une maladie handicape sa fille- en papillons poétiques<br />
qu'elle fait voler de pages en pages ou quand une maman dépose la photo de la 'fiancée' sur le<br />
cercueil de son fils mort d'avoir trop aimé, ce n'est pas toujours facile mais les parents sont prêts à<br />
tout et même à plus pour le bonheur de leurs enfants.<br />
À la fin, notre Matéo était trop malade pour comprendre que d'autres pouvaient l'aimer, que<br />
NOUS pouvions l'aider. J'espère maintenant qu'il le sent, de là-haut, et qu'il est apaisé.<br />
52
4<br />
Quand on est jeune, il y a forcément un moment où l'on teste ses limites, où l'on explore, si<br />
possible, tout ce dont on nous a protégés pendant la petite enfance. Seuls face à nos démons, on fait<br />
nos choix, on se construit et normalement, la vie continue !<br />
Mais notre Matéo, lui, nous a particulièrement fait souffrir lors de ses deux dernières<br />
années ! À chaque fois que nous avions des nouvelles de lui, nous angoissions de savoir quelle<br />
serait sa dernière initiative, si bien que nous redoutions de voir son numéro s'afficher au téléphone<br />
ou d'avoir à lire un de ses emails ! Aujourd'hui, nous ne pouvons même plus lui parler, quelle ironie<br />
tragique...<br />
Mais sur le moment, c'est comme si nous avions acheté un bolide à quelqu'un qui n'aurait<br />
pas eu le permis mais qui conduisait quand même ! À croire qu'il se sentait encore plus invincible<br />
que les autres.<br />
Plusieurs facteurs doivent pouvoir expliquer cela et je pense que ses études ont joué un petit<br />
rôle dans le processus. Les mauvaises langues auront vite fait de penser que son école était réputée<br />
pour son 'bizutage', donc qu'il a subi des 'choses' traumatisantes. Mais je suis sûr que non car il nous<br />
parlait de son 'usinage' -début d'année où les anciens s'occupent des nouveaux- avec malice et est<br />
apparu le jour de son baptême fatigué mais fier comme jamais ! Et je profite de l'occasion pour<br />
remercier les camarades de son école, qui sont venus en nombre et en tenue honorer sa mémoire,<br />
avec un respect et une chaleur qui nous ont beaucoup réconfortés. Pour lui, le soir, ils ont chanté<br />
l'«Hymne aux Disparus » :<br />
Nous avons fait un bout de route ensemble<br />
Jusqu'à la mort qui nous a séparés.<br />
Mais en cette heure où nos épaules tremblent,<br />
Chantons que nous n'avons rien oublié<br />
Pour vous nos frères, disparus désormais.<br />
Vous resterez présents dans nos mémoires<br />
Car dans nos cœurs sont gravés à jamais<br />
Ces quelques mots : "Vous êtes des Gadz'Arts"<br />
et c'était beau. J'espère qu'ils ont entendu le « Sal's » qu'il leur a lancé d'en haut...<br />
Maintenant, je pense que ses études ont joué quand même car ce qui m'a frappé, en discutant<br />
avec ses camarades, a été le sentiment de liberté qui semblait rejaillir sur tous ces jeunes. À la<br />
sortie, aucun n'avait le même parcours, le même métier ni n'officiait avec le même statut ! Chacun<br />
semblait avoir construit son diplôme, son avenir comme bon lui semblait et je crois que notre<br />
Matéo, peu habitué à une telle liberté, a trop voulu rattraper le temps perdu ! Comme le jeune à sa<br />
première soirée, qui goûte à l'alcool avec avidité et qui dégueule ses tripes avant que le matin soit<br />
arrivé. Étourdi de liberté, notre Matéo n'a pas dû sentir qu'il buvait trop vite à la fontaine<br />
d’indépendance et cette ivresse l'a perdu. Sans doute n'avait-il pas assez de maturité pour découvrir<br />
le bout du monde et peut-être que cette réussite scolaire, associée au message implicite : « vous<br />
pouvez tout faire maintenant, osez ! », l'ont entraîné trop loin.<br />
Encore une fois, la prestigieuse école n'y est absolument pour rien, je tiens à l'affirmer, mais<br />
notre Matéo ne savait pas que l'école n'est pas la réalité du monde, c'est triste...<br />
D'ailleurs, il est un peu responsable de son sort, dans la mesure où cette école est réputée<br />
pour son réseau, pour les liens qu'elle tisse entre élèves sur plusieurs générations et pour la<br />
solidarité qu'elle génère. Mais lui a préféré tenté l'aventure tout seul, c'est bien qu'il y avait d'autres<br />
raisons qui l'ont poussé à sa perte...<br />
53
5<br />
À l'heure des divorces érigés en norme, les couples qui se séparent sont légions mais peu de<br />
ruptures entraînent des drames, heureusement ! Matéo, lui, dès sa deuxième copine et son premier<br />
échec, ne l'a pas supporté...<br />
Faut-il blâmer une hyper-sensibilité, une hyper-fragilité ou une pathologie ? Il avouait luimême<br />
-enfin, c'est ce qu'on a su en lisant son journal- souffrir de ne pas comprendre pourquoi il<br />
était comme ça. Et comme il n'avait pas les outils pour analyser ou corriger ses failles, il accusait<br />
ceux qu'il pouvait, à savoir, ses parents !<br />
Bien sûr que cela fait mal à entendre et bien sûr qu'il ne faut pas y accorder de crédit vu qu'il<br />
n'était plus que l'ombre de lui-même mais quelque part, il avait raison. Nous n'avons pas su déceler<br />
les risques potentiels de ses travers et nous n'avons pas pu prévenir son malheur, nous sommes donc<br />
bien fautifs.<br />
Il nous faudra vivre avec ce poids jusqu'à la fin de notre vie car nous sommes, difficile de le<br />
ressentir autrement, un petit peu responsables de sa mort. S'il a 'vrillé' comme ça, s'il a pu s'enfoncer<br />
aussi vite, aussi loin (quatre mois lui auront suffi pour perdre définitivement pied), c'est sans doute<br />
qu'il relevait de la psychiatrie. On ne le saura jamais mais on aurait dû le faire suivre par un<br />
spécialiste, peut-être nous aurait-il confirmé qu'il était autiste, victime de tel trouble ou simplement<br />
précoce et excessivement renfermé ? Son drame nous fait regretter de ne pas avoir consulté mais de<br />
toute façon, maintenant, il est trop tard ! Il a emporté avec lui sa singularité et nos espoirs de le voir<br />
un jour épanoui. Enfant, il était quand même souriant, malicieux, passionné par plein de choses, il<br />
était aussi heureux que n'importe qui ! Le seul problème était sa timidité maladive (je la nommerai<br />
ainsi par défaut) mais il avait commencé à flirter sérieusement, nous pensions donc qu'il ne lui<br />
manquait qu'un enfant pour s'ouvrir définitivement ! Hélas, il n'en aura pas eu le temps. Incapable<br />
de verbaliser ses émotions et d'aller vers les autres, il a tenté une fois de donner tout son cœur mais<br />
son élue n'en a pas voulu...<br />
Enfin, je me sens coupable de l'avoir mal compris à ce point-là. Quand je l'ai ramené chez<br />
nous, je croyais que le simple fait de lui redonner sa chambre guérirait ses maux, alors que, bien sûr<br />
il n'en a rien été. Son cœur était resté là-bas et son mal était si profond qu'il aurait fallu agir<br />
autrement ! Après deux tentatives de suicide -que nous avons apprises après coup-, la situation était<br />
gravissime mais je n'y croyais pas. Tout s'était passé si loin -et on nous l'avait juste rapporté- que<br />
nous n'en avions pas pris la mesure. Pourtant, ses deux tentatives auraient dû nous alerter mais<br />
naïvement, je croyais que le simple fait de nous avoir à ses côtés le remonterait. Erreur lourde à<br />
assumer puisque sa troisième tentative a été fatale...<br />
Nous étions si désemparés que la seule chose que nous lui proposions était de se choisir une<br />
nouvelle voie puisqu'il ne voulait plus être ingénieur mais comment peut-on décider d'un métier<br />
quand on est persuadé que la vie ne sert à rien ? Nous pensions « inscription » quand il pensait<br />
«continuer à vivre ou pas », alors forcément, le dialogue a tourné court !<br />
Et le climat s'est tellement détérioré qu'il est parti dans la première fac qui l'a pris et je<br />
l'avoue, j'ai été soulagé qu'il parte de chez nous. Furieux de le voir nous rejeter en bloc autant que<br />
de constater notre échec à atteindre et soigner notre fils, j'ai préféré le voir partir. Sa fac était à cinq<br />
cent kilomètres et cela nous inquiétait mais nous avions été parfaitement incapables de lui redonner<br />
le sou<strong>rire</strong> ou la parole, alors que faire d'autre ?...<br />
En le laissant partir -ce que cautionnait le psychiatre-, nous savions que nous l'abandonnions<br />
à son sort et que nous lui offrions le choix de la mort, mais puisque ce départ était son vœu, il était<br />
difficile de nous y opposer. Et encore une fois, jamais, je n'imaginais qu'il irait se tuer...<br />
Au final, sommes-nous coupables de l'avoir trop couvé, trop aimé depuis sa tendre enfance,<br />
au point qu'il n'était pas armé pour affronter le monde du dehors et les échecs qui vont avec ?<br />
54
En tout cas, depuis sa disparition, nos nuits sont courtes...<br />
6<br />
Je l'admets, nous n'avons jamais été très « psy » et aujourd'hui je le regrette car je ne pourrai<br />
jamais dire : « on a TOUT essayé pour le sauver »; ce manquement accroît ma culpabilité.<br />
Malgré tout, je continue de douter de l'efficacité de la psychiatrie. D'une part, parce qu'elle<br />
dissocie le malade de la famille à un moment où il serait sans doute crucial d'associer toutes les<br />
forces pour sauver la personne en perdition et ce, sous prétexte qu'il est majeur et assez grand pour<br />
décider de ce qui est bon pour lui. Je comprends bien que parfois, l'environnement familial peut-être<br />
la cause même du mal-être ou peut étouffer le patient mais quand ce dernier souffre d'une profonde<br />
dépression, je doute qu'il soit en état de prendre des décisions cohérentes et bénéfiques pour lui. Sa<br />
souffrance est traitée dans un système qui cloisonne et isole, au nom d'un secret professionnel qui<br />
tue ! Dans notre cas, c'est nous qui avons téléphoné au psychiatre de Matéo et qui lui avons appris<br />
son suicide !<br />
D'autre part, si le patient est peu enclin à la guérison, il peut raconter ce qu'il veut à un<br />
praticien qui aura bien du mal à faire la part des choses puisque encore une fois, il n'aura que le son<br />
de cloche du malade. Un ami qui venait voir sa sœur internée en HP s'est vu prendre à part par le<br />
psy qui lui a dit : « Je vous plains, vous avez dû en baver ! ». Interloqué, l'ami a demandé des<br />
explications et là, le psy lui a avoué que sa sœur leur avait tout dit pour leur père qui les battait, les<br />
violait. L'ami est tombé par terre car leur père était le plus charmant des hommes et leur enfance<br />
avait été on ne peut plus heureuse ! Dans notre cas, Matéo a fini par être convaincu que je<br />
m'ennuyais dans mon boulot et que ma femme était malheureuse : c'est moins cocasse que la<br />
version de la sœur mais loin de la vérité quand même ! En outre, comme il ne désirait pas vraiment<br />
guérir, il ne confiait rien « d'utile » à son psychiatre, donc la thérapie ne servait à rien. Le psy s'en<br />
rendait bien compte et tentait de lui changer ses médicaments mais jamais il nous aurait alertés !<br />
Et c'est pour cela que je remets en cause la psychiatrie malgré la sincérité de ceux qui la<br />
pratiquent. Parfois cela peut faire du bien, mais souvent, les professionnels sont incapables de guérir<br />
ou sauver leurs patients, simplement parce que le cerveau est si complexe que cette 'médecine' a<br />
encore tout à apprendre de nos mécanismes les plus secrets. Pour aggraver le tout, le patient n'est<br />
pas forcément d'accord pour coopérer ou en est tout bonnement incapable car il ne sait pas pourquoi<br />
il est dans cet état ! D'où la difficulté par rapport à la médecine 'traditionnelle', car lorsque vous<br />
allez voir votre généraliste, vous savez où vous avez mal et quand vous vous allongez sur la table<br />
du chirurgien, difficile de lui cacher vos tripes !<br />
Maintenant, j'avoue que mon avis sur la question est limité et fortement subjectif du fait de<br />
notre drame. Comme les psys ont échoué à sauver notre Matéo, je les critique, et ce d'autant plus<br />
que j'échange avec des parents qui sont dans le même cas alors forcément, leurs témoignages<br />
rapportent des échecs terribles qui occultent toutes les fois où des jeunes et moins jeunes ont pu<br />
rebondir et retrouver le sou<strong>rire</strong> grâce à eux. En outre, j'avoue aussi que la 'fautive' copine de notre<br />
Matéo ne jurait que par la psychiatrie. Lui a-t-elle retourné la tête ? Les doutes sont permis, d'où ma<br />
frilosité envers ces spécialistes.<br />
Enfin, on ne se refait pas et en guise de thérapie, j'échange avec des humains qui traversent<br />
la même épreuve, je les écoute, on partage, on se respecte, on se reconnaît parce qu'on a tous vécu<br />
la même horreur. À l'inverse, j'avoue que j'aurais du mal à trouver légitimes les conseils d'un type<br />
assis dans un fauteuil, aussi bienveillant soit-il. Je crois que je lui crierais assez vite : « Mais qu'estce<br />
que t'en sais de ce que je ressens ?! Il est mort, ton gamin ?!!!! Alors, tais-toi ! »<br />
55
7<br />
Enfin, tout le monde fait comme il peut pour encaisser car ce genre de drame est aussi<br />
terrible que compliqué.<br />
Bien sûr que les faits divers ont pour habitude de citer un agriculteur endetté ou un père<br />
divorcé à qui l'on a pris ses enfants ou une fille harcelée à l'école et dans ces cas désespérés, tout le<br />
monde comprend leur passage à l'acte. Mais les études montrent que dans la majorité des cas, les<br />
suicides se produisent dans des familles sans problèmes où il n'y a ni violence, ni abus sexuel ou<br />
autre traumatisme qui pourrait en déstabiliser les membres. Tous les milieux sociaux peuvent être<br />
concernés ainsi que toutes les tranches d'âge, d'où la difficulté à prévenir un passage à l'acte qui ne<br />
sera pas forcément lié à des causes tangibles et rationnelles. En outre, des signes avant-coureurs<br />
peuvent alerter -comme des propos inquiétants, des scarifications, une perte d'appétit, l'arrêt d'une<br />
activité favorite ou un renfermement systématique- mais d'une part, les plus proches ont du mal à<br />
les identifier comme tels et d'autre part, le passage à l'acte intervient souvent sans qu'aucun<br />
avertissement préalable n'ait pu le faire deviner. Tout semble aller bien et soudain, la cocotte-minute<br />
explose !<br />
Notre histoire le vérifie tristement puisque tout était trop beau pour être vrai : un mariage<br />
heureux, trois beaux enfants qui brillaient à l'école, aucun cancer ou autre gros pépin pour venir<br />
entacher le tableau jusqu'à l'irréparable : brutal, tragique, incompréhensible...<br />
Il paraît qu'aujourd'hui en France, 26 personnes se donnent la mort chaque jour, c'est plus<br />
que les victimes des accidents de la route, je trouve ça sidérant ! Les jeunes sont évidemment en<br />
première ligne et particulièrement les garçons, dans la tranche d'âge de notre Matéo : 18 à 25 ans !<br />
Quoiqu'il en soit, ces chiffres donnent le tournis et font peur pour l'avenir : comment expliquer<br />
qu'autant de gens préfèrent en finir plutôt que vivre ?!!!<br />
Peut-être que cela nous est particulièrement difficile à comprendre parce que nous<br />
cherchons, pour pouvoir l'accepter, à rationaliser quelque chose qui ne l'est pas. Dans notre cas,<br />
Matéo était aveuglément, éperdument amoureux, ce qui n'est pas propice à la raison. En outre, ses<br />
déboires sentimentaux l'avaient plongé dans une dépression telle qu'il n'était plus en mesure de<br />
réfléchir normalement. Donc, son acte était peut-être la seule issue dans SA logique à lui mais<br />
n'avait rien à voir avec la raison, la cohérence ou l'objectivité.<br />
Il paraît même que souvent, le passage à l'acte résulte d'une poussée incontrôlable, d'une<br />
bouffée d'angoisse qui précipite le 'malade' dans l'acte désespéré. Malade qui, le plus souvent, sera<br />
incapable d'expliquer clairement pourquoi il souffre à ce point, si ce n'est de ne pas pouvoir<br />
remonter la pente !<br />
Pour notre Matéo, la dépression a peut-être déclenché ou exacerbé une pathologie<br />
psychiatrique qui sommeillait en lui depuis longtemps - il paraît que la dépression survient quand<br />
on a trop longtemps essayé de paraître fort et courageux ? - mais rien n'est sûr et ceci n'est qu'une<br />
tentative de plus de mettre des mots carthésiens sur une issue insupportable. En outre, j'évoque des<br />
raisons négatives - pathologie, dépression - car nos relations relevaient plus du conflit total que<br />
d'autre chose à la fin mais peut-être a-t-il voulu nous protéger en taisant son mal et peut-être qu'il<br />
nous a caché son malheur et sa terrible décision pour nous épargner car il savait l'immense peine<br />
qu'il nous causerait ? Se sentir incapable d'être heureux quand nos proches nous donnent tout doit<br />
destabiliser et culpabiliser. Et cette impression de faute doit augmenter d'autant plus si l'on sent que<br />
l'issue va être fatale ! J'imagine, par exemple, qu'un père se sachant condamné doit se sentir, malgré<br />
lui, coupable de peiner ses jeunes enfants qu'il va laisser orphelins ? Alors, peut-être que notre<br />
Matéo, dans son silence obstiné, a aussi et malgré tout agi par amour ?<br />
56
Enfin, peut-être que nous, parents, n'acceptons pas que les êtres à qui nous avons donné la<br />
vie la reprennent et en disposent comme bon leur semble. Et peut-être que la liberté ultime des<br />
désespérés est de renoncer à la seule richesse qu'ils ont car ils souffrent trop ainsi. Nous avons du<br />
mal avec cette idée car nous avons gardé l'habitude de contrôler leur existence comme quand ils<br />
étaient petits et que l'on décidaient du goûter qu'ils emporteraient et du pull qu'ils allaient mettre<br />
mais il faut se rendre à l'évidence : en grandissant, il est normal qu'ils choisissent leur voie et si cela<br />
peut faire grincer des dents lorsqu'il ne s'agit que d'orientation scolaire, le cataclysme devient<br />
apocalyptique si leur choix entraîne une séparation définitive et violente. Difficile d'accepter qu'ils<br />
ne veuillent plus continuer la route, pourtant cela arrive...<br />
En tout cas, pour notre Matéo, personne ne saura ce qu'il avait vraiment dans la tête. La<br />
seule certitude est qu'il était en souffrance et que maintenant, il est apaisé...<br />
8<br />
Notre pauvre Matéo s'est tué un 18 février.<br />
La veille, sa maman s'était fait opérer, on a pensé qu'il avait été prévoyant jusqu'au bout et<br />
qu'il avait attendu qu'elle se réveille mais de quoi peut-on être sûrs aujourd'hui ? Y a-t-il pensé :<br />
peut-être...<br />
Mais sans doute avait-il aussi d'autres raisons ! Peut-être que cette date était un symbole<br />
pour lui, dans leur idylle, nous ne le saurons jamais. Peut-être que cette date correspondait<br />
simplement au passage du train ou peut-être qu'il n'a pas trouvé la 'force' avant ce jour maudit, on ne<br />
saura pas ! A-t-il penché pour le côté « bon fils », le côté « romantique », « pragmatique » ou un peu<br />
de tout à la fois, tout est possible, voire même avec des arguments insoupçonnés et propres à sa<br />
logique mais le connaissant un peu, j'opterais pour un mix des raisons pré-citées.<br />
Après, cela montre bien que l'on peut se faire tous les scénarios du monde, lui seul saura<br />
l'ultime vérité et nous, plantés sur le quai, ne pourrons que recréer la version que l'on supportera le<br />
mieux mais sera-t-on fidèles à ce qu'il voulait, à ce qu'il était réellement ?<br />
S'est-il suicidé par amour, à cause d'une dépression ou à cause de nous ? A-t-il trop<br />
décompensé après ses études ou relevait-il d'un suivi en psychiatrie : comment savoir maintenant ?<br />
Tout ce que j'ai écrit sur lui n'est que MA vision de Matéo mais est-bien sa vérité ? Peut-être<br />
suis-je complètement à côté de la plaque, ce qui expliquerait pourquoi je n'ai jamais réussi à<br />
communiquer avec lui ! Après tout, on se trompe parfois sur les personnes qui nous entourent ou qui<br />
sont éloignées. Robin Williams semblait bien joyeux jusqu'à son suicide, comment savoir ce que les<br />
gens ont réellement dans la tête ?<br />
Un départ aussi soudain que tragique entraîne forcément une vie de questions et de remises<br />
en question. D'ailleurs, les réponses évolueront sans doute avec le temps et les versions, que je ne<br />
manquerai pas d’échafauder pour comprendre l'incompréhensible et pour tenter de maîtriser sa vie<br />
qui m'a échappé, seront toujours partielles, incertaines et frustrantes...<br />
Après, quand on fait un enfant, on le connaît quand même un peu. Et même s'il a réussi à<br />
nous cacher son impossible drame, tout ce qui a été écrit sur notre Matéo ne doit pas être si faux que<br />
cela. Par exemple, quand il était encore au Mexique, nous avons senti, à un moment, que ses amours<br />
battaient de l'aile. Nous l'avons donc interrogé à distance et bien sûr il a nié et nous a rassurés mais<br />
en recoupant les morceaux après son décès, nous avons constaté qu'il avait effectivement été<br />
délaissé au moment où nous le soupçonnions. Comme quoi, les parents ont bien un sixième sens<br />
quand il s'agit de la chair de leur chair ; cela n'empêche pas tout, hélas, mais les antennes frémissent<br />
57
quand il y a danger...<br />
9<br />
La perte d'un enfant est si traumatisante que l'on se débat pour tenir le coup mais pas plus !<br />
C'est tellement épuisant, éprouvant que l'on perd littéralement une partie de soi-même. La nuit n'est<br />
pas forcément le pire moment car dans ces circonstances, le cerveau cogite non-stop !<br />
Lorsque tata Raymonde meurt à quatre-vingt seize ans, tout le monde pleure parce qu'elle<br />
était la bonté incarnée mais quelque part, c'était dans l'ordre des choses et de fait, il n'y a pas grand<br />
traumatisme. Alors que quand c'est un enfant, VOTRE enfant, qui de surcroît va se faire déchiqueter<br />
sous un train, il y a de quoi gamberger et déprimer pour quelques temps, croyez-moi !<br />
Certains n'aiment pas l'expression usuelle qui parle de « faire son deuil », pourtant, je la<br />
trouve appropriée. En effet, il s'agit d'un véritable chemin à faire, un processus à vivre qui va<br />
prendre le temps qu'il faudra car personne ne peut savoir comment il réagira devant l'insurmontable.<br />
Il faut passer les différents stades, les différentes étapes, comme le choc, le déni, le marchandage, la<br />
dépression, l'acceptation et enfin la reconstruction. Le cheminement est long et ardu ; il isole,<br />
renferme et entame profondément les endeuillés.<br />
Passés la cérémonie, les faire-parts et les premiers temps, les collègues et les proches ont<br />
repris le cours normal de leurs vies et nous leur en voulons doublement. D'une part, parce qu'ils<br />
continuent à être heureux alors que nous ne pourrons plus l'être totalement et d'autre part, parce<br />
qu'ils voudraient nous voir passer à autre chose alors que nous sommes restés bloqués au jour<br />
fatidique où notre vie a changé. Et à partir de là, un décalage s'opère entre eux et nous car plus le<br />
temps passe et plus nous réalisons que ce cauchemar va durer le restant de notre vie quand ils<br />
voudraient nous voir remonter la pente ! Parfois la douleur est si vive et le fossé avec les autres si<br />
important que l'on perçoit, un tout petit peu, l'isolement et l'incompréhension dont nos enfants<br />
devaient souffrir. Parfois même, certains endeuillés sont tentés de suivre leur tragique exemple pour<br />
que cette souffrance s'arrête. Et ce n'est certes pas facile, mais nous avons la chance d'avoir deux<br />
autres enfants qui nous poussent vers le haut, qui nous gardent à la vie, alors on s'accroche. Je<br />
connaissais les « enfants-médicaments », conçus pour soigner un frère ou une sœur atteint de<br />
maladie grave mais depuis Matéo, je m'appuie sur mes « enfants-pansements ». Ceux qui, par leur<br />
simple présence, leur naturelle envie d'être heureux et d'apprécier la vie nous aident à tenir la tête<br />
hors de l'eau.<br />
Mais ce n'est pas simple tous les jours et de grâce, amis et proches, ne dîtes pas : « Il faut<br />
aller de l'avant, maintenant ! Il faut penser à autre chose, de toute façon vous n'y êtes pour rien » car<br />
la culpabilité restera, ainsi que la peine et les questions. Laissez-nous plutôt le temps de digérer,<br />
d'accepter. Parlez-nous de nos disparus au lieu de les enterrer à jamais car plus vous les<br />
mentionnerez et mieux on sentira combien vous les aimiez et je pense qu'on peut très bien en parler<br />
sans sombrer dans une nostalgie morbide, alors dîtes-nous tout ce que vous pouvez sur eux, cela<br />
nous fera du bien. Cela nous aidera bien plus que la classique question « alors, comment ça va ? », à<br />
laquelle nous répondrons évasivement « ça va » alors que c'est faux ; tout comme nos jeunes se<br />
voyaient mal nous répondre : « ça ne va pas fort, j'ai envie de mourir... » . Bien sûr, chaque<br />
personne est différente et peut-être quelques-uns préféreront se retirer du monde pour pleurer dans<br />
l'intimité mais je sais aujourd'hui que le deuil est lourd à porter, qu'il isole et que toutes les bouées<br />
de sauvetage sont les bienvenues ! Donc, dans l'immense majorité des cas, le soutien des proches<br />
sera des plus bénéfiques et surtout, s'il se maintient dans la durée.<br />
S'il faut être honnête, pour l'instant, je contrôle la douleur grâce aux conversations intenses<br />
que l'on a eues avec ma femme, grâce aux échanges que j'ai avec les autre parents qui sont dans le<br />
58
même cas, grâce aux séances d'acupuncture qui m'apaisent et grâce à mes enfants qui me font<br />
sou<strong>rire</strong> tous les jours. Les proches et les collègues ont aussi aidé, je les en remercie vivement. Mais<br />
comment être sûr que je ne vais pas craquer avec le temps ? Ou que ma femme sombrera la<br />
première ?<br />
Pour l'instant, nous avons plus ou moins digéré la violence de l'acte et plus ou moins accepté<br />
avec résignation qu'on ne le verrait plus jamais et qu'il nous faudrait finir notre vie ainsi mais cette<br />
relative sérénité durera-t-elle ou n'est-elle qu'une illusion qui va voler en éclat bientôt ? Notre<br />
cerveau se mure-t-il dans un déni confortable ou a-t-on réellement appréhendé le tragique de la<br />
chose ?<br />
Espérons que notre raison tiendra mieux qu'un château de cartes et que malgré la peine et les<br />
petites piques qui ne manqueront pas de nous plier en deux -l'autre jour, on a vu dans un film de<br />
série B des étudiants qui appelaient leur coloc' manquant la rentrée et bien sûr, nous avons repensé<br />
au portable de notre Matéo décédé qui sonnait quand même, puisque ses copains se demandaient<br />
pourquoi il n'était pas en cours ! -, que malgré tout donc, nous resterons debout, avec nos deux<br />
enfants restants.<br />
Les questions continueront, les doutes, les reproches se mêleront mais aujourd'hui,<br />
fondamentalement, je crois que notre Matéo n'était pas armé pour être heureux dans notre monde. Je<br />
regrette de ne pas l'avoir emmené chez un spécialiste quand il était petit car alors, peut-être aurais-je<br />
eu des clés pour l'apprécier différemment et le comprendre, mais cela aurai-il changé sa destinée : je<br />
n'en suis pas sûr. Depuis son enfance, il vivait en retrait du monde, à sa façon, mais quand il a fallu<br />
y plonger, se frotter à la réalité, il ne l'a pas supporté. Et lui qui était toujours plus spectateur<br />
qu'acteur est parti de la plus violente des façons, dans un ultime paradoxe. Encore une fois, c'est ma<br />
version et mon impression, peut-être que je suis loin de sa vérité mais j'aime à croire que ses<br />
carences d'expressions affectives -inversement proportionnelles à ses capacités intellectuelles- l'ont<br />
empêché de vivre en paix avec les autres, c'est triste.<br />
10<br />
Voilà, il y aura des hauts et des bas, des <strong>larmes</strong> et de l'émotion car on n'en a pas fini avec la<br />
disparition de Julien (notre Matéo s'appelait Julien, il avait vingt-trois ans).<br />
Tous les constats cliniques ci-dessus peuvent expliquer, analyser pour tenter de contrôler les<br />
<strong>larmes</strong>, il n'empêche que c'est dur sans lui !<br />
C'est dur pour ses camarades de 'boquette', qui ont été là jusqu'au bout. C'est dur pour ses<br />
cousins-cousines, avec qui il a fait des parties de cartes mémorables ou dansé devant la famille<br />
admirative. C'est dur pour ses grand-parents dont il était aussi l'enfant et dur parce qu'ils vivent<br />
forcément notre peine. C'est dur pour ses frères qui doivent continuer à vivre malgré cette horreur et<br />
même si je ne sais pas comment ils gèrent ça, j'espère qu'ils arriveront à être pleinement heureux car<br />
ils n'y sont pour rien. Et enfin, bien sûr que c'est dur pour nous, ses parents.<br />
Moi, je ne verrai plus mon petit écolier, si brillant, si appliqué. Ah, mon Julien...<br />
D'ailleurs, je pense que ton dernier choix pour des cours en fac te convenait parfaitement<br />
puisque là où d'autres seraient partis bosser, toi, tu ne voulais pas. Tu étais mieux à ta place à<br />
l'école, où des professeurs étanchaient ta soif de connaissances ou piquaient ta curiosité en<br />
spectateur-receveur silencieux et fidèle à toi-même.<br />
59
Et pour ta maman, c'est encore plus dur puisqu'elle t'a porté, t'a donné la vie et a toujours<br />
cherché, de mille et une façons à te faire plaisir. Je me souviens des gâteaux qu'elle confectionnait<br />
exprès pour toi, des surprises qu'elle s'ingéniait à te préparer pour voir ton sou<strong>rire</strong> rayonner, comme<br />
ce jour où elle m'a dit : « Emmenons-les à Villefranche, il y a une nouvelle piscine à vagues! Je suis<br />
sûre qu'ils vont adorer, mais on leur dit rien. On leur fait croire qu'on va acheter des fringues ! » On<br />
avait caché les maillots dans le coffre et on leur avait dit qu'on partait faire le plein de pulls et de<br />
jeans : ils faisaient la grimace mais quand je me suis garé devant le centre nautique, alors là !!! C'est<br />
comme à Noël, ils faisaient leur liste de cadeaux depuis fin septembre et elle, non contente, de leur<br />
acheter TOUT ce qu'ils avaient demandé, elle s'évertuait à rajouter des « petites surprises » comme<br />
elle disait, pour que le soir de Noël, il y ait encore plus d'étoiles qui brillent dans leurs yeux ; et des<br />
étoiles, ce soir-là, il y en avait... Ah, Julien ! Ta maman avait tellement de façons de te dire « je<br />
t'aime » que bien sûr, elle aura du mal à s'en remettre et heureusement qu'on est tous les deux car on<br />
se servira de béquille mutuelle. Les <strong>larmes</strong> et les pincements au cœur n'ont pas fini mais c'est la<br />
vie... Tu es parti en pleine crise, en plein conflit alors qu'il nous restait tant à faire, tant à se dire, tant<br />
à s'aimer : que de regrets et d'inachevés mais tu es parti, quel dommage...<br />
Maintenant, tous les soirs, je finis ma prière comme si je te bordais et dis :<br />
« Et toi, mon Juju qui me manques tant. Dors bien<br />
et fais de beaux rêves dans ta nuit étoilée. Amen »<br />
Comme ça, j'ai l'impression que tu es bien, que tu reposes en paix, serein et entouré d'amour.<br />
J'aurais préféré que tu sois bien ici, entouré de notre amour mais cela ne t'a pas été possible...<br />
Je sais qu'on finira par se retrouver dans ce paradis blanc où tu baignes dans la lumière et<br />
cette vision m'apaise. Je ne cherche pas à me racrocher à des croyances de pacotille ou à une<br />
caricature d'au-delà, riche de promesses faciles, je crois simplement et sincèrement que tu es bien<br />
là-haut et cela me permet de me recentrer sur l'amour qui nous unit au-delà du temps au lieu de me<br />
noyer sans cesse dans mon chagrin et pour cela, je t'en remercie. Peut-être que je fais tout à l'envers<br />
mais je t'aime encore plus depuis que tu es au ciel. Il y a encore des moments où c'est bien difficile<br />
mais quand je suis au plus bas, tu te débrouilles toujours pour m'envoyer un petit signe qui me<br />
redonne le moral (certains crieront au déni manifeste mais, moi, je les interprète comme ça), alors<br />
pour ton soutien discret mais sans faille, laisse-moi te remercier, mon fils et te dire combien je<br />
t'aime... Ce qui me console dans cette tragédie, c'est que notre relation a évolué dans un rapport qui<br />
me fait du bien. De ton vivant, on ne communiquait plus, on se heurtait et j'enrageais pour chacun<br />
de tes silences que je prenais à tort pour des provocations. Alors que depuis ta mort, je crois avoir<br />
mieux cerné tes difficultés à verbaliser tes émotions et comme il n'y a plus chez moi que tristesse,<br />
amour et pardon, j'ai l'impression que tu le sens et que c'est pour ça que tu te manifestes quand j'en<br />
ai besoin. Ceci me regonfle à bloc à chaque fois car j'ai l'impression qu'enfin nos sentiments sont<br />
réciproques et nos rapports harmonieux. Certes, notre relation n'est plus physique mais elle est<br />
devenue plus spirituelle et plus intime aussi. Les cyniques trouveront ce discours pathétique mais<br />
moi, je crois qu'à notre manière, on s'est enfin rencontrés et cela me convient. Encore une fois, peutêtre<br />
que je me fabrique tout un monde d'illusions pour tenir le coup mais il me faut bien tout ça pour<br />
ne pas sombrer, alors permettez que j'y croie. Sinon, certains disent aussi que les enfants qui partent<br />
trop tôt nous font grandir. C'est rude mais par la remise en question qu'ils nous imposent, il y a peutêtre<br />
du vrai...<br />
Enfin, comme il faut bien continuer à vivre et que <strong>rire</strong> est la façon la plus douce de pleureur,<br />
voyons un peu comment les Bouteille, parents de Matéo (Julien), Juliette et Alex auraient réagi...<br />
60
Dernier épilogue<br />
– Attention au bus, Jacques !<br />
Ma douce a toujours eu peur en voiture et depuis le drame, ça ne s'est pas arrangé. Compatissant à<br />
ses craintes irrationnelles- parce que je l'avais vu le bus, et j'allais même peut-être freiner ! -, je<br />
réagis avec la diplomatie d'un cadre de Bygmalion devant la brigade financière :<br />
– Tout va bien, chounette ! Je l'ai vu, je me gare plus loin. Elle arrive à quelle heure, notre<br />
Juliette ?<br />
– Son train devrait arriver dans cinq minutes. Je vais voir si je la trouve, fait-elle en ouvrant<br />
sa portière.<br />
– Reste-là, il pleut ! On est quatre sur le parking, elle va bien nous repérer !<br />
Ma Françoise se rassoit dans la voiture mais ne cesse d'essuyer le pare-brise pour guetter les<br />
arrivants. J'aurais envie de lui rappeler que la pluie tombe au-dehors et que sa frénésie de nettoyage<br />
est inutile mais je me contente de remettre les essuie-glaces.<br />
Elle tient le coup depuis la mort de Matéo mais je la sens quand même fragile, alors je la<br />
ménage. Soudain, notre Juliette apparaît en talons, veston et pantalon habillé, il est loin le temps du<br />
noir absolu sous l'emprise de Adam le maléfique ! Mais je n'ai même pas le temps de complimenter<br />
sa tenue que ma douce s'est déjà lancée à sa rencontre :<br />
– Chounette, tu vas prendre la crève !<br />
Une petite voix détestable me glisse que je n'ai pas de cœur, alors moi aussi, je sors l'accueillir sous<br />
la pluie ! Les effusions sont humides mais chaleureuses. Parfois, ça vaut le coup de mouiller la<br />
chemise.<br />
– Donne-moi ton sac, je vais le mettre à l'arrière et montez, on va être 'trempe »' !<br />
Ma douce se réarrange dans le miroir de courtoisie tandis qu'elle va aux nouvelles :<br />
– Alors, ta semaine s'est bien passée ?<br />
– Trop bien, maman ! Jean-Gui est trop génial, il m'a fait découvrir le vieux Lyon, c'est trop<br />
sympa !<br />
Tout en démarrant, je reprends mon rôle habituel et lui demande :<br />
– Mais tu te rappelles qu'il y a un vieux bâtiment où tu t'es inscrite et où ils donnent des<br />
cours, je crois ? Tu y es passée cette semaine ?<br />
– Oh p'pa, bien sûr ! J'ai des super notes et j'ai jamais autant bossé de ma vie !<br />
– Tu veux dire que cette année, tu as acheté des cahiers ?<br />
– Jacques ! me tance ma douce. Si elle te le dit, fais-lui confiance !<br />
– J'te promets, p'pa ! Rien que pour l'acidité, j'suis au top : j'ai pas loupé un cours ! Et en<br />
plus, ils sont trop biens nos cours magistrals !<br />
Toujours cette aisance en vocabulaire, cette grâce dans la langue de Molière. Pas de doute,<br />
c'est ma fille !<br />
– J'espère qu'ils ne vont pas trop vous presser le citron pour le « certificat d'acidité »,<br />
marmonné-je, en regardant ma douce. Mais celle-ci gloussait déjà avant ma vanne. Qu'est-ce qui se<br />
passe ? Je jette un œil au rétro et vois ma fille tout sou<strong>rire</strong> qui tapote l'épaule de sa mère :<br />
– Quoi ? m'offusqué-je. Il n'y a plus que moi pour défendre la langue française ?<br />
– Papounet ! J'ai fait exprès ! J'étais sûre que t'allais partir au quart de tour !<br />
Et mes deux femmes de glousser de plus belle en se fichant de ma poire ! Ah, elle est belle la<br />
jeunesse : plus aucun respect pour les ancêtres !<br />
– C'est ça, marrez-vous ! Mais on va aller chercher Einstein et à deux contre deux, ça ne sera<br />
plus la même !<br />
61
– Il va bien, notre Alex ? s'enquiert ma fille en reprenant son sérieux.<br />
– Plutôt deux fois qu'une, il est amoureux !<br />
– QUOI ?!! Notre indécrottable geek a réussi à séduire une fille ?<br />
– Oui ! Et tu connais ton père, il n'arrête pas de le charrier !<br />
– Oh, arrête, papa ! Tu vas le complexer !<br />
– Je complexe personne, je me renseigne. J'ai le droit, non ?!<br />
– Et vous l'avez déjà vue ? demande Juju, aussi excitée qu'une puce à l'entrée d'une<br />
exposition cannine.<br />
– Non, fais-je déçu. Mais j'ai hâte qu'il l'invite, qu'on vérifie qu'elle est humaine !<br />
– Jacques, arrête ! En plus, on arrive à l'école. Alors, reste discret, s'il te plaît.<br />
– Tu me connais, dis-je en ayant du mal à garder mon sérieux.<br />
Juju hoche la tête de désespoir et sa mère lève les yeux au ciel en soupirant :<br />
– JUSTEMENT ! Tiens, il est là, ouvre la porte !<br />
Notre petit génie monte en rajustant ses lunettes et découvre sa sœur à l'arrière :<br />
– Ah, Juliette.<br />
Il est à son maximum d'émotion, j'envie sa copine. Mais notre Juju le connaît et l'embrasse sans<br />
attendre tandis qu'avec sa mère, on lui lance en cœur : « Salut, Alex ! ».<br />
– Alors, frérot, ça marche l'école ?<br />
Elle pensait sans doute qu'il allait rougir et embrayer sur ses amours mais en termes d'Alex, l'école<br />
ne peut signifier que travail, il est donc surpris par la question :<br />
– Ben oui, le collège, c'est facile.<br />
– Le contraire m'eût étonné. Mais sinon, t'as des copains ? Les filles de ta classe sont biens ?<br />
– Si par ces approches multiples, tu voulais me faire parler de Cindy, il fallait le dire, je<br />
t'aurais répondu directement.<br />
Délicat, prévenant, sans filtre : c'est bien mon Alex aussi, ça ! Mais comme Juju ne désarme pas,<br />
nous la laissons faire :<br />
– Elle s'appelle Cindy ? C'est super ! Et elle est dans ta classe ?<br />
– Non et heureusement parce que c’est fini !<br />
Je pile tandis que tout le monde fait :<br />
– QUOI ?!!!!<br />
Imperturbable, mon Einstein rétorque :<br />
– Pff ! Ça ne pouvait pas aller. Elle confond les sinus et les cosinus.<br />
Je crois qu'Alex restera toujours Alex. Je ne peux m'empêcher d'en rajouter :<br />
– Ah, la courge ! Tu fais bien de ne pas t'acoquiner avec une simple d'esprit, fils !<br />
– Mais Jacques ! s'offusque ma douce, qui m'envoie un coup de coude dans les côtes. Ça va<br />
pas la tête !<br />
– C'est vrai ! renchérit ma fille. Elle est un peu jeune pour tout connaître de l'anatomie !<br />
Là, elle reste sérieuse et je crois que la vraie Juliette a refait surface. Un coup d’œil dans le<br />
rétro me rassure doublement car je constate que mon Alex a acquiescé à mon commentaire qu'il a<br />
évidemment pris au premier degré. À côté, ma douce se prend la tête à deux mains, comme quoi,<br />
tout n'a pas tant changé que ça !<br />
Ma petite famille a pris une sacrée claque mais elle est toujours aussi barge -moi, le premieret<br />
surtout, elle est toujours là. Alors, tandis que nous ramenons nos enfants à la maison, je les écoute<br />
se chamailler d'une oreille distraite et regarde ma femme. Je sais qu'elle est contente parce que nous<br />
avons trouvé de belles jonquilles et un cyclamen pour la tombe de Matéo et quand ma femme est<br />
contente, je suis satisfait. Heureux serait un grand mot pour nous maintenant, ou peut-être que cela<br />
reviendra plus tard, avec la naissance d'un petit enfant ou avec le temps. En tout cas, on est toujours<br />
là, avec nos enfants à l'arrière et c'est déjà beaucoup...<br />
Fin<br />
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