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Q<br />

Écrivain et animateur d’émission<br />

de jazz à ICI Musique,<br />

Stanley Péan a publié une<br />

vingtaine de livres destinés au<br />

lectorat adulte et jeunesse.<br />

LA CHRONIQUE DE STANLEY PÉAN<br />

Après deux mises en nomination au Prix littéraire du Gouverneur général (en<br />

1992 et en 1993), l’écrivain américano-canadien Thomas King a remporté la<br />

prestigieuse distinction en 2014 pour son roman The Back of the Turtle qui paraît<br />

sous le titre un chouia prosaïque de La femme tombée du ciel. Très connu au<br />

Canada anglais depuis la parution de Medicine River, son premier roman, il y<br />

a un quart de siècle, King l’est hélas beaucoup moins du lectorat francophone.<br />

Compte tenu du parti pris affiché de la maison Mémoire d’encrier pour le<br />

dialogue entre les cultures, et son intérêt manifeste pour les écrivains issus des<br />

Premières Nations, on ne s’étonne guère que l’éditeur ait jeté son dévolu pour<br />

l’œuvre maintes fois primée de cet animateur de radio, professeur et romancier<br />

né à Sacramento, en Californie de père Cherokee et de mère Grecque.<br />

La femme tombée du ciel marquait le retour au roman de l’auteur après quinze ans<br />

loin du genre, au cours desquels il nous avait offert The Inconvienient Indian : A<br />

Curious Account of Native People in North America, dont la traduction en langue<br />

de Molière par Daniel Poliquin (L’Indien malcommode : un portrait inattendu<br />

des Autochtones d’Amérique du Nord) a remporté aussi un Prix du Gouverneur<br />

général en 2014. Au début du roman, Gabriel Quinn, un scientifique employé<br />

par une multinationale sans scrupule nommée Domidion, a fui les bureaux<br />

torontois de cet hybride d’ExxonMobil et de Monsanto pour retourner vers la<br />

plage de Samaritan Bay en Colombie-Britannique, son patelin et le théâtre d’une<br />

catastrophe environnementale aux conséquences irréparables pour les habitants<br />

de la réserve autochtone voisine, qui sert de trame de fond au récit.<br />

Tourmenté au point d’envisager le suicide, Gabriel fait la rencontre de<br />

personnages pittoresques : Mara, une artiste amérindienne, Sonny qui habite<br />

les ruines d’un motel et Nicholas Crisp, l’ermite à l’accent écossais qui gère les<br />

sources thermales de ce coin de pays. Comme lui, ces paumés sont hantés par<br />

leur passé, au contraire du principal antagoniste du roman, Dorian Asher, le<br />

grand patron qui a gravi les échelons hiérarchiques de la Domidion sans jamais<br />

éprouver de remords, un homme implacable qui transige avec le présent, le<br />

passé et l’avenir, le personnel ou le professionnel de la même manière : avec des<br />

stratégies de relations publiques.<br />

Les écrits de Thomas King ont pour refrains récurrents l’histoire conflictuelle entre<br />

peuples autochtones et peuples non autochtones, le traitement tragiquement<br />

inhumain souvent réservé par ces derniers aux Premières Nations. Mais plutôt que<br />

de privilégier la voie de l’autoapitoiement complaisant ou de la culpabilisation<br />

de l’Autre, l’auteur opte pour un humour satirique dévastateur. Les amateurs de<br />

l’émission Dead Dog Café Comedy Hour scénarisée et interprétée par King entre<br />

1997 et 2000 à l’antenne de la CBC Radio reconnaîtront cet esprit grinçant qui<br />

confère à ses dialogues leur saveur si particulière.<br />

En partie roman écologique, mais surtout subtil plaidoyer pour l’apprentissage<br />

du vivre-ensemble, La femme tombée du ciel a pour faiblesse le personnage<br />

superficiel de Dorian Asher, à qui l’auteur n’a pas jugé bon de conférer une<br />

personnalité mieux esquissée – par moments, on dirait M. Burns, le machiavélique<br />

patron d’Homer dans Les Simpson. Heureusement, les qualités de ce roman<br />

l’emportent haut la main sur ce défaut mineur, qui n’hypothèque ni le plaisir<br />

de lecture ni l’intelligence de ce tableau plus vrai que nature de notre époque.<br />

ICI COMME AILLEURS<br />

Trahisons et<br />

promesses non tenues<br />

Douce France<br />

Professeur de linguistique à l’Université d’Ottawa, spécialiste de la syntaxe et de<br />

la morphologie du français et des langues algonquiennes, Éric Mathieu signe<br />

avec Les suicidés d’Eau-Claire un premier roman étonnant et détonnant. Ici<br />

aussi, l’intrigue débute sur une note assez sombre, alors qu’Alain Walter, cousin<br />

éloigné de Camille Corbin et notaire à Metz, donne l’alerte après avoir reçu par<br />

courrier recommandé trois brèves missives annonçant le suicide de sa cousine,<br />

de son mari Jean-Renaud Corbin et de leur fille Sybille. Dans la deuxième lettre,<br />

dactylographiée, on pouvait lire : « Notre seul salut est dans la mort. Nous sommes<br />

ensemble : une famille unie dans la douleur. Nous n’aurions jamais dû rentrer<br />

en France. Ce pays, pour lequel nous n’avions de toute façon aucune affection,<br />

nous a trahis. Pour nous, la France est un pays étranger. On ne nous a donné<br />

aucune chance. Pourtant, nous ne demandions pas grand-chose. Maintenant,<br />

nous voulons partir. »<br />

Après la découverte des trois cadavres par les autorités, le romancier nous<br />

ramène en arrière pour exposer au fil des chapitres qui alternent entre le point<br />

de vue du père, de la mère et de la fille, les circonstances qui ont mené à<br />

cette tragédie familiale. Nous sommes à Eau-Claire en Lorraine, en 1989, dans la<br />

demeure froide et humide, possiblement hantée, des Corbin, qui sont revenus<br />

dans ce patelin auquel le couple avait cru dire adieu pour toujours. Fils d’ouvrier<br />

un peu honteux de ses origines, Jean-Renaud a pas mal bourlingué avec sa<br />

femme, depuis leur départ : en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, aux<br />

États-Unis – essentiellement dans des pays anglophones, où Jean-Renaud a<br />

occupé des postes de haute direction dans diverses entreprises, tandis que sa<br />

femme esseulée multipliait les aventures extraconjugales.<br />

Entre les nuits blanches du père incapable de se trouver une situation dans son<br />

domaine, le spleen de la mère désespérée à l’idée de vieillir, tiraillée entre sa<br />

soif de séduction et son désir de la fidélité à son mari, il y a les petits drames<br />

quotidiens de leur Sybille, harcelée par de mesquines consœurs de classe qui<br />

en ont fait leur souffre-douleur, un peu éprise par le beau Franck Karayan, la<br />

coqueluche de l’école. Ces intrigues s’entrecroisent dans une atmosphère lourde,<br />

vaguement menaçante, un brin gothique. L’ambiance est admirablement servie<br />

par une langue de haute tenue littéraire, parfois délicieusement vieillotte; on se<br />

croirait par moments dans un roman français du début du siècle dernier, chez<br />

Alain-Fournier ou Mauriac. Mais davantage qu’un simple exercice de style, Les<br />

suicidés d’Eau-Claire se révèle une œuvre maîtrisée, subtile, qui laisse présager<br />

que du bien pour Éric Mathieu.<br />

LA FEMME<br />

TOMBÉE DU<br />

CIEL<br />

Thomas King<br />

(trad. Caroline<br />

Lavoie)<br />

Mémoire d’encrier<br />

624 p. | 34,50$<br />

LES SUICIDÉS<br />

D’EAU-CLAIRE<br />

Éric Mathieu<br />

La Mèche<br />

514 p. | 29,95$<br />

l i t t é r a t u r e Q U É B É C O I S E<br />

LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 • 17

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