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M<br />
l e m o n d e d u L I V R E<br />
LE BILLET DE LAURENT LAPLANTE<br />
Auteur d’une vingtaine de livres,<br />
Laurent Laplante lit et recense<br />
depuis une quarantaine d’années<br />
le roman, l’essai, la biographie,<br />
le roman policier… le livre, quoi!<br />
Liberté et douleur morale<br />
Le débat au sujet de l’aide à mourir a prouvé plusieurs faits, dont les uns<br />
plaisent, alors que d’autres choquent. L’aspect réconfortant, c’est qu’on admet<br />
enfin que la personne conserve jusqu’à la fin de sa vie son droit à la dignité<br />
et à la liberté. Parmi les facettes choquantes du débat, deux ressortent : d’une<br />
part, médecins et avocats exercent une emprise exorbitante sur l’aide à mourir;<br />
d’autre part, seule la souffrance physique met en branle la mécanique médicolégale,<br />
comme s’il n’existait aucune autre douleur. Comme souvent, la littérature<br />
fournit pourtant des repères.<br />
Au sujet de la mort désirée, Camus sert toujours de balise : « Il n’y a qu’un<br />
problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la<br />
vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question<br />
fondamentale de la philosophie » (Le mythe de Sisyphe). André Comte-Sponville<br />
voit là une outrance, tout en reconnaissant que ce jugement relève de chacun :<br />
« Toujours est-il qu’il n’est de sens que subjectif, comme je le crois... » (La<br />
sagesse des Modernes, Robert Laffont, 1998). Les deux s’entendraient sur ceci :<br />
le propriétaire d’une vie est le mieux qualifié pour juger si, oui ou non, elle<br />
vaut la peine d’être vécue. De quoi mettre la décision hors de portée des<br />
médecins et des avocats.<br />
L’État n’aurait donc rien à dire? Faux. Quand se heurtent les courants sociaux,<br />
l’État doit ménager à chacun son espace vital. Qui veut une aide pour<br />
quitter l’existence doit l’obtenir; qui veut poursuivre son chemin, paisible ou<br />
douloureux, doit échapper à toute euthanasie. Réussir ce qui faisait la fierté<br />
d’Aragon : « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas » résistaient<br />
ensemble en un seul maquis. Au Québec de notre temps, celui qui demande<br />
l’aide à mourir doit l’obtenir, mais nul ne doit empêcher son semblable de<br />
prolonger son existence s’il le désire. « Il y a plus d’une demeure dans la<br />
maison de mon père », disait le Christ et pensait Tocqueville.<br />
Cela rappelé, la littérature révèle le travail à consentir pour que l’aide à mourir<br />
prenne en compte toutes les souffrances et non pas seulement leur versant<br />
physique. Puisque l’âme subit autant que le corps la souffrance, le désespoir,<br />
la nausée, le spleen, pourquoi le corps serait-il, comme dans le débat étriqué<br />
d’aujourd’hui, le seul à mériter l’aide à mourir?<br />
***<br />
Zénon, le magnifique médecin de L’œuvre au Noir (Marguerite Yourcenar, Folio,<br />
1968), disait : « Ce n’est pas à moi de décider si cet avare atteint de la colique<br />
mérite de durer dix ans de plus, et s’il est bon que ce tyran meure. »<br />
Rimbaud écrit : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée<br />
amère. – Et je l’ai injuriée » (Une saison en enfer, Folio). « J’ai appelé les bourreaux<br />
pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. »<br />
En exergue au Livre premier de son Traité du désespoir, Kierkegaard affirme<br />
« que le désespoir est la maladie mortelle » (Folio, 1949).<br />
En somme, il faut entendre la littérature dans son survol de tous les types<br />
de souffrance humaine, mais entendre aussi en elle la quête de liberté et de<br />
dignité. Que s’efface donc l’affirmation que Michel Folco prête aux bourreaux :<br />
Dieu et nous seuls pouvons (Seuil, 1991). En effet, ni les bourreaux ni les<br />
armadas légales ou médicales ne devraient accaparer le pouvoir d’accorder ou<br />
de refuser l’aide à mourir ni évacuer des destins intolérables l’insondable et<br />
discrète souffrance morale.<br />
Amplifier, bien sûr, les soins palliatifs, mais acquiescer aussi aux diverses<br />
requêtes des consciences libres.<br />
6 • LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016<br />
1000 pages<br />
pour apprendre<br />
et s’amuser<br />
Également disponible<br />
en version numérique