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E<br />

LA CHRONIQUE DE NORMAND BAILLARGEON<br />

Normand Baillargeon est professeur en<br />

sciences de l’éducation à l’UQAM. Aussi<br />

essayiste, il est notamment l’auteur du Petit<br />

cours d’autodéfense intellectuelle, qui a<br />

connu un franc succès.<br />

SENS CRITIQUE<br />

ESSAI<br />

Notre langue, entre fête et combat<br />

En 1989, François Cavanna, un écrivain que j’aime beaucoup, est intervenu<br />

dans le débat alors en cours en France sur une éventuelle simplification de<br />

l’orthographe. Il l’a fait avec un ouvrage joliment intitulé Mignonne, allons<br />

voir si la rose. Le libertaire et pamphlétaire s’y révélait non seulement un<br />

amoureux de la langue française, mais aussi un amoureux de ses subtilités,<br />

de ses difficultés conquises, en un mot, et de manière assez surprenante, un<br />

puriste, qui n’appuyait aucunement la réforme envisagée. Il y a quelque chose<br />

de semblable dans Le point sur la langue, le beau livre que nous propose<br />

Louis Cornellier, lui-même essayiste, poète, indispensable chroniqueur pour<br />

les essais au Devoir et nouvellement puriste amoureux de la langue.<br />

Histoire d’une conversion<br />

En avant-propos, Cornellier raconte comment il en est venu à ce purisme qui<br />

est désormais le sien. Issu d’un milieu populaire, mais où on valorise la parole<br />

et l’écriture, il a étudié en littérature, mais ne voyait alors surtout la langue que<br />

comme un instrument et jugeait que l’essentiel, en écriture, était ailleurs, dans<br />

ce qu’elle permet d’exprimer « librement, avec fougue et charisme ». Les puristes<br />

de la langue, en ce sens, lui semblaient de tristes élitistes, des empêcheurs<br />

d’écrire librement et qui faisaient de la langue un pensum.<br />

Puis – et il avoue ici sa dette envers le conseiller linguistique de Radio-Canada,<br />

Guy Bertrand – il en est venu à apprécier le mot juste, à goûter les belles<br />

subtilités de notre langue, à aimer la rigueur qu’elles réclament, bref : à adopter<br />

ce qu’il nomme un « purisme de bon aloi ».<br />

Ce qu’il nous propose, dans cet ouvrage, ce sont cinquante courts essais (de<br />

deux à quatre ou cinq pages…) dans lesquels il partage ses découvertes de<br />

puriste de bon aloi, mais dans lesquels il réfléchit aussi sur des enjeux sociaux<br />

et politiques de la langue, un sujet évidemment incontournable chez nous.<br />

Bref : des essais normatifs d’amoureux de la langue, mais aussi des essais<br />

politiques et de combat pour elle.<br />

Le tout est à la fois agréable et instructif et peut se lire en sautant d’un essai<br />

à l’autre, selon l’attrait des titres et l’inspiration du moment. De bien beaux<br />

essais. Et des plaisirs, à en lire, j’en ai beaucoup eus, et je suis persuadé que<br />

vous en aurez aussi.<br />

Le puriste normatif amoureux<br />

La phrase qui précède contient une faute, que la personne qui révise ce texte<br />

n’a pas corrigée afin de vous inviter à la repérer. C’est Cornellier qui utilise cet<br />

exemple dans un de ses textes normatifs.<br />

C’est que, voyez-vous, on n’accorde pas le participe passé lorsque le<br />

complément du verbe est le mot « en » : on considère en effet que ce « en » est<br />

mis pour « de cela ». On écrit donc : Des plaisirs, j’en ai beaucoup eu. Mais ne<br />

vous en faites pas trop si vous ignoriez cette subtile règle. Vous êtes comme<br />

celui qui écrivait : « Mais les fleurs, il n’en avait jamais vues ». Le nom du fautif?<br />

Marcel Proust, rien de moins!<br />

Ces essais du puriste, écrits avec amour, sans snobisme et avec pédagogie,<br />

sont tout sauf rébarbatifs. Ils vous feront, entre nombreuses autres choses,<br />

découvrir les subtilités de l’usage des mots ceci et cela, les règles du recours à<br />

la virgule, ils vous expliqueront les différences entre jadis et naguère et vous<br />

apprendront pourquoi on baye (et non : baille) aux corneilles.<br />

Voici d’ailleurs un autre exemple. Devrions-nous dire que le téléphone<br />

intelligent que nous possédons est un « Aille-Phone » ou plutôt qu’il s’agit d’un<br />

« I Phone »?<br />

On prétend parfois qu’il faut prononcer ces mots étrangers comme ils le<br />

seraient dans leur langue d’origine et donc, en ce cas, dire : « Aille-Phone ».<br />

De même, le nom du président américain George Bush devrait se prononcer :<br />

« Djôrge Bouche ».<br />

Mais voilà : il y a quelque 6 ou 7 000 langues dans le monde, et la règle<br />

alléguée est donc évidemment impossible à respecter dans tous les cas!<br />

En réalité, sur ce point précis, s’il n’y a pas de règle officielle, on préconise<br />

néanmoins de rechercher le plus pertinent des compromis entre « une<br />

francisation intégrale et, parfois, un certain respect des prononciations<br />

exotiques ».<br />

La décision de toujours prononcer les mots selon leur langue originelle<br />

(souvent, c’est de la langue anglaise qu’il s’agit) a bien entendu une portée<br />

sociale et politique. Elle suggère que le français est en quelque sorte « inapte<br />

à prononcer le monde » et qu’il doit donc « laisser place à l’anglais américain ».<br />

On comprend avec cet exemple que toutes ces questions sur la langue ont<br />

aussi, bien souvent, cette dimension sociale et politique que j’évoquais plus<br />

haut, et qui est le deuxième grand thème de ce livre.<br />

Le combattant<br />

Cornellier se fait en ces pages le témoin à la fois d’une certaine décrépitude<br />

et anglicisation du français chez nous, qui lui donne parfois « l’impression<br />

d’assister en direct à une faillite de l’esprit de la langue française », mais aussi<br />

l’observateur nuancé qui nous rappelle que les choses s’améliorent (ou du<br />

moins certaines), de sorte que, par exemple, la proportion de Québécois<br />

qui maîtrisent un français standard est aujourd’hui plus grande qu’il y a une<br />

génération, comme le souligne Marie-Éva de Villers.<br />

En bout de piste, ce bel ouvrage nous rappelle cette importante leçon qu’on<br />

ne devrait pas oublier, à savoir que la langue nous appartient à nous, et que<br />

c’est donc « à nous que revient la mission de faire en sorte qu’avec le temps,<br />

[…] tout ne s’évanouisse pas et qu’on continue d’aimer ».<br />

LE POINT SUR LA LANGUE<br />

CINQUANTE ESSAIS SUR LE<br />

FRANÇAIS EN SITUATION<br />

Louis Cornellier<br />

VLB éditeur<br />

192 p. | 19,95$<br />

LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 • 31

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