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É<br />

Robert Lévesque est journaliste<br />

culturel et essayiste. Ses ouvrages<br />

sont publiés aux éditions Boréal,<br />

Liber et Lux.<br />

LA CHRONIQUE DE ROBERT LÉVESQUE<br />

Il y a des devises plus solennelles, Robespierre fut inspiré quand il écrivit<br />

celle de la Révolution française – Liberté, Égalité, Fraternité –, et des plus<br />

laborieuses quand le vieux Pétain mit la France de 1940 à son pas – Travail,<br />

Famille, Patrie –, mais celle-ci, dont je fais le titre de ma chronique, est<br />

plus explosive, plus scandaleuse (pour les orthodoxes et rabbiniques qui<br />

procréent sans entendre à rire) mais tellement savoureuse quand on sait<br />

qu’elle est celle, non pas revendiquée mais appliquée (avec soin) par ce<br />

grand écrivain qu’est Philip Roth et ses inspirateurs comparses Saul Bellow,<br />

Bernard Malamud, Cynthia Ozick, ainsi que – incluons-le sans hésiter – notre<br />

Mordecai national…<br />

Le cher Roth (l’autre soir, j’entendais à la télé un Français s’appliquant<br />

tellement à prononcer en anglais le th de Roth qu’on entendait Ross, ou<br />

rosse) aura passé sa vie (qui n’est pas terminée, contrairement à son œuvre<br />

si l’on en croit ses déclarations…) à dire qu’il n’était pas un écrivain juif<br />

mais – nuance majeure – un écrivain qui est juif; son aîné et ami admiré<br />

Bellow (qui, lui, a cassé sa plume en 2005, bel et bien mort) était allé plus<br />

loin dans le distinguo en amorçant l’incipit d’un de ses chefs-d’œuvre, Les<br />

aventures d’Augie March, par cette déclaration du narrateur-héros : « Je suis<br />

un Américain, natif de Chicago… » Ce qui n’était pas vrai pour lui, né à<br />

Lachine au Québec, mais ce qui faisait comprendre, en 1953, ce qu’était leur<br />

politique et leur littérature, qu’on résume ainsi : sans renier leur héritage, ces<br />

écrivains ont dépassé leur appartenance.<br />

Plus Yankees que youpins, dirais-je, sans vouloir froisser les oreilles fragiles,<br />

et de cette judéité malaxée plus que malmenée, de cette connaissance<br />

intelligente et amusée (et si drôle) des travers et des revers de leur vieille<br />

lignée d’immigrants venus de Russie, Roth comme Bellow, comme le Russo-<br />

Autrichien Woody Allen au cinéma, en ont fait un matériau de premier choix<br />

de la littérature contemporaine; quant à la sagacité, ou l’ironie, voire la<br />

malignité, elle est fondamentale, on la sent innée chez ceux qui, comme eux,<br />

sont nés sans la kippa ou l’ont arrachée comme les féministes bannissaient<br />

le soutien-gorge de leurs garde-robes. L’humour juif, depuis celui – inquiet –<br />

de Kafka, est un art et il a ses artistes. Roth en est l’un des plus habiles, des<br />

plus férocement justes comme le reconnaissait Bellow, il fut dès le départ de<br />

sa carrière l’un des plus détestés lui qui, dans les années 60 (après Goodbye,<br />

Columbus, recueil de nouvelles où apparaît entre autres caractères celui de<br />

Brenda Patimkin, le stéréotype, qui fera florès, de la jewish princess), devait<br />

se protéger des gnons s’il sortait par les allées de la salle après s’être adressé<br />

à des auditoires dont une bonne part y venait pour s’estomaquer…<br />

La sexualité, elle, est au cœur de l’œuvre de Roth, c’est un cœur qui bat, un<br />

vit qui va, et hélas qui faiblit, qui s’usera, vieillira. Au fur et à mesure des<br />

romans, chez le protagoniste, le narrateur, ou l’alter ego (bibliothécaire, avocat,<br />

écrivain, marionnettiste, professeur), nous assistons à la démangeaison du<br />

zigouigoui (mot masculin d’origine inconnue apparu en 1946 – quand Roth<br />

a 13 ans – et qui mène au féminin zigounette qu’imagina Pierre Desproges<br />

en effectuant l’étirement du mot zizi venu du langage enfantin, dûment<br />

répertorié en 1911; on a une variante arabe, le zobb, d’origine plus ancienne,<br />

remontant en 1894, qui aura perdu un b en passant dans l’argot parisien, le<br />

zob, si fréquent chez Boris Vian, mais tout ça, s’agissant du pénis qui démange<br />

les narrateurs rothiens, ne vaut pas le solide bite, du normand bitter, qui est<br />

EN ÉTAT DE ROMAN<br />

Philip Roth<br />

Judéité, Sexualité, Sagacité<br />

aussi un apéro amer, venu de l’ancien scandinave bita qui voulait dire…<br />

mordre), démangeaison joyeusement et dangereusement littéraire et qui, on<br />

m’excuse, vient de me faire exécuter une digression sur la chose, sans doute<br />

porté par mes réminiscences (mes remembrances?) des premiers émois de<br />

lecture chez Roth lorsque je lus, dès sa traduction en 1970, jeune journaliste<br />

monté gaiement à Montréal, Portnoy et son complexe, son troisième et plus<br />

célèbre roman (pas nécessairement son meilleur), on va dire le plus fameux,<br />

celui où la masturbation fut soudain élevée au rang des beaux-arts…<br />

Je ne sais pas pour les autres, mais moi j’ai gardé l’impression d’avoir lu<br />

Portnoy et son complexe dans les toilettes, les vécés fermés de l’intérieur, tant<br />

les séances masturbatoires d’Alexander Portnoy à 13 ans derrière la porte de<br />

la salle de bain familiale (obsession ancienne qu’il raconte à son psy à l’âge de<br />

33 ans) donnèrent des pages subversives, inoubliables, effrénées, drôles, qui<br />

ne me menèrent cependant pas, comme ce gamin Portnoy (j’avais 26 ans lors<br />

de ma lecture) à utiliser des pommes évidées ou une tranche de foie de veau!<br />

Un livre formidable vient de paraître et qui ravira tous les fans de Philip<br />

Roth. Roth délivré (référence à Zuckerman délivré, le roman de 1981). Il<br />

est écrit par une journaliste du New Yorker, Claudia Roth Pierpont. Roth<br />

Pierpont? Aucun lien de parenté entre eux, nous assure-t-elle, racontant que<br />

lors d’un dîner en ville où ils étaient avec des amis quelqu’un demanda s’il<br />

y avait un lien familial entre elle et lui et que Roth, se tournant vers elle,<br />

demanda : « Aurais-je été marié avec vous? » Mariés, nous n’aurions pas eu ce<br />

livre, étant donné que les hymens de Roth, limités à deux, dont deux de trop,<br />

se terminèrent en de coûteuses et inélégantes catastrophes répercutées dans<br />

la grande presse américaine.<br />

Claudia Roth Pierpont a d’abord été critique de l’œuvre, au roman le roman,<br />

de Tromperie en Patrimoine, d’Everyman en Exit Ghost. Puis, il y a une<br />

dizaine d’années, la journaliste a rencontré l’écrivain. Et il y a eu plus…<br />

car affinités. Ils se sont professionnellement aimés. Un pacte, qui a tenu<br />

plus qu’un mariage, nous donne cet ouvrage essentiel. Ensemble, Roth ne<br />

ménageant pas son temps, ils retraversent vie et œuvre. De l’enfance d’un<br />

garçon de Newark 100% américain, avec deux mamies parlant yiddish et<br />

à peine l’anglais visitées tour à tour tous les dimanches, le relâché sur la<br />

synagogue, le baseball, une belle page de Roth Pierpont sur l’idéalisation<br />

de la virilité, Roth franc là-dessus, un baiser volé avec la veuve de JFK qui<br />

l’a fait monter chez elle : « Il eut l’impression d’embrasser son visage sur une<br />

affiche », assure Claudia Roth Pierpont qui, en bonne rothienne, mate chaque<br />

bouquin avec les yeux vifs d’une descendante de Dorothy Parker.<br />

ROTH DÉLIVRÉ. UN<br />

ÉCRIVAIN ET SON ŒUVRE<br />

Claudia Roth Pierpont<br />

(trad. Juliette Bourdin)<br />

Gallimard<br />

508 p. | 49,95$<br />

l i t t é r a t u r e É T R A N G È R E<br />

LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 • 29

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