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P<br />

LA CHRONIQUE DE NORBERT SPEHNER<br />

Norbert Spehner est chroniqueur de<br />

polars, bibliographe et auteur de plusieurs<br />

ouvrages sur le polar, le fantastique<br />

et la science-fiction.<br />

INDICES<br />

P O L A R<br />

L’émergence du polar<br />

en Afrique du Sud<br />

Comment renouveler un genre aussi codifié que le polar? Au cours des dernières<br />

années, il a littéralement explosé et s’est grandement diversifié, les auteurs entraînant<br />

leurs lecteurs, amateurs d’exotisme, dans les brumes et les climats froids des pays<br />

scandinaves, dans les steppes de Mongolie (en témoigne le succès des polars de<br />

Ian Manook), les terres glacées de la Laponie ou, destination de plus en « tendance »,<br />

le continent africain et notamment l’Afrique du Sud, véritable pépinière d’auteurs<br />

de talent. Dans la période préapartheid, le polar y est un genre peu répandu.<br />

Wessel Ebersohn se distingue particulièrement avec des œuvres très critiques du<br />

régime, ce qui lui vaudra les foudres de la censure, l’interdiction de publication<br />

de ses œuvres et un exil prolongé. C’est à partir des années 2000 que le genre se<br />

développe dans la nouvelle « nation arc-en-ciel » qui, malgré une commission de<br />

réconciliation nationale, reste un pays perturbé par de fortes tensions raciales avec<br />

un taux de criminalité parmi les plus élevés du continent.<br />

Exception faite de Sifiso Mzobe ou d’Angela Makholwa (non traduits en français),<br />

les ténors du genre sont des écrivains blancs comme Deon Meyer, Lauren<br />

Beukes, Margie Orford, Michéle Rowe, Mike Nicol ou Roger Smith qui dissèquent<br />

au scalpel les travers de cette société multiethnique où Blancs, Noirs et Métis<br />

cohabitent encore difficilement. Dans En vrille (Seuil, 2016), à travers une enquête<br />

de meurtre classique, Deon Meyer aborde un sujet peu connu : les vignobles du<br />

Cap et le développement de la production vinicole sur fond de spéculations<br />

immobilières, de corruption et de violence extrême. Du sang sur l’arc-en-ciel<br />

(Seuil, 2015) de Mike Nicol entraîne le lecteur dans les bas-fonds du Cap et sa<br />

criminalité endémique. Si Meyer et Nicol sont malgré tout relativement optimistes<br />

quant à l’avenir de leur pays, il en va autrement de Roger Smith dont les polars<br />

ultra-violents dépeignent une véritable jungle urbaine avec des personnages ne<br />

reculant devant aucune violence. À la porte de son Enfer, (première partie de<br />

La Divine Comédie), Dante Alighieri avait imaginé l’inscription suivante : « Toi qui<br />

entres ici abandonnes toute espérance. » Cet avertissement pourrait être servi au<br />

lecteur qui s’aventure dans Un homme à terre (Calmann-Lévy), sixième roman<br />

de Smith dont l’intrigue se déroule à Tucson en Arizona, et en Afrique du Sud,<br />

lieu d’origine des protagonistes. John Turner et son épouse Tanya ont quitté<br />

Johannesburg pour s’installer aux États-Unis. Homme d’affaires prospère, Turner<br />

a trempé dans les horreurs de l’apartheid. Sous le vernis de la réussite, il cache<br />

de lourds secrets. Il a été complice d’enlèvements et de meurtres. Son épouse<br />

connaît son passé criminel et quand Turner demande le divorce, elle refuse et<br />

menace de le dénoncer aux autorités américaines. C’est alors que Turner décide<br />

d’employer les grands moyens et engage des tueurs pour supprimer Tanya.<br />

Mais les bandits commettent une erreur et les choses dérapent. Choqué, ahuri,<br />

le lecteur bascule dans un univers glauque, d’une noirceur absolue, avec des<br />

scènes de violence répugnantes dont certaines donnent carrément la nausée.<br />

Que l’action se déroule en Afrique ou aux États-Unis, certains épisodes sont<br />

cauchemardesques et sanglants, dignes de figurer dans un film de Tarantino! On<br />

ne sera donc pas surpris d’apprendre que Roger Smith écrit aussi des romans<br />

gore sous le pseudonyme de Max Wilde. Bref, cœurs sensibles s’abstenir!<br />

Nouvelle venue dans le monde du roman policier, Karin Brynard propose,<br />

avec Les milices du Kalahari (Seuil), un polar très noir, ethnique et rural dont<br />

l’action se déroule dans la province du Cap-Nord, à la lisière du grand désert<br />

du Kalahari. L’inspecteur Albertus Beeslaar enquête sur le meurtre sordide de<br />

Freddie, une artiste peintre célèbre, et de la petite fille métisse qu’elle a adoptée.<br />

Le crime a eu lieu dans une ferme isolée. Dans cette région, au cours de l’année,<br />

plus de 2000 fermiers blancs ont été assassinés et des milices armées se sont<br />

constituées pour protéger les survivants contre la violence des Noirs, bien décidés<br />

à récupérer les terres qu’on a promis de leur restituer. Beeslaar, un super-flic<br />

venu de Johannesburg, a été muté dans le veld après une bavure (il a tabassé<br />

un collègue violeur d’enfants). Peu au fait des coutumes locales, il est flanqué de<br />

deux jeunes adjoints pleins de bonne volonté, mais passablement incompétents.<br />

Dans un climat permanent de suspicion, de frayeur et de paranoïa, Beeslaar<br />

et son équipe, aidés par Sara, la sœur de la victime, vont tenter de résoudre<br />

le mystère de ces morts brutales, sur fond d’hystérie collective, de sorcellerie<br />

africaine, de spéculations immobilières douteuses et de corruption généralisée.<br />

Leur principal suspect est le contremaître de la ferme, un Bushman bien éduqué<br />

et cultivé, au comportement pour le moins étrange. Dans ce premier polar, Karin<br />

Brynard démontre une grande maîtrise avec une intrigue solidement construite<br />

dont le fond politico-social est passionnant. Une belle réussite!<br />

Autre nouvelle venue, Michéle Rowe, épouse du Kalahari Surfers, l’un des<br />

premiers musiciens blancs à s’opposer à l’apartheid, nous propose Les enfants du<br />

Cap (Albin Michel), un premier polar couronné par un Debut Dagger Award. Le<br />

récit met en scène Persy Jonas, une jeune inspectrice noire issue des townships,<br />

qui enquête sur le meurtre d’Andrew Sherwood, retrouvé sur une plage, bon<br />

chic bon genre, du Cap. Avec réticence, sur ordre de son supérieur immédiat,<br />

elle accepte de collaborer avec la psychologue blanche Marge Labuschagne, une<br />

quinquagénaire solitaire, issue du chic quartier blanc sécurisé de Noordhoek, qui<br />

a longtemps travaillé comme profileuse de la police. Pour travailler ensemble, les<br />

deux femmes devront combattre leurs préjugés réciproques. Plus elles plongent<br />

dans les remous glauques de cette affaire criminelle étrange, plus des événements<br />

traumatisants de leur passé refont surface, les obligeant à confronter leurs propres<br />

démons. Dans ce thriller, Michéle Rowe dresse un panorama saisissant des<br />

problèmes criants qui ravagent encore le pays : trafics de toutes sortes, inégalités<br />

sociales de plus en plus accentuées, violence endémique, menaces à l’encontre<br />

de l’environnement, criminalité en hausse, etc. À travers des personnages aussi<br />

angoissés que traumatisés, elle perce le vernis officiel de la carte postale afin de<br />

saisir la réalité plus complexe du Cap, cette métropole connue surtout pour ses<br />

attraits touristiques et où la population noire est minoritaire.<br />

Ce que les auteurs de polars sud-africains ont à dire rejoint l’opinion de l’universitaire<br />

Pumla Gobodo-Madikizela, citée dans Paris Match : « Après des années d’apartheid,<br />

notre société souffre d’un syndrome de stress post-traumatique, on aurait tous<br />

besoin d’une bonne thérapie face à cette peur rampante! » D’ici là, les écrivains<br />

locaux ont encore une belle réserve de cauchemars à exploiter.<br />

LES LIBRAIRES • SEPTEMBRE-OCTOBRE 2016 • 65

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