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les cuisines du Crillon à l’arrivée de Constant.<br />
Jean-François Piège (Clover et Clover Grill,<br />
Le Grand Restaurant, deux étoiles),<br />
débarqué lui à 20 ans pour solliciter un poste<br />
dans une brigade dont le <strong>Paris</strong> de la cuisine<br />
s’éprenait, résume parfaitement<br />
le contexte : “Les palaces n’allaient pas très<br />
bien alors, et je crois que cela a uni l’équipe,<br />
on a fait front ensemble.” Sur le front, un<br />
deuxième lieutenant montre l’exemple,<br />
Éric Frechon (Le Bristol, trois étoiles,<br />
Lazare, Brasserie du Drugstore) : “Sur<br />
le plan personnel, il m’a aidé à m’ouvrir, il<br />
m’a transmis un esprit de cuisine. Il en a fait<br />
un restaurant dans un palace, et non pas de<br />
palace. Pour nous, c’était la norme, mais avec<br />
le recul, on s’est rendu compte que ce n’était<br />
pas le cas. Monsieur Constant (oui, trois<br />
décennies plus tard, tous nos interlocuteurs<br />
l’appellent ainsi, et pas autrement, ndlr) était<br />
très fédérateur, il nous laissait nous exprimer.<br />
Il m’a aussi appris à être proche des équipes.”<br />
Dans la coulisse, un autre homme permet,<br />
sans doute, que ces talents s’épanouissent :<br />
Hervé Houdré, le directeur de l’hôtel.<br />
“Il pensait comme nous, souligne<br />
Camdeborde, à faire exploser la restauration<br />
pour faire reconnaître l’hôtel. Il a été très<br />
important pour nous permettre d’aller loin<br />
dans notre démarche.” Aujourd’hui directeur<br />
de l’Intercontinental Barclay à NewYork,<br />
celui-ci se souvient : “Il était essentiel pour<br />
Jean Taittinger que la direction générale<br />
travaille étroitement avec la cuisine. J’étais<br />
passionné par leur métier, mon rôle était<br />
de les soutenir. Le propriétaire a consenti<br />
des investissements considérables quand il<br />
s’est agi de rénover les cuisines. Il faut aussi<br />
évoquer le travail accompli à la brasserie<br />
L’Obélisque. Il y avait une véritable osmose<br />
entre les restaurants et le quartier, ils ont<br />
participé à la modernisation de l’image<br />
de l’hôtel.”<br />
répertoire dépoussiéré, projet collectif<br />
La modernité, dirait-on, c’est aussi l’audace,<br />
et dans les assiettes, eh bien, cela faisait<br />
parfois une bien jolie mise en musique du<br />
répertoire français : “On était assez gonflés,<br />
se marre encore Monsieur Constant.<br />
Dans le décor signé Sonia Rykiel, on sortait<br />
des andouillettes de pied de porc, des huîtres<br />
avec des chipolatas, des têtes de veau sauce<br />
safran…” Ce qui confirme l’importance<br />
de Monsieur Houdré : “Il aimait ce que l’on<br />
faisait, il nous encourageait et nous laissait<br />
carte blanche…”<br />
Cette andouillette, il semble que tous les<br />
acteurs de l’époque s’en souviennent avec<br />
émoi, dont Yves Camdeborde : “Panée<br />
à la truffe, avec la pomme mousseline,<br />
et la pomme gaufrette. On s’y est mis à cinq,<br />
on y est arrivé !” Cette inclination pour<br />
l’élaboration collaborative sera un des<br />
éléments déterminants dans la cohésion<br />
de l’équipe, dont chaque membre est invité à<br />
construire l’identité des plats. “Nous venions<br />
de partout, et la cuisine du Crillon était celle<br />
de la France”, note Camdeborde.<br />
Cette alchimie fragile, née de l’équilibre<br />
d’une brigade en ordre de bataille (“Une<br />
maison très organisée, avec de la proximité<br />
et de la distance”, précise Piège), doit aussi<br />
beaucoup à la vision de son chef. “Il avait<br />
le souci de la diversité et du renouvellement”,<br />
remarque Rouquette qui pointe également<br />
une révolution menée en premier au Crillon :<br />
la prise en considération de la pâtisserie.<br />
À la fin des années 80, l’heure du pâtissier<br />
star n’a pas encore sonné : “C’est lui aussi<br />
qui l’a regardé avec respect pour le laisser<br />
s’exprimer.” L’heureux élu, c’est Christophe<br />
Felder, qui vient accompagné de Gilles<br />
Marchal et de Laurent Jeannin, alors à la tête<br />
de la pâtisserie au Bristol, aux côtés d’Éric<br />
Frechon, et disparu très prématurément en<br />
juillet 2017.<br />
Felder, aujourd’hui patron de plusieurs<br />
affaires en Alsace, n’a pas oublié : “Ce rôle<br />
était un peu compliqué à gérer. Il n’y avait<br />
pas la climatisation, on était un peu à l’écart,<br />
au bout de trois semaines je voulais partir.<br />
Le chef m’a retenu. Petit à petit, j’ai réussi<br />
à imposer mes volontés, par exemple que le<br />
chariot de desserts ne monte plus en salle à<br />
19 h. Il y a eu quelques heurts en brigade,<br />
jusqu’à ce que le chef intervienne pour<br />
préciser ‘Le chef pâtissier, c’est Christophe<br />
Felder et personne d’autre’. Ensuite, on a<br />
eu la paix.” Constant prend l’initiative pour<br />
établir une harmonie sensible entre ses<br />
plats et les desserts. “Il sollicitait notre avis<br />
lorsqu’il lançait un nouvelle recette, mais lui<br />
ne profitait jamais de sa position hiérarchique<br />
pour nous imposer sa vision de la pâtisserie.”<br />
Constant confirme : “Je les ai impliqués<br />
dans notre projet collectif, en les intégrant<br />
pleinement à l’équipe. Des génies, même<br />
s’il fallait un peu les tenir avec une pression<br />
supplémentaire…”<br />
Un leader montre l’exemple – tourner<br />
les artichauts s’il le faut ; premier arrivé,<br />
dernier parti – et la voie, pour préparer<br />
Photos La Cuisine de Christian Constant à l’hôtel de Crillon, Éditions Michel Lafon/Ramsay, <strong>Paris</strong>, 1995.<br />
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