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MATIÈRE GRISE<br />
Ian Rogers en trois actes<br />
GEEK DAD<br />
À 44 ANS, IAN ROGERS RESSEMBLE À UN ADOLESCENT; POURTANT,<br />
SA PREMIÈRE FILLE EST DÉJÀ (SUR)DIPLÔMÉE (MIT, STANFORD).<br />
LE KID DE GOSHEN<br />
N’A PAS ENCORE 18 ANS LORSQUE SUSI, SA PETITE AMIE DE L’ÉPOQUE, MET AU MONDE<br />
LEUR PREMIÈRE FILLE ZOE. LES MAMANS RESPECTIVES DE IAN ET DE SUSI DURENT ACCOMPAGNER LEUR<br />
PROGÉNITURE POUR LES FORMALITÉS LIÉES AU MARIAGE : LES TOURTEREAUX N’AVAIENT QUE 17 ANS.<br />
DEUX BOULOTS<br />
IAN ROGERS EST À PEINE MAJEUR, DÉJA PAPA MAIS IL ASSURE : IL FAIT LA PLONGE DANS UNE CUISINE<br />
D’HÔPITAL ET TRAVAILLE DANS UNE STATION DE RADIO LOCALE DE JAZZ.<br />
parler du “world wide web”. Les décennies<br />
suivantes, il se fit l’oracle auprès d’une<br />
industrie musicale hésitante d’un nouveau<br />
modèle fondé sur le “pay-what-youlike”.<br />
Son bon sens lui dictait de faciliter<br />
l’accès à la musique (“les fans sont prêts à<br />
payer”) tandis que les majors inventaient,<br />
à l’aide de logiciels maléfiques et de lois<br />
mort-nées, des complications sophistiquées<br />
pour freiner la montée du digital et la baisse<br />
des ventes physiques de Compact Disc –<br />
mot désignant un objet dont les plus jeunes<br />
d’entre nous ignorent aujourd’hui jusqu’à<br />
l’existence. A-t-il eu tort ou raison ?<br />
On ne peut nier que l’industrie du disque<br />
ait souffert de cette transition, mais<br />
Ian Rogers en est persuadé, le digital, loin de<br />
tuer la musique, sera à terme créateur<br />
de valeurs. “Lorsque j’étais PDG de Topspin<br />
(une entreprise qui aide les artistes à interagir<br />
directement avec leurs auditeurs), les Pixies,<br />
par exemple, ont utilisé le logiciel de la société<br />
pour collecter les adresses e-mail des fans,<br />
les identifier par code postal et organiser<br />
une tournée entière en jouant dans les villes<br />
souvent négligées par les promoteurs. C’était<br />
une innovation gigantesque pour les artistes”,<br />
raconte Ian Rogers.<br />
LE COUP D’ÉCLAT 24 SEVRES.COM<br />
Un esprit positif, une vaste expérience, une<br />
solide aptitude à gérer les contradictions<br />
et à appréhender les frictions générées par<br />
les révolutions : on comprend les raisons<br />
qui ont successivement poussé Yahoo, puis<br />
Beats Music (fondé par Dr. Dre), puis<br />
Apple et désormais LVMH à faire main<br />
basse sur ce talent. Ian Rogers est, depuis<br />
octobre 2015, chief digital officier<br />
du puissant<br />
groupe de luxe français. Bernard Arnault,<br />
conseillé par son fils Alexandre, a opéré<br />
lui-même ce recrutement. Assurément<br />
une recrue de choix, capable de gérer<br />
efficacement le désordre inhérent à la<br />
créativité, “à utiliser son cerveau gauche<br />
et son cerveau droit”. En tout, 70 marques<br />
autonomes à l’identité forte, six univers<br />
– de la mode à la maroquinerie en passant<br />
par les parfums, la joaillerie, la distribution<br />
sélective, les vins et les spiritueux. La tâche<br />
de Ian Rogers, qui consiste à accompagner<br />
la mutation digitale de ces maisons<br />
vénérables aux traditions immémoriales,<br />
paraît titanesque, avec tout ce que cela<br />
comporte de résistances et d’obstacles<br />
imprévus. Le transfuge d’Apple aborde<br />
néanmoins cette mission avec l’optimisme<br />
qui le caractérise. L’un des premiers résultats<br />
visibles fut la mise en ligne en juin dernier<br />
de la plate-forme 24sevres.com qui réunit<br />
la plupart des marques stars du groupe<br />
LVMH mais aussi l’ensemble des griffes déjà<br />
présentes au Bon Marché. La plate-forme –<br />
dirigée par Éric Goguey – se distingue par<br />
sa qualité éditoriale, la mise en scène du<br />
merchandising, ses collaborations exclusives,<br />
ses services où s’entremêlent video chat<br />
et<br />
personal shopper. Un coup d’éclat qui n’est<br />
cependant que la partie émergée de l’iceberg.<br />
Ian Rogers voit plus loin. Il faut dire qu’il<br />
est aux premières loges des transformations<br />
qui attendent la profession. Lors de la<br />
deuxième édition du salon Viva Technology<br />
qui s’est tenu en juin dernier au parc des<br />
Expositions de <strong>Paris</strong>-Nord Villepinte,<br />
Emmanuel Macron écoutait avec un plaisir<br />
visible les explications du chief digital officer<br />
concernant les différentes start-up qui<br />
participaient au LVMH Innovation Award.<br />
Le lauréat était une entreprise de deep<br />
learning<br />
capable de produire un logiciel<br />
faisant le lien entre les réseaux sociaux<br />
et les e-commerçants.<br />
Ce contact privilégié avec la nouvelle garde<br />
ne semble pas étourdir outre mesure Ian<br />
Rogers. Pour définir sa vision du futur, il<br />
recourt bien volontiers à l’Histoire et aux<br />
bouleversements qui ont marqué la grande<br />
saga de l’humanité. “Le progrès a toujours<br />
deux faces. Lorsque l’on vous donne une<br />
brique, vous pouvez casser des fenêtres ou<br />
construire des maisons. Internet a provoqué<br />
un changement fondamental dans la manière<br />
de communiquer, de s’informer, de se divertir,<br />
de consommer. C’est une véritable révolution<br />
culturelle. Cela provoque inévitablement<br />
des tensions.” Du désordre naît le<br />
progrès ? “Aujourd’hui, nous avons<br />
un accès illimité à la connaissance. Cela<br />
change notre rapport au monde, mais cela<br />
pose aussi des défis à nos systèmes politiques.<br />
Le Brexit ou l’élection de Donald Trump,<br />
par exemple, sont sans doute aussi corrélés à<br />
l’internet. Mais d’un autre côté, nous avons<br />
un océan de possibilités inédites et stimulantes<br />
qui s’ouvre à nous, comme la réalité<br />
augmentée par exemple. Nous n’en sommes<br />
qu’au tout début.”<br />
LE LUXE EN LIGNE RESTE À INVENTER<br />
Pourquoi le Net a-t-il mis tant de temps<br />
à séduire les maisons historiques ?<br />
“Il y a eu l’éclatement de la bulle internet<br />
à la fin des années 90, mais ce n’est pas parce<br />
que la promesse de l’internet était fausse.<br />
Il manquait deux briques essentielles pour<br />
que l’innovation rencontre son audience :<br />
le smartphone et les réseaux mobiles haut<br />
débit. Si on pouvait faire une comparaison,<br />
je dirais que nous vivons une situation de<br />
transition, équivalente à celle qu’affrontèrent<br />
les frères Lumière : on savait à leur époque<br />
enregistrer une suite d’images sur des bandes<br />
de nitrate de cellulose, mais on ne savait pas<br />
les projeter sur grand écran. Aujourd’hui,<br />
nous avons le commerce en ligne, mais<br />
le commerce de luxe en ligne n’existe pas<br />
encore, il reste à inventer.” Quitte à mettre<br />
à bas le marketing du temps jadis ? “Nous<br />
sommes passés d’un monde où certains<br />
tenaient les postes d’aiguillage à un monde<br />
beaucoup plus ouvert. Je trouve cela très<br />
positif car à l’heure du choix infini, c’est<br />
la qualité des produits qui fait désormais toute<br />
la différence.” Clair et Net.<br />
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