Mon confinement avec Michel Houellebecq
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<strong>Mon</strong> <strong>confinement</strong> <strong>avec</strong> <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong><br />
Les neuf premières heures n’apportant rien à l’intrigue à cause de l’inévitable geste<br />
ordinaire de mademoiselle Océane, il n’est peut-être pas opportun de s’attarder davantage<br />
sur un épisode aussi peu passionnant. D’autant plus que, même ici, le temps ne passe pas<br />
moins vite qu’ailleurs. Mais pour les déplaisants que ça intéresse et qui pourraient me<br />
reprocher (à juste titre, j’en conviens) d’avoir manqué de précision dans les faits, je voudrais<br />
ajouter à l’attention de ces personnes pointilleuses que de 21 heures à 6 heures le<br />
lendemain, la dose de tranquillisants que fit avaler la jeune infirmière licenciée en<br />
psychologie au malheureux <strong>Houellebecq</strong> fit son effet. Et si l’on excepte une molle mais non<br />
moins gracile érection nocturne, il n’y eut rien d’autre à signaler dans la chambre 23 de la<br />
Madonuccia, établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, situé à plus<br />
de 800 mètres d’altitude au lieu-dit Tattone. Ainsi, sans qu’aucune conséquence ne soit<br />
imputée au pénis insomniaque du fringant résident, le récit débuta vraiment au moment où<br />
il ouvrit les yeux, gêné par un rayon de soleil un peu trop matinal.<br />
Le personnel, s’il n’avait jamais eu à supporter l’excentricité d’un homme aussi<br />
célèbre que l’écrivain, savait parfaitement gérer la tyrannie de tous ces vieillards ; les<br />
femmes n’étaient pas en reste. Aussi, ne s’émeut-il guère de voir que les bizarreries de<br />
<strong>Houellebecq</strong> n’étaient pas plus inquiétantes que la savoureuse cruauté des autres résidents.<br />
Dans ce genre d’endroit, les rituels font oublier les habitudes et la routine se transforme en<br />
une redoutable criminelle qui élimine la dernière trace de vie restée cachée dans un recoin<br />
encore protégé de la mémoire. Lorsque son éditeur lui expédia, à la demande de l’intéressé,<br />
les deux portraits tirés d’une série exécutée par le photographe Paul Wilfred au cours d’une<br />
interview accordée à un journal britannique, il n’y prêta aucune attention. <strong>Houellebecq</strong> se<br />
leva, encore nauséeux par les restes médicamenteux d’un sommeil trop lourd, s’assit sur la<br />
lunette de toilette, pissa, fuma et scruta intensément cette photo de lui scotchée sur la<br />
porte. Et pour ne pas avoir à croiser son propre regard dans le pâle reflet du miroir fixé dans<br />
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le réduit qui servait de salle de bains, il l’avait recouvert <strong>avec</strong> le deuxième portrait. La photo,<br />
épurée de toute dimension artistique, montrait <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong> la cigarette à la main, en<br />
train de soutenir le regard de celui qui l’observait. Fumer tranquillement là-dedans était<br />
passible de graves sanctions mais pour ne pas se faire réprimander par l’administration, il<br />
mit hors d’état de marche le détecteur de fumée. Ce fut la seule dégradation de matériel<br />
dont il se rendit coupable et en dehors de cette légère entorse au règlement, il respectait les<br />
directives imposées pour le bien de tous, (à l’exception toutefois d’une bouteille de whisky<br />
qu’il faisait rentrer clandestinement pour ses besoins personnels). Depuis la petite fête<br />
d’anniversaire organisée en son honneur par les employés de la Madonuccia en février<br />
dernier, l’ambiance s’était quelque peu ternie. Les visites, bien que déjà peu nombreuses,<br />
commencèrent à s’espacer. Je buvais une tasse de café dans la salle de restauration située<br />
au rez-de-chaussée. Si chacun se levait à son rythme, le petit déjeuner était servi à sept<br />
heures trente tapante et il fallait être là ; certains le prenaient dans leur chambre, les tout<br />
fragiles, ceux qui ne pouvaient plus compter sur leur corps depuis longtemps, ceux dévorés<br />
par une haine si forte pour leurs semblables. L’ordre d’occurrence du petit déjeuner et de la<br />
toilette n’avait été tranché qu’après de vives protestations de la déléguée syndicale qui avait<br />
demandé à ce que tous les soins de santé fussent exécutés avant le repas. La prise de<br />
médicaments, le contrôle de la tension, les injections, les changements de perfusion,<br />
constituaient le premier supplice de la journée pour beaucoup de résidents. Mademoiselle<br />
Marinca refusa catégoriquement à un <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong> suppliant l’aide à la toilette<br />
corporelle (et de surcroît celle des parties intimes) et à l’habillage. Il s’en indigna mais,<br />
magnanime, la chose ne dura pas. Il recula sa chaise et s’installa en face de moi. Pour les<br />
fâcheux que ça intéresse et qui se plaindraient de mes lacunes quant à une description plus<br />
en détails des traits anatomiques de <strong>Houellebecq</strong> (là encore, j’en conviens), j’estime que ce<br />
ne serait faire injure à personne que de suggérer aux voyeurs de taper sur internet le nom<br />
de l’écrivain et de faire défiler sur l’écran, les centaines de photos affichées. Que dire de<br />
plus après cet étalage indécent qui montre la dégringolade, la déchéance physique, la<br />
décrépitude charnelle… la vieillesse. Il fourra une tartine de pain trop cuit dans sa bouche et<br />
s’aperçut aussitôt de sa négligence :<br />
- Merd’ !<br />
- Qu’est-ce qu’il y a ?<br />
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- Euh… oublié mon dentier dans ma f’ambre…<br />
Les vieux autour de moi paraissaient soudain s’agiter. La confirmation d’un<br />
durcissement du <strong>confinement</strong> bouleversa les résidents et l’annonce que fit mademoiselle<br />
Léane de sa voix mécanique à propos d’une déclaration à midi du directeur de<br />
l’établissement, effraya les plus irréductibles d’entre nous. Maurice, qui logeait dans la<br />
chambre 48 et Clément, dans la chambre 47 (coïncidence fortuite sans aucun rapport <strong>avec</strong> la<br />
suite des évènements) furent chargés de lire aux autres les nouvelles dans les journaux.<br />
Leurs yeux servaient encore à quelque chose et pour ceux qui perdaient progressivement la<br />
vue, les informations qu’ils lisaient sur la situation dans les maisons de retraite alimentaient<br />
les discussions ; nos compagnons, nos congénères, nos frères, mouraient dans l’indifférence<br />
générale. On parlait désormais de garder la chambre. Il arrive, dans ce genre d’endroit, et<br />
c’est bien plus fréquent qu’on pourrait le croire, que pour accélérer son rythme cardiaque<br />
trop régulier, tromper la solitude, se sentir encore un peu vivant, des corps de vieux et des<br />
corps de vieilles bravent les derniers tabous de leur vie. Discrète mais au courant de tout ce<br />
qui se passait entre les résidents des deux sexes, la clairvoyante mademoiselle Edwige<br />
veillait à ce que la petite réserve soit fournie en permanence. Dans la pièce située en face de<br />
la chapelle où les croyants restaient connectés à Dieu, le stock de préservatifs masculins et<br />
féminins restait à disposition de chacun et chacune. De même qu’une boite de citrate de<br />
sildénafil, médoc de la classe des inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5, indiqué dans<br />
les troubles de l’hypertension artérielle pulmonaire et développé par une firme<br />
pharmaceutique implantée aux quatre coins du monde. Indiqué dans les troubles de<br />
l’hypertension artérielle pulmonaire, soit, mais indiqué incontestablement pour les troubles<br />
sévères et persistants de l’érection et donc, disais-je, distribué en complément <strong>avec</strong> les<br />
préservatifs. Et si je fais partie du lot, <strong>Houellebecq</strong> malgré ce que j’ai pu insinuer sur son<br />
organe insomniaque, n’a pas besoin de pills pour faire fonctionner la machine.<br />
- Ton café est froid maintenant.<br />
Il ne me répondit pas. Il m’expliqua que la vieille qui n’avait pas voulu coucher <strong>avec</strong><br />
lui hier soir, venait de lui exposer à l’instant les raisons de son refus.<br />
- Elle a peur d’être contaminée, je suppose.<br />
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- Oui, euh… c’est en effet ce qu’elle a dit. Elle a peur d’attraper le sida !<br />
Il termina de manger sa tartine de pain trop cuit et but son café, tiède, pas très noir,<br />
<strong>avec</strong> un arrière-goût de terre humide ou d’huile de friture. Si les premiers rayons qui<br />
entraient par effraction pendant qu’il dormait encore à travers les vitres de sa fenêtre<br />
n’étaient pas les bienvenus, la vaste forêt de résineux et de hêtres servait d’entremetteuse<br />
pour une réconciliation <strong>avec</strong> le soleil d’avril, déjà haut dans le ciel. Alors que le personnel<br />
soignant s’affairait à la toilette et à l’habillage des personnes dépendantes, les autres<br />
résidents avaient pour leur part quartier libre avant de commencer les activités d’animation<br />
du matin. <strong>Houellebecq</strong> fumait, la capuche en fourrure de son anorak vert lui donnant un air<br />
d’inuit perdu sur le sommet du <strong>Mon</strong>te d’Oru.<br />
- C’est quoi cette déclaration à midi, d’après toi ? j’ai demandé.<br />
- Certainement la fin de la promenade.<br />
- Visites suspendues, interdiction de sortie, ça devient pire que dans une prison. T’es<br />
là pour quoi toi, au fait ?<br />
- Tu parles comme un taulard…euh, me fit remarquer <strong>Houellebecq</strong>.<br />
- C’est vrai, quoi, comment est-ce qu’une vedette comme toi se retrouve dans cet<br />
asile ?<br />
Leva les yeux au ciel, comme pour prier ou pour respirer des rémanences d’effluves<br />
qui lui caressaient les narines. L’air frais réveillait presque tous ses sens. Il s’exprimait<br />
invariablement <strong>avec</strong> le même timbre de voix, traînant, parfois agaçant quand on aurait voulu<br />
que la conversation s’emballât un peu sur quelque sujet d’importance ; parlait de ce ton<br />
ennuyeux et saccadé pour évoquer aussi bien les beaux seins de mademoiselle Faustine, les<br />
poils au menton de la craintive résidente de la chambre 6 qui ne voulait pas mourir à son âge<br />
d’une maladie sexuellement transmissible, refilée par un dandy décadent comme<br />
<strong>Houellebecq</strong> (même si elle lui trouvait un charme énigmatique et infailliblement tropical,<br />
sans qu’on puisse réellement comprendre à quoi elle faisait allusion), les menaces d’un<br />
effondrement de la civilisation par la faute irrécusable d’une chauve-souris jalouse du<br />
pauvre orphelin de Gotham City et d’un adorable pangolin, l’incompétence chronique d’un<br />
gouvernement français qui était à deux doigts d’instaurer la loi martiale et le couvre-feu à la<br />
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population privée de son droit à la consommation frénétique, la réapparition des antiques<br />
fléaux bibliques et ses ricochets sur le Dow Jones (qui a cédé au 31 mars, pour les experts en<br />
économie que ça intéresse, 1.84 % pour clôturer à 21.917,16 points).<br />
- Il me semble que…euh le véritable asile, commença-t-il de cette insupportable voix<br />
lymphatique, ce ne sont pas les murs qui nous entourent. L’asile, euh… c’est la grande vérité<br />
des hommes cachée à l’abri des regards, à des millions d’aliénés qui se baladent librement<br />
dans les rues, chaque jour. Et puis d’ailleurs, …euh… c’est si grave de s’éloigner un peu des<br />
foules ?<br />
Des appels lointains vinrent interrompre la pensée de l’écrivain :<br />
- <strong>Mon</strong>sieur <strong>Houellebecq</strong>… monsieur Rossini ? Où êtes-vous ?<br />
C’était mademoiselle Marguerite complètement perdue, qui nous cherchait. Fallait<br />
qu’on rejoigne les autres pour les activités du matin. À la Madonuccia, le déroulé<br />
protocolaire des journées-types devait se faire sans accrocs, pour éviter toute forme de<br />
nouveauté néfaste pour le confort moral des résidents, de remue-ménage, voire de révolte.<br />
Et une émeute – en ces temps troublés, de cataclysme planétaire, apocalyptiques, selon la<br />
formule du petit prêtre qui venait officier dans la chapelle de la Madonuccia –, n’était<br />
qu’une sorte d’enfantillage qu’on ne pouvait raisonnablement pas tolérer.<br />
- Viens par ici ! fit <strong>Houellebecq</strong> en se dérobant à la vue de mademoiselle Marguerite<br />
sous la branche tombante d’un citronnier prête à craquer qui nous servait de cachette.<br />
- N’empêche, j’ai dit, c’est pas à l’intérieur de cette institution que je me sens<br />
vraiment le plus libre. J’ai l’impression de vivre dans une prison, mais c’est pire dans un sens.<br />
- Euh… c’est-à-dire ?<br />
- Humm, on va être à la bourre… Je pensais juste à ça : même si tu as assassiné<br />
quelqu’un, il y a une chance pour que tu ressortes un jour de prison. Quand tu es comme<br />
moi, condamné à l’enfermement parce que tes enfants veulent plus s’occuper du vieux<br />
débris, c’est les pieds devant que tu remettras le nez dehors. Tu te rends compte<br />
<strong>Houellebecq</strong>, je vais crever à la Madonuccia ? Tu imagines ça ? C’est drôle, non ?<br />
<strong>Houellebecq</strong> sortit son paquet de cigarette de la poche de son anorak.<br />
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- Oui, oui ! fit-il à l’infirmière qui venait de nous apercevoir à travers les grappes de<br />
citrons pendantes.<br />
Et de fait, nous nous fîmes hargneusement pourrir par mademoiselle Elisabeth pour<br />
manquement délibéré au règlement. Les résidents des chambres 47 et 48, chargés de la<br />
lecture des journaux, n’apprécièrent pas du tout, non seulement l’attitude audacieuse de<br />
<strong>Houellebecq</strong> (accusé par quelques-uns d’être, de par son charisme, une sorte de leader et de<br />
compromettre l’intégrité morale de ses compagnons ; soupçonné par une grande majorité<br />
d’appartenir à un ancien réseau de la notoire French Connection et d’écouler d’ahurissantes<br />
quantités de chloroquine – ce qui est foncièrement insensé ; suspecté, par une dizaine de<br />
vieilles femmes scélérates, de vouloir se glisser dans les vestiaires au moment où<br />
mademoiselle Anne-Sophie prenait langoureusement sa douche – ce qui n’est sans doute<br />
pas entièrement exagéré) et lui jetèrent à la figure les grands quotidiens qui évoquaient<br />
l’écrivain dans leurs colonnes. Mais surtout, ils ne pardonneraient pas à ce monsieur-là, le<br />
fait de leur avoir honteusement dissimulé la vérité à tous. La revue de presse venait<br />
brutalement de se terminer. Un journal de droite titrait que <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong> était mort,<br />
probablement emporté par la pandémie qui décimait la planète. Un journal de gauche titrait<br />
que <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong> était mort, vraisemblablement emporté par le virus qui décimait la<br />
planète. La nuance se devait d’être soulignée. Il fallut à l’écrivain beaucoup de justifications<br />
embrouillées, de démonstrations laborieuses, d’argumentations entortillées, pour tenter de<br />
se disculper auprès de ses colocataires furieux, de leur assurer qu’il y avait maldonne, qu’il<br />
était aussi vivant qu’eux tous réunis ici, qu’il ne pouvait que démentir la nouvelle de sa<br />
propre mort lue dans la presse. Rien n’y fit ! Nombre des résidents ne furent qu’à moitié<br />
convaincus par les explications fumeuses de <strong>Houellebecq</strong> et n’y virent qu’une tentative<br />
désespérée de fuir ses responsabilités en s’en prenant à des journalistes d’investigation qui,<br />
au terme d’une véritable enquête de fond, relataient seulement la vérité à leurs lecteurs.<br />
Pour les médisants que ça intéresse, et qui me houspilleraient (comment leur en vouloir ?)<br />
pour mon manque de discernement dans la cohérence de ce récit, je me dois de signaler<br />
expressément que <strong>Houellebecq</strong> ferait savoir par droit de réponse et dans les délais les plus<br />
brefs, qu’il est bel et bien vivant, et ce, malgré les dires d’une certaine presse à sensation,<br />
friande de tapage et de scandales en tout genre. Comme il fallait s’y attendre, <strong>Houellebecq</strong><br />
fut convoqué toutes affaires cessantes dans le bureau du directeur. Un homme d’une<br />
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quarantaine d’années, trop ambitieux mais insuffisamment perverti, au regard fuyant et qui<br />
n’admettait pas la moindre divergence d’opinion, lui rappela sèchement qu’il était<br />
responsable d’un établissement de plus de soixante usagers et qui vivaient dans une<br />
angoisse extrême depuis que la vague de contamination frappait l’Europe. Le côté<br />
moralisateur exaspéra quelque peu <strong>Houellebecq</strong> qui décida d’ignorer la provocation :<br />
- Vous avez signé à votre arrivée la charte des droits et des libertés des personnes<br />
accueillies. Contrevenir à ces règles entraîne des mesures disciplinaires. Par conséquent, je<br />
vous invite à participer à des travaux d’intérêt général et vous saurais gré de diriger dans les<br />
jours qui viennent, un atelier d’écriture pour tous nos résidents. Qu’en dites-vous ? La<br />
thérapie par l’écriture…<br />
Il y avait de très fortes chances pour que cet homme ne fût qu’un imbécile. Mais<br />
néanmoins, <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong> s’abstint de toute remarque extravagante. L’allocution que<br />
fit le directeur à midi était bien plus digne de ses fonctions de médecin coordonnateur :<br />
- Nous sommes en guerre ! clama-t-il d’un ton solennel. Le Plan Bleu vient d’être<br />
activé dans notre établissement afin de permettre la mise en œuvre rapide et cohérente de<br />
moyens indispensables et faire face efficacement à la gestion d’un évènement exceptionnel<br />
quelle que soit sa nature. Par exceptionnel, vous aurez compris que je parle de la terrible<br />
épidémie qui touche notre pays. La stricte application des mesures barrières et des mesures<br />
d’hygiène est bien sûr maintenue et les visites des familles ne sont plus autorisées jusqu’à<br />
nouvel ordre. Je demande la limitation des déplacements au sein de l’établissement. En<br />
outre, nous avons décidé l’interdiction des activités collectives et des repas collectifs<br />
jusqu’au maintien des résidents dans leurs chambres en fonction de l’analyse de la situation.<br />
Nous restons aussi attentifs au stock d’équipements notamment, les masques chirurgicaux,<br />
les gants et les lunettes transparentes. Ces mesures entrent en vigueur <strong>avec</strong> effet immédiat.<br />
Vous pouvez compter sur notre soutien, nous ne vous abandonnerons pas.<br />
Et c’est ainsi que les chambres individuelles furent réquisitionnées et attribuées en<br />
priorité aux résidents les plus faibles (les plus riches et évidemment épargnés de toute<br />
atteinte vitale, s’en offusquèrent… en vain). La chambre 23 fut vidée de son illustre écrivain<br />
sans la moindre objection de sa part et la mienne revint à un ancien muletier centenaire<br />
dans une semaine, doyen de l’hospice. C’est dans cette chambre double, au détecteur de<br />
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fumée soudain récalcitrant, que débuta mon <strong>confinement</strong> en compagnie du grand<br />
romancier, taulier des lettres françaises, clochard céleste et millionnaire du restaurant<br />
Drouant.<br />
- Ces haricots sont pas mauvais, j’ai dit. Tu devrais manger. Et cesse de penser aux<br />
infirmières, elles sont toutes hors de portée. Même la plus moche est inaccessible pour<br />
nous.<br />
- C’est assez troublant… euh… de penser qu’au moment où le chef de l’Etat annonce<br />
que la guerre est déclarée, le pays devient le troisième plus gros marchand d’armement au<br />
monde. Euh… non ? Y’a pénurie de tout dans les hôpitaux mais en tout cas, euh… les avions<br />
de chasse, les frégates et les missiles donneront du travail à des milliers de chirurgiens qui<br />
opéreront sous les bombes, touchés par des éclats d’obus, déchiquetés par des tirs de<br />
drones. Ça doit ressembler à quelque chose comme ça, euh… la guerre. Enfin…euh… moi, je<br />
vois ça comme ça.<br />
Le cynisme de <strong>Houellebecq</strong> faisait grincer les dents de ses détracteurs. Il était penché<br />
à la fenêtre et semblait contempler la montagne, recouverte d’une neige récente. L’hiver<br />
n’était pas arrivé cette année et les résidents profitèrent longuement des journées<br />
clémentes pour s’adonner à la randonnée au milieu de la forêt de pins larici. On avait même<br />
été jusqu’à la Cascade des Anglais <strong>avec</strong> <strong>Houellebecq</strong>. On frappa à la porte. Derrière son<br />
masque de protection, les yeux joyeux du jeune Antoine-Pascal balayèrent rapidement la<br />
pièce. Il habitait le village de Tavera, un peu plus bas dans la vallée de la Gravona ;<br />
surdiplômé en sciences de l’éducation, il venait d’être embauché comme agent de service.<br />
Sa bonne humeur n’était pas aussi rayonnante que d’habitude. Il déposa les plateaux repas<br />
sur le chariot et s’apprêta à refermer la porte derrière lui quand il nous informa qu’un<br />
résident venait de disparaître. <strong>Houellebecq</strong> s’allongea sur le lit médicalisé, en attendant le<br />
retour à la normale et de pouvoir retrouver son mobilier personnel dont jouissait<br />
maintenant quelqu’un d’autre, et se laissa absorber par le gazouillement des oiseaux ;<br />
lorsque ces chants printaniers n’étaient pas recouverts par le bruit d’un hélicoptère qui<br />
tournoyait au-dessus de l’établissement.<br />
- Encore un qui supporte déjà plus d’être enfermé dans sa chambre, j’ai dit. Au fait,<br />
j’ai terminé Sérotonine.<br />
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- Ah oui ? Et alors ? a répondu <strong>Houellebecq</strong>, qui simulait lamentablement<br />
l’indifférence et choisit illico de s’engoncer dans son rôle éculé du vieux con désabusé.<br />
- J’ai plus rien à lire, j’ai dit de la manière la plus honnête qui soit.<br />
Apparemment, il était pas trop vexé.<br />
- Dans le carton près de la porte, il doit y avoir un livre de poche, L’Aveuglement.<br />
Alors comme ça, euh… tu as fini de lire Sérotonine…<br />
Apparemment, donc… <strong>Houellebecq</strong>, faisant semblant de se laisser aller à quelque<br />
douce rêverie érotique, mettait un peu d’ordre dans ses pensées et réfléchissait à deux<br />
choses. La première se résumait trivialement à cette question : est-ce qu’il avait, oui ou non,<br />
assez de whisky pour finir la semaine ? La deuxième paraissait moins prosaïque. Ces derniers<br />
jours, une effroyable lame de fond frappait, parallèlement à la pandémie, les habitants de<br />
l’île. La propagation d’une crise d’hystérie collective incontrôlable (c’est bien le propre de<br />
l’hystérie), faisait bien plus de ravages chez les insulaires que le virus venu de Chine.<br />
D’autant plus qu’une rhétorique démoniaque était pieusement entretenue par des religieux<br />
qui s’érigeaient en prédicateurs furieux exploitant la terreur de ces gens qui priaient<br />
publiquement sur leur balcon et chantaient agenouillés les sept couplets du Diu vi salvi<br />
Regina. Si le chef des armées utilisa à des fins stratégiques le terme de guerre, le petit prêtre<br />
de la chapelle de la Madonuccia et les propagandistes chrétiens n’y allèrent pas de main<br />
morte en invoquant la foudre divine : punition, prophétie, dernier avertissement avant le<br />
châtiment suprême… La statue du Christ Noir de Calvi, qui endigua (de source canonique<br />
largement recoupée par d’autres témoignages irréfutables) la grande peste de l’an de grâce<br />
1347, était exhibée aux fidèles comme ultime rempart contre la pandémie.<br />
- Comment garder la tête froide en voyant tout ce barnum ? murmura <strong>Houellebecq</strong>.<br />
- De quoi ça parle ce bouquin ? j’ai fait en renonçant définitivement à toute forme de<br />
pénitence ou de rédemption.<br />
- Euh…c’est un livre vraiment intéressant, je trouve. C’est l’histoire d’un homme…<br />
euh… qui devient aveugle. Une épidémie de cécité… qui conduit l’humanité à sa perte. Pas<br />
un mauvais livre du tout… euh… euh… Il y a la femme du médecin qui ne perd pas la vue,<br />
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elle. C’est la seule…euh… et c’est la seule qui voit de ses yeux horrifiés la sauvagerie, euh… la<br />
barbarie, des humains. Nous sommes des monstres civilisés, je crois.<br />
- Je sais pas si j’ai vraiment envie de lire ce genre d’histoire, j’ai dit.<br />
- Les survivants… euh… retrouvent finalement la vue, comme s’ils se réveillaient d’un<br />
long cauchemar et euh… constatent… euh… l’ampleur des dégâts, la ruine qui les entoure.<br />
- Putain ! Mais tu viens de me raconter la fin, là !<br />
- Tu as dit que tu ne voulais pas le lire ! Faudrait savoir…<br />
Les activités de l’après-midi venaient, comme annoncé, d’être supprimées. Ainsi,<br />
nous furent épargnés ces moments de partage et de convivialité <strong>avec</strong> les autres, qui ne sont<br />
à vrai dire pour moi, que d’odieuses corvées imposées de manière autoritaire et brutale par<br />
notre directeur qui nous « conviait aimablement » aux ateliers de cuisine, de musique, de<br />
peinture (la mise en place de l’atelier d’écriture de <strong>Houellebecq</strong> étant reportée à une date<br />
ultérieure, ne sera communiquée à tous les résidents qu’en temps voulu), à l’infernale<br />
chorale, à la séance de gymnastique douce dont l’unique avantage est d’apprécier les tenues<br />
de fitness ultra moulantes de mademoiselle Katia, aux conférences assommantes sur les<br />
huiles essentielles où sur la résilience, à la pratique du jardinage… Bref, à quelque chose<br />
malheur est bon, a dit un résident flegmatique. Garder la chambre ça a de bons côtés<br />
finalement et pour un écrivain comme <strong>Houellebecq</strong>, le <strong>confinement</strong>, eh bien, ça connaît. Pas<br />
la peine de s’affoler pour si peu. De plus, il se produit toujours un évènement qui vient briser<br />
la monotonie et atténuer le sentiment de déprime. Alors que mademoiselle Claire fit son<br />
entrée dans la chambre pour nous apporter notre goûter, Antoine-Pascal, qui en pinçait<br />
secrètement pour elle et qui profitait du <strong>confinement</strong> pour l’accompagner pendant sa<br />
tournée de distribution d’une boisson chaude et d’un gâteau sec dans l’espoir de la charmer,<br />
nous apprit qu’on venait de retrouver le résident qui avait échappé en fin de matinée à la<br />
surveillance de mademoiselle Emmanuelle.<br />
- Il est mort ? questionna <strong>Houellebecq</strong>.<br />
Bien souvent, ce genre de fait-divers avait une fin tragique ; parfois on assistait à un<br />
dénouement heureux. Aujourd’hui, l’histoire se terminait bien pour le vieillard fugitif. Atteint<br />
de la maladie d’Alzheimer, il fut ramené indemne à la Madonuccia. Mais comme il n’avait<br />
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pas sur lui, dûment signée, son attestation de déplacement dérogatoire en vigueur, l’officier<br />
de gendarmerie le verbalisa sans le moindre état d’âme pour non-respect de <strong>confinement</strong>.<br />
Circonstance aggravante, le fugitif étant fiché comme multirécidiviste, le montant de la<br />
contravention fut majoré. La famille refusa de payer pour l’irresponsabilité totale d’un vieux<br />
monsieur malade… qui ne se soumet pas aux mesures restrictives imposées par le<br />
gouvernement. Ce qui était purement inadmissible !<br />
- Cette crise risque de nous apprendre beaucoup de choses surprenantes sur nousmêmes,<br />
dit <strong>Houellebecq</strong> qui se découvrit une nouvelle occupation grotesque.<br />
- Dis, pour un écrivain, je trouve que tu n’écris pas beaucoup.<br />
Il méprisa ma remarque, rapprocha une chaise de la fenêtre puis s’y installa afin<br />
d’observer comment le monde supportait le <strong>confinement</strong>. On vivait partout comme dans un<br />
immense zoo, en cage, derrière les verrous, épiés par des yeux invisibles et guettant tous les<br />
faits et gestes des autres séquestrés, prêtant l’oreille au moindre bruit de nos voisins. On<br />
vivait dans un climat de délation acceptable, de contrôle permanent d’autrui librement<br />
consenti pour le bien commun, dans la paranoïa, dans le chaos, dans le délire, dans les<br />
hallucinations, dans la peur.<br />
- Pourquoi est-ce que tu n’écrirais pas un livre là-dessus ?<br />
- Moi, c’est d’amour dont je parle. Tout le reste, euh… ça me parait tellement<br />
insignifiant.<br />
La mise en quarantaine forcée ne fut pas le fait le plus marquant de cette journée si<br />
particulière, si atroce mais forcément, tellement banale. Et c’est parce qu’elle est banale<br />
qu’elle est atroce. Si on y pense, la pandémie vient renforcer notre envie de vivre, de<br />
continuer encore un peu cette longue balade sur les chemins terrestres. Mais une chose<br />
paraît évidente : c’est quand même excitant l’idée de la mort comme remède contre<br />
l’angoisse ! Bien sûr, tout le monde ne peut pas goûter à cette saveur si précieuse mais pour<br />
ceux qui la cherchent au plus profond d’eux-mêmes, elle n’est jamais bien loin. La ressentir<br />
est une jouissance extrême, une libération totale, un accomplissement… enfin, le<br />
couronnement, quoi ! Seulement, ce ne sont pas les tragédies qui touchent des êtres à<br />
l’autre bout de la planète qui font naître cet état si remarquable. Ni même le malheur qui<br />
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accable certains proches de notre entourage. L’unique déclenchement, ce n’est pas non plus<br />
la souffrance de ceux qu’on aime et contre laquelle on est impuissants, pas du tout ! C’est<br />
lorsqu’on devient soi-même un être vulnérable, malade, dément, esquinté, vieux,<br />
agonisant… Là, c’est différent ; on commence à comprendre la réalité de la situation. Les<br />
certitudes façonnées parfois au cours de toute une vie se brisent et ça peut transformer un<br />
homme de deux façons : soit il s’effondre, soit il devient <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong>.<br />
Personnellement, et j’insiste bien sur ce point, je choisis d’être <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong>. Pour les<br />
conformistes que ça intéresse, et qui condamneraient le choix discutable de mes<br />
fréquentations (ce qui me blesse profondément), je voudrais juste me taire et fumer une<br />
cigarette de la fenêtre de cette chambre en observant ce qui se passe là-bas, du côté de la<br />
gare la moins fréquentée de la planète, la gare de Tattone.<br />
- C’est curieux, fit <strong>Houellebecq</strong>, regarde…<br />
Si les quatorze témoins de la scène ont légitimement pensé que l’inattendue quinte<br />
de toux de mademoiselle Sandrine constituait le pic émotionnel de la journée, ils furent<br />
cependant très vite rassurés sur son état de santé. L’ombre des symptômes liés au virus se<br />
dissipa vers les hauts sommets embrumés des Pinzi Curbini et l’infirmière déclara,<br />
légèrement confuse, s’être étranglée en avalant imprudemment une poignée d’amandes<br />
grillées, enrobées de caramel et de chocolat. Mais si l’incident fut vite oublié, le travail des<br />
employés pour veiller au bien-être et à la sécurité des résidents ne leur laissant aucun répit,<br />
les pensionnaires commencèrent à comprendre qu’ils constituaient un danger pour ces<br />
jeunes femmes prévenantes. On disait à la télévision qu’une véritable hécatombe avait lieu<br />
dans tous les établissements de ce type. Toutefois, les vieux n’avaient pas peur… pas trop en<br />
tout cas.<br />
- Regarder quoi ?<br />
Mise en service par une froide et pluvieuse journée d’octobre 1892, la gare de<br />
Tattone constituait un arrêt facultatif sur la ligne de chemin de fer Ajaccio-Bastia. Même<br />
l’été, les touristes devaient signaler leur présence au conducteur – à chaque fois stupéfié<br />
qu’une halte dans ce coin perdu lui soit imposée, pour descendre du train. Antoine-Pascal<br />
(très impressionnable comme tous les gamins de son âge nourris aux séries télé<br />
d’épouvante) affirme que l’endroit ressemble étrangement à Twin Peaks et que<br />
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l’établissement de la Madonuccia est une reconstitution inquiétante entre Shining et Vol audessus<br />
d’un nid de coucou. Mais s’il existe sur terre un homme fin connaisseur des récits<br />
fantastiques et qui ne se laisse pas impressionner pour si peu, c’est bien <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong>,<br />
biographe de maître Lovecraft. Impressionnable sûrement pas, mais il faut dire que le regard<br />
exercé du romancier décelait parfois dans les circonstances les plus anodines de la vie<br />
quotidienne, de subtiles et mystérieuses vibrations. Un homme en costume impeccablement<br />
coupé, une mallette à la main, venait de sauter du train et se tenait immobile, debout, près<br />
de la voie à écartement métrique. Le voyageur fixa pendant de longues minutes la façade de<br />
l’établissement et sembla – mais peut-être n’était-ce qu’une pénible impression que nous<br />
éprouvions, concentrer son attention sur la fenêtre où nous étions accoudés. <strong>Houellebecq</strong><br />
tressaillit. Il ne se l’expliquait pas de façon rationnelle, mais il était intimement persuadé que<br />
cet inconnu allait se diriger vers la Madonuccia. Il ne se trompait pas. Et tandis que l’inconnu<br />
quittait la minuscule gare de Tattone, <strong>Houellebecq</strong> s’enferma dans les toilettes, face au<br />
portrait du grand écrivain et médita longuement sur notre condition humaine. D’un<br />
<strong>confinement</strong> hygiénique à un isolement prophylactique, les résidents s’habituèrent sans le<br />
moindre temps d’adaptation, à de nouvelles habitudes dans leur nouvelle journée-type. Le<br />
diner passé, la nuit descendit lentement sur les montagnes qui s’élevaient autour de<br />
Vizzavona. Deux astres éclatants éclipsaient des millions d’étoiles déprimées dans un ciel<br />
sans nuages et après que les derniers soins fussent apportés aux résidents, leur sommeil vint<br />
soulager l’ensemble du personnel soignant et non soignant. Je m’endormis paisiblement<br />
bercé par les ronflements philarmoniques de <strong>Houellebecq</strong>. Cette nuit-là, aucune<br />
manifestation érectile ne se produisit dans la chambre.<br />
Le jour suivant, tous les résidents de l’établissement étaient encore vivants. Ce jour<br />
aurait pu ressembler au précédent dans un cycle immuable, un éternel recommencement,<br />
une routine indéfectible, une constance dans l’ennui et la mélancolie, où l’on tâchait de<br />
passer le temps en regardant les chaînes d’info en continu, en lisant, en tricotant, en jouant<br />
tout seul au loto, en buvant du café à l’arrière-goût d’huile de friture, en mangeant des<br />
haricots blancs et en somnolant sur sa chaise. Mais il n’en fut rien.<br />
- Ce virus c’est pour éliminer les vieux, fit <strong>Houellebecq</strong>. Je vois bien.<br />
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La matinée était déjà bien avancée quand un employé vint frapper à la porte. Le<br />
romancier devait le suivre immédiatement. <strong>Houellebecq</strong> se contenta de hocher la tête, mit<br />
son masque de chirurgien et sortit de la chambre. Un vague pressentiment, moins lié à un<br />
quelconque acte de vandalisme contre un détecteur de fumée qu’à une crainte bien moins<br />
matérielle, s’empara de lui. Il croisa le directeur dans un couloir qui s’enquit de sa santé, lui<br />
assurant que le <strong>confinement</strong> donnerait à l’écrivain qu’il était, tout le matériau nécessaire à<br />
l’écriture d’un nouveau livre puis accompagna l’assistante sociale jusqu’à la salle de réunion<br />
où un point presse devait être fait par téléphone. L’attitude bienveillante du médecin<br />
coordonnateur ne rassura pas <strong>Houellebecq</strong>. La pièce dans laquelle il entra le fit frissonner et<br />
il ne tarda pas à comprendre l’objet de son déplacement. Le voyageur inconnu se trouvait<br />
devant lui, entièrement vêtu des équipements individuels de protection. Comment a-t-il pu<br />
le reconnaitre ? me rétorqueront les plus sceptiques. Je rappellerais brièvement que<br />
<strong>Houellebecq</strong> était doué d’une sorte de sixième sens, capable de percevoir les mystères de<br />
l’existence, de saisir la substantifique moelle des carcasses méphitiques et de la sublimer par<br />
sa prose.<br />
- Heureux de faire votre connaissance, fit une voix enjouée. Asseyez-vous sur ce<br />
fauteuil, ce ne sera pas long. Vous ne figurez pas sur ma liste mais puisque j’y suis…<br />
Pendant les vingt minutes de l’intervention, mesdemoiselles Eva et Diana assistèrent<br />
le chirurgien-dentiste. Leurs gestes étaient précis et efficaces dans la manipulation des<br />
instruments. Quels que soient les dangers de la pandémie, les risques de contamination, les<br />
degrés de <strong>confinement</strong>, les personnels soignants s’exposaient parce que leur travail, c’était<br />
justement de soigner, de porter assistance, de faire en sorte d’apaiser les souffrances, d’être<br />
là pour ceux qui en avaient besoin. On ne parlait pas de déontologie, d’éthique, de grands<br />
principes moraux mais on se contentait de faire son boulot <strong>avec</strong> les moyens du bord. Bien<br />
modestes dans un établissement comme celui de la Madonuccia, déclara au même moment<br />
le directeur à un journaliste. Par des fluides synchrones propres aux coïncidences<br />
significatives, une directrice pleurait la mort de plusieurs des résidents de l’établissement<br />
qu’elle dirigeait « Les gens meurent seuls. C’est inhumain. Il n’y a plus d’humanité.<br />
L’épidémie nous condamne à nier l’humain », criait-elle bouleversée à une enquêtrice d’un<br />
grand quotidien national. <strong>Houellebecq</strong>, bien silencieux, gardait la bouche ouverte, le tuyau<br />
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d’aspiration dans la gorge et pendant que le dentiste examinait l’état de ses caries,<br />
acquiesçait par des euh…euh… maintenant familiers à ceux qui le côtoyaient chaque jour.<br />
- Ne bougez pas, s’il vous plaît !<br />
Le chirurgien-dentiste s’agaça contre les discours démagogiques faisant naître de<br />
nouveaux mythes. La société, tristement, avait bien moins besoin de médecins, d’infirmiers,<br />
d’aides-soignants, que de héros auxquels elle pouvait s’identifier en ces temps de crise<br />
sanitaire ; des héros à qui la République se devait de décerner la légion d’honneur pour actes<br />
de bravoure et de dévouement.<br />
- Ces connards qui nous gouvernent ! jura le praticien.<br />
<strong>Houellebecq</strong> remis son dentier et son masque.<br />
- Docteur, fit-il, j’espère … euh… que vous n’aurez-pas la mémoire courte.<br />
- Ne vous en faites pas. Nous saurons nous en souvenir.<br />
Que serait la Madonuccia sans mademoiselle Elodie ? Si la question semble<br />
étonnante, la réponse n’en est que plus flagrante. La vieillesse, c’est la solitude, c’est la<br />
misère dans tout ce qu’il y a de plus pathétique, c’est la dégénérescence du corps et de<br />
l’esprit, c’est la laideur, c’est la fin des ultimes espoirs. Mais pas pour des femmes comme<br />
elle, qui se démènent pour que ces instants soient remplis de joie. C’est mademoiselle Elodie<br />
qui assure le travail en réseau entre les intervenants extérieurs au service qui viennent pour<br />
des soins qui, bien que moins vitaux, ne furent jamais négligés. Toutes les résidentes sont<br />
des vieilles femmes qui ont gardé leur coquetterie et pas une ne manquerait les séances de<br />
beauté : coiffure, maquillage, soins des mains et des pieds. Elles voulaient encore plaire,<br />
séduire, être désirables. <strong>Houellebecq</strong> émit un sifflement sarcastique du bout des lèvres mais<br />
au fond, il avait bien plus d’affection pour toutes les grands-mères de cet établissement qu’il<br />
n’en voulait laisser paraître. C’était, à sa façon, une espèce de tendre, <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong>.<br />
Toutes les animations qu’elle proposait plaisaient aux résidents et si elle en avait les moyens,<br />
à la fois financiers et humains (et moraux), elle en ajouterait bien davantage sur la liste déjà<br />
nombreuse des activités. N’avait-elle pas osé évoquer au cours d’un conseil d’administration<br />
houleux, que de respectables maisons de retraite en Suisse et en Belgique, faisaient appel à<br />
certaines corporations pour que les pensionnaires qui le désiraient, aussi bien hommes que<br />
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femmes, puissent encore avoir une vie sexuelle décente. <strong>Houellebecq</strong> soupira et comme il<br />
ne pouvait pas trop s’attarder dans les couloirs, se dirigea tranquillement vers notre<br />
chambre. Et c’est là qu’il ne me trouva pas. Il ne s’attendait pas à ça : mon lit venait d’être<br />
emmené en son absence. Je ne lui avais rien dit mais la nuit fut pour moi des plus<br />
éprouvantes. J’ai eu de la fièvre sur le coup d’une heure du matin ; je transpirais tellement<br />
j’avais chaud et puis je tremblais, tellement j’avais froid. Ma tête me faisait mal. J’aurais<br />
peut-être dû appeler une infirmière de nuit mais je n’ai pas osé déranger. La nouvelle,<br />
d’après ce que j’en sais, se propagea dans toutes les chambres et si les résidents avaient<br />
jusqu’à cette heure fait preuve de calme voire même d’un certain courage, une peur<br />
panique balaya d’un seul coup tous les efforts des personnels. Les résidents qui avaient de la<br />
famille quelque part en Corse ou ailleurs, explosèrent leur forfait pour les avertir que cette<br />
fois, les choses sérieuses commençaient. Le médecin coordonnateur ne se montra pas plus<br />
inquiet mais annonça tout de suite aux autorités sanitaires compétentes, que le premier cas<br />
de contagion venait d’être enregistré à la Madonuccia. Je pus bénéficier à nouveau d’une<br />
chambre individuelle équipée d’un moniteur cardiaque pour contrôler mes constantes, fus<br />
placé sous oxygène et sous perfusion mais j’étais conscient pour l’instant. Ce qui m’effrayait<br />
le plus, c’était de fermer les yeux parce ce que, comme on dit… Dans ces cas-là, c’est chacun<br />
pour soi ; on pense à sauver sa peau et c’est une réaction humaine et on ne peut pas en<br />
vouloir aux autres pour cela… Bon…<br />
Une dizaine de jours ont passé et en dépit des plus grandes craintes du personnel<br />
soignant, j’étais encore parmi les vivants. Pas très solide, c’est vrai, mais j’entends le son<br />
régulier de mon rythme cardiaque sortir du moniteur et c’est pas pour me vanter, mais c’est<br />
quand même bon signe. Et puis, comme c’est étrange, je n’en suis pas certain, mais on dirait<br />
aussi le son d’une voix… Bah… Je crois aussi distinguer la lumière du jour et ça aussi, c’est<br />
bon signe. Aucun des résidents ne s’était résigné à mourir, pas même notre doyen qui était<br />
devenu en mon absence, une véritable star. La presse nationale, et même internationale,<br />
s’est emparé de la nouvelle : l’ancien muletier du village d’Olmetu venait de fêter ses cent<br />
ans en pleine pandémie. Il était plus qu’une célébrité, il s’était hissé au rang des super-héros.<br />
Pas un seul pensionnaire n’avait abdiqué, poussé par un désir de vivre qui ne faiblissait pas,<br />
et je ne voulais pas être le mauvais élève de la classe. J’ai ouvert les yeux alors que le soleil<br />
baignait la pièce de sa beauté et de sa douceur. Au-dessus de moi, ce sont quelques<br />
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mesdemoiselles qui souriaient à travers les équipements de protection. Est-ce trop tôt pour<br />
dire qu’ils m’ont tous sauvé la vie, peut-être ; mais je veux quand même l’affirmer si par<br />
malheur, je devais succomber à cette saleté de virus.<br />
- Passez devant nous et pardonnez-nous notre bonheur ! dit le prince d’une voix<br />
reposée.<br />
Venait de terminer la lecture. Referma le livre et le posa sur le moniteur cardiaque. Il<br />
était vraiment ridicule dans son accoutrement : une surblouse, un masque de chirurgien<br />
<strong>avec</strong> une ouverture au niveau de la bouche pour y glisser une cigarette pendant ses pauses,<br />
des lunettes de chantier. Ne voulant pas priver les infirmières de gants, il avait dévalisé le<br />
stock et enfilé à chaque doigt un préservatif pour éviter tout risque de contamination. Sa<br />
main serre la mienne, et c’est bon ! Je me souviens d’avoir parlé de certitudes qui se brisent<br />
parfois, capables de broyer un homme ou de le changer en ce drôle de type qui me regardait<br />
les larmes aux yeux…<br />
- Euh… tu nous as foutu la trouille, merde ! fit <strong>Michel</strong> <strong>Houellebecq</strong>.<br />
Guillaume Sciumaguadella, vendredi 3 avril 2020<br />
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