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NUMÉRO<br />
<strong>423</strong>-<strong>424</strong><br />
EN VENTE<br />
DEUX<br />
MOIS<br />
202<br />
2<br />
ANNÉE SUR LE FIL<br />
Les rebonds de la pandémie de Covid-19, l’irruption de nouveaux variants,<br />
les incertitudes économiques et politiques font peser un stress intense.<br />
Pourtant, les scénarios de sortie de crise existent…<br />
ET AUSSI<br />
Côte d’Ivoire<br />
Sur le chemin<br />
de demain<br />
Dossier spécial 26 pages<br />
Le futur parc des expositions<br />
d’Abidjan.<br />
Entretien<br />
MAH<strong>AM</strong>AT-SALEH<br />
HAROUN<br />
« JE VEUX<br />
PROVOQUER<br />
LE DÉBAT »<br />
Interview<br />
YASMINE<br />
CH<strong>AM</strong>I<br />
« QUELQUE<br />
CHOSE EST<br />
À RÉINVENTER<br />
POUR LES HOMMES »<br />
Rencontre<br />
FEMI<br />
ET MADE<br />
KUTI<br />
« LE SENS<br />
DE NOTRE<br />
HÉRITAGE »<br />
France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />
Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />
– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />
CFA 3 500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
DÉCOUVERTE<br />
Djibouti LES PILIERS<br />
DE L’ÉMERGENCE<br />
N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉC.2021-JANV.2022<br />
L 13888 - <strong>423</strong> - F: 5,90 € - RD
SÉROPOPSTAR<br />
Aujourd’hui, avec les traitements,<br />
une personne séropositive peut avoir des enfants<br />
sans transmettre le VIH.<br />
Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />
Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />
Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.
édito<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
DIVIDENDE DÉMOGRAPHIQUE<br />
En 2100, c’est-à-dire dans un peu plus de<br />
soixante-dix ans, ce qui n’est pas grand-chose à<br />
l’échelle de l’histoire humaine, et ce qui n’est pas si<br />
loin pour les enfants qui naissent aujourd’hui, 40 % des<br />
Terriens seront africains. À cet horizon, nous serons<br />
alors aux alentours de 4 milliards (dont 3 milliards pour<br />
l’Afrique subsaharienne à elle seule) pour une population<br />
globale de 8 à 9 milliards d’habitants.<br />
Le Nigeria aura près de 700 millions de résidents.<br />
Et le Niger aux alentours de 200 millions ! L’Afrique<br />
sera alors, avec le Moyen-Orient, une exception, toutes<br />
les autres régions du monde voyant leur population<br />
diminuer ou se stabiliser. La Chine pourrait revenir à<br />
1 milliard d’habitants (moins que sa population de<br />
2021). Certains pays, comme le Japon ou la Russie,<br />
l’Italie et même l’Espagne, pourraient perdre 40 % à<br />
50 % de leur population. Les États-Uniens seraient alors<br />
un peu plus de 400 millions dans un pays fortement<br />
métissé avec une minorité « blanche ».<br />
Ces chiffres, et leurs implications stupéfiantes<br />
sur la marche du monde, sur les équilibres politiques<br />
et sociaux internes sont à prendre avec précaution. Ils<br />
sont basés sur des modèles mathématiques. Et 2100<br />
reste un horizon très lointain, toutes sortes d’événements<br />
politiques, sanitaires, climatiques pourraient intervenir.<br />
Mais la tendance de fond est là, au moins sur<br />
le moyen terme, sur une ou deux générations à venir.<br />
C’est la puissance de « l’inertie démographique ». Sans<br />
se projeter jusqu’à 2100, l’Afrique va devoir absorber<br />
une formidable poussée démographique. Même si la<br />
fécondité baisse et les taux de mortalité également, le<br />
continent pourrait compter en 2050 entre 1,6 et 2 milliards<br />
d’habitants. Dont l’immense majorité sera jeune,<br />
très jeune. Un véritable choc qui n’est pas encore suffisamment<br />
dans notre débat public. Sauf pour s’écharper<br />
sur les questions religieuses ou sur la question hautement<br />
taboue du contrôle des naissances.<br />
Pourtant, la question démographique est<br />
au cœur des enjeux africains. La limitation des<br />
naissances est la pierre angulaire des scénarios positifs<br />
et de la théorie du « dividende démographique ».<br />
Quand la fécondité chute rapidement dans un pays, la<br />
part des très jeunes diminue fortement, sans que la part<br />
des personnes âgées n’augmente sensiblement au<br />
début. Par contre, la population d’âge actif augmente<br />
nettement, offrant une opportunité de développement<br />
économique : création d’un marché de consommateurs,<br />
emplois… Cette fenêtre ne dure qu’un temps,<br />
quelques décennies. Lorsque la population vieillit à<br />
nouveau, la fenêtre se ferme progressivement, faute<br />
d’un nombre de nouveaux actifs suffisants et avec le<br />
poids des gens âgés…<br />
Mais pour que cette opération magique<br />
fonctionne, il faut aussi et surtout créer des emplois,<br />
des potentialités pour cet afflux de jeunes. Il faut de<br />
la croissance et des économies en marche. Il faut<br />
former également ces cohortes de nouveaux travailleurs.<br />
Sinon, les actifs rejoignent le rang des chômeurs<br />
et de la précarité informelle, entraînant une situation<br />
sociale explosive…<br />
Le chemin vertueux du dividende démographique<br />
(croissance, opportunités, contrôle des<br />
naissances), c’est le parcours que la Chine a vécu. Au<br />
Brésil, en Argentine, en Amérique latine, d’une manière<br />
générale, faute d’emplois suffisants et de créativité<br />
économique, le « dividende » fonctionne nettement<br />
moins bien.<br />
Pour nous, Africains, les choix sont limpides.<br />
Quoi qu’en disent les théoriciens de la population nombreuse,<br />
pour qu’il y ait un futur jouable, notre nombre<br />
doit se stabiliser, les naissances doivent baisser, nous<br />
devons nous orienter vers des familles nucléaires à<br />
quatre ou cinq. Et les énergies doivent toutes tendre<br />
vers le développement économique et l’imagination<br />
de nouveaux modèles.<br />
D’ici là, je vous souhaite à toutes et tous une<br />
année 2022 plus paisible, d’être pleinement vaccinés,<br />
énergiques et actifs au cœur du monde. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 3
France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />
Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />
– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />
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N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022<br />
3 ÉDITO<br />
Dividende démographique<br />
par Zyad Limam<br />
6 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Les rois sont de retour<br />
26 PARCOURS<br />
Youness Miloudi<br />
par Fouzia Marouf<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Bonne année !<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
100 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Dobet Gnahoré<br />
par Astrid Krivian<br />
130 VINGT QUESTIONS À…<br />
Willy Dumbo<br />
par Astrid Krivian<br />
NUMÉRO<br />
<strong>423</strong>-<strong>424</strong><br />
EN VENTE<br />
DEUX<br />
MOIS<br />
202<br />
2<br />
ANNÉE SUR LE FIL<br />
Les rebonds de la pandémie de Covid-19, l’irruption de nouveaux variants,<br />
les incertitudes économiques et politiques font peser un stress intense.<br />
Pourtant, les scénarios de sortie de crise existent…<br />
ET AUSSI<br />
Côte d’Ivoire<br />
Sur le chemin<br />
de demain<br />
Dossier spécial 26 pages<br />
Le futur parc des expositions<br />
d’Abidjan.<br />
Entretien<br />
MAH<strong>AM</strong>AT-SALEH<br />
HAROUN<br />
« JE VEUX<br />
PROVOQUER<br />
LE DÉBAT »<br />
Interview<br />
YASMINE<br />
CH<strong>AM</strong>I<br />
« QUELQUE<br />
CHOSE EST<br />
À RÉINVENTER<br />
POUR LES HOMMES »<br />
Rencontre<br />
FEMI<br />
ET MADE<br />
KUTI<br />
« LE SENS<br />
DE NOTRE<br />
HÉRITAGE »<br />
DÉCOUVERTE<br />
Djibouti LES PILIERS<br />
DE L’ÉMERGENCE<br />
N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉC.2021-JANV.2022<br />
L 13888 - <strong>423</strong> - F: 5,90 € - RD<br />
TEMPS FORTS<br />
30 2022, année sur le fil<br />
par Zyad Limam,<br />
Frida Dahmani,<br />
Emmanuelle Pontié<br />
et Cédric Gouverneur<br />
44 Éthiopie :<br />
Le géant à terre<br />
par Cédric Gouverneur<br />
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
54 En allant vers demain<br />
par Zyad Limam<br />
58 Stratégie :<br />
Le PND fixe le cap<br />
par Jean-Michel Meyer<br />
60 Agriculture :<br />
Le défi de la<br />
transformation<br />
par Francine Yao<br />
63 Inclusivité :<br />
Lutter contre<br />
les inégalités<br />
par Francine Yao<br />
64 Infrastructures :<br />
Une envergure<br />
stratégique<br />
par Francine Yao<br />
66 Secteur privé :<br />
La priorité nationale<br />
par Francine Yao<br />
68 Environnement :<br />
Les dossiers chauds<br />
du développement<br />
durable<br />
par Jihane Zorkot<br />
et Nabil Zorkot<br />
72 Portfolio : Abidjan,<br />
au centre<br />
de son monde<br />
par Zyad Limam<br />
P.06<br />
<strong>AM</strong> <strong>423</strong> COUV UNIQUE.indd 1 06/12/21 10:26<br />
PHOTOS DE COUVERTURE : PAUL GRANDSARD/SAIF IMAGES -<br />
et Emmanuelle Pontié<br />
P.44<br />
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER - DR - <strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
DR - FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
redaction@afriquemagazine.com<br />
Zyad Limam<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />
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Assisté de Laurence Limousin<br />
llimousin@afriquemagazine.com<br />
RÉDACTION<br />
Emmanuelle Pontié<br />
DIRECTRICE ADJOINTE<br />
DE LA RÉDACTION<br />
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Isabella Meomartini<br />
DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />
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Jessica Binois<br />
PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />
DE RÉDACTION<br />
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Amanda Rougier PHOTO<br />
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ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Muriel Boujeton, Thibaut Cabrera,<br />
Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani,<br />
Catherine Faye, Alexandra Fisch,<br />
Marc Frohwirth, Glez, Cédric Gouverneur,<br />
Dominique Jouenne, Aimé Kalagadi,<br />
Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel<br />
Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont,<br />
Francine Yao, Jihane Zorkot, Nabil Zorkot.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />
VENTES<br />
EXPORT Laurent Boin<br />
TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />
FRANCE Destination Media<br />
66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />
TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />
ABONNEMENTS<br />
Com&Com/Afrique Magazine<br />
18-20, av. Édouard-Herriot<br />
92350 Le Plessis-Robinson<br />
Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />
Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />
afriquemagazine@cometcom.fr<br />
NABIL ZORKOT - SÉBASTIEN LEBAN/DIVERGENCE - PATRICK ROBERT<br />
80 Mahamat-Saleh Haroun :<br />
« Je veux provoquer le débat »<br />
par Astrid Krivian<br />
86 Yasmine Chami :<br />
« Quelque chose est<br />
à réinventer pour les hommes »<br />
par Catherine Faye<br />
90 Femi et Made Kuti :<br />
« Le sens de notre héritage »<br />
par Astrid Krivian<br />
96 Arab et Tarzan<br />
Nasser : « Cette histoire<br />
peut être universelle »<br />
par Fouzia Marouf<br />
DÉCOUVERTE<br />
103 Djibouti : Les piliers du futur<br />
par Zyad Limam et Thibaut Cabrera<br />
104 Une ouverture<br />
vers le grand large<br />
108 Ahmed Osman :<br />
« Nous devons compter aussi<br />
sur nos propres forces »<br />
110 Les 10 piliers de l’émergence<br />
BUSINESS<br />
120 La bataille du rail<br />
124 Vers la fin du monopole<br />
d’Air Algérie<br />
125 Le Nigeria lance sa propre<br />
monnaie numérique<br />
126 L’Afrique a (enfin)<br />
son plan pour le climat<br />
128 Ça bouge dans<br />
le mobile banking<br />
129 Un outil pour booster<br />
les échanges intrarégionaux<br />
par Jean-Michel Meyer<br />
P.96<br />
P.54<br />
P.103<br />
COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />
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AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />
SAS au capital de 768 200 euros.<br />
PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />
Compogravure : Open Graphic<br />
Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : décembre 2021.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 5
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
Le musée du quai Branly a exposé<br />
ces trésors royaux du 26 au 31 octobre<br />
dernier, avant leur restitution.<br />
LÉO DELAFONTAINE/MUSÉE<br />
DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC<br />
6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
RESTITUTION<br />
LES ROIS SONT<br />
DE RETOUR<br />
Quelque 26 PIÈCES DU PATRIMOINE<br />
BÉNINOIS, prises de guerre datant de 1892,<br />
ont été rendues par la France à leur pays natal.<br />
SARAH MEYSSONNIER/POOL/AFP<br />
AU TERME D’UN LONG VOYAGE dans<br />
l’histoire et à travers le temps, les fiertés<br />
dahoméennes vont se reposer pour un bon<br />
mois encore dans leurs caisses sécurisées.<br />
Les regalia de trois rois souverains<br />
(Béhanzin, Glèlè, Ghézo), enjeux<br />
d’une bataille diplomatique inédite, ont<br />
regagné le Bénin « pour notre bien, notre<br />
tranquillité, notre sérénité », a souligné<br />
Patrice Talon. Après leur long exil parisien,<br />
ils seront bientôt présentés au palais de la<br />
Marina, puis transportés au Fort portugais<br />
de Ouidah le temps d’édifier à Abomey<br />
le musée de l’épopée des Amazones<br />
La signature de l'acte de transfert<br />
a eu lieu en France, à l’Élysée, le 9 novembre,<br />
en présence des deux chefs d'État<br />
(au second plan), du ministre béninois<br />
du Tourisme Jean-Michel Abimbola<br />
et de la ministre française de la Culture<br />
Roselyne Bachelot (au premier plan).<br />
et des rois du Danhomè, l’écrin ultime<br />
présenté comme le symbole de la nouvelle<br />
alliance culturelle franco-béninoise. D’ici<br />
là, peut-être auront-ils été rejoints par<br />
les œuvres restées derrière, « le dieu Gou<br />
des métaux et de la forge, la tablette du<br />
fâ, l’œuvre mythique du devin Guèdègbé,<br />
et beaucoup d’autres », comme l’a rappelé<br />
le président béninois devant Emmanuel<br />
Macron à l’occasion de la signature<br />
officielle à l’Élysée le 9 novembre. Manière<br />
de pointer que tout ne fût pas si facile,<br />
entre la demande de restitution refusée<br />
en 2016 par François Hollande, l’ouverture<br />
macronienne en 2017 à Ouagadougou, la<br />
pression maintenue par l’exécutif béninois,<br />
et enfin le rapport Sarr-Savoy de 2018<br />
qui devait faire sauter tous les verrous.<br />
Offertes au musée d’ethnographie du<br />
Trocadéro entre 1893 et 1895, les prises<br />
de guerre du colonel Alfred Dodds<br />
auront connu un départ en fanfare en<br />
octobre, lors d’une semaine culturelle<br />
du Bénin au musée du quai Branly,<br />
conclue par un concert quasi liturgique<br />
de Sagbohan Danialou. Une opération<br />
gagnant-gagnant pour Paris et Cotonou,<br />
un « moment post-colonial » qui envoie<br />
des signaux au Nord comme au Sud,<br />
ici pour questionner l’attentisme, là<br />
pour aiguillonner les pusillanimes. Très<br />
à la manœuvre, le diplomate Aurélien<br />
Agbenonci peut se féliciter d’avoir ouvert<br />
la piste avec ce premier épisode d’une<br />
série de restitutions de biens patrimoniaux<br />
au continent. ■ Aimé Kalagadi<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 7
ON EN PARLE<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
❶<br />
Mykki Blanco<br />
Broken Hearts & Beauty<br />
Sleep, Transgressive<br />
Records/[PIAS]<br />
Après un premier album<br />
éponyme, en 2016, Mykki Blanco revient<br />
avec neuf nouveaux titres nourris de son<br />
amour pour le R’n’B des années 1990.<br />
Il y parle de ses relations affectives, lui qui<br />
s’assume comme personne transgenre, avec<br />
ses blessures et ses angoisses – et ne cache pas<br />
sa séropositivité. S’offrant de jolis featurings<br />
(Jamila Woods, Blood Orange), Mykki Blanco<br />
balance ici son flow puissant avec sensibilité.<br />
DOCU<br />
LES GARDIENS<br />
MUSULMANS DE<br />
LA MÉMOIRE JUIVE<br />
La JUDAÏTÉ MAROCAINE est<br />
entretenue avec respect, et parfois<br />
nostalgie, en bien des lieux du royaume.<br />
« QU’EST-CE QUE LE MAROC serait devenu si les Juifs étaient<br />
restés ? » se demande un journaliste dans le nouveau documentaire<br />
de Simone Bitton. La cinéaste, après avoir beaucoup tourné<br />
auprès de Palestiniens, retrouve le pays de son enfance, où près<br />
de 300 000 juifs vivaient jusque dans les années 1950. Depuis leur<br />
départ, les synagogues, cimetières et sanctuaires sont entretenus<br />
par des musulmans, gardiens scrupuleux d’une mémoire qui<br />
souvent s’efface. L’occasion de traverser des paysages méconnus,<br />
à la découverte de bâtiments ou de ruines, parfois de simples<br />
sources. Et de rencontrer ces musulmans, femmes et hommes de<br />
tous âges, qui perpétuent cette mémoire pour des raisons financières<br />
mais aussi familiales et sentimentales, apprenant l’hébreu pour<br />
déchiffrer les tombes ou manipulant avec respect les objets les plus<br />
sacrés du judaïsme. Un beau dialogue des religions en terre d’islam,<br />
au prix de quelques ellipses sur les raisons de cet exode. Le film<br />
ne l’évoque pas non plus, mais il éclaire le récent rapprochement<br />
opéré par le royaume chérifien avec Israël. ■ Jean-Marie Chazeau<br />
ZIYARA (France-Maroc-Belgique), de Simone Bitton. En salles.<br />
❷ Majid Soula<br />
Chant amazigh,<br />
Habibi Funk<br />
Notre nouveau coup<br />
de cœur du label Habibi<br />
Funk, dénicheur de trésors<br />
orientaux oubliés ? L’Algérien Majid Soula,<br />
dont la musique croise avec aisance<br />
highlife, funk et disco. Sans oublier un<br />
sens de l’engagement, qui s’entend dans<br />
cette compilation. Elle ouvre les portes<br />
de l’univers de cet artiste exilé à Paris mais<br />
toujours attaché à la langue tamazight, dont<br />
il est l’un des plus fascinants défenseurs.<br />
❸<br />
Meskerem Mees<br />
Julius, Mayway Records<br />
Attention, révélation ! La<br />
voix bien perchée, les textes<br />
délicats et la guitare acoustique<br />
en bandoulière, Meskerem Mees est une<br />
nouvelle recrue de la scène belge, fière de<br />
ses origines éthiopiennes. « Seasons Shift »,<br />
« Parking Lot », « Queen Bee », « Where<br />
I’m From »… Le temps de 13 morceaux,<br />
cette musicienne, autrice et compositrice<br />
de seulement 22 ans enchaîne des bijoux<br />
de folk dépouillé, mélancoliques sans être<br />
moroses. Lumineux aussi. ■ Sophie Rosemont<br />
DR<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le chorégraphe<br />
et DJ ougandais<br />
Faizal Mostrixx.<br />
AFRICOLOR,<br />
FESTIVAL<br />
ENTRE HÉRITAGE<br />
ET MODERNITÉ<br />
Cette 33 e édition croise artistes<br />
légendaires, NOUVEAUX TALENTS<br />
et projets transculturels.<br />
AFRICOLOR,<br />
dans différents<br />
lieux de<br />
l’Île-de-France,<br />
jusqu’au<br />
22 décembre.<br />
africolor.com<br />
FAIZAL MOSTRIXX<br />
JALONNÉE DE CRÉATIONS INÉDITES, la programmation<br />
bigarrée du festival Africolor, qui a démarré le 12 novembre,<br />
poursuit l’ambition de faire résonner le large spectre des<br />
créativités musicales du continent, conjuguant héritage<br />
et modernité, sonorités traditionnelles et fièvre électro des<br />
scènes urbaines. La voix d’or de la Guinée, Sékouba Bambino,<br />
ex-membre du mythique Bembeya Jazz, se produira avec<br />
Afriquatuors, un projet de musique de chambre africaine<br />
(à cordes et à vent), qui revisite l’âge d’or des orchestres des<br />
années 1965-1975 (afrobeat, highlife, rumba…). Girls band<br />
malien, Les Go de Bamako seront, elles, accompagnées par<br />
DJ Majo. Conteur, producteur, chorégraphe et DJ ougandais,<br />
Faizal Mostrixx offrira quant à lui un show afrofuturiste,<br />
entre danse et art visuel. Avec Concerto pour soku, les<br />
violonistes Adama Sidibé et Clément Janinet feront dialoguer<br />
cordes mandingues et peules avec le jazz. Et les spectacles<br />
Indépendances Cha Cha nous raconteront les premières années<br />
des indépendances de plusieurs pays à travers la voix de<br />
leaders emblématiques : Sékou Touré, Patrice Lumumba<br />
ou encore Léopold Sédar Senghor. ■ Astrid Krivian<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 9
ON EN PARLE<br />
Amina (Achouackh Abakar<br />
Souleymane) va tout faire<br />
pour aider sa fille de 15 ans,<br />
Maria (Rihane Khalil Alio),<br />
qui est enceinte.<br />
DR<strong>AM</strong>E UN COMBAT DE FEMMES<br />
Un film PRO-AVORTEMENT lumineux dans un Tchad<br />
dominé par le patriarcat et LA RELIGION…<br />
POUR SON RETOUR AU PAYS (quatre ans après Une saison<br />
en France), le cinéaste franco-tchadien Mahamat-Saleh<br />
Haroun [voir son interview en pp. 80-85] a posé sa caméra<br />
dans les faubourgs de N’Djamena et inscrit sa nouvelle fiction<br />
dans la lumière mordorée de la capitale du Tchad. On y voit<br />
vivre et travailler Amina, qui élève seule Maria, sa fille de<br />
15 ans, ce qui est mal vu par ses voisins, sa famille, et l’imam<br />
du quartier… Mais Amina se débrouille, gagne de l’argent<br />
en récupérant des pneus pour en tirer astucieusement de quoi<br />
réaliser des petits fourneaux, séquences particulièrement<br />
réussies qui ancrent le personnage dans la réalité d’un<br />
quotidien de labeur et montre une personnalité volontaire.<br />
De la volonté, il lui en faudra encore quand sa fille tombera<br />
enceinte : le scénario réserve quelques surprises, dénonçant<br />
au passage un patriarcat toujours aussi violent, même lorsqu’il<br />
se cache derrière des sourires faussement protecteurs… Maria<br />
est exclue de son lycée qui craint pour sa réputation, rejetée<br />
par les médecins qui ne veulent pas pratiquer un avortement<br />
strictement prohibé, mais l’adolescente et sa mère vont finir<br />
par trouver de l’aide et du réconfort auprès d’autres femmes.<br />
« Lingui » signifie « lien » : ici, une sororité se fait sentir et<br />
montre une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, même si<br />
les hommes accaparent tous les pouvoirs. Un film résolument<br />
du côté des femmes (jusqu’à la vengeance, discutable…),<br />
servi par l’interprétation intense de son actrice principale,<br />
et toujours chez ce grand cinéaste un sens graphique de<br />
l’image qui fait aussi le bonheur des spectateurs. ■ J.-M.C.<br />
LINGUI, LES LIENS SACRÉS (France-Tchad ),<br />
de Mahamat-Saleh Aroun. Avec Achouackh Abakar<br />
Souleymane, Rihane Khalil Alio, Youssouf Djaoro. En salles.<br />
CINÉ<br />
Les enfants de la soul Memphis est l’une des villes les plus pauvres<br />
des États-Unis, et pourtant, son héritage artistique est plus qu’impressionnant. En témoigne<br />
l’histoire cousue (de disques) d’or de son légendaire label, Stax Records, lequel revit, depuis 2000,<br />
grâce à une école de musique gratuite et extrascolaire. C’est ce qu’est allé filmer le Français Hugo<br />
Sobelman, en insider accueilli à bras ouverts. Au programme : reprises de grands classiques,<br />
tel « Soul Man », de Sam & Dave, et tables rondes autour de la question du racisme systémique.<br />
Ici, une artiste activiste demande aux jeunes de sortir du rap négatif qui enferme les nouvelles<br />
générations dans une représentation très loin de leur réalité et de leurs désirs. Comme le montre<br />
ce documentaire épuré et nécessaire, la soul leur sert de moteur autant que de refuge. Vive<br />
la Stax Music Academy ! ■ S.R. SOUL KIDS (France), d’Hugo Sobelman. En salles.<br />
PILI FILMS MATHIEU GIOMBINI - DR<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
LITTÉRATURE<br />
AHMET<br />
ALTAN<br />
L’ART D’AIMER<br />
Quelques mois après sa<br />
libération, le journaliste<br />
et ÉCRIVAIN TURC<br />
a reçu le prix Femina<br />
étranger 2021 pour<br />
Madame Hayat. Un<br />
roman flamboyant, à la<br />
fois politique et érotique.<br />
DR<br />
LES MOTS PÉNÈTRENT de part en part<br />
ce fervent défenseur de la démocratie et<br />
de la liberté. Lorsqu'il était incarcéré dans<br />
la prison de haute sécurité de Silivri, à la<br />
périphérie d’Istanbul, après avoir été accusé<br />
d’avoir indirectement participé au coup d’État<br />
raté du 15 juillet 2016, c’est l’écriture qui<br />
lui a permis à la fois de résister à la prison<br />
et d’en sortir, avec trois livres, tous imaginés<br />
depuis sa cellule. Pendant quatre ans et sept<br />
mois, l’écrivain et essayiste turc a vécu par<br />
l’imagination en ignorant la réalité carcérale<br />
qu’on lui imposait. « Je ne suis ni où je suis, ni<br />
où je ne suis pas. Vous pouvez m’enfermer où<br />
vous voulez. Sur les ailes de mon imagination<br />
infinie, je parcourrai le monde entier »,<br />
écrit-il dans Je ne reverrai plus le monde, paru<br />
en 2019. La cour de cassation a finalement<br />
annulé sa condamnation (à perpétuité dans<br />
un premier temps, puis à dix ans et demi),<br />
et il a été libéré le 14 avril dernier. La veille,<br />
la Cour européenne des droits de l’homme<br />
avait condamné la Turquie pour la détention de<br />
l’intellectuel, âgé de 71 ans. Madame Hayat a<br />
été écrit avant qu’il ne recouvre sa liberté. C’est<br />
peut-être pour cela que cette poignante histoire<br />
d’amour, évoquant en creux la Turquie actuelle,<br />
respire à la fois la mélancolie, la solitude, mais<br />
aussi le désir, le trouble. Fazil, jeune étudiant<br />
en lettres, a un coup de foudre pour une femme<br />
d’âge mûr, fascinante, voluptueuse : « Soudain,<br />
je vis les chaussures café, elles étaient là, sous<br />
mes yeux, leurs pointes tournées vers moi.<br />
− Qu’est-ce que tu attends avec cet air triste ? »<br />
Dans ce récit d’une éducation sentimentale et<br />
d’une prise de conscience politique, l’héroïne<br />
incarne l’ardeur, l’effusion, le libre arbitre.<br />
Et la littérature, un ultime recours face aux<br />
violences et à l’arbitraire. ■ Catherine Faye<br />
AHMET ALTAN,<br />
Madame Hayat, Actes Sud,<br />
272 pages, 22 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 11
ON EN PARLE<br />
COLLECTIF<br />
SUPER BITON<br />
DE SÉGOU MALI STYLE<br />
SUPER BITON<br />
DE SÉGOU,<br />
Afro Jazz Folk<br />
Collection vol.1,<br />
Deviation Records.<br />
Une porte d’entrée pour les néophytes et des retrouvailles pour les amateurs :<br />
cette compilation éclaire le brillant corpus du CÉLÈBRE ORCHESTRE.<br />
APRÈS AVOIR REMIS au goût du jour le groupe de<br />
musique mandingue The Lost Maestros, le label Deviation<br />
Records poursuit son travail d’exploration de la ville<br />
de Ségou et publie une compilation des morceaux de<br />
Super Biton de Ségou : un collectif riche d’instrumentistes<br />
tout dévoués à la fusion du jazz, des mélodies cubaines<br />
et mandingues, du funk et du folk, et, bien sûr, de la<br />
tradition malienne, lancé au début des années 1960.<br />
Si l’un de ses piliers, Amadou Bah, a depuis disparu,<br />
le guitariste Mama Sissoko a pris la relève depuis<br />
une vingtaine d’années, cultivant l’énergie live légendaire<br />
de l’orchestre. Sur ce disque – le premier d’une série<br />
à venir –, Afro Jazz Folk Collection, on entend plusieurs<br />
grands classiques du groupe remastérisés par l’ingénieur<br />
du son français Raphaël Jonin, tels le majestueux<br />
« Kamalen Wari » et le fiévreux « Ndossoke ». ■ S.R.<br />
DOCU<br />
Les yeux brûlés « SI J’AVAIS SU ce qui se passait en Lybie, je n’y serais jamais allé. »<br />
Traumatisé par ce qu’il a vu et subi dans les geôles libyennes, où sont entassés et torturés les migrants<br />
voulant rejoindre l’Europe, Yancouba Badji a renoncé à une cinquième tentative. Accueilli dans un<br />
centre tunisien, débordé, il est retourné en Casamance pour mettre en garde les candidats à un exil,<br />
qui est d’abord un chemin pavé de rackets, de violences et de morts. Deux réalisatrices françaises l’ont<br />
rencontré en Tunisie, puis au Sénégal. Elles l’ont filmé au contact de ses camarades d’infortune, mais<br />
aussi en pleine création : il transcende par la peinture ce que ses yeux, brûlés par le soleil du désert<br />
et le sel de la mer, ont enregistré, désormais exposé dans les galeries d’art. Comme ce film pudique<br />
mais frappant, ses toiles témoignent d’une terrible réalité que beaucoup refusent de voir… ■ J.-M.C.<br />
TILO KOTO (France), de Sophie Bachelier et Valérie Malek. En salles.<br />
FRANÇOISE HUGUIER - DR (2)<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
PHOTOSL’UN EST<br />
L’AUTRE<br />
À la fois livre et revue, cette PUBLICATION HYBRIDE<br />
questionne la manière dont les artistes mettent<br />
en images les identités plurielles.<br />
Peckham Road,<br />
Union Jack Cap,<br />
Peckham High Street,<br />
Johny Pitts, 2021.<br />
JOHNY PITTS<br />
JAUNE ET BLEUE. La nouvelle édition<br />
de The Eyes claque. Elle joue sur le yin<br />
et le yang. La confluence et la fusion.<br />
Ce n’est pas un hasard si elle s’intitule<br />
B-Side. Comme une invitation à découvrir<br />
la face cachée. L’autre part de soi-même.<br />
Plus exactement, elle explore ce que<br />
signifie être « afropéen » (c’est-à-dire à la<br />
fois noir et européen), à l’aune du collage<br />
percutant, en début d’ouvrage, de la<br />
photographe Jazz Grant : un montage<br />
d’images où un jeune homme translucide<br />
porte en lui un instantané de son père<br />
à la peau sombre, pêchant dans le fleuve.<br />
C’est cet entre-deux identitaire que<br />
The Eyes a choisi d’explorer, en écho aux<br />
propos sur la liberté de l’écrivain nigérian<br />
Chinua Achebe, cités en préambule :<br />
« L’art est l’effort constant de l’homme<br />
pour créer pour lui-même un ordre<br />
de réalité différent de celui qui lui est<br />
imposé ; une aspiration à s’accorder,<br />
par le biais de son imagination,<br />
une deuxième prise sur l’existence. »<br />
Ce numéro s’en fait le reflet. Et<br />
l’investigateur. À travers photographies,<br />
création visuelle et textes engagés. ■ C.F.<br />
The Eyes #12: B-Side,<br />
240 pages, 25 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 13
ON EN PARLE<br />
MUSIQUE<br />
Muthoni<br />
Drummer<br />
Queen<br />
Rappeuse<br />
de diamants<br />
La REINE DU HIP-HOP<br />
KÉNYAN revient<br />
avec un quatrième album,<br />
River, qui résume<br />
à lui seul la dextérité<br />
de son flow.<br />
MUTHONI<br />
DRUMMER<br />
QUEEN,<br />
River,<br />
Yotanka.<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
BRET HARTMAN/COURTESY OF TED - DR<br />
DEPUIS TOUJOURS, Muthoni Drummer<br />
Queen est très active sur la scène kenyane.<br />
« Parce que celle-ci est très dynamique,<br />
dans toute son émergence et son effervescence,<br />
affirme-t-elle. Nous ne formons pas qu’un<br />
ensemble uniforme. Au contraire, notre<br />
musique ne cesse de grandir et d’évoluer, et<br />
je cherche à ce que les gens découvrent cette<br />
expérience qui est la nôtre. Je suis convaincue<br />
que nous avons l’une des cultures urbaines<br />
les plus intéressantes et complexes de toute<br />
l’Afrique. » Née dans la capitale, Muthoni<br />
Ndonga ne l’a jamais quittée. Diplômée en<br />
relations internationales et en philosophie<br />
à l’United States International University<br />
Africa, elle a fondé à Nairobi deux festivals :<br />
Blankets and Wine et Africa Nouveau. Grande<br />
lectrice, notamment de Maya Angelou, elle<br />
est non seulement chanteuse, mais également<br />
batteuse et percussionniste. Et c’est ce qui<br />
donne, sans doute, tant de saveur à ses<br />
mélodies percussives depuis la sortie de<br />
son premier album, The Human Condition,<br />
en 2009. Et quel meilleur langage que le<br />
rap pour exprimer ses convictions ? « Grâce<br />
à la pluralité des sons du hip-hop, les sujets<br />
sont nombreux et permettent de parler<br />
de politique, de société, ou tout simplement<br />
de faire le vantard, analyse l’artiste. De<br />
plus, la culture du sample apporte des<br />
influences éclectiques et de l’authenticité. »<br />
Après un She (2018) revendiquant sans<br />
détours son féminisme, la voici de retour<br />
avec le très réussi River. À la production,<br />
ses fidèles complices suisses, Greg Escoffey<br />
et Jean Geissbuhler. Après une tournée<br />
bouillonnante en 2019, le trio a eu envie de<br />
traduire cette énergie en studio où l’ambiance<br />
était, selon les termes de Muthoni Drummer<br />
Queen, « joyeuse, lumineuse, fun » : « Nous<br />
cherchions à faire une musique qui rende<br />
les gens heureux. » De l’impressionnante<br />
ouverture « Automatic » à la conclusion épique<br />
(bien nommée) « Greatness », la rappeuse<br />
se nourrit d’un terreau R’n’B comme des<br />
possibilités de l’électronique. Elle s’allie avec<br />
Sauti Sol sur une « Love Potion » endiablée,<br />
rappelle ce qu’est l’« African Fever »…<br />
et met en lumière son « Power » ! ■ S.R.<br />
ÉPÉE DE<br />
D<strong>AM</strong>OCLÈS<br />
THRILLER<br />
Un JEU DE DOMINOS,<br />
où les principales<br />
puissances planétaires<br />
défient l’inéluctable.<br />
CE GALLOIS AFFABLE et rieur est<br />
aujourd’hui considéré comme l’un des<br />
écrivains les plus populaires du monde.<br />
Traduits en plus de 30 langues, les romans<br />
de la saga médiévale de Ken Follett,<br />
intitulée « la fresque de Kingsbridge »,<br />
ont captivé une foule de lecteurs, avec<br />
47 millions d’exemplaires vendus. Si<br />
l’histoire, l’espionnage ou le thriller n’ont<br />
plus de secrets pour lui, c’est l’actualité<br />
brûlante et la peur d’une guerre nucléaire<br />
qui l’ont guidé dans l’écriture de ce récit.<br />
Hyperréaliste, le propos s’appuie sur<br />
une escalade progressive de conflits,<br />
de réactions, de décisions. Comme<br />
dans la vraie vie. Cap sur le Tchad et le<br />
Soudan, où la Chine étend sournoisement<br />
son pouvoir dans le désert, tandis que<br />
les renseignements français pistent des<br />
djihadistes qui exploitent à la fois mines<br />
d’or et camps d’esclaves. Le massacre d’une<br />
centaine de Chinois par un drone américain<br />
met soudain le feu aux poudres. Et le<br />
fragile équilibre mondial bascule. ■ C.F.<br />
KEN FOLLETT, Pour rien au monde,<br />
Robert Laffont, 880 pages, 24,90 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 15
ON EN PARLE<br />
Coffret, Iran, XIX e siècle.<br />
EXPOSITION<br />
PARURES ENCHANTÉES<br />
L’impact de la découverte des ARTS<br />
DE L’ISL<strong>AM</strong> dans le processus<br />
de création de l’illustre maison<br />
de haute joaillerie CARTIER.<br />
Diadème Cartier, 1936.<br />
Plus de 500 bijoux<br />
d’exception sont exposés.<br />
« CARTIER ET LES<br />
ARTS DE L’ISL<strong>AM</strong> :<br />
AUX SOURCES<br />
DE LA MODERNITÉ »,<br />
Musée des arts<br />
décoratifs,<br />
Paris (France),<br />
jusqu’au 20 février 2022.<br />
madparis.fr<br />
Panneau<br />
de revêtement,<br />
Iran, fin<br />
XIV e -XV e siècle.<br />
À TRAVERS PLUS DE 500 BIJOUX d’exception et objets<br />
de la maison Cartier (chefs-d’œuvre de l’art islamique,<br />
dessins, livres, photographies et documents d’archives),<br />
cette flamboyante exposition du musée des Arts<br />
décoratifs allie raffinement et modernité. D’un plumier<br />
indien du XVI e siècle, dit de « Mirza Muhammad Munshi »,<br />
en ivoire de morse sculpté, gravé et incrusté d’or, de<br />
turquoises, de pâte noire et de soie, à un collier draperie<br />
signé Cartier, en or, platine, diamants, améthystes et<br />
turquoises, commandé en 1947 par le duc de Windsor<br />
pour la duchesse, chaque pièce est un trésor. En montrant<br />
de quelle manière les arts de l’islam ont inspiré la<br />
maison de haute joaillerie du début du XX e siècle à nos<br />
jours, c’est aussi tout un pan de l’histoire du goût et de<br />
l’effervescence créatrice de Paris, haut lieu du commerce<br />
de l’art islamique, qui est évoqué. À cette époque, Cartier,<br />
créée en 1847, commence à concevoir ses propres<br />
bijoux et cherche de nouvelles sources d’inspiration.<br />
Le langage géométrique, aux confins de l’abstraction,<br />
des arts et de l’architecture de l’islam, insufflant<br />
ainsi une esthétique nouvelle. Et moderne. ■ C.F.<br />
HERVÈ LEWANDOWSKI/RMN-GP - DR (3) - RAPHAEL CHIPAULT/RMN-GP<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
DR<br />
BIOPIC<br />
LA VICTOIRE EN DOUBLE<br />
Une PASSIONNANTE PLONGÉE dans l’Amérique<br />
des années 1990 et le business du tennis. Et un WILL SMITH<br />
inattendu en père des sœurs Williams, strictement coachées<br />
pour devenir « un modèle pour toutes les petites filles<br />
noires de la planète »…<br />
« NE PAS PLANIFIER, c’est planifier ton échec » : la pancarte<br />
est accrochée sur les grilles du pauvre court de tennis<br />
de la ville de Compton (Californie) par Richard Williams<br />
quand il emmène ses filles, Venus et Serena, s’entraîner après<br />
les cours et les devoirs, même sous la pluie. Car il a un plan<br />
précis pour deux de ses cinq enfants : une carrière au sommet<br />
du tennis mondial… Partir de rien et devenir « un modèle<br />
pour toutes les petites filles noires de ce pays, et de la planète ».<br />
Il est tout aussi exigeant avec ses trois autres filles, mais joueur<br />
de tennis lui-même, il est sûr d’amener Venus, puis Serena,<br />
au sommet avec le soutien de son épouse. Il a d’ailleurs tout<br />
prévu avant leur naissance, écrit un plan en 75 pages pour<br />
y parvenir, sans moyens financiers mais en approchant les<br />
meilleurs entraîneurs, et en ne lâchant jamais sa progéniture.<br />
C’est à la mise en pratique de cette méthode que nous<br />
assistons pendant 2 h 40, mélange de feel good movie et de<br />
film sportif, mené tambour battant par ce père entraîneur<br />
parfaitement incarné par Will Smith, personnage roublard,<br />
têtu, ordurier et égocentré, mais aussi sensible et audacieux.<br />
Sans oublier le couple qu’il forme avec sa femme (Aunjanue<br />
Ellis), forte personnalité elle aussi et complice de cette ambition<br />
à pousser les deux sœurs hors du ghetto afro-américain dans<br />
lequel tout conduirait à les enfermer. Leurs repères : Dieu,<br />
la famille, l’éducation et le tennis. Et beaucoup, beaucoup<br />
de travail. Manque pourtant à ce parcours et ce coaching pas<br />
comme les autres le ressenti des enfants, et la violence sourde<br />
du racisme ordinaire, à peine évoqué, alors que les joueuses<br />
ont dû l’affronter plus d’une fois dans leur carrière. Une scène<br />
l’évacue d’un sourire quand, traversant un club de tennis où<br />
tout le monde est blanc et les regarde avec insistance, Richard<br />
Williams dit à ses filles : « Ils sont pas habitués, on est trop<br />
beaux… » Le jeune cinéaste afro-américain Reinaldo Marcus<br />
Green a réussi un film (coproduit par les sœurs Williams et<br />
Will Smith) tendu du début à la fin, comme une partie de tennis<br />
magique, où la balle est relancée sans fin et sans faute. ■ J.-M.C.<br />
LA MÉTHODE WILLI<strong>AM</strong>S (États-Unis),<br />
de Reinaldo Marcus Green. Avec Will Smith,<br />
Aunjanue Ellis, Saniyya Sidney. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 17
ON EN PARLE<br />
Inspirés de la structure circulaire<br />
des habitations traditionnelles<br />
du continent, les sacs du défilé<br />
étaient signés de la marque<br />
sud-africaine Hamethop.<br />
FASHION<br />
MAISON D’AFIE,<br />
L’HISTOIRE<br />
FAIT LA MODE<br />
Une collection qui célèbre<br />
la CULTURE MÉDIÉVALE<br />
C<strong>AM</strong>EROUNAISE et met<br />
en lumière son héritage.<br />
Les broderies<br />
valorisent<br />
le savoir-faire<br />
artisanal.<br />
La styliste Sarah<br />
Divine-Garba.<br />
Ce chapeau rend<br />
hommage à la reine<br />
Soukda, fondatrice<br />
du royaume<br />
du Mandara peu<br />
avant 1500.<br />
« MYANGO » est le nom de la dernière collection de<br />
Maison d’Afie, une maison de mode créée en 2010 par<br />
la Camerounaise Sarah Divine-Garba. Abréviation de<br />
la phrase « Myango Ma Kwang », qui veut dire « histoires<br />
du passé » en douala, ce nom rend hommage au royaume<br />
du Mandara, l’un des petits royaumes qui ont contribué<br />
à la naissance du Cameroun. La collection, qui s’inscrit<br />
dans une recherche de la designeuse sur ses origines et le<br />
concept d’africanisme, veut mettre en avant les liens qui<br />
existent entre les styles médiéval, colonial et post-colonial<br />
dans le pays. C’est pour cette raison qu’elle a choisi d’utiliser<br />
des lins rayés, des broderies et des soies imprimées<br />
avec des motifs touaregs qui valorisent le savoir-faire<br />
artisanal. Ces tissus, en fibres naturelles personnalisées<br />
et tissées à la main, évoquent le prestige culturel de<br />
l’Afrique au Moyen-Âge, mais rappellent également les<br />
liens commerciaux qui existaient entre les Nord-Africains<br />
et les populations subsahariennes. Des échanges qui ont<br />
fortement influencé la culture de l’époque et laissé des<br />
traces jusque dans le style camerounais contemporain.<br />
La styliste a aussi choisi d’intégrer des tailles cintrées à des<br />
silhouettes amples (synonymes de liberté). Un symbole de<br />
soumission qui rappelle l’époque coloniale. Pour la première<br />
fois de son histoire, Maison d’Afie a présenté sa collection<br />
printemps/été lors d’un défilé qui a capturé tous les regards<br />
durant la Portugal Fashion Week, grâce au programme<br />
Creative Africa Nexus. L’occasion de s’associer avec d’autres<br />
marques africaines pour proposer des accessoires uniques,<br />
comme les chaussures Heel The World, du Ghana, les<br />
bijoux faits à la main d’Adèle Dejak, du Kenya, ou encore les<br />
magnifiques sacs signés Hamethop, d’Afrique du Sud, inspirés<br />
de la structure circulaire des habitations traditionnelles du<br />
continent. La valeur symbolique est également présente chez<br />
Maison d’Afie : un chapeau, par exemple, rend hommage<br />
à la reine Soukda, qui a fondé le royaume du Mandara<br />
peu avant 1500. ■ Luisa Nannipieri maisondafie.com<br />
DR<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
DESIGN<br />
SOSHIRO, UNE FENÊTRE<br />
SUR D’AUTRES CULTURES<br />
La marque italo-kényane travaille à la synergie des techniques<br />
et exalte le potentiel de l’HÉRITAGE TRIBAL.<br />
NÉE À NAIROBI, Shiro Muchiri<br />
s’interroge depuis longtemps sur la<br />
façon dont la conception de l’espace et<br />
le design sont interconnectés. Pendant<br />
ses études puis sa vie professionnelle,<br />
en Italie et au Royaume-Uni, elle<br />
remarque à quel point la mentalité<br />
européenne influence le design des<br />
objets du quotidien et l’aménagement<br />
des lieux de vie, même au Kenya.<br />
Elle décide alors de lancer SoShiro<br />
en 2018 et réalise sa première<br />
collection, « Pok », dans laquelle elle<br />
célèbre le savoir-faire du peuple Pokot<br />
(nord-ouest du Kenya), en l’associant<br />
autrement à l’artisanat italien : « Les<br />
Pokot sont des experts en broderie<br />
perlée, mais ils n’avaient jamais orné<br />
des matériaux haut de gamme comme<br />
le cuir italien. La beauté du résultat<br />
les a laissés sans voix. » Les panneaux,<br />
recouverts de cuir et brodés avec<br />
des motifs symboliques, tapissent<br />
des meubles faits par des menuisiers<br />
vénitiens. « Cette synergie permet<br />
de réunir ce qu’il y a de meilleur dans<br />
les deux héritages culturels, et de<br />
redonner de la valeur à des techniques<br />
que les Pokot considéraient comme<br />
Un panneau<br />
en bois gravé<br />
à la main recouvre<br />
ce meuble.<br />
acquises », pointe Shiro Muchiri.<br />
La création même de ces pièces<br />
a été une expérience de partage.<br />
Une façon, à travers le design,<br />
d’ouvrir une fenêtre sur une culture<br />
différente. ■ L.N. soshiro.co<br />
NICK ROCHOWSKI PHOTOGRAPHY - GERARDO JACONELLI<br />
Shiro<br />
Muchiri.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 19
ON EN PARLE<br />
LA FORCE DES IMAGES<br />
Une sélection de beaux livres à DÉCOUVRIR pour commencer<br />
une nouvelle année en émotions. par Catherine Faye et Sophie Rosemont<br />
VIRTUOSE<br />
DU CINÉMA<br />
Où est la maison<br />
de mon ami ?, Le Goût<br />
de la cerise, Au travers<br />
des oliviers… Film<br />
par film, les auteurs<br />
décryptent avec érudition<br />
la richesse sémantique<br />
de l’œuvre du réalisateur<br />
iranien, intelligemment<br />
illustrée. S.R.<br />
AGNÈS DEVICTOR ET JEAN-MICHEL FRODON,<br />
Abbas Kiarostami : L’Œuvre ouverte,<br />
Gallimard, 304 pages, 29 €.<br />
SPECTACULAIRE<br />
DUBAÏ<br />
Comment cette ville est devenue<br />
l’une des plus emblématiques<br />
du Moyen-Orient ? C’est<br />
ce à quoi répond en images<br />
et en références cet ouvrage,<br />
revenant sur les points d’orgue<br />
architecturaux de la ville,<br />
de la tour Burj Khalifa<br />
à l’aéroport international. S.R.<br />
MYRNA AYAD, Dubaï Wonder, Assouline,<br />
296 pages, 95 €.<br />
PETITS MAIS<br />
SI PRÉCIEUX<br />
Un livre plein de surprises<br />
pour les plus de 6 ans, et une<br />
plongée dans l’infiniment<br />
petit, à la rencontre des<br />
insectes sociaux. Fourmis,<br />
termites, abeilles, guêpes<br />
et autres frelons n’auront<br />
plus de secrets. C.F.<br />
ANNE JANKELIOWITCH<br />
ET ISABELLE SIMLER,<br />
Royaumes minuscules,<br />
La Martinière, 64 pages,<br />
21,90 €.<br />
UN CONTINENT<br />
EN MOUVEMENT<br />
Au fil des pages,<br />
une œuvre, un plasticien,<br />
un pays. À travers 52 artistes<br />
contemporains africains<br />
engagés, acteurs reconnus<br />
de la scène artistique<br />
mondiale, le voyage<br />
se fait multiforme et<br />
invite à (re)découvrir<br />
la richesse d’un continent<br />
pluriel. C.F.<br />
ELIZABETH TCHOUNGUI, Oh! AfricArt,<br />
Le Chêne, 224 pages, 42 €.<br />
BARACK OB<strong>AM</strong>A<br />
ET BRUCE SPRINGSTEEN,<br />
Born in the USA,<br />
Fayard, 320 pages,<br />
49,90 €.<br />
SWAG & ROCK’N’ROLL<br />
Quand un président star et un<br />
musicien de légende se rencontrent,<br />
le dialogue envoie. Avec plus<br />
de 350 photographies, des textes<br />
exclusifs et des documents d’archives<br />
inédits, voici le rêve américain vu<br />
par deux icônes. Et une conversation<br />
intime sur la vie, la musique<br />
et le pays de l’oncle Sam. C.F.<br />
DR (3) - SPRINGSTEEEN F<strong>AM</strong>ILY ARCHIVES - OB<strong>AM</strong>A-ROBINSON F<strong>AM</strong>ILY ARCHOVES - DR (2)<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
JOAQUIM PAULO<br />
ET JULIUS<br />
WIEDEMANN,<br />
Funk & Soul<br />
Covers, Taschen,<br />
432 pages,<br />
50 €.<br />
DR<br />
FUNKY BEAT<br />
L’âge d’or de la musique afro-américaine, entre funk,<br />
soul et jazz, est ici retracé en pochettes, décryptant<br />
les disques de stars comme Aretha Franklin ou<br />
James Brown, mais aussi des noms moins connus,<br />
tels Mulatu Astatke ou Fontella Bass. S.R.<br />
QUI DE L’HOMME OU DU COCHON<br />
C’est l’une des meilleures fables politiques jamais<br />
écrites, mais aussi une dystopie. Les animaux<br />
d’une ferme se révoltent et mettent en place<br />
un nouveau régime politique, pire que celui<br />
des humains. Son adaptation en bande dessinée<br />
prend au collet dans une mise en scène efficace<br />
où la formule orwellienne « Tous les animaux<br />
sont égaux, mais certains sont plus égaux<br />
que d’autres » prend tout son sens. L’ouvrage<br />
s’achève sur un constat amer pour les autres<br />
animaux asservis : plus rien ne semble distinguer<br />
les cochons de leurs anciens maîtres. C.F.<br />
RODOLPHE ET PATRICE LE SOURD,<br />
La Ferme des animaux de George Orwell,<br />
Delcourt, 48 pages, 10,95 €.<br />
ENVIES<br />
D’AILLEURS<br />
Il y a cent ans, il fallait des<br />
semaines, voire des mois, pour<br />
parvenir à destination. C’était un<br />
temps où le voyage était la chasse<br />
gardée d’une caste de privilégiés.<br />
Ou d’aventuriers. À travers des<br />
trésors documentaires (photos d’époque souvent inédites, affiches<br />
publicitaires, billets, menus, étiquettes à bagage), cette anthologie<br />
ressuscite les fascinants balbutiements du voyage (1869-1939)<br />
et retrace la magie des grands périples. Du Grand Tour de l’Europe<br />
à l’Extrême-Orient, à bord de l’Orient Express, du Transsibérien<br />
ou du Titanic, chaque voyage résonne de passages célèbres tirés<br />
de récits des premiers écrivains voyageurs, tels Charles Dickens,<br />
Jules Verne, Francis Scott Fitzgerald ou encore Mark Twain. C.F.<br />
MARC WALTER ET SABINE ARQUÉ, The Grand Tour :<br />
L’Âge d’or du voyage, Taschen, 616 pages, 60 €.<br />
ESPRIT SUBVERSIF<br />
Quatre cents ans et pas une ride. Est-ce<br />
la liberté de ton de Jean de La Fontaine,<br />
né en 1621, la justesse des mots ou le jeu<br />
subtil entre représentations animale et<br />
humaine de ses personnages qui investissent<br />
les Fables d’une inaltérable modernité ? Il<br />
n’en reste pas moins que l’acuité de sa vision<br />
sur la nature humaine est saisissante et<br />
que d’un tableau à l’autre, chacun de nous<br />
s’y trouve dépeint. Doué pour le bonheur,<br />
ce « garçon de belles lettres » n’en finit pas<br />
de nous instruire. Cette nouvelle édition<br />
illustrée a tout d’un coffret enchanteur. C.F.<br />
JEAN DE LA FONTAINE, Fables, La Pléiade, 1248 pages, 55 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 21
ON EN PARLE<br />
INTERVIEW<br />
Léonie Pernet,<br />
le retour aux sources<br />
Dans son second album, Cirque de consolation,<br />
la musicienne française chante mieux<br />
que jamais. Et mêle des propos engagés<br />
à l’électronique occidentale ou des musiques<br />
traditionnelles ouest-africaines.<br />
<strong>AM</strong> : Après la révélation de votre premier album,<br />
que c’était un leurre, et que je portais par ailleurs<br />
Crave, comment avez-vous abordé le virage toujours un racisme à mon encontre en moi. C’est ce que<br />
risqué que représente un second disque ?<br />
raconte notamment le morceau « Intérieur négro ».<br />
Léonie Pernet : Rien n’aurait pu être plus douloureux<br />
Il fallait que j’aille chercher ma part noire…<br />
que la naissance de Crave, donc ça a été moins stressant Quelle musique africaine écoutez-vous ?<br />
que ce qu’on pourrait imaginer ! Ce qui a changé, c’est<br />
J’ai longtemps écouté de la musique arabe, mais<br />
que j’ai travaillé ma voix, j’ai écouté d’autres musiques… quand j’ai découvert la scène ouest-africaine, ça a été<br />
Mon besoin d’ouverture était profond. J’avais envie de texte, un choc ! J’aime Tinariwen et le blues touareg, les modes<br />
de chant, de plus de percussions et d’éléments organiques. harmoniques de la musique malienne… J’emprunte même<br />
D’être moins vaporeuse, en quelque sorte ! Surtout, j’ai décidé une kora dans « À rebours ». Pour mon concert parisien<br />
de travailler avec un réalisateur, Jean-Sylvain Le Gouic. de la Cigale [le 25 mars prochain, ndlr], je rêve d’inviter<br />
À mes débuts, j’étais seule aux commandes car j’avais peur Toumani Diabaté ! La scène électronique africaine est<br />
qu’en collaborant avec un homme, on puisse<br />
également très enthousiasmante, je suis<br />
penser que les idées venaient de lui, alors<br />
fan du collectif et label Nyege Nyege.<br />
que j’écris et compose tous mes morceaux.<br />
Pourquoi ce très beau titre, quelque peu<br />
Mais cette fois, j’étais en confiance, et j’ai pu<br />
mélancolique, Cirque de consolation ?<br />
aller plus loin encore du point de vue créatif.<br />
C’est un endroit qui existe, mais que je<br />
Dans Cirque de consolation,<br />
n’ai jamais visité ! J’en ai découvert l’existence<br />
les influences africaines s’imposent.<br />
par hasard, en rentrant d’un concert en Suisse,<br />
Un retour aux sources ?<br />
il y a quelques années. C’était un trajet long,<br />
Oui, elles accompagnent l’acceptation<br />
pénible, un peu étrange. Par la fenêtre du van,<br />
des origines de mon père biologique,<br />
j’ai vu ce panneau qui indiquait « Cirque de<br />
touareg du Niger. Je l’ai enfin rencontré<br />
consolation ». J’ai eu l’impression qu’il m’était<br />
Cirque de consolation, InFiné.<br />
il y a quelques années… et je n’ai pas de<br />
adressé ! Quelques mois plus tard, j’ai écrit<br />
mots pour expliquer à quel point cela a été fort. Cette grande un morceau du même nom. Ce titre est littéraire, poétique,<br />
réconciliation personnelle m’a naturellement ouverte à et résonne avec mon chemin familial. Outre le clin d’œil<br />
d’autres espaces culturels, notamment cette part africaine à La Société du spectacle, de Guy Debord, il y a dans ce titre<br />
que je porte en moi. Car pendant longtemps, je n’ai pas eu quelque chose qui interroge notre humanité d’aujourd’hui…<br />
conscience de la richesse artistique du continent, même si j’ai Vous chantez en français, les rythmiques sont<br />
toujours parlé de métissage et d’hybridation, et que je suis très présentes… C’est un nouveau départ ?<br />
férue de la littérature de Frantz Fanon et d’Édouard Glissant Cet album, c’est la suite de Crave, qui parlait beaucoup<br />
– le concept de Tout-Monde m’a beaucoup impressionnée. du manque. Sa suite naturelle, c’est la consolation. Puis la<br />
Dans cet album très personnel, vous évoquez l’addiction, tentative de joie… À la sortie de mon premier disque, j’avais<br />
la reconstruction, l’amour, mais aussi le racisme… déjà commencé à chanter en français et trouver un nouveau<br />
Jusqu’à ce que je rencontre mon père, j’avais l’impression ton. Après mes premières chansons dotées de beaucoup de<br />
d’être libre, de bien vivre mon homosexualité et<br />
passages lents et sombres, je voulais ramener de la lumière<br />
mon métissage, par exemple. Mais j’ai compris<br />
en ce bas monde ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont<br />
JEAN-FRANÇOIS ROBERT - DR<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
COURTESY DANIELE GENADRY & GALERIE IN SITU-FABIENNE LECRLERC, GRAND PARIS - DR<br />
FOIRE<br />
Proposal (Mountain Time), Daniele Genadry, 2014.<br />
LE MENA<br />
À L’HONNEUR<br />
Avec 15 galeries et 100 œuvres provenant<br />
d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, MENART<br />
FAIR crée une nouvelle fois la surprise.<br />
APRÈS AVOIR INVESTI PARIS au printemps dernier, Menart Fair fait escale<br />
à Bruxelles, en janvier, pour sa seconde édition. Exclusivement dévolue à l’art<br />
contemporain et moderne d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (MENA), cette foire<br />
a été lancée sous l’impulsion de Laure d’Hauteville. Férue d’art, celle-ci œuvre activement<br />
au dialogue interculturel entre le Moyen-Orient et l’Occident depuis près d’une trentaine<br />
d’années. Elle a ainsi fondé en 1998, à Beyrouth, le premier salon international d’art<br />
contemporain consacré à la création de la région MENA. Forte du succès de l’exposition<br />
« Regards d’Orient » en octobre dernier – suivie de la vente aux enchères au sein de la<br />
maison Cornette de Saint Cyr, à Paris –, Laure d’Hauteville assure : « L’art du Liban, de la<br />
Tunisie et du Maroc est très prisé. » Menart Fair, dont la direction artistique a été confiée<br />
à Joanna Chevalier, se tiendra durant la 66 e Brussels Art Fair et réunira 15 galeries<br />
(Nathalie Obadia, La La Lande, ou encore 193 Gallery). Les pièces emblématiques<br />
de talents émergents comme la Yéménite Alia Ali ou le Tunisien Bechir Boussandel<br />
se tailleront une place parmi la centaine d’œuvres exposées. ■ Fouzia Marouf<br />
MENART FAIR, Cornette de Saint Cyr, Bruxelles (Belgique),<br />
du 21 au 23 janvier 2022. menart-fair.com<br />
ROMAN<br />
NOUVELLE AURORE<br />
L’économiste et écrivain sénégalais<br />
Felwine Sarr livre un récit poétique<br />
sur le destin et l’éveil.<br />
DÉTERMINÉ, ce professeur<br />
de philosophie africaine<br />
contemporaine à l’université Duke,<br />
en Caroline du Nord, arpente<br />
le monde comme on explore ses<br />
rêves, son histoire. Inlassablement,<br />
obstinément. Forgé à l’école de<br />
pensée de Nietzsche, de Dante,<br />
des philosophes indiens et chinois,<br />
il a cofondé avec l’historien et<br />
politologue camerounais Achille<br />
Mbembe les Ateliers de la pensée<br />
à Dakar et à Saint-Louis, en 2016,<br />
pour réfléchir aux mutations<br />
du monde contemporain. Après<br />
l’essai Afrotopia, pour une nouvelle<br />
manière de regarder « l’Afrique en<br />
mouvement », ou encore La Saveur<br />
des derniers mètres, carnet de<br />
voyage singulier dans lequel<br />
il prend le pouls du monde, ce libre<br />
penseur revient avec un roman<br />
sur la fraternité et les chemins,<br />
parfois ardus, qui mènent à<br />
l’apaisement. Une quête initiatique,<br />
sous le signe du double, où des<br />
jumeaux font route, l’un porté par<br />
une spiritualité ancestrale, l’autre<br />
par une nécessaire rédemption.<br />
Jusqu’à la métamorphose. ■ C.F.<br />
FELWINE SARR,<br />
Les lieux qu’habitent<br />
mes rêves, Gallimard, 15 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 23
ON EN PARLE<br />
La Cuisine de Gagny, à Marseille,<br />
propose les recettes originales<br />
de son chef malien, Gagny Sissoko.<br />
SPOTS<br />
CUISINE<br />
INTUITIVE ET<br />
CLASSIQUES<br />
Que ce soit à Marseille ou à Paris,<br />
la CRÉATIVITÉ DU CHEF<br />
fait le charme de l’adresse.<br />
À La Cuisine de Gagny, on ne trouvera pas de plats<br />
africains ou occidentaux classiques, mais on aura le plaisir<br />
de découvrir les recettes originales du Malien Gagny<br />
Sissoko. Adepte de la cuisine intuitive, le chef créé ses<br />
assiettes à partir de produits de saison, en circuit court<br />
et à 90 % bio, dans ce restaurant marseillais, ouvert<br />
en 2018, qui a été nommé aux Fork Awards 2021. On<br />
retrouve ses racines dans certaines saveurs, comme<br />
dans les gnocchis au manioc, ou dans les modalités<br />
de cuisson qui lui servent d’inspiration. Si vous passez<br />
par là pour la première fois, on vous conseille de<br />
Situé à Paris, Lokita est né en 2018.<br />
goûter sa daube de poulpe ou de lui faire confiance<br />
sur le poisson du jour : il saura vous conquérir.<br />
Également né en 2018, mais à Paris, Lokita laisse toute<br />
leur place aux grands classiques. Pourtant, les vraies stars<br />
de cette cantine, ce sont les pastels farcis et roulés à la main<br />
d’Aissata Coundio, ses accras auxquels la farine de niébé<br />
donne un twist inattendu et ses jus de fruits traditionnels<br />
(lokitajus.fr). Chaque recette naît d’une recherche de la cheffe,<br />
d’origines mauritanienne et sénégalaise. Avant d’ouvrir son<br />
restaurant, elle a testé ses produits sur les marchés, modifiant<br />
ses tapas africaines, élaborés à partir d’une recette familiale,<br />
pour leur donner un goût qu’on ne retrouve pas ailleurs.<br />
Comme les pastels aux légumes ou son jus Néno (du nom<br />
de sa grand-mère), à base d’hibiscus blanc. Un assortiment<br />
qu’elle propose aussi à emporter, par exemple dans une box<br />
apéro spécial week-end, qui met l’eau à la bouche. ■ L.N.<br />
DR<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
ARCHI<br />
Pal_maison, la villa<br />
qui respecte la palmeraie<br />
Avec ce projet judicieux, le CABINET TUNISIEN Ï+Ï<br />
vient d’être nommé aux EU Mies Awards 2022.<br />
POUR LA PREMIÈRE FOIS, quatre projets<br />
tunisiens sont en compétition pour<br />
obtenir le prix de l’Union européenne<br />
pour l’architecture contemporaine<br />
Mies van der Rohe 2022, qui sera remis<br />
en mai prochain. Parmi les ouvrages<br />
présélectionnés, Pal_maison, signé par<br />
Souleïma Fourati du cabinet ï+ï, a un nom<br />
qui est tout un programme : cette villa<br />
de 220 m 2 surgit au cœur de la palmeraie<br />
de Tozeur, dans une oasis de 3 hectares<br />
qu’il fallait à tout prix préserver.<br />
Les deux parallélépipèdes en H, construits<br />
sur un socle carré pavé de briques en terre<br />
cuites – disposées de façon à rappeler<br />
les motifs des tapis traditionnels de la<br />
région –, s’harmonisent parfaitement avec<br />
le paysage. L’entrée principale du bâtiment<br />
sépare l’espace jour de l’espace nuit. Les<br />
salons et la cuisine, lieux de convivialité<br />
par excellence, relient les deux rectangles<br />
tout en s’ouvrant sur la piscine. Le<br />
bassin est une interprétation sous forme<br />
contemporaine des canaux d’irrigation<br />
des palmiers, dont l’eau, non traitée,<br />
est réutilisée pour arroser la plantation.<br />
Tout est construit pour assurer l’intimité<br />
et le confort des occupants. L’orientation<br />
de la villa protège les intérieurs du soleil<br />
du Sahara et les ouvertures sont occultées<br />
par des façades en briques ajourées,<br />
qui filtrent la lumière du sud.<br />
En même temps, les volets en bois de<br />
palmier limitent les chocs thermiques<br />
le soir et l’été. Protagoniste absolu<br />
du projet, le palmier a également<br />
été utilisé pour créer les meubles<br />
de la cuisine, les dressings ainsi que<br />
les magnifiques portes. ■ L.N.<br />
DR<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 25
PARCOURS<br />
Youness Miloudi<br />
LES IMAGES DE CE PHOTOGRAPHE MAROCAIN<br />
montrent une esthétique contemporaine de la jeunesse iranienne.<br />
Il participera à un group show lancé par Hassan Hajjaj à la Hannah<br />
Traore Gallery, à New York, en janvier. par Fouzia Marouf<br />
Dans « PerseFornia, avoir 20 ans à Téhéran », sa série consacrée à la jeunesse iranienne<br />
exposée en novembre à la galerie parisienne Nouchine Pahlevan, Youness Miloudi<br />
proposait une déambulation singulière. Les visages rieurs des filles et des garçons<br />
s’offrant au crépuscule, les mains gantées d’une street artist s’attardant sur une œuvre<br />
qu’elle finalise à la bombe de peinture sont autant de réflexions sur la liberté en<br />
Iran : « J’ai découvert cette vitalité à la suite d’une rencontre très forte avec un jeune<br />
couple, avec lequel je me suis lié d’amitié. En 2017, je me suis attaché à réaliser<br />
un travail d’inspiration documentaire, durant lequel j’ai suivi des jeunes dans leur<br />
quotidien. Je souhaitais donner un visage différent de l’Iran. À l’image de cette<br />
jeunesse créative, dont j’étais témoin, et qui recourait à un mode de vie totalement alternatif, tout en composant<br />
avec les lois de la république islamique », souligne-t-il. Réalisées en extérieur et en intérieur, ces images révèlent<br />
un autre personnage emblématique, Téhéran : noctambule, jouissive, la ville a été saisie sous divers angles.<br />
Pugnace et entier, Youness Miloudi sillonne l’Iran durant plusieurs mois afin de s’imprégner de la culture perse.<br />
Ses premiers travaux sont éclairés par son envie de comprendre ce pays aussi vaste que complexe. Cette série<br />
intimiste prend peu à peu forme hors du cadre traditionnel :<br />
« La photographie est un médium indéniable pour aller vers l’autre,<br />
elle incarne une ouverture sur le monde. Les Iraniens sont très<br />
accueillants, d’un contact direct et plein de curiosité à la vue de<br />
voyageurs. J’ai ressenti le besoin de m’attarder un certain temps aux<br />
côtés de cette jeunesse underground afin de la documenter au plus près<br />
de la réalité. J’en retiens des jeunes qui mènent leur propre révolution<br />
en silence. Surprenants, contournant les interdits, ils s’expriment<br />
grâce à l’art et la culture. » Né en 1984 à Fès, l’artiste met le cap sur<br />
la France en 2005 afin de suivre des études d’ingénierie à l’université<br />
Sans titre, série « PerseFornia,<br />
avoir 20 ans à Téhéran ».<br />
de Picardie Jules Verne. Féru de cinéma et de musique, marqué par l’univers du cinéaste Tony Gatlif, il organise<br />
des concerts dédiés à la culture urbaine, comme la danse, le hip-hop ou le breakdance. La création documentaire<br />
l’interpellant, il décide de se consacrer pleinement à la photographie et au voyage en 2013 et se met en quête<br />
de sujets hors de sa zone de confort : « J’ai toujours été fasciné par l’image et ses multiples aspects. Arrivé en<br />
France, j’ai enchaîné en parallèle des petits jobs afin de m’offrir mon premier appareil photo. J’ai commencé<br />
par travailler dans l’événementiel et par faire de la photo en studio. Puis, ma pratique et mes choix se sont affinés,<br />
et j’ai décidé de me tourner vers la photographie de témoignage », se souvient-il. En 2018, il présente pour la<br />
première fois une partie de son projet « PerseFornia » sous la forme d’un collectif à la foire d’art contemporain<br />
africain 1-54 Marrakech. Suit une deuxième exposition en 2019 à Photo Doc, rendez-vous incontournable<br />
de la photographie documentaire à Paris. Dans l’optique de s’ouvrir à de nouvelles perspectives, il participera<br />
en janvier prochain à un group show initié par Hassan Hajjaj à la Hannah Traore Gallery, à New York. ■<br />
YOUNESS MILOUDI<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
WI<strong>AM</strong>E B.<br />
« Je souhaitais<br />
donner un visage<br />
différent<br />
de l’Iran. »
Communiqué<br />
Radisson Hotel Group s’attend à une année solide, avec une expansion dans les principales villes<br />
d’Afrique de l’Ouest et Centrale. Erwan Garnier, Directeur Senior,<br />
Afrique, Radisson Hotel Group, nous parle des projets du groupe<br />
Radisson Hotel Gr oup réalise sa<br />
grande ambition pour l’Afrique<br />
Exterieur du Radisson Collection Bamako<br />
Quel est le portefeuille actuel de Radisson<br />
Hotel Group et quelles sont ses ambitions<br />
pour l’Afrique de l’ouest et centrale ?<br />
L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale<br />
représentent des marchés clés dans notre<br />
stratégie de développement continentale,<br />
en faisant passer notre portefeuille d’une<br />
unité en 2008 à 25 hôtels en exploitation<br />
et en développement aujourd’hui. Grâce<br />
à cette solide stratégie d’expansion, nous<br />
sommes en passe de consolider notre<br />
leadership et de doubler notre portefeuille<br />
pour atteindre 50 hôtels d’ici 2025.<br />
Quelles ont été les réalisations marquantes<br />
dans cette région au cours des<br />
deux dernières années ?<br />
Malgré la pandémie, nous avons été en<br />
mesure d’accroître notre portefeuille en<br />
Afrique de l’Ouest et centrale avec la signature<br />
de trois nouveaux hôtels, ajoutant<br />
plus de 625 chambres. Nous avons renforcé<br />
notre présence sur des marchés clés tels<br />
que le Nigeria et le Mali, tout en pénétrant<br />
sur un nouveau marché, le Ghana. Les conversions<br />
étant au cœur de notre stratégie<br />
de croissance, nous avons pu ouvrir des<br />
hôtels en accélérant le repositionnement<br />
de structures existantes. Une autre étape<br />
importante a été le lancement de notre<br />
marque Radisson Collection en Afrique,<br />
avec l’ouverture du Radisson Collection de<br />
Bamako en décembre 2020<br />
En avril de cette année, nous avons également<br />
lancé notre première propriété Radisson<br />
Individuals en Afrique, avec la signature<br />
de l’hôtel Earl Heights Suites, membre de<br />
Radisson Individuals, à Accra, au Ghana.<br />
L’ouverture est prévue au cours du premier<br />
trimestre 2022. Radisson Individuals est une<br />
marque de conversion qui offre aux hôtels<br />
indépendants et aux chaînes locales et<br />
régionales l’opportunité de faire partie de<br />
la plateforme mondiale de Radisson Hotel<br />
Group, de bénéficier de la notoriété et<br />
de l’expérience internationale du Groupe,<br />
tout en ayant la liberté de conserver leur<br />
caractère unique et leur identité.<br />
Quel est la stratégie d’expansion et les<br />
priorités en Afrique de l’ouest et centrale ?<br />
Nous avons identifié six pays avec une<br />
stratégie claire de croissance, axé sur les<br />
capitales, les centres financiers et les destinations<br />
touristiques. Huit villes sont au<br />
cœur de notre ambition : Abuja, Lagos,<br />
Accra, Abidjan, Dakar, Yaoundé, Douala et<br />
Kinshasa. Notre stratégie se développe les<br />
hôtels d’affaires, les centres de villégiature,<br />
Erwan Garnier, Directeur Senior, Afrique,<br />
Radisson Hotel Group.<br />
Reception du Radisson Collection Bamako.<br />
les appart-hôtels et les développements à<br />
usage mixte.<br />
Au Nigeria, nous avons pour objectif<br />
d’augmenter de 50 % notre portefeuille de<br />
neuf hôtels d’ici 2025. L’objectif principal est<br />
la capitale Abuja, suivie de Lagos et Port<br />
Harcourt. Nous prévoyons de développer<br />
chacune de nos six marques au Nigeria,<br />
y compris notre toute nouvelle marque<br />
Radisson Individuals, afin de soutenir les<br />
conversions potentielles.<br />
Au Ghana, nous souhaitons développer<br />
l’ensemble de notre portefeuille, en mettant<br />
l’accent sur l’expansion de la capitale,<br />
Accra, ainsi que Kumasi, la seconde ville<br />
du pays et Takoradi sur le positionnement<br />
resort.<br />
En Côte d’Ivoire, Abidjan est au cœur de<br />
notre action et nous avons pour objectif de<br />
répondre aux besoins du marché en ayant<br />
chacune de nos six marques présentes d’ici<br />
la fin 2025. Cela inclut Plateau, Cocody,<br />
Marcory and Zone 4. De plus nous souhaitons<br />
nous développer dans le pays sur<br />
le segment affaires à Yamoussoukro et<br />
San-Pedro ainsi que sur le segment loisirs<br />
à Assini et Grand Bassam.<br />
Au Sénégal, nous souhaitons également<br />
développer chacune de nos marques, en<br />
concentrant notre expansion dans le centre<br />
de Dakar avec le Plateau, la Corniche, Ngor<br />
et Point E ainsi que Diamniadio et Saly. Les<br />
autres villes que nous avons identifiées<br />
pour notre expansion sont Touba, Saint<br />
Louis et Cap Skirring.
C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
BONNE ANNÉE !<br />
DOM<br />
Je viens de me rendre compte, à la relecture des « C’est comment ? » des numéros<br />
doubles de fin d’année sur cinq ans, que les vœux pieux se juxtaposent. Pour que<br />
le terrorisme cesse, pour que la redistribution des richesses soit effective, pour que les<br />
démocraties et la bonne gouvernance s’installent, pour que la demande d’emploi exponentielle<br />
soit satisfaite, pour que les filles aillent à l’école, pour que l’environnement et sa<br />
dégradation galopante soit enrayée, pour que, pour que… Et les Cassandre argueront<br />
que ça ne marche pas. Les esprits chagrins comptabiliseront les non-avancées, voire<br />
les violents reculs dans certains pays. Et surtout, tout en souhaitant que tout s’arrange,<br />
on ne parle que de catastrophes, de négatif, de ce qui ne bouge pas, ne change pas.<br />
Alors, pour 2022, on va faire différent. En regardant un peu notre continent<br />
par une lorgnette positive, inversée. Et d’abord pour parler<br />
de l’actualité : le retour du coronavirus, des frontières qui se<br />
ferment et du stress qui se généralise à nouveau. À l’heure<br />
où cette édition boucle, nul ne sait quelle sera l’évolution du<br />
nouveau variant Omicron, venu d’Afrique du Sud. Mais on<br />
peut espérer, déjà, que l’Afrique (hormis l’Afrique australe,<br />
peut-être) devrait continuer à prouver sa résistance face à<br />
la pandémie, aux pandémies. Avec des systèmes de santé<br />
bien plus défaillants que ceux du Nord, une couverture vaccinale<br />
quasiment nulle (moins de 7,5 % début décembre),<br />
le continent a montré la force de sa population jeune et<br />
les résiliences étonnantes de la plupart de ses économies.<br />
Malgré, là encore, les prédictions les plus funestes.<br />
Sa jeunesse, justement, celle qui a décidé dans un<br />
pays sahélien – demain deux, peut-être plus – de prendre<br />
son destin en mains en descendant dans la rue pour dire<br />
stop. Cette jeunesse encore qui se lance dans l’autoemploi,<br />
monte des entreprises, crée de la richesse, sans<br />
trop attendre que les États aident, soutiennent.<br />
De nombreux autres signes positifs existent, si l’on<br />
regarde bien, comme l’appropriation des nouvelles technologies de demain en un temps<br />
record. Ou encore les premiers fruits, ici et là, des programmes de développement mis en<br />
place par les États. Et aussi, la prise de conscience sur les questions environnementales,<br />
le ras-le-bol des paysannes qui dénoncent la destruction de la couche d’ozone par<br />
les pays riches…<br />
Certes, le trait est un peu forcé. Volontairement sur-enthousiaste. C’est juste pour<br />
montrer que le continent résiste et avance en même temps. À petits pas. À son rythme.<br />
Vers demain. C’est bon de l’écrire. Et de lui souhaiter une belle année 2022 ! ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 29
perspectives<br />
2022<br />
ANNÉE<br />
SUR<br />
LE FIL<br />
Pandémie, instabilité<br />
politique, insécurité,<br />
croissance économique au<br />
ralenti… Les indicateurs<br />
ont de quoi inquiéter<br />
le continent.<br />
Et pourtant, avec<br />
ses fortes potentialités,<br />
l’avenir lui appartient.<br />
par Zyad Limam<br />
Au moment où ces lignes sont écrites, début<br />
décembre 2021, le monde paraît au bord de la<br />
crise de nerfs. Deux ans après le début de la<br />
pandémie de Covid-19, un nouveau variant est<br />
apparu, détecté en Afrique du Sud, Omicron<br />
(15 e lettre de l’alphabet grec, précédée par Xi<br />
et suivi par Pi…). Le virus aurait muté de manière spectaculaire,<br />
serait devenu plus transmissible, peut-être plus dangereux<br />
que ses versions précédentes, dont le fameux Delta qui,<br />
lui, pousse la 5 e vague de contamination en Europe et aux<br />
États-Unis. Trois milliards de personnes dans le monde (très<br />
largement dans les pays riches) sont vaccinées, et pourtant<br />
les infections se poursuivent, même si elles sont moins meurtrières.<br />
La dépression guette les citoyens. Personne ne connaît<br />
vraiment les capacités néfastes d’Omicron, mais les États se<br />
barricadent, les frontières se hérissent de murs infranchissables.<br />
Le Maroc a fermé ses portes à l’entrée et à la sortie,<br />
enchaînant quasiment deux années blanches pour le tourisme.<br />
L’Afrique australe a été mise au ban des nations avec la fermeture<br />
massive des lignes aériennes. La reprise économique<br />
qui semblait bien engagée risque le coup d’arrêt, impactant<br />
bien plus encore les pays émergents et les pays pauvres qui<br />
n’ont pas les moyens budgétaires de doper leur croissance…<br />
Au-delà du Covid, de l’Omicron et du Delta, ce qui n’est pas<br />
rien, la situation générale n’est guère brillante. Iran, Ukraine,<br />
Taïwan, Palestine, les lignes de fronts sont nombreuses. Un peu<br />
30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
À Harare, au Zimbabwe,<br />
des personnes âgées<br />
ou prioritaires font la queue<br />
pour le vaccin Sinopharm.<br />
TAFADZWA UFUMELI/GETTY IMAGES<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 31
PERSPECTIVES<br />
partout, les démocraties sont menacées par des modèles autoritaires<br />
et centralisateurs. En Afrique, le coup d’État est de<br />
nouveau un mode d’accession au(x) pouvoir(s). En Europe et<br />
aux États-Unis, les droites extrêmes, populistes, identitaires, le<br />
trumpisme gagnent chaque jour du terrain. La COP26, à Glasgow<br />
(Écosse), aura souligné la quasi-impossibilité sémantique<br />
pour l’humanité de se confronter à la question, pourtant existentielle,<br />
du changement climatique et du développement durable.<br />
Dans cette ambiance sombre, on cherche des points d’appui,<br />
de rebonds, pour y croire, pour se lancer dans cette nouvelle<br />
année 2022 (et les suivantes) avec un peu plus d’optimisme.<br />
Pour l’Afrique et son 1,2 milliard d’habitants (à peu de<br />
chose près l’équivalent de l’Inde, et un peu moins que la Chine),<br />
l’objectif premier reste la vaccination de masse contre le Covid<br />
et ses variants potentiels ou existants, pour protéger le maximum<br />
de personnes, hommes, femmes, enfants. On ne pourra<br />
certainement pas « immuniser » totalement le continent, mais il<br />
faut atteindre un point critique, construire des digues sanitaires<br />
(en attendant l’épuisement du virus…). Début décembre 2021,<br />
les chiffres restent scandaleusement insuffisants. Un peu plus<br />
de 155 millions d’Africains ont reçu leur première dose, contre<br />
plus de 4 milliards à l’échelle du monde. Ainsi, un an après l’apparition<br />
des vaccins, seulement 11 % de la population du continent<br />
a pu bénéficier d’une première injection, et uniquement<br />
7,5 % des Africains sont considérés comme entièrement vaccinés<br />
(ourworldindata.org). Parmi les géants, la République démocratique<br />
du Congo est à moins de 1 %, l’Égypte à 15 % et l’Algérie<br />
à 12 %. En Côte d’Ivoire, au Ghana et au Sénégal, la couverture<br />
vaccinale se situe aux alentours de 10 %. Les rares bons élèves<br />
comme le Maroc sont à 61 %, ou la Tunisie à 43 %. Cette vaccination<br />
profite souvent aux élites, soucieuses de protection et du<br />
sésame pour voyager. La relative immunité collective apparaît<br />
encore loin. Cas d’école, l’Afrique du Sud, pays à économie intermédiaire<br />
– structurellement immunodéprimée par l’impact de<br />
la pandémie de VIH –, plafonne à 25 % de personnes vaccinées.<br />
L’ÉGOÏSME DES PAYS RICHES<br />
Ces chiffres ne sont plus acceptables. On peut souligner<br />
la méfiance d’une grande partie des populations, mais cette<br />
méfiance existe aussi dans le monde riche où l’on vaccine à<br />
tour de bras, en multipliant les incitations et les coercitions<br />
(pass sanitaire, etc.). On peut également souligner le manque<br />
de volonté de certains États, pour qui le Covid-19 n’est pas la<br />
première des urgences par rapport à l’immensité des besoins<br />
économiques, sociaux ou sécuritaires. On peut aussi estimer qu’à<br />
ce jour, l’Afrique, ce continent jeune, à la densité de population<br />
clairsemée, ne s’en tire pas si mal, pour ce qui est des contaminations<br />
et des victimes. Peut-être, aussi, faudrait-il une nouvelle<br />
génération de vaccins « classiques », facilement transportables,<br />
adaptés aux climats de l’hémisphère sud. On peut surtout<br />
souligner l’inconscience et l’égoïsme des pays riches, peu soucieux,<br />
au-delà des discours, de financer cet immense effort de<br />
vaccination vis-à-vis du continent. Une approche à courte vue.<br />
Comme le souligne Stella Kyriakides, commissaire européenne<br />
à la Santé : « Nobody will be safe, until everyone is safe » (« Personne<br />
n’est en sécurité, tant que tout le monde ne l’est pas »). La<br />
circulation intense du virus entraîne la naissance de nouveaux<br />
variants dont on ne peut pas prédire la nocivité. C’est le cas du<br />
Delta, probablement né en Inde lors du pic ravageur du printemps<br />
dernier. Et c’est le cas du désormais tristement célèbre<br />
Omicron, né probablement quelque part en Afrique australe.<br />
L’INDISPENSABLE PLAN DE RELANCE<br />
On demande beaucoup à l’Afrique en matière de modernisation,<br />
de lutte contre les criminalités, de stabilité sociale et institutionnelle,<br />
de démocratisation. Elle peut s’engager plus encore<br />
activement sur ces dossiers, tout en demandant au monde un<br />
véritable effort collectif sur le financement des vaccins, tant sur<br />
le plan du produit lui-même que de la logistique d’injections aux<br />
quatre coins du continent. Cet investissement de la communauté<br />
internationale aura un impact bénéfique pour l’humanité par<br />
la maîtrise des variants. Mais aussi pour éviter que la machine<br />
économique globale ne cale… Le Fonds monétaire international<br />
estime qu’il faudrait un peu plus de 50 milliards de dollars<br />
pour vacciner 60 % de la population mondiale d’ici à 2022. Une<br />
goutte d’eau comparée aux pertes boursières générées par l’apparition<br />
d’Omicron. Une goutte d’eau pour les États-Unis – à<br />
peu près 3 % du plan de rénovation des infrastructures porté<br />
par le président Biden, le Build Back Better. Un effort largement<br />
à la mesure de l’Europe et de l’Union européenne aussi,<br />
dont le destin est définitivement lié à celui de l’Afrique pour les<br />
décennies à venir : migration, sécurité, croissance, changements<br />
climatiques, ressources agricoles…<br />
La situation n’est pas loin d’être ubuesque. Les pays du G7<br />
ont commandé ou précommandé près de 3 milliards de<br />
doses supplémentaires, en trop par rapport à leurs besoins…<br />
Dans ce contexte, l’Afrique est en droit d’exiger un véritable effort<br />
en sa faveur, sur les vaccins, sur la logistique de vaccination,<br />
mais aussi sur la relance économique. Quant à la croissance, le<br />
continent a déjoué les scénarios catastrophistes et mieux résisté<br />
que prévu aux impacts du Covid. Les gouvernements ont investi<br />
et dépensé pour amortir le choc, mais le coup de frein est bien<br />
réel. On est passé de taux de croissance au-delà des 6, 7 et 8 %<br />
par an à des performances juste au niveau de zéro, et parfois<br />
négatives. Pour les pays tributaires du tourisme et des échanges,<br />
la facture est particulièrement lourde. Ce décalage de richesse<br />
a un impact direct avec des conséquences immédiates sur l’emploi,<br />
les revenus, la pauvreté, la capacité d’investir dans le social,<br />
la santé, l’éducation, les infrastructures… L’écart entre l’Afrique<br />
et le reste du monde va s’accroître.<br />
Pour reprendre pied, pour mieux lutter contre la pandémie<br />
tout en investissant dans son futur, l’Afrique a besoin d’un grand<br />
plan de relance. Elle a besoin de pouvoir accéder à des moyens<br />
financiers adaptés à l’immensité du défi. Les montants sont<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
ARNAUD SPANI/HEMIS.FR<br />
Au Sénégal, dans la région de Ferlo, on bouture,<br />
sème et élève des arbres destinés à reverdir le Sahel.<br />
chiffrés. Et ils restent modestes par rapport à ce qui se fait dans<br />
les pays riches. L’Afrique aurait besoin d’au moins 500 milliards<br />
de dollars sur les trois ans qui viennent. L’objectif n’est pas que de<br />
renflouer les trésors publics, de boucher des trous budgétaires.<br />
L’objectif, c’est surtout de favoriser un kick-start (démarrage<br />
rapide) de l’investissement, de pousser des projets structurants<br />
(en particulier dans le domaine des infrastructures), de favoriser<br />
le développement du secteur privé, des entreprises locales, et<br />
donc de l’emploi. Tous les chantiers sont ouverts : agro-industrie,<br />
alimentation, pharmacie, textiles, bâtiments, énergie, télécoms,<br />
nouvelles technologies de l’information et de la communication,<br />
eau, pêche, tourisme, services, banques, assurances…<br />
LA GRANDE MURAILLE VERTE<br />
Les potentialités sont là, le cadre juridique doit être amélioré,<br />
la sécurité aussi, la communication et la séduction externe<br />
également, mais l’Afrique est réellement le continent de l’avenir.<br />
Et ses élites doivent le marteler aux quatre<br />
coins du monde. Un grand industriel français<br />
confiait récemment en aparté : « J’ai vu<br />
la Chine sortir de la pauvreté, changer en<br />
quelques décennies. Je connais l’Afrique. Et<br />
l’Afrique, c’est la Chine de demain, le processus<br />
est en marche… »<br />
Pour cette émergence africaine, l’une des<br />
clés sera l’investissement du continent dans<br />
la transition énergétique et le développement<br />
durable. À la fois pour protéger son patrimoine<br />
et limiter les effets du changement climatique,<br />
mais aussi pour générer des entreprises, des<br />
projets, de la recherche, des financements.<br />
Malgré la pression démographique, l’Afrique<br />
peut être le continent vert du XXI e siècle. Outre<br />
l’or ou le pétrole, c’est le continent de l’eau,<br />
du soleil et du vent (deux énergies possibles).<br />
C’est un continent maritime ouvert sur deux<br />
océans (Atlantique et Indien) et une mer<br />
(Méditerranée), avec un formidable potentiel<br />
d’économie bleue. Avec 60 % de terres arables,<br />
l’Afrique pourrait se nourrir elle-même et<br />
nourrir le monde. L’Afrique enfin, c’est aussi le<br />
continent des forêts. L’Afrique centrale constitue<br />
le deuxième massif de forêt dense et tropicale<br />
au monde. La protection et la valorisation<br />
de ce massif sont d’autant plus primordiales<br />
que le bassin de l’Amazone se dégrade chaque<br />
jour. Et que, sans forêts, la vie sur Terre va inéluctablement<br />
se compliquer… Dans cet ordre<br />
d’idées, la reforestation du Sahel et de l’Afrique<br />
de l’Ouest est tout aussi prioritaire pour stopper<br />
l’avancée du désert, fixer les populations,<br />
offrir des perspectives, lutter contre les tentations<br />
terroristes… Symbole de cette grande ambition africaine,<br />
le projet Grande muraille verte : l’objectif initial était la mise en<br />
place d’une barrière végétale qui traverserait l’Afrique d’ouest en<br />
est sur 8 000 kilomètres, du Sénégal à Djibouti. Le plan directeur<br />
a évolué vers la création d’écosystèmes locaux connectés les<br />
uns aux autres. Objectif affiché d’ici à 2030 : remettre en état<br />
100 millions d’hectares de terres dégradées, séquestrer 250 millions<br />
de tonnes de carbone et créer 10 millions d’emplois verts.<br />
Les défis sont multiples, chaque pays sur le « tracé » doit faire<br />
face à d’immenses difficultés, y compris sécuritaires, mais ce<br />
projet pharaonique est porteur. Lors du sommet One Planet en<br />
janvier 2021, à Paris, a été adoptée l’idée d’un « accélérateur » de<br />
la muraille verte, doté de 19 milliards de dollars. Et aux États-<br />
Unis, pays du capitalisme roi, la restauration des terres apparaît<br />
comme un excellent business, moralement utile et commercialement<br />
rentable. Voilà, l’avenir n’est pas écrit, il est à inventer.<br />
Allons-y franchement ! ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 33
PERSPECTIVES<br />
Le président français lors de la<br />
cérémonie d'entrée de Joséphine<br />
Baker au Panthéon, à Paris,<br />
le 30 novembre 2021.<br />
34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
En France,<br />
Macron<br />
cherche<br />
son second<br />
souffle<br />
DOMINIQUE JACOVIDES/POOL/REA<br />
C’était il y a presque cinq ans.<br />
En mai 2017, un jeune homme<br />
ambitieux, un Rastignac<br />
brillant et opportuniste, prenait<br />
de vitesse tout le système<br />
politique français et se faisait élire président<br />
de la République (à 38 ans, le plus jeune<br />
de l’histoire moderne gauloise), au nez et<br />
à la barbe des partis politiques traditionnels.<br />
Son mandat devait être celui d’une profonde<br />
modernisation du pays, d’une mise à niveau<br />
radicale qui dépasserait les antagonismes<br />
du passé. Celui d’un « reset » aussi sur le plan<br />
international, en particulier avec l’Afrique,<br />
en se débarrassant du poids et des ombres<br />
du colonialisme, des fantasmes du pré carré.<br />
De la coupe aux lèvres, la distance peut<br />
parfois se révéler presque insurmontable.<br />
Les années Macron auront été marquées<br />
par l’amateurisme du début, par la révolte<br />
brutale des Gilets jaunes, reflet de la colère<br />
de « l’autre » France. Et par la pandémie<br />
de Covid-19, avec son cortège de victimes,<br />
de contraintes et de confinements. À quelques<br />
mois de l’élection présidentielle d’avril<br />
prochain, le pays apparaît mentalement au<br />
bout du rouleau, et le débat est dominé par<br />
les angoisses identitaires, la peur surréaliste<br />
d’un grand remplacement, l’angoisse d’une<br />
immigration débridée… Pourtant, la France<br />
est vaccinée à 80 %, la croissance est de<br />
retour. Et finalement, Emmanuel Macron reste<br />
au centre du jeu, face à une gauche dévastée,<br />
une droite en recherche d’un début de<br />
programme enthousiasmant, et une extrême<br />
droite (normalement) inéligible au second<br />
tour. Emmanuel Macron, aujourd’hui 43 ans,<br />
s’avance à pas presque confiants. Mais comme<br />
le disait un proche du précédent président<br />
François Hollande, bien placé pour le savoir :<br />
« Rien ne se passe jamais comme prévu. » ■ Z.L.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 35
PERSPECTIVES<br />
En Tunisie,<br />
le scénario<br />
de tous<br />
les possibles<br />
Depuis le 25 juillet 2021,<br />
et la prise en main<br />
de tous les pouvoirs<br />
par Kaïs Saïed, la Tunisie,<br />
pays phare des révolutions<br />
arabes, récompensée par un prix<br />
Nobel de la paix en 2015, a changé de<br />
trajectoire et vit une expérience politique<br />
inconnue. Sur un terrain économique<br />
et social particulièrement fragilisé,<br />
le chef de l’État veut imposer sa solution<br />
globale, transformatrice et durable. Une<br />
métamorphose qui passe par des réformes<br />
de fond et qui doivent générer l’adhésion.<br />
Encore faudra-il s’accorder sur le modèle<br />
à suivre. Kaïs Saïed a déjà fait son choix :<br />
une démocratie directe, pour recueillir<br />
les demandes du peuple, et un pouvoir<br />
fort au sommet pour la mise en œuvre.<br />
Cette approche révolutionnaire sera<br />
certainement soumise à un référendum<br />
populaire, sans passer, semble-t-il, par<br />
un débat avec les corps intermédiaires que<br />
le président occulte. Quant aux problèmes<br />
économiques urgents, ils seront résolus par<br />
une reddition des comptes des opérateurs<br />
économiques largement soupçonnés de ne<br />
pas payer leur dû à la société. Le schéma<br />
séduit une partie de l’opinion, lassée<br />
par les dysfonctionnements graves de<br />
la décennie 2010-2020 et par la brutalité<br />
des inégalités sociales. Mais le plan<br />
se heurte à la société civile et à une<br />
partie de la classe politique, opposée au<br />
retour d’un raïs, soucieuse de défendre<br />
les acquis de la révolution, en particulier<br />
sur le plan des libertés et des institutions.<br />
Et en économie, le principe de réalité reste<br />
particulièrement puissant. L’année 2022<br />
sera donc celle de tous les possibles ;<br />
celle d’un nouveau départ ou d’une<br />
implosion interne. ■ Frida Dahmani<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
NICOLAS FAUQUÉ/ WWW.IMAGESDETUNISIE.COM<br />
Le chef de l’État Kaïs Saïed<br />
au palais de Carthage,<br />
le 17 août 2020. Quelques jours plus<br />
tôt, il s’était prononcé contre l’égalité<br />
dans l’héritage, s’attirant les foudres<br />
des militantes féministes.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 37
PERSPECTIVES<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
KENZO TRIBOUILLARD/AFP<br />
Les forces armées<br />
maliennes patrouillent<br />
entre Gao et Kidal,<br />
dans le nord du pays.<br />
Le Sahel,<br />
au cœur des enjeux<br />
Dans un Mali affaibli<br />
par deux coups d’État<br />
consécutifs en moins<br />
d’un an, où le colonel<br />
Assimi Goïta, 38 ans,<br />
chef autoproclamé de la transition,<br />
vient de reporter sine die le scrutin<br />
présidentiel démocratique prévu<br />
en février prochain, 2022 sera<br />
l’année de tous les dangers. La<br />
présence islamiste dans le nord,<br />
puis au centre, gagne du terrain. La<br />
force française Barkhane se redéploie<br />
(« abandonne le pays », selon le<br />
pouvoir malien) et cédait l’emprise<br />
de Kidal aux forces armées du<br />
pays, le 13 novembre dernier. Non<br />
loin de là, les mêmes groupuscules<br />
terroristes, affiliés à Al-Qaïda,<br />
frappent régulièrement un autre<br />
pays, le Burkina Faso. Une partie<br />
de la population est descendue<br />
dans la rue, fin novembre dernier,<br />
pour exiger le départ du président<br />
Roch Kaboré, qui semble débordé<br />
par l’actualité. Un convoi militaire<br />
français a été bloqué à Kaya, sous des<br />
slogans hostiles à la présence de la<br />
puissance hexagonale dans la région.<br />
Pouvoirs locaux affaiblis, transitions<br />
qui s’éternisent, persistance islamiste<br />
qui gagne du terrain sur fond<br />
de pauvreté et de luttes ethniques,<br />
armées en débâcle et sentiment<br />
antifrançais qui gronde… C’est<br />
le Sahel tout entier qui risque de<br />
basculer demain et de se transformer<br />
en une véritable poudrière. Les autres<br />
pays d’Afrique de l’Ouest s’inquiètent,<br />
surveillent leurs frontières nord et<br />
renforcent la sécurité en général.<br />
La paix au Sahel sera probablement<br />
l’un des enjeux géopolitiques<br />
majeurs en 2022, sans réel<br />
scénario optimiste qui se dessine<br />
à ce jour. ■ Emmanuelle Pontié<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 39
PERSPECTIVES<br />
Chine-Afrique :<br />
un nouveau contrat après<br />
vingt ans de mariage ?<br />
par Cédric Gouverneur<br />
Fin novembre 2021,<br />
à Dakar, s’est tenu le<br />
Forum sur la coopération<br />
sino-africaine (FOCAC)<br />
qui, depuis 2000, réuni<br />
tous les trois ans Pékin et ses 53 pays<br />
partenaires sur le continent – (tous,<br />
à l’exception du Swaziland, le<br />
tout dernier apôtre de Taïwan !).<br />
Une huitième édition en forme de<br />
réajustement réciproque, car derrière<br />
les chiffres pharaoniques (des échanges<br />
commerciaux multipliés par 20<br />
en vingt ans ; 1 million de Chinois<br />
sur le continent, où un projet sur<br />
trois est chinois !), la réalité s’impose :<br />
au terme de vingt ans de mariage,<br />
la Chine et l’Afrique s’avèrent toutes<br />
les deux quelque peu désillusionnées…<br />
La première, parce qu’elle se rend<br />
notamment compte que dépenser<br />
de l’argent ne suffit pas pour susciter<br />
du développement. La seconde, parce<br />
qu’elle s’endette, parfois lourdement,<br />
vis-à-vis de Pékin, et parce que<br />
le made in China – si bon marché<br />
et si accessible aux consommateurs –<br />
tue dans l’œuf la production africaine,<br />
moins compétitive. L’autarcie forcée,<br />
conséquente à la pandémie, a<br />
douloureusement rappelé la réalité<br />
de cette dépendance et de l’inégalité des<br />
échanges, incitant à, enfin, produire<br />
africain pour son propre marché.<br />
Certes, les habitants du continent<br />
conservent, dans leur majorité,<br />
une bonne image de la Chine, de ses<br />
ponts, de ses routes, de ses instituts<br />
culturels Confucius et de ses bourses<br />
universitaires. Mais ils se montrent<br />
désormais plus exigeants, attendant de<br />
la deuxième puissance mondiale – sur<br />
le point de dépasser les États-Unis d’ici<br />
le prochain FOCAC en 2025 – qu’elle<br />
traduise davantage les paroles en actes,<br />
elle qui ne cesse de clamer son refus<br />
de l’« ingérence » et de l’« impérialisme ».<br />
Signe des temps, le président Xi Jinping<br />
ne s’est pas déplacé à Dakar, mais<br />
il a promis, en visioconférence,<br />
« 300 milliards d’exportations<br />
africaines agricoles d’ici à 2025 »,<br />
et « 1 milliard de doses de vaccins »,<br />
dont 600 millions « offertes » et<br />
400 millions en production conjointe…<br />
B<br />
comme Béton<br />
Qui s’en souvient ? C’est sous la<br />
forme d’enceintes sportives que la Chine<br />
a commencé à redessiner l’architecture<br />
du continent : stade de l’Amitié à Dakar<br />
(Sénégal) en 1985 (60 000 places), stade<br />
du Général-Seyni-Kountché, à Niamey<br />
(Niger) en 1989 (35 000 places)…<br />
Un mouvement amorcé en 1970<br />
à Zanzibar et qui, désormais, se<br />
poursuit d’une Coupe d’Afrique des<br />
nations à l’autre… Mais Pékin a aussi<br />
diversifié ses ouvrages : parmi ses<br />
grands projets les plus emblématiques<br />
de ces vingt dernières années, citons<br />
le chemin de fer kényan Nairobi-<br />
Mombasa (4 milliards de dollars),<br />
celui entre Addis-Abeba (Éthiopie)<br />
et Djibouti (3 milliards), le nouveau<br />
siège de l’Union africaine à Addis-<br />
Abeba, le boulevard périphérique,<br />
toujours dans la capitale éthiopienne,<br />
la route gabonaise entre Port-Gentil et<br />
Libreville (600 millions de dollars)…<br />
« Un contrat qu’il faudrait cinq années<br />
pour discuter, négocier et signer avec<br />
la Banque mondiale prend trois mois<br />
avec les autorités chinoises », a résumé<br />
en 2008, le président sénégalais<br />
d’alors, Abdoulaye Wade. Les Chinois<br />
ont la réputation de ne pas tergiverser<br />
et d’être efficaces : ces méga-projets<br />
s’avèrent indispensables afin<br />
de désenclaver la masse continentale et<br />
de connecter le marché unique africain.<br />
Ainsi, le corridor Addis-Abeba-Djibouti<br />
a permis à l’Éthiopie, deuxième<br />
pays le plus peuplé du continent, de<br />
retrouver son accès à la mer Rouge,<br />
perdu lors la sécession de l’Érythrée,<br />
en 1993. « La Chine a fait de gros<br />
efforts pour financer les travaux<br />
d’infrastructures, mais s’est aperçue<br />
qu’elle n’avait pas toujours mené de<br />
façon correcte les études de faisabilité<br />
et de rentabilité », précise néanmoins<br />
Thierry Pairault, socio-économiste et<br />
sinologue, à nos confrères de France 5.<br />
Qu’importe, les Chinois ont besoin<br />
de construire en Afrique, débouché<br />
alternatif à un marché asiatique en voie<br />
de saturation : l’empire du Milieu est<br />
littéralement hérissé de gratte-ciel – on<br />
n’y compte plus les « villes fantômes »<br />
ultramodernes mais lugubres faute<br />
d’habitants ! Au risque de créer une<br />
bulle immobilière explosive, symbolisée<br />
par les menaces de faillite pesant depuis<br />
des mois sur le promoteur Evergrande…<br />
L’amitié entre l’État communiste et<br />
l’Afrique est donc scellée dans le béton.<br />
D<br />
comme Diaspora<br />
Un million de Chinois<br />
vivent désormais sur le continent<br />
africain, contre environ 130 000 il<br />
y a quinze ans. Ce sont des ouvriers<br />
et des cadres qui travaillent sur<br />
des projets d’infrastructures, ou des<br />
petits entrepreneurs venus investir<br />
(supérettes, restaurants asiatiques,<br />
etc.). Au début des années 2010,<br />
des commerçants, au Nigeria et au<br />
Ghana, ont protesté contre l’arrivée<br />
de ces concurrents. Un peu partout,<br />
les réflexions xénophobes envers cette<br />
communauté se sont multipliées dans<br />
les rues ou sur les réseaux sociaux.<br />
Il leur est souvent reproché de « vivre<br />
entre eux » et de « ne pas chercher à<br />
s’intégrer ». Pourtant, les couples mixtes<br />
– quoique encore rares – existent.<br />
40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
COOPER INVEEN/REUTERS<br />
Xi Jinping (en visioconférence)<br />
lors de son discours au<br />
FOCAC, qui s’est tenu à Dakar<br />
fin novembre.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 41
PERSPECTIVES<br />
Chaque parcours est différent, et les<br />
immigrés provenant d’un même pays<br />
ne sauraient se réduire à des<br />
stéréotypes. Aussi, le chiffre brut<br />
de 1 million de Chinois sur le<br />
continent doit être relativisé par<br />
rapport à l’importance globale de<br />
leur diaspora, de 80 à 100 millions<br />
d’individus à travers le monde. Selon<br />
l’École de guerre économique (EGE),<br />
un institut proche du ministère de<br />
la Défense français (et donc peu<br />
soupçonnable de complaisance envers<br />
Pékin), les 4000 à 8000 entreprises<br />
chinoises présentes ont permis la<br />
création de 1,6 million d’emplois<br />
indirects et plus de 100 000 autres<br />
directs. « La participation croissante<br />
des investissements privés chinois en<br />
Afrique est fortement positive pour les<br />
économies locales : création d’emplois,<br />
développement de compétences,<br />
transfert de connaissances, financement<br />
et développement d’infrastructures »,<br />
souligne l’EGE dans un rapport<br />
de 2020. Au Sénégal, alors que les<br />
commerçants locaux manifestaient<br />
contre cette concurrence jugée déloyale,<br />
une association de consommateurs<br />
applaudissait la démocratisation<br />
de la consommation et le soutien<br />
au pouvoir d’achat qu’apportait le<br />
made in China, moins cher. C’est bien<br />
le hic : « Les activités commerciales<br />
chinoises freinent l’éclosion véritable<br />
des entités économiques locales »,<br />
poursuit l’EGE. La solution ? Produire<br />
davantage de made in Africa !<br />
I<br />
comme Image<br />
Depuis plusieurs années,<br />
Afrobaromètre mesure l’image de la<br />
Chine à travers le continent. Celle-ci<br />
demeure globalement positive,<br />
au-dessus de 60 % d’opinions<br />
favorables. En 2016, l’étude constatait,<br />
en sondant les citoyens de 36 États<br />
africains, que ceux-ci avaient une<br />
bonne opinion de ce pays asiatique,<br />
en raison des projets de développement<br />
et la réalisation d’infrastructures<br />
– même s’ils déploraient la piètre<br />
qualité du made in China et le nombre<br />
relativement faible de créations<br />
d’emploi. Cinq ans plus tard, et malgré<br />
l’interminable pandémie apparue<br />
à Wuhan, le constat est quasiment<br />
identique. Mieux, son image a progressé<br />
dans les pays où ont continué de s’ériger<br />
des projets d’infrastructures. Malgré<br />
les sporadiques poussées antichinoises<br />
(alimentées par les scandales de<br />
corruption, le sentiment d’étranglement<br />
face à la dette – notamment en<br />
Zambie –, ou la concurrence des petits<br />
commerçants issus de la diaspora),<br />
l’image du grand empire communiste<br />
demeure donc solide, en comparaison<br />
de celle des anciennes puissances<br />
coloniales (France, Grande-Bretagne)<br />
ou des États-Unis, perçus comme<br />
« impérialistes » ou « néocolonialistes »<br />
au Mali, au Burkina Faso et – depuis<br />
quelques semaines – en Éthiopie.<br />
Surtout, alors que l’obtention de visas<br />
pour l’Europe est de plus en plus<br />
ardue, la Chine offre à la jeunesse<br />
africaine de belles opportunités :<br />
ses universités n’accueillent pas moins<br />
de 80000 étudiants africains (contre à<br />
peine 2000 il y a vingt ans). Des jeunes<br />
gens logés gratuitement sur les campus,<br />
bénéficiant d’une bourse et exonérés<br />
de frais de scolarité ! Pékin entend ainsi<br />
étendre son soft power, en formant les<br />
élites africaines de demain et en leur<br />
vantant au passage, non les mérites du<br />
pluralisme démocratique, mais ceux de<br />
l’État fort et de la « pensée Xi Jinping »!<br />
M<br />
comme Mines<br />
Historiquement, la Chine<br />
a noué des relations avec les pays<br />
africains dont les richesses du sous-sol<br />
l’intéressaient : l’Angola et son<br />
pétrole, la Zambie et son cuivre…<br />
Comme toute grande puissance,<br />
elle se devait de sécuriser ses accès<br />
aux matières premières indispensables<br />
à son développement. Le souci est<br />
que le secteur minier prête facilement<br />
le flanc aux dérives : conditions<br />
de travail éprouvantes, impacts<br />
environnementaux inévitables (« une<br />
mine propre n’existe pas » a, un jour,<br />
avoué un haut responsable minier<br />
européen !), réseaux de corruption<br />
facilités par la grande valeur ajoutée des<br />
produits d’extraction et la fluctuation<br />
de leurs cours. Sans surprise, la<br />
présence chinoise dans les activités<br />
minières du continent est émaillée<br />
d’incidents : en 2013, par exemple,<br />
les autorités zambiennes ont dû saisir<br />
une mine de charbon où les ouvriers<br />
s’étaient révoltés. Le coup de grisou<br />
final est survenu en octobre 2021, en<br />
République démocratique du Congo :<br />
la ministre des Mines Antoinette<br />
N’Samba Kalambayi estime que le<br />
« contrat du siècle », signé en 2008,<br />
entre la présidence Kabila et Pékin doit<br />
être « revu de fond en comble », celui-ci<br />
n’ayant pas tenu ses engagements dans<br />
l’exploitation du cuivre et du cobalt.<br />
L’accord portait sur un montant de<br />
plus de 6 milliards de dollars. Selon<br />
l’enquête collaborative Congo hold-up,<br />
réalisée notamment par RFI, Bloomberg<br />
et Mediapart – à partir de fuite de<br />
documents bancaires –, un vaste réseau<br />
de corruption, portant sur des dizaines<br />
de millions de dollars, s’est mis en place<br />
entre des responsables congolais et des<br />
sociétés chinoises. L’Initiative pour la<br />
transparence des industries extractives<br />
(ITIE) parle d’un « préjudice sans<br />
précédent dans l’histoire du Congo »,<br />
qui en a pourtant connu d’autres…<br />
Un mal pour un bien ? L’ampleur de<br />
cet indéniable scandale pourrait être<br />
l’occasion de refonder l’exploitation<br />
minière chinoise en Afrique sur<br />
des bases plus transparentes.<br />
P<br />
comme Piège (de la dette)<br />
Au FOCAC 2021 de Dakar,<br />
Pékin a promis à l’Afrique un total<br />
de 40 milliards – contre pas moins de<br />
60 au précédent sommet en 2018 – sous<br />
forme de droits de tirages spéciaux,<br />
d’investissements et… de prêts. Cette<br />
frénésie de prêts chinois inquiète,<br />
car elle fait repartir à la hausse<br />
un endettement du continent qui<br />
42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
MIKAL MCALLISTER/REUTERS<br />
avait, jusque-là, tendance à diminuer :<br />
souvent équivalent à 100 % du produit<br />
intérieur brut dans les années 1980<br />
et 1990, il n’était plus que de 28 % en<br />
2008… avant de remonter à 30 % en<br />
2013, puis à 56 % en 2019, selon les<br />
chiffres de la Banque mondiale. Et il<br />
caracole jusqu’à 80 % en Angola et<br />
en Zambie ! « La Chine est devenue<br />
le premier créancier d’Afrique<br />
subsaharienne, détenant 62,1 % de sa<br />
dette externe bilatérale en 2020, contre<br />
3,1 % en 2000 », a calculé le Trésor<br />
français. Selon le programme Initiative<br />
de recherche Chine-Afrique de l’École<br />
des hautes études internationales de<br />
l’université américaine Johns-Hopkins,<br />
à Baltimore (Maryland), la Chine a<br />
prêté, au total, 153 milliards de dollars<br />
au continent en vingt ans – surtout<br />
entre 2010 et 2016. Les prêts ont<br />
diminué avec la baisse du cours des<br />
matières premières. L’économiste<br />
sénégalais et enseignant-chercheur<br />
Mor Gassama estime que Pékin s’avère<br />
« moins regardant que les Européens en<br />
matière de transparence ». Il soupçonne<br />
qu’il existerait « des dettes secrètes<br />
des pays africains » envers l’empire<br />
du Milieu. Pour le remboursement, le<br />
prêteur privilégie le rééchelonnement<br />
avec – en théorie – la saisie d’actifs :<br />
au Kenya, la Chine pourrait ainsi<br />
prendre le contrôle du port de Mombasa<br />
dans le cas où Nairobi serait incapable<br />
de rembourser. En Zambie, c’est le<br />
distributeur national d’électricité,<br />
Zambia Electricity Supply Corporation<br />
Limited (ZESCO), qui risquerait de<br />
tomber sous sa coupe. Une atteinte à la<br />
souveraineté nationale dont les opinions<br />
publiques africaines commencent<br />
à s’agacer, notamment en Zambie,<br />
pourtant l’un des plus vieux partenaires<br />
de Pékin sur le continent – Mao Zedong<br />
y avait envoyé des techniciens<br />
pour bâtir le chemin de fer jusqu’en<br />
Tanzanie. Conscient de ces inquiétudes,<br />
Xi Jinping a, lors du FOCAC, promis<br />
d’annuler les dettes des pays les moins<br />
avancés. « En prêtant à l’Afrique,<br />
la Chine s’est constitué une clientèle<br />
Le président sénégalais Macky Sall avec son homologue chinois, en visite officielle<br />
à Dakar, en 2018.<br />
politique », a indiqué Thierry Vircoulon,<br />
chercheur à l’Institut français<br />
des relations internationales, à nos<br />
confrères de TV5 Monde. Aux Nations<br />
unies, les délégués africains votent<br />
pour les candidats chinois lors des<br />
nominations aux directions des agences<br />
onusiennes, comme pour l’Organisation<br />
pour l’agriculture et alimentation.<br />
Soulignons cependant que, si la Chine<br />
est le premier créancier de l’Afrique<br />
en tant que pays, le Fonds monétaire<br />
international, la Banque mondiale<br />
et les investisseurs privés détenteurs<br />
d’obligations la surclassent largement !<br />
U<br />
comme Uniforme<br />
En août 2017 s’est ouverte<br />
à Djibouti la première base en Afrique<br />
de l’Armée populaire de libération,<br />
le nom officiel de l’armée nationale<br />
de la République populaire de Chine.<br />
Une base navale « apte à accueillir<br />
un porte-avions », souligne le général<br />
américain Stephen J. Townsend dans<br />
un rapport de 2020. Les Américains<br />
remarquent que Pékin a également<br />
approché la Namibie, l’Angola et la<br />
Mauritanie afin de pouvoir disposer<br />
d’une deuxième base navale sur<br />
le continent, mais cette fois-ci sur<br />
la côte atlantique. Le gouvernement<br />
de la Grande Muraille fournit aussi un<br />
contingent croissant de Casques bleus<br />
aux missions de maintien de la paix<br />
des Nations unies en Afrique, estimé<br />
à environ 1900 hommes. Plusieurs<br />
de ces militaires ont d’ailleurs perdu<br />
la vie ces dernières années, au Soudan<br />
du Sud et au Mali. Les États-Unis<br />
voient en ces soldats onusiens chinois<br />
un prétexte pour déployer des troupes<br />
sur le continent… La Chine ne fait<br />
pourtant que sécuriser militairement<br />
ses intérêts sur un continent où elle se<br />
fournit en pétrole et en métaux, et où<br />
ne vivent pas moins de 1 million de<br />
ses citoyens. Après tout, les anciennes<br />
puissances coloniales qui, depuis<br />
les indépendances, ont multiplié<br />
les interventions armées, fomenté<br />
des coups d’État ou encouragé des<br />
tentatives de sécessions (Biafra,<br />
Katanga), se trouvent fort mal<br />
placées pour donner des leçons à<br />
Xi Jinping ! L’Afrique, elle-même, est<br />
parfois demandeuse : lors du FOCAC,<br />
le président sénégalais Macky Sall<br />
a demandé à Pékin de s’investir<br />
davantage dans la sécurité au Sahel,<br />
région meurtrie par les djihadistes<br />
depuis une décennie – plus précisément,<br />
depuis la chute du régime de Kadhafi,<br />
renversé en 2011 par une intervention<br />
militaire franco-américano-britannique.<br />
Mais le fond du débat dépasse les<br />
questions sécuritaires et renvoie à un<br />
renouvellement du lien Chine-Afrique.<br />
Pour les Africains, il s’agit de sortir<br />
d’une relation créancier-fournisseur,<br />
marquée par un endettement<br />
croissant et le financement des méga<br />
structures. De part et d’autre, on joue<br />
la prudence, la maîtrise des dépenses,<br />
tout en cherchant à afficher un<br />
nouveau partenariat, nettement moins<br />
asymétrique. Lors du FOCAC, la Chine<br />
s’est engagée sur la question vaccinale<br />
en annonçant la mise à disposition<br />
de 1 milliard de vaccins, en soulignant<br />
son « appui déterminé » dans la lutte<br />
contre le réchauffement climatique,<br />
et en promettant de mobiliser<br />
son secteur privé. À suivre… ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 43
ÉTHIOPIE<br />
décryptage<br />
LE GEANT A TERRE<br />
44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Fier de sa croissance, le pays espérait<br />
devenir une nouvelle puissance<br />
sur laquelle le monde devrait bientôt<br />
compter. Le rêve s’est fracassé sur<br />
l’écueil d’impitoyables et interminables<br />
conflits ethniques. Alors… jusqu’où<br />
ira sa chute ? par Cédric Gouverneur<br />
FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
Des soldats de l’armée éthiopienne<br />
capturés lors de combats contre<br />
les Forces de défense du Tigré<br />
marchent à Mekele, le 2 juillet 2021.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 45
DÉCRYPTAGE<br />
Debretsion Gebremichael, le leader<br />
du FLPT, fait un discours dans<br />
la capitale du Tigré, le 29 juin 2021.<br />
Deux ans. Il n’aura fallu que deux<br />
ans pour que fanent les espoirs et<br />
que tourne au cauchemar le rêve.<br />
Souvenons-nous. En octobre 2019,<br />
Abiy Ahmed, Premier ministre<br />
depuis peu, est sacré prix Nobel de<br />
la paix. Un trophée destiné à faire<br />
advenir une espérance, comme le fut<br />
celui de 1994 décerné aux artisans<br />
du défunt processus de paix israélo-palestinien : Yasser Arafat,<br />
Yitzhak Rabin et Shimon Peres. Les sages d’Oslo entendent ainsi<br />
encourager le plus jeune chef de gouvernement du continent à<br />
poursuivre sa politique de libéralisation tous azimuts : l’homme<br />
vient de pacifier ses rapports avec l’ennemi d’hier, l’Érythrée<br />
de l’autocrate Issayas Afeworki. De lever l’état d’urgence. De<br />
libérer des milliers d’opposants. De supprimer la censure. Après<br />
des décennies d’autoritarisme, le géant endormi d’Afrique de<br />
l’Est – 110 millions d’habitants, deuxième pays le plus peuplé<br />
du continent – se réveille et est en passe d’exprimer enfin tout<br />
son potentiel, sous la férule d’un dirigeant moderne : oromo<br />
musulman par son père, amhara orthodoxe par sa mère, pentecôtiste<br />
par choix. Un jeune cadre dynamique, cultivé, au look<br />
décontracté, qui paraît apte à secouer les apparatchiks du Front<br />
démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), la<br />
coalition au pouvoir depuis la chute, en 1991, du Gouvernement<br />
militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste (DERG), prosoviétique.<br />
Un quadra anglophone capable de mettre fin au « centralisme<br />
démocratique » du politburo et d’installer un authentique<br />
multipartisme. Un militaire, vétéran de la lutte contre le DERG,<br />
puis du conflit contre l’Érythrée (1999-2000), apte à réconcilier<br />
avec elle-même cette mosaïque de peuples qu’est l’Éthiopie,<br />
ancien empire centralisé et seul État africain à avoir échappé au<br />
joug colonial. Un ex-ministre des Sciences et des Technologies<br />
susceptible d’amplifier la vigoureuse industrialisation engagée<br />
depuis les années 2010 avec, notamment, l’aide de la Chine :<br />
création d’usines textiles, chemin de fer reliant Addis-Abeba à<br />
Djibouti… Un libéral prêt à ouvrir au monde cette économie<br />
dirigiste, dont le capital du fleuron national Ethiopian Airlines<br />
et de l’opérateur public Ethio Telecom. En juillet 2020, Abiy<br />
Ahmed fait fi des menaces de l’Égypte et commence le remplissage<br />
du bien nommé « grand barrage de la Renaissance » : un<br />
pharaonique ouvrage hydroélectrique sur le Nil, financé grâce<br />
à une souscription populaire nationale, qui devra consacrer l’indépendance<br />
énergétique du pays et signifier à l’Afrique – et au<br />
monde – qu’une nouvelle puissance industrielle émergera sur les<br />
bords du rift. Et qu’il faudra compter avec elle.<br />
FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
« Il n’y a pas<br />
de retour en arrière<br />
possible sans<br />
victoire », certifie<br />
le Premier<br />
ministre<br />
Abiy Ahmed.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 47
DÉCRYPTAGE<br />
UN INQUIÉTANT MESSIANISME GUERRIER<br />
Pour concrétiser ce rêve africain, le prix Nobel de la paix a<br />
juste un dernier détail à régler : écarter des arcanes du pouvoir<br />
le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) qui, derrière<br />
le paravent de la constitution fédérale, phagocyte depuis trois<br />
décennies la vie politique économique ainsi que l’appareil sécuritaire.<br />
Amharas (un quart des Éthiopiens) et Oromos (un tiers)<br />
sont exaspérés par l’hégémonie de ce parti, issu de la petite minorité<br />
tigréenne (5 à 6 % de la population). Entre 2015 et 2018,<br />
les Oromos s’étaient soulevés contre le pouvoir des Woyane,<br />
les pontes du FLPT. Des officiers amharas avaient, eux, tenté<br />
un coup d’État en juin 2019. Abiy Ahmed entreprend donc de<br />
mettre à l’écart les membres de ce parti. Ces derniers se replient<br />
dans leur fief, le Tigré, province de 6 millions d’habitants au<br />
nord-ouest du pays. Mais en novembre 2020, le FLPT organise<br />
un semblant d’élection régionale, sans l’aval d’Addis-Abeba. La<br />
provocation de trop : le Premier ministre envoie l’armée. Et pour<br />
l’emporter face à la féroce combativité adverse, il autorise les soldats<br />
de l’Érythrée à franchir la frontière et à prendre à revers les<br />
rebelles ! Transformer l’ennemi d’hier en allié envahissant (on<br />
trouve des soldats érythréens jusqu’à l’aéroport international de<br />
la capitale nationale !) est non seulement risqué, mais sape tout<br />
espoir de réconciliation : cette alliance avec leur pire ennemi,<br />
les Tigréens ne sont pas près de l’oublier !<br />
Une poignée de semaines plus tard, Abiy Ahmed déclare officiellement<br />
la fin des « opérations de rétablissement de l’ordre ».<br />
Mais déjà, plusieurs spécialistes – que nous avions interviewés<br />
alors – pronostiquent un conflit de longue durée, soulignant<br />
l’expertise du FLPT en guérilla. En outre, les exactions de<br />
soldats fédéraux érythréens et de miliciens amharas servent,<br />
pourrait-on dire, de « sergents recruteurs » à l’ennemi. Car face<br />
à la terreur exercée par les vainqueurs, beaucoup de Tigréens<br />
ont opté pour le maquis. C’est un mécanisme aussi vieux que<br />
la guérilla et la contre-insurrection, un engrenage dont a su<br />
profiter l’Armée républicaine irlandaise en 1916 ou les Tigres<br />
tamouls du Sri Lanka en 1983 : la répression aveugle fabrique<br />
du ressentiment et gonfle les rangs des insurgés. Abiy Ahmed<br />
lui-même, lorsqu’il était adolescent, avait rejoint les rebelles afin<br />
d’échapper à la « terreur rouge » du DERG. Il faut constater que<br />
la réalité semble glisser sur l’ex-prix Nobel de la paix, désormais<br />
adepte d’un inquiétant messianisme guerrier.<br />
Ainsi, en juin 2021, les Forces de défense du Tigré (FDT)<br />
contre-attaquent et reprennent leur capitale régionale, Mekele.<br />
En octobre, ils remontent vers la région de l’Afar et mènent – en<br />
vain – une douzaine d’assauts contre Mille, une ville dont la<br />
prise aurait sectionné l’axe d’approvisionnement Addis-Abeba-<br />
Djibouti. Fin novembre, les insurgés se trouvent à Shewa Robit,<br />
à environ 220 kilomètres au nord de la capitale, et à Debre Sina,<br />
à 190 kilomètres. Alliés de circonstance des FDT, les hommes<br />
de l’Armée de libération oromo (OLA) rôdent, eux, autour<br />
d’ Addis-Abeba, et coupent déjà certaines routes. Mais à partir du<br />
1 er décembre, les rebelles tigréens se replient vers le nord-ouest,<br />
Symbole de l’émergence<br />
économique, Addis-Abeba<br />
compte environ 5 millions<br />
d’habitants.<br />
confrontés à une contre-offensive coordonnée de la part de l’armée<br />
fédérale et des milices amharas et afars, et appuyée par les<br />
drones chinois Wing Loong (fournis en masse par les Émirats<br />
arabes unis). Tout un symbole : les forces progouvernementales<br />
ont reconquis la ville de Lalibela, célèbre pour ses églises<br />
monolithiques, que les FDT avaient prise en août. Abiy Ahmed<br />
ne devrait cependant pas crier victoire trop vite : ces derniers<br />
s’étaient de toute façon avancés trop loin de leur fief historique<br />
du Tigré. Les rebelles se sont repliés avant de courir le risque de<br />
voir leur chaîne d’approvisionnement logistique interrompue et<br />
leur tête de pont encerclée. Un diplomate occidental anonyme<br />
glissait au Monde le 4 décembre que les capacités militaires des<br />
insurgés tigréens ne sont « pas tellement diminuées ». La guerre<br />
est donc loin d’être terminée…<br />
VAINES TENTATIVES DE CONCILIATION<br />
Les tentatives de médiation, menées en novembre 2021,<br />
par l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo – représentant<br />
de l’Union africaine (dont le siège est à Addis-Abeba) – et<br />
Jeffrey Feltman – envoyé spécial des États-Unis dans la Corne<br />
de l’Afrique – échouent. « Les fragiles progrès ont été balayés<br />
par les développements alarmants sur le terrain », déplore alors<br />
ce dernier. Il estime que le conflit menace la stabilité régionale<br />
ainsi que l’unité de l’Éthiopie, et aurait déjà fait « plusieurs<br />
centaines de milliers de morts ». Le 24 novembre, le secrétaire<br />
48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
SHUTTERSTOCK<br />
général des Nations unies, António Guterres, demande « un cessez-le-feu<br />
inconditionnel et immédiat pour sauver le pays ». En<br />
guise de réponse, Abiy Ahmed promet, trois jours plus tard, sur<br />
Twitter, de « détruire les rebelles ». « Il n’y a pas de retour en<br />
arrière possible sans victoire », insiste le Premier ministre. Le<br />
conflit s’étend même au-delà des frontières. Fin novembre, des<br />
affrontements meurtriers opposent l’armée soudanaise à la fédérale<br />
et à des milices éthiopiennes, le long de la zone frontalière<br />
disputée d’Al-Fashaga.<br />
Chacun croit pouvoir l’emporter : la coalition FDT-OLA mise<br />
sur l’effondrement de l’armée fédérale, Addis-Abeba parie sur ses<br />
alliés érythréens, sur le recours aux drones émiratis et turcs…<br />
mais également sur un sursaut national, aux nauséabonds<br />
relents génocidaires. Le 2 novembre, Abiy Ahmed a rétabli l’état<br />
d’urgence, qui autorise d’enrôler tout citoyen en âge de porter<br />
une arme et de rappeler les réservistes. Plus inquiétant : cette<br />
mesure offre la possibilité d’arrêter, sur un « soupçon raisonnable<br />
», les personnes « suspectées d’apporter un soutien direct<br />
ou indirect, moral ou matériel aux organisations terroristes ».<br />
Une définition large et vague permettant d’embastiller tout individu<br />
portant un nom tigréen. Noé Hochet-Bodin, correspondant<br />
du quotidien Le Monde et de RFI à Addis-Abeba, a recueilli des<br />
témoignages, anonymes et glaçants, de résidents originaires de<br />
cette région du nord : des barrages de l’armée stoppent des autobus<br />
pour que les militaires vérifient leurs papiers et les fassent<br />
Les rebelles se<br />
sont repliés avant<br />
de courir le risque<br />
de voir leur chaîne<br />
d’approvisionnement<br />
logistique<br />
interrompue.<br />
descendre… Idem à l’aéroport, où les Tigréens sont refoulés,<br />
parfois même ceux qui sont titulaires d’un passeport étranger.<br />
Des jeunes gens sont arrêtés dans la rue après avoir discuté<br />
dans leur langue… Les propriétaires doivent décliner l’identité<br />
de leurs locataires, et des rafles auraient lieu dans le quartier de<br />
Haya Hulet, où se trouvent de nombreux Tigréens. Des milliers<br />
de volontaires patrouillent la ville à leur recherche et les livrent<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 49
DÉCRYPTAGE<br />
ensuite à la police. Tous ceux qui ont auparavant vécu dans<br />
leur région du Tigré seraient particulièrement ciblés. Dans un<br />
rapport, Amnesty International parle de « centaines, voire de<br />
milliers de détentions à motivation ethnique ». Les plus aisés<br />
sont relâchés contre de copieux dessous de table. Toujours selon<br />
l’organisme international, un ancien entrepôt industriel à Gelan,<br />
au sud de la capitale, servirait de centre de détention. Nul n’est<br />
à l’abri : 22 employés éthiopiens des Nations unies et 37 prêtres<br />
orthodoxes ont été interpellés. Le porte-parole du gouvernement,<br />
Legesse Tulu, a justifié l’arrestation des employés onusiens<br />
« à cause de leurs méfaits et de leurs actes de terreur ».<br />
Afin d’éviter d’être amalgamés aux insurgés, des Tigréens<br />
de la région de l’Afar ont pris les devants et organisé une manifestation<br />
contre le FLPT. Au Kenya, un homme d’affaires tigréen<br />
a été kidnappé en plein jour dans une banlieue de Nairobi – les<br />
autorités soupçonnent une opération des services secrets éthiopiens.<br />
Les réseaux sociaux paraissent dépassés par les événements,<br />
incapables de superviser et<br />
de contrôler les messages haineux<br />
à caractère ethnique. Facebook a<br />
même supprimé un post, jugé trop<br />
violent… d’Abiy Ahmed en personne<br />
! Le 15 novembre, cinq chercheurs<br />
ont publié une tribune dans<br />
Le Monde où ils dénoncent la tiédeur<br />
des réactions internationales face<br />
aux appels à la « haine ethniquement<br />
ciblée » et au « discours génocidaire »<br />
des dirigeants éthiopiens, accusés de<br />
jeter de l’huile sur le feu [voir interview<br />
d’Éloi Ficquet, ci-contre].<br />
« MONTER AU FRONT » POUR<br />
MENER LA CONTRE-OFFENSIVE<br />
L’heure est donc à la délation,<br />
mais aussi à la mobilisation générale. Le 24 novembre, les médias<br />
éthiopiens ont annoncé le recrutement de 18 000 volontaires<br />
au sein de « forces d’autodéfense ». Le lendemain, Abiy Ahmed<br />
– qui avait quitté l’armée avec le grade de lieutenant-colonel – a<br />
annoncé « monter au front » pour mener la « contre-offensive »,<br />
en invitant la population en âge de se battre à l’y rejoindre. Dans<br />
ce pays où les coureurs de fond monopolisent les podiums internationaux,<br />
des sportifs donnent l’exemple : le vétéran des stades<br />
Haile Gebreselassie, double médaillé d’or olympique et huit fois<br />
champion du monde, s’est dit prêt à lutter « jusqu’à la mort ».<br />
Même le jeune athlète irrévérencieux Feyisa Lilesa, qui aux Jeux<br />
olympiques de Rio de 2016 avait montré au public ses poignets<br />
croisés en signe de soutien aux opposants, appelle à s’engager<br />
« pour sauver le pays ». « Clairement, beaucoup de gens voient<br />
la menace militaire du FLPT comme une menace existentielle<br />
pour l’Éthiopie », commente Andrew Harding, le correspondant<br />
régional de la BBC. A contrario, les personnalités qui appellent<br />
Dans ce climat<br />
délétère, des pays<br />
occidentaux<br />
ont appelé leurs<br />
ressortissants<br />
à partir<br />
sans délai.<br />
au calme sont dénigrées. Tariku Gankisi l’a appris à ses dépens.<br />
Ce chanteur populaire, auteur du récent tube « Dishta Gina »,<br />
était invité début novembre à se produire dans la capitale, lors<br />
d’une manifestation de soutien aux forces armées, place Meksel.<br />
Agacé par l’ambiance belliciste, il a improvisé un discours<br />
pacifiste : « Assez, le sang ne nous a jamais rien appris ! » a-t-il<br />
lancé à la foule, en direct à la télévision. Insulté et menacé, il<br />
a dû se cacher pendant quelques jours, avant de faire amende<br />
honorable lors d’une interview télévisée, s’excusant en pleurs<br />
d’avoir « offensé les Éthiopiens », dans ce qui évoque une contrition<br />
forcée.<br />
WASHINGTON DEMANDE D’ÉVITER L’AÉROPORT<br />
Dans ce climat délétère, les Occidentaux prennent le large :<br />
la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont<br />
appelé, en novembre dernier, leurs ressortissants à partir sans<br />
délai. Le lycée français a fermé. Israël a donné son feu vert à<br />
l’immigration de 3 000 juifs éthiopiens<br />
– les Falachas, qui sont l’un<br />
des symboles de la diversité de<br />
l’ancienne Abyssinie. Washington<br />
suggère même d’éviter l’aéroport<br />
d’Addis-Abeba-Bole ! Qu’il soit risqué<br />
de se rendre à l’un des principaux<br />
« hub » internationaux – clef<br />
des échanges entre l’Afrique, l’Europe<br />
et le Moyen-Orient – en dit<br />
long sur l’ampleur de la descente<br />
aux enfers éthiopienne… Le<br />
symbole est terrible ! « Il n’y a pas<br />
loin du Capitole à la roche Tarpéienne<br />
», disaient les Romains. Il<br />
s’agit de cette falaise d’où étaient<br />
précipités certains condamnés à<br />
mort, et qui se situe tout près du<br />
Capitole, siège du pouvoir. De l’envol d’une puissance en expansion<br />
au fracas de la guerre civile et de la haine interethnique,<br />
il ne s’est déroulé que quelques mois pour le géant de la Corne<br />
de l’Afrique.<br />
L’Éthiopie s’est élancée dans l’industrialisation et l’essor<br />
économique sans avoir résolu sa sempiternelle contradiction :<br />
la recherche d’une articulation, acceptable par toutes ses composantes,<br />
entre autorité de l’État central et respect des identités<br />
régionales. Le centralisme amhara s’est effondré avec le négus,<br />
puis le DERG. À son tour, le fédéralisme ethnique a sombré face<br />
à la question tigréenne. Il ne s’est écoulé que deux petites années<br />
pour Abiy Ahmed entre son obtention du prix Nobel de la paix<br />
et la guerre totale dans son pays. Le dirigeant ressemble à un<br />
coureur de fond qui, parvenu tout près du sommet, serait tombé<br />
dans un précipice. Un détail : en 1995, lorsqu’il était jeune officier<br />
dans l’armée, il a servi comme Casque bleu au Rwanda…<br />
juste après le génocide ! ■<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
interview<br />
Éloi Ficquet<br />
« Le scénario de l’enlisement s’impose »<br />
DR<br />
Spécialiste de la Corne de l’Afrique à l’École des hautes études en<br />
sciences sociales (EHESS), Éloi Ficquet est le cosignataire, avec<br />
d’autres chercheurs, d’une tribune publiée en novembre 2021<br />
dans Le Monde, qui dénonce le risque de génocide. Il est l’auteur,<br />
avec Gérard Prunier, de l’ouvrage Understanding Contemporary<br />
Ethiopia. Et ne cache pas son pessimisme…<br />
<strong>AM</strong> : Séduits par Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix,<br />
les Occidentaux et les États africains ont-ils refusé<br />
de voir la réalité en face ?<br />
Éloi Ficquet : Même si Abiy Ahmed n’avait pas reçu le prix<br />
Nobel, les partenaires internationaux auraient<br />
tergiversé. Sa stratégie de communication était<br />
séductrice : il se présentait comme un jeune<br />
dirigeant souriant et dynamique, cochant<br />
toutes les cases de la vertu économique libérale<br />
et des bons sentiments. Et aux yeux des partenaires<br />
internationaux, tout régime en place<br />
– quelle que soit la façon dont cette place est<br />
prise et occupée, pourvu qu’elle soit stabilisée –<br />
bénéficie d’une légitimité. Le prix Nobel n’est<br />
pas la cause de l’aveuglement, mais l’expression<br />
d’une politique consentie d’aveuglement !<br />
La première erreur a été de considérer qu’Abiy<br />
Ahmed incarnait un nouveau régime. Mais<br />
lorsqu’il a été investi au pouvoir en avril 2018,<br />
ce n’est pas en tant que figure de proue d’une<br />
opposition qui aurait milité depuis des années<br />
pour le changement : son accession résultait de<br />
calculs politiques internes au parti dominant,<br />
afin de garder la main sur l’appareil d’État, tout<br />
en répartissant autrement l’assiette des responsabilités.<br />
Par un tour de passe-passe communicationnel<br />
très habile, Abiy Ahmed a détourné, à son profit,<br />
une situation de transition pour apparaître comme l’homme<br />
providentiel, capable de fonder un nouveau régime sur la base<br />
de slogans inspirés des prêches si lisses en surface que toute<br />
critique glissait dessus.<br />
Dans une précédente interview, en mai 2021, vous<br />
expliquiez comment le ressentiment des Éthiopiens<br />
envers les élites du FLPT s’est généralisé à l’ensemble<br />
des Tigréens, souvent perçus, à tort, comme favorisés.<br />
Le risque de génocide est-il réel ?<br />
Understanding<br />
Contemporary Ethiopia :<br />
Monarchyn, Revolution<br />
and the Legacy of Meles<br />
Zenawi, éditions Hurst, 2015.<br />
Le seuil du risque est largement franchi : des actions à<br />
caractère génocidaire ont été perpétrées dès le début du conflit,<br />
derrière une opacité informationnelle totale, renforcée par des<br />
démentis systématiques des autorités. Après quelques mois, les<br />
massacres et les crimes sexuels ont commencé à être révélés, et<br />
l’arrêt de ces violences a fait l’objet de pressions internationales.<br />
À partir de la reprise de contrôle du Tigré par les Forces de<br />
défense tigréennes (FDT) en juin 2021, le projet génocidaire a<br />
pris plusieurs formes. D’abord, à la suite du retrait des troupes<br />
fédérales et de leurs alliés érythréens, un embargo sur l’acheminement<br />
de l’aide humanitaire visait à affamer et à asphyxier<br />
le territoire du Tigré. La situation humanitaire<br />
reste grave et sans réponse. Ensuite, il y a eu une<br />
inflation de discours de haine, accusant tous les<br />
Tigréens de conspirer contre l’unité nationale,<br />
les comparant à des insectes, selon des formules<br />
typiques des engrenages génocidaires. Enfin,<br />
face au déploiement des forces tigréennes hors<br />
de leurs positions pour faire cesser l’embargo,<br />
les Tigréens résidant hors de leur région ont été<br />
suspectés de former une « cinquième colonne »<br />
et ont fait l’objet d’arrestations, d’appels à la<br />
délation, de détentions arbitraires. Alors que la<br />
crise s’aggrave, ces populations détenues dans<br />
les camps sont directement menacées par des<br />
opérations de représailles. Le récent rapport du<br />
Haut-commissariat des Nations unies aux droits<br />
de l’homme (corédigé avec la Commission éthiopienne<br />
des droits de l’homme) a rendu compte<br />
de ces exactions. Mais de façon imprécise, peu<br />
chiffrée et peu contextualisée, de manière conciliante<br />
avec le discours gouvernemental, sous<br />
une forme consistant à lister des grandes catégories<br />
de méfaits imputables à tous les belligérants, de manière<br />
à noyer les responsabilités dans les horreurs de la guerre…<br />
Abiy Ahmed a libéralisé l’Éthiopie en 2018.<br />
Désormais, il incite à la violence contre une partie<br />
de ses citoyens. Comment comprendre<br />
son changement d’attitude ?<br />
On ne peut que faire des suppositions sur la base de différentes<br />
informations biographiques. Son accession au sommet<br />
en 2018 n’est pas l’effet du hasard. Elle résulte de l’émergence<br />
d’une génération de jeunes politiciens réformistes au sein de<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 51
DÉCRYPTAGE<br />
la précédente coalition au pouvoir. Abiy Ahmed s’est inscrit<br />
dans ce sillage, tout en œuvrant au cœur de l’appareil d’État à<br />
l’organisation du système de renseignements et de contrôle de<br />
l’information. Occupant une position clé au cœur du régime, il<br />
a dû acquérir une analyse détaillée du système et de ses acteurs,<br />
ainsi que certains leviers d’action. De son côté, son identité est<br />
mixte sur les plans culturel (oromo, amhara) et religieux (chrétien<br />
évangélique, orthodoxe, musulman). Comme beaucoup<br />
d’Éthiopiens, sa personnalité est un alliage représentatif de la<br />
diversité de ce pays : cela a pu lui inspirer le sentiment d’être<br />
appelé à exercer un destin dépassant les clivages. Son ascension<br />
discrète a nourri une ambition, qui s’était exprimée par des<br />
textes (publiés sous pseudonyme) appelant à l’exercice vertueux<br />
du pouvoir. Il semble avoir vécu sa propulsion soudaine comme<br />
une élection dictée par la volonté divine. Il a évoqué, à plusieurs<br />
reprises, les prophéties faites par sa mère dans son enfance,<br />
disant qu’il deviendrait le « septième<br />
négus », dans la continuité<br />
avec l’ancienne monarchie. Ces<br />
croyances s’articulent aussi, chez<br />
lui, à une conversion au protestantisme<br />
évangélique charismatique,<br />
lequel associe salvation<br />
spirituelle et promesse de prospérité<br />
économique. Ces éléments<br />
ont contribué à l’énoncé d’une<br />
doctrine de la « réconciliation<br />
heureuse » entre tous les peuples.<br />
Dans l’ordre du discours, ces idées<br />
ont exercé une certaine séduction,<br />
mais dans la pratique, elles<br />
se sont traduites par la reprise en<br />
main d’un appareil d’État autoritaire<br />
livré au jeu destructeur des<br />
clientélismes locaux. Il y a une dimension d’illusionnisme dans<br />
les discours et l’exercice du pouvoir d’Abiy Ahmed, qui cherche<br />
à produire une réalité fictive, associant les mythes de grandeur<br />
du passé et les promesses d’un avenir enchanté.<br />
Comment expliquer le brusque<br />
retournement de la situation militaire ?<br />
Au début du conflit, l’armée fédérale était certainement<br />
affaiblie par la purge de ses effectifs originaires du Tigré,<br />
notamment dans l’état-major. Elle était mal organisée et mal<br />
préparée à combattre. Pourtant, une victoire rapide lui était<br />
promise, mais la réalité l’a confrontée à des combattants<br />
tigréens aguerris, disciplinés, capables de se déplacer rapidement<br />
et discrètement en terrains escarpés, et déterminés à<br />
défendre leur territoire. Les défaites accumulées par les troupes<br />
fédérales semblent avoir amplifié leur désorganisation. De plus,<br />
l’alliance passée avec l’armée érythréenne et les forces spéciales<br />
et milices de la région Amhara a poussé les militaires à<br />
agir hors de la guerre conventionnelle en les associant à des<br />
« L’armée fédérale<br />
a été confrontée<br />
à des combattants<br />
aguerris. Capables<br />
de se déplacer<br />
rapidement<br />
et discrètement. »<br />
opérations de nettoyage ethnique, pillages, destructions de<br />
récoltes, violences sexuelles… Cette stratégie de recours aux<br />
violences extrêmes contre les populations a provoqué des tensions<br />
dans la chaîne de commandement et nourri un sentiment<br />
de découragement parmi les soldats de métier.<br />
Comment connaître précisément<br />
ce qu’il se passe sur le terrain ?<br />
Ces éléments d’explication sont des hypothèses s’appuyant<br />
sur quelques témoignages qui demanderaient à être étayés. Il<br />
a été très difficile aux journalistes d’accéder aux terrains des<br />
hostilités et de faire un travail de documentation objective. Et<br />
c’est désormais impossible : les médias occidentaux sont accusés<br />
d’avoir comploté à la défaite. La désinformation est une dimension<br />
importante de ce conflit. De part et d’autre, les belligérants<br />
ont produit des versions diamétralement opposées, sans que<br />
des observateurs puissent constater les faits. Dans une politique<br />
d’illusionnisme, qui confond<br />
la guerre et le spectacle de la<br />
guerre, chercher à décrire et<br />
élucider la vérité des combats est<br />
délictueux. Malgré tout, chaque<br />
récit contient ses propres dynamiques<br />
et produit ses contradictions,<br />
qui permettent de retracer<br />
en creux ce qu’il a pu se produire.<br />
L’une des principales raisons du<br />
recul de l’armée éthiopienne est<br />
d’avoir été désorientée par une<br />
politique du mensonge, tant<br />
dans les objectifs de la guerre<br />
que dans la façon de la conduire.<br />
Les belligérants ont tous<br />
trouvé des alliés : le FLPT<br />
avec l’Armée de libération<br />
oromo (OLA), Abiy Ahmed avec les Érythréens, les<br />
Amharas et les Afars. Ces deux coalitions vous<br />
paraissent-elles équivalentes sur le plan militaire ?<br />
Avant le conflit, les rivalités étaient de plus en plus vives<br />
entre chacun de ces groupes, et avec d’autres comme les Somalis.<br />
Je considérais alors que ces querelles et altercations entre<br />
groupes régionaux formaient un jeu à somme nulle, qui s’équilibrait<br />
par défaut, aucun n’étant en mesure de durablement<br />
s’imposer. Le niveau de tension était élevé, mais pouvait être<br />
contenu et négocié localement, sans se généraliser. C’est cet<br />
équilibre instable que le gouvernement d’Abiy Ahmed a voulu<br />
reprendre en main, en prônant officiellement le rétablissement<br />
de l’unité nationale au nom de l’amour entre les peuples, mais<br />
en pratiquant concrètement une politique inverse consistant<br />
à s’associer aux réseaux locaux de clientélisme, sous couvert<br />
de libéralisation économique, et à renforcer les forces armées<br />
régionales ainsi que les milices locales. De plus, toujours sous<br />
couvert d’une politique de réconciliation, c’est en fait une<br />
52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Un milicien afar sur les plaines salines de la dépression de Danakil, au nord.<br />
FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />
alliance militaire qui a été construite en sous-main avec l’Érythrée.<br />
Cette recomposition des rapports de force a permis de<br />
contester l’hégémonie militaire acquise les années précédentes<br />
par les Tigréens, mais n’a pas suffi à imposer une supériorité de<br />
substitution. Le conflit, par une mathématique macabre qui se<br />
solde en dizaines de milliers de victimes directes ou indirectes,<br />
montre que ces forces s’annulent les unes les autres, sans qu’aucune<br />
ne puisse l’emporter.<br />
Le conflit pourrait donc s’enliser ?<br />
Face à l’impasse actuelle, les positions divergent. Les acteurs<br />
de la coalition dite fédéraliste entre Tigré et Oromo appellent<br />
à sortir du conflit par l’ouverture de négociations politiques,<br />
qui impliqueraient, de la part de toutes les parties, de renoncer<br />
à la vision d’un pouvoir hégémonique et de mettre en place<br />
une répartition nouvelle des pouvoirs régionaux pour restaurer<br />
un équilibre, avec des mécanismes de prévention des conflits.<br />
Ce scénario est idéaliste. Dans les faits, il implique un renversement<br />
du pouvoir en place en un processus de transition<br />
qui resterait très instable. Face à l’impossibilité d’une sortie<br />
politique, c’est donc le scénario de l’enlisement qui s’impose,<br />
chaque armée cherchant à fixer des fronts, tout en essayant des<br />
manœuvres de contournement pour déstabiliser l’adversaire,<br />
trouver des failles, atteindre les cercles dirigeants… Jusqu’à ce<br />
que l’épuisement des forces armées et des ressources pousse l’un<br />
des camps à céder et à reconnaître une défaite, dont l’issue politique<br />
aboutirait à l’imposition de l’hégémonie du vainqueur. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 53
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
DOSSIER<br />
CÔTE D’IVOIRE<br />
EN ALLANT<br />
VERS DEMAIN<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
À l’horizon 2030,<br />
LES OBJECTIFS SONT <strong>AM</strong>BITIEUX.<br />
Il s’agit de doubler la richesse du pays.<br />
Et d’entamer un profond processus<br />
de modernisation, aussi bien pour l’État<br />
que pour le secteur privé et les citoyens !<br />
par Zyad Limam<br />
La réussite de demain<br />
passe aussi par l’éducation<br />
et la formation de la jeunesse.<br />
Ici, à Gabiadji,<br />
dans l’ouest.<br />
NABIL ZORKOT<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 55
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Faisons un saut en avant, d’une dizaine<br />
d’années, dans la Côte d’Ivoire de 2030. La<br />
population du pays avoisinera alors près de<br />
34 millions d’habitants (au lieu de 28 millions<br />
aujourd’hui). Avec une grande majorité<br />
de jeunes de moins de 30 ans. Abidjan comptera<br />
aux alentours de 8 millions d’habitants,<br />
s’imposant plus encore comme l’une des cités<br />
majeures du continent, une ville particulièrement<br />
cosmopolite et métissée. En 2030,<br />
si tout se passe comme prévu, « according<br />
to plan » comme disent les Anglo-Saxons, la richesse du pays<br />
aura de nouveau doublé (par rapport à la décennie 2011-2020),<br />
pour atteindre un produit intérieur brut (PIB) au-dessus de<br />
90 milliards de dollars. Avec un revenu par habitant qui pourrait<br />
tendre vers les 4 000 dollars. Le pays devrait maintenir un<br />
rythme de croissance de 7 % par an sur la période, restant dans<br />
le peloton des 10 économies les plus dynamiques du monde.<br />
En 2030, la Côte d’Ivoire deviendrait alors un pays intermédiaire<br />
à revenu supérieur, avec une majorité de la population<br />
s’inscrivant dans ce que l’on appelle les classes moyennes.<br />
L’économie, dopée par les investissements, aura pu créer 8 millions<br />
d’emplois supplémentaires, absorbant une grande partie<br />
du choc démographique. La pauvreté serait divisée par deux<br />
pour descendre en dessous de 20 % de la population, impactant<br />
positivement la vie de millions d’Ivoiriens. Des Ivoiriens<br />
qui vivront, en moyenne, dix ans de plus, avec une espérance<br />
de vie de 67 ans.<br />
Ce scénario est inscrit dans la Vision 2030,<br />
la matrice stratégique définie par le président<br />
Alassane Ouattara lors de la campagne présidentielle<br />
d’octobre 2020. Ce scénario est aussi le<br />
résultat des objectifs fixés par le nouveau Plan<br />
national de développement (PND) qui couvre la<br />
période 2021-2025 et qui prévoit un budget de<br />
105 milliards de dollars d’investissements ! Les<br />
chiffres sont assez impressionnants et, dans ce<br />
contexte incertain et pandémique, cette foi en<br />
l’avenir pourrait paraître très optimiste. Pourtant,<br />
cette ambition n’est pas hors de portée pour le<br />
gouvernement du Premier ministre Patrick Achi.<br />
Le projet s’appuie tout d’abord sur une dynamique forte. On<br />
ne part pas de zéro. La décennie 2011-2021 aura été celle de tous<br />
les records. Selon le think tank britannique Legatum Institute,<br />
la Côte d’Ivoire est le pays au monde qui a enregistré la plus<br />
forte croissance de sa prospérité sur les dix dernières années.<br />
Sur le plan macroéconomique, les chiffres sont assez clairs,<br />
avec un taux de croissance moyen de 8 % sur la période 2012-<br />
2019, un budget de l’État multiplié par trois entre 2011 et 2020<br />
et le volume global des investissements par sept. En moins de<br />
dix ans, le PIB par habitant a doublé, faisant de la Côte d’Ivoire<br />
l’un des tout premiers pays d’Afrique (hors États pétroliers<br />
Il faudra créer<br />
des « champions<br />
nationaux »,<br />
capables<br />
de viser haut,<br />
d’être en<br />
concurrence,<br />
d’investir sur<br />
le long terme.<br />
et Afrique du Sud). Elle sait également se montrer résiliente face<br />
à la pandémie du Covid-19, maintenant une croissance positive<br />
en 2020 et visant un taux final de 6,5 % pour 2021.<br />
Le pays peut compter sur une économie déjà relativement<br />
diversifiée, dopée par d’importants investissements dans<br />
les infrastructures et la compétitivité, avec un secteur agroindustriel<br />
performant (cacao, anacarde, banane, caoutchouc…),<br />
des services en pleine croissance. Géographiquement, la Côte<br />
d’Ivoire s’impose comme la porte d’entrée de la sous-région.<br />
Son réseau routier, qui s’oriente progressivement vers les « intérieurs<br />
», représente 50 % de celui de l’Union économique et<br />
monétaire ouest-africaine (UEMOA). Le pays dispose d’une<br />
façade maritime sur le golfe de Guinée de près de 500 kilomètres,<br />
et de deux ports majeurs. Celui de San Pedro, leader<br />
dans le secteur du cacao. Et celui d’Abidjan, dont la modernisation<br />
s’est encore accélérée avec un nouveau quai en eau profonde<br />
et un second terminal à conteneurs. Malgré les limites et<br />
les contraintes, illustrées ces derniers mois par les délestages,<br />
le pays constitue encore la principale source d’énergie pour<br />
toute la région. Et la mise à niveau du secteur se fait à marche<br />
forcée. Cette plate-forme Côte d’Ivoire s’adresse à un double<br />
marché (outre son potentiel intérieur) : l’UEMOA, qui compte<br />
près de 130 millions d’habitants avec une monnaie unique et<br />
stable, et la Communauté économique des États<br />
de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec plus de<br />
400 millions d’habitants.<br />
Pour tenir le cap fixé par le président<br />
Ouattara, tenir les objectifs du PND et de la<br />
Vision 2030, pour relever le défi des opportunités,<br />
l’approche ivoirienne s’appuie sur deux<br />
axes prioritaires.<br />
MODERNISATION, EFFICACITÉ<br />
La première marche, c’est le développement<br />
du secteur privé national (et aussi international<br />
via l’investissement direct extérieur).<br />
C’est le cœur du PND et de sa réussite. Sur les 105 milliards<br />
de dollars prévus, plus de 75 milliards doivent provenir de ces<br />
entreprises, devenues des moteurs privilégiés de la croissance.<br />
L’initiative privée doit prendre le relais de l’émergence. Avec<br />
un objectif de 75 % de l’investissement total en 2025. C’est le<br />
secteur privé qui doit assumer la création d’emplois pour faire<br />
face à la vague démographique et mobiliser les énergies d’une<br />
jeunesse nombreuse. C’est du secteur privé que doivent venir<br />
les gains de productivité et de créativité avec, comme objectif,<br />
d’augmenter la part de valeur ivoirienne dans des filières de<br />
produits mondialisés. Produire en Côte d’Ivoire, promouvoir le<br />
made in Côte d’Ivoire devient une mission nationale. Cap donc<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le président de la République Alassane Ouattara<br />
aux côtés du Premier ministre Patrick Achi et du<br />
ministre de la Défense, Téné Birahima Ouattara,<br />
lors du premier Conseil des ministres du nouveau<br />
gouvernement, le 7 avril dernier.<br />
LUC GNAGO/REUTERS<br />
sur la transformation des matières premières (en particulier le<br />
cacao, mais aussi les autres produits agricoles). Cap aussi sur un<br />
certain nombre de secteurs définis comme stratégiques et où le<br />
pays dispose d’avantages compétitifs : l’agriculture ou encore le<br />
textile, l’économie numérique, la construction et le logement,<br />
l’industrie légère, la pharmaceutique, la culture aussi…<br />
En creux se dessine un autre message fort pour les années<br />
qui viennent : l’État ne peut pas tout faire, offrir des emplois,<br />
s’endetter, garantir les crédits par sa signature souveraine, à<br />
l’infini. Les entrepreneurs doivent assumer une part du projet,<br />
une part du risque proportionnel aux formidables opportunités<br />
du pays. Prêt pour accompagner cette transition, pour relever<br />
le défi, l’État va encourager la croissance d’un certain nombre<br />
d’entreprises, accentuer leur taille, créer des « champions nationaux<br />
», capables de viser haut, d’être en concurrence, d’investir<br />
sur le long terme.<br />
Car si l’État n’est plus le bailleur ou le garant, il se doit d’être,<br />
et c’est le second volet du plan, « catalyseur », pour reprendre une<br />
expression du Premier ministre Patrick Achi. Il se doit de devenir<br />
stratège, manager, et de rendre plus rapide encore l’émergence<br />
de ce secteur privé. L’administration, la bureaucratie doivent<br />
s’allé ger, être à l’écoute, se mettre en ordre de marche pour favoriser<br />
la croissance, le développement, soutenir l’initiative privée.<br />
Le service public devra s’élever au niveau des enjeux : le cadre<br />
juridique nécessaire, la transparence, la prise en compte des évolutions<br />
digitales. Une vraie petite révolution à un moment où les<br />
tâches de l’État régalien seront tout aussi prégnantes : la sécurité<br />
intérieure et extérieure, la justice, la lutte contre les inégalités,<br />
l’investissement dans les secteurs sociaux, l’éducation, la santé…<br />
Pour le secteur privé comme pour la sphère publique, cette<br />
exigence de modernisation et d’efficacité, ce saut réellement<br />
qualitatif s’avérera complexe à mettre en œuvre. L’agenda de<br />
réformes, le contenu du cadre législatif, la mise à niveau de<br />
l’éducation, de la formation, la stabilité régionale, l’amélioration<br />
durable de la situation sanitaire, tout devra fonctionner<br />
ensemble. Et les prévisions et les projets devront s’adapter à des<br />
évolutions systémiques comme le changement climatique, les<br />
exigences du développement durable, l’impact des migrations<br />
et du métissage.<br />
Mais cette grande ambition est nécessaire, incontournable.<br />
C’est par la croissance, par le progrès, par la modernisation que<br />
la Côte d’Ivoire pourra s’attaquer durablement à la question de<br />
la pauvreté, des inégalités sociales, des inégalités territoriales. Et<br />
plus de répartition des richesses, plus d’égalité sociale, plus d’inclusivité<br />
pour les plus fragiles, les plus éloignés, les plus jeunes,<br />
l’augmentation des classes moyennes, c’est aussi plus de stabilité,<br />
moins de conflits. Plus de confiance dans le devenir commun. Au<br />
fond, le projet économique génère de la modernité politique. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 57
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Stratégie Le PND fixe le cap<br />
Le Plan national de développement 2021-2025 s’appuie<br />
sur un EFFORT MASSIF D’INDUSTRIALISATION.<br />
Objectif : pousser et accompagner l’émergence d’une classe<br />
moyenne nombreuse. par Jean-Michel Meyer<br />
Bâtir le futur avec 59 000 milliards de francs CFA. Soit<br />
105 milliards de dollars. C’est l’imposant montant<br />
d’inves tissements à mobiliser par le gouvernement pour<br />
concrétiser le Plan national de développement (PND)<br />
2021-2025, adopté le 22 septembre dernier. Celui-ci prévoit de<br />
« réaliser la transformation économique et sociale nécessaire<br />
pour hisser la Côte d’Ivoire, à l’horizon 2030, au rang des pays à<br />
revenu intermédiaire de la tranche supérieure ».<br />
Signe d’une grande confiance dans l’avenir de la Côte d’Ivoire<br />
en ces temps de pandémie, le PND est d’une ampleur inégalée.<br />
L’enveloppe financière à réunir est presque deux fois plus élevée<br />
que celle du précédent plan (2016-2020), qui n’avait levé<br />
« que » 33000 milliards de FCFA d’investissements. Pourtant, le<br />
pays, qui programme « d’accélérer la marche vers l’émergence »,<br />
revient de loin. « En 2011, après une décennie de crise, notre<br />
nation était à genoux et semblait l’être pour longtemps.<br />
Le PIB par habitant était retombé à son<br />
niveau de 1961, plus de la moitié de la population<br />
vivait sous le seuil de pauvreté […]. Nous avons<br />
effacé ces temps de drame en dix ans, au prix<br />
d’un effort collectif inouï », insistait Patrick Achi,<br />
le Premier ministre, le 8 novembre dernier.<br />
Aujourd’hui, selon les Nations unies, elle<br />
figure parmi les 12 économies à plus forte<br />
croissance de la planète, avec un PIB réel gratifié d’une hausse<br />
moyenne annuelle de 8,3 % entre 2012 et 2019. L’objectif est de<br />
conserver cette dynamique et de l’amplifier. Le préambule du<br />
PND 2021-2025 prévoit « qu’à l’horizon 2030, l’économie ivoirienne<br />
soit structurellement transformée, modernisée et industrialisée,<br />
et que le peuple ivoirien soit majoritairement affranchi<br />
de l’extrême pauvreté et de la vulnérabilité ». Le plan doit ainsi<br />
faire émerger « une classe moyenne jouissant de revenus adéquats<br />
et bénéficiant des services publics économiques et sociaux<br />
essentiels qui assurent le confort et la qualité de la vie ».<br />
Féru de planification, le pays enchaîne son troisième PND<br />
depuis 2012. Celui qui s’ouvre verra le taux d’inves tissement<br />
s’envoler, pour passer de 23,1 % du PIB en 2021 à 27,1 %<br />
en 2025. Un effort incomparable est attendu du secteur privé :<br />
74 % des investissements du PND (43 647 milliards de FCFA)<br />
reposent sur ses épaules. Soit près de 9000 milliards de FCFA à<br />
mobiliser par an. De son côté, le secteur public investira 26 %<br />
Avec ce coup<br />
de fouet, le taux<br />
de croissance<br />
annuel moyen<br />
est attendu<br />
à 7,65 %.<br />
du PNB (15 353 milliards de FCFA). Dans ce but, l’État prévoit<br />
de recourir aux marchés financiers et d’augmenter la pression<br />
fiscale de 12,2 % à 13,3 % du PIB, loin des 20 % de la norme<br />
communautaire de l’Union économique et monétaire ouestafricaine<br />
(UEMOA).<br />
Le plan prévoit des réformes structurelles de l’État (digitalisation<br />
de l’administration…), mais aussi une modernisation<br />
sans précédent de l’ensemble de la société. Le PND recense ainsi<br />
des pans entiers de l’économie (agriculture, énergie, industrie,<br />
transports, entrepreneuriat, numérique, villes durables, intégration<br />
régionale…) et du social (emploi des jeunes et des femmes,<br />
éducation, enseignement supérieur, logement, accès à l’eau et à<br />
l’électricité, salubrité, justice, cohésion sociale, droits humains,<br />
etc.) qui bénéficieront des milliards investis. Avec ce coup de<br />
fouet, le taux de croissance annuel moyen est attendu à 7,65 %<br />
durant le PND, contre 5,9 % entre 2016-2020.<br />
Côté social, le revenu par habitant doit passer de<br />
1 736 dollars en 2020 à 2 240 dollars en 2025,<br />
puis grimper à 3 472 dollars en 2030. À la fin<br />
du plan, l’économie devrait avoir créé 5 millions<br />
d’emplois, et le taux de pauvreté devrait être<br />
ramené à 30 % en 2025 contre 39,4 % en 2018.<br />
L’AUTOSUFFISANCE EN RIZ POUR 2025<br />
La réussite du PND repose sur les activités clés de l’économie.<br />
L’agriculture (4 %), l’industrie (11 %), les mines (10 %), les<br />
hydrocarbures (10 %) et les transports (10 %) s’arrogent 45 %<br />
des investissements prévus. L’agriculture, qui emploie plus de<br />
5 millions de personnes, est un pilier national majeur. La Côte<br />
d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao et de noix<br />
de cajou, et se trouve au cinquième rang pour l’huile de palme et<br />
le caoutchouc naturel. Mais elle est aussi le premier producteur<br />
africain de bananes et le troisième de coton. L’ambition du PND<br />
« est de garantir la compétitivité et la durabilité de l’agriculture<br />
afin d’assurer la sécurité alimentaire, tout en créant des richesses<br />
équitablement partagées ». Une volonté qui s’appuie sur trois<br />
axes : améliorer la productivité de 100 % sur cinq ans pour augmenter<br />
la compétitivité des produits ; accroître la transformation<br />
locale, avec la montée en puissance d’une industrie nationale ;<br />
et assurer l’intégration de l’agro-industrie dans les circuits mondiaux<br />
de distribution et de commercialisation.<br />
58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le pays veut renforcer<br />
sa présence dans l’exploitation<br />
des ressources du sous-sol.<br />
Ici, une mine d’or à ciel<br />
ouvert de Bonikro, dans<br />
la région des Lacs.<br />
NABIL ZORKOT<br />
Outre la hausse des productions agricoles de 7,5 % en<br />
moyenne par an et l’amélioration du rendement des principales<br />
cultures vivrières (manioc, maïs, banane plantain, igname…),<br />
le défi décisif du plan consiste à bâtir une industrie de transformation<br />
locale, diversifiée et génératrice de valeur ajoutée, basée<br />
sur « le cacao, le café, la noix de cajou, le coton, l’horticulture<br />
(mangue, ananas…), le caoutchouc et l’huile de palme ». L’autosuffisance<br />
en riz est programmée pour 2025, la céréale locale<br />
approvisionnant 95 % du marché ivoirien. « Il faut une chaîne<br />
de valeur forte, qui puisse être attractive pour transformer les<br />
produits agricoles et créer de la richesse partagée », confirme<br />
Akinwumi Adesina, le président de la Banque africaine de développement<br />
(BAD), qui s’est engagée à soutenir le plan.<br />
Autre activité clé : l’industrie, « capable d’accélérer le processus<br />
de transformation structurelle de la Côte d’Ivoire », assène<br />
le PND. Un fonds d’investissement et de développement industriel<br />
(FIDI) État-secteur privé verra le jour, avec une enveloppe<br />
de 1 000 milliards de FCFA sur cinq ans. Des activités prioritaires<br />
ont été identifiées, « les produits cosmétiques, le caoutchouc, le<br />
textile et les matériaux de construction ». Mais aussi « les industries<br />
pharmaceutiques, électroniques et automobiles » et « des<br />
niches de croissance » : économie numérique, tourisme et hôtellerie,<br />
industries des arts et culturelles.<br />
ÉPAULER LES DÉPARTEMENTS COMPÉTITIFS<br />
Le plan met l’accent sur des secteurs présentant un avantage<br />
compétitif, tels les produits cosmétiques à base de beurre de<br />
cacao, « dans les soins pour la peau et les produits capillaires »,<br />
exportés à 85 % vers la Communauté économique des États de<br />
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Ils pourraient aussi être vendus<br />
aux diasporas africaines des États-Unis et d’Europe, même si<br />
« la recherche et développement ainsi qu’une<br />
meilleure promotion et une image de marque<br />
sont nécessaires pour que les cosmétiques ivoiriens<br />
puissent concurrencer les marques mondiales<br />
établies ».<br />
Dans le textile, « la Côte d’Ivoire est l’un des<br />
deux seuls pays africains à produire du tissu<br />
imprimé à la cire », étroitement associé à l’identité<br />
continentale, mais elle est très concurrencée par<br />
les produits chinois. « L’industrie peut accroître sa<br />
compétitivité en renforçant la reconnaissance de<br />
la marque, en améliorant la qualité et en augmentant le nombre<br />
de modèles pour barrer la route aux contrefaçons chinoises »,<br />
préconise le PND. Enfin, dans l’extraction des ressources du<br />
sous-sol (or, manganèse, nickel, bauxite), le pays veut renforcer<br />
sa présence dans l’exploration, l’exploitation, mais aussi la<br />
transformation. Idem avec le pétrole, il souhaite s’ériger en « hub<br />
régional ». Tel un cadeau inattendu, une « découverte majeure »<br />
de pétrole et de gaz naturel a été annoncée en septembre dernier.<br />
Elle pourrait rapporter de 106,5 à 142 milliards de dollars<br />
pour l’or noir et jusqu’à 25 milliards de dollars pour le gaz, à<br />
condition que la rentabilité des gisements soit prouvée.<br />
Pour l’instant, le gouvernement mène campagne pour séduire<br />
le secteur privé. Le 10 novembre 2021, le président de la Confédération<br />
générale des entreprises de Côte d’Ivoire, Jean-Marie<br />
Ackah, a confirmé « la disponibilité du secteur privé à prendre<br />
toute sa part dans la réalisation des ambitions de développement<br />
et de progrès ». Car « il s’agit de conférer une dimension<br />
stratégique au partenariat public-privé comme moteur des<br />
transformations structurelles et culturelles tant espérées ».<br />
Sur le volet international, le premier Forum d’affaires et<br />
d’investissements entre la Côte d’Ivoire et l’Amérique du Nord,<br />
qui s’est déroulé à la mi- novembre 2021 à Abidjan, a enregistré<br />
des intentions d’investissements nord-américains à hauteur de<br />
19 milliards de dollars. Une délégation ivoirienne est également<br />
active à l’Expo 2020 Dubaï, qui se tient jusqu’au 31 mars 2022,<br />
et entend réunir autour de 2 milliards de dollars d’intentions<br />
d’investissements. Enfin, une table ronde des bailleurs de<br />
fonds, dans le courant du premier trimestre 2022, constituera<br />
le point d’orgue de la stratégie du gouvernement pour embarquer<br />
de futurs investisseurs internationaux dans la réalisation<br />
du PND 2021-2025. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 59
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Agriculture<br />
Le défi de la transformation<br />
Cacao, anacarde, palme, banane, ananas, coton… Il s’agit<br />
d’aller au-delà des matières premières. Tout en assurant<br />
l’AUTONOMIE ALIMENTAIRE du pays.<br />
par Francine Yao<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Ramassage de l’or blanc<br />
à Korhogo. La filière compte<br />
132 000 producteurs.<br />
DANIEL RIFFET/NATURIMAGES<br />
La donne n’a pas changé depuis l’indépendance en 1960.<br />
Le secteur agricole constitue l’un des piliers majeurs de<br />
l’économie et représente l’un des principaux pourvoyeurs<br />
d’emplois avec plus de 5 millions de personnes en activité,<br />
dont 33 % pour les cultures de rente.<br />
Mais, au-delà du potentiel naturel important et des remarquables<br />
résultats en matière de développement agricole, la<br />
locomotive de l’Union économique et monétaire ouest-africaine<br />
(UEMOA) veut franchir un autre palier. À savoir accélérer l’industrialisation<br />
de son agriculture.<br />
Dans ce sens, au niveau du cacao, premier produit d’exportation<br />
du pays, l’extension d’une usine de broyage à Yopougon<br />
– qui sera la plus grande unité de transformation de fèves de<br />
cacao au monde, avec une capacité de 170 000 tonnes – a été<br />
inaugurée mardi 2 novembre 2021. La Côte d’Ivoire ambitionne<br />
d’atteindre une capacité de broyage de plus de 950 000 tonnes à<br />
l’horizon 2022 sur une production annuelle moyenne de 2 millions<br />
de tonnes.<br />
En outre, le taux de transformation de l’anacarde s’améliore<br />
et se rapproche en 2021 de 15 % de la production nationale,<br />
contre moins de 10 %, il y a de cela deux ans. Le Projet<br />
de promotion de la compétitivité de la chaîne de valeur de<br />
l’anacarde (PPCA) – financé par la Banque mondiale – qui<br />
a permis l’installation d’unités industrielles dans différentes<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 61
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
zones, va aider à relever ce taux. Le domaine du coton n’est<br />
pas non plus en reste, avec la relance de l’industrie textile à<br />
Korhogo, Bouaké, Dimbokro et Agboville. Selon l’Organisation<br />
interprofessionnelle agricole de la filière coton (Intercoton), la<br />
campagne 2021-2022 s’annonce historique, avec une production<br />
de plus de 580 000 tonnes. Ce résultat sera réalisé par<br />
les 132 000 producteurs que compte la filière. En 2020-2021,<br />
la Côte d’Ivoire, avec 520 000 tonnes, a été le second producteur<br />
africain d’or blanc, derrière le Bénin (730 000 tonnes),<br />
mais devant le Burkina Faso (492 600 tonnes) et le Mali<br />
(147 200 tonnes). Le coton est le quatrième contributeur aux<br />
recettes d’exportation agricoles, après le cacao, le caoutchouc<br />
naturel et la noix de cajou.<br />
S’agissant du riz, une denrée de grande consommation,<br />
dans le Plan national de développement (PND) 2021-2025, le<br />
gouvernement prévoit, entre autres, de faire évoluer l’autosuffisance<br />
de 70 à 100 % ; d’améliorer la croissance du produit<br />
intérieur brut (PIB) courant rizicole en le portant de 4 % en<br />
2021 à 12 % à l’horizon 2025 ; ainsi que de faire évoluer l’accroissement<br />
annuel moyen de la production de riz blanchi de<br />
50 à 90 % sur la période 2021-2025. De façon opérationnelle,<br />
il s’agira, d’une part, de construire et d’équiper les 20 pôles<br />
rizicoles et, d’autre part, d’améliorer l’approche de la mécanisation<br />
et l’acquisition de matériel. Tout en mettant l’accent sur<br />
l’accès aux femmes dans l’exploitation des périmètres irrigués.<br />
Par ailleurs, selon le Premier ministre, Patrick Achi, dans<br />
la recherche d’une autosuffisance alimentaire en matière de<br />
poisson d’ici à 2025, le programme stratégique pour la transformation<br />
de l’aquaculture devrait être lancé fin 2021. Car, le<br />
pays importe pour 325 milliards de francs CFA de produits<br />
halieutiques chaque année.<br />
GAGNER DES PARTS DE MARCHÉ À L’INTERNATIONAL<br />
Le gouvernement s’engage, dans le cadre du PND 2021-<br />
2025, à agir simultanément sur deux autres axes stratégiques.<br />
Le premier se focalise sur l’amélioration de la compétitivité<br />
des produits issus de la production végétale et animale. Cela<br />
concerne l’ensemble des étapes du processus : semences,<br />
irrigation, mécanisation, techniques culturales, fertilisation,<br />
transports, stockage, maîtrise de la qualité. Le second<br />
concerne la bonne intégration de l’agro-industrie dans les circuits<br />
de distribution et de commercialisation mondiaux, qui<br />
permettra de gagner des parts de marché à l’export, via des<br />
débouchés performants et sécurisés en Europe, en Amérique<br />
et en Asie, tout en profitant des opportunités des marchés<br />
qu’offre la Communauté économique des États de l’Afrique de<br />
l’Ouest (CEDEAO).<br />
Si les autorités veulent créer des richesses équitablement<br />
partagées, à partir de l’agriculture, elles souhaitent également<br />
assurer la sécurité alimentaire pour l’ensemble des populations.<br />
Elles ont en mémoire la colère des Ivoiriens, lors du premier<br />
semestre 2021, face à la cherté de la vie. De nombreux<br />
ménages n’avaient alors cessé de dénoncer le coût élevé des<br />
denrées de première nécessité. Certes, ce constat a été identique<br />
dans la plupart des pays importateurs, au lendemain de<br />
la pandémie mondiale de Covid-19. Mais face à cette situation,<br />
le gouvernement souhaite proposer une solution stable, en<br />
garantissant la compétitivité et la durabilité de l’agriculture.<br />
Dans cette optique, à travers le PND 2021-2025, l’État envisage<br />
d’accroître considérablement la production annuelle des<br />
cultures vivrières : de 1 127 789 tonnes à 1 393 951 tonnes pour<br />
le maïs, de 7 932 872 tonnes à 9 463 339 tonnes pour l’igname,<br />
de 6 194 600 tonnes à 8 064 107 tonnes pour le manioc, et enfin<br />
de 2 105 095 tonnes à 2 548 107 tonnes<br />
Patrick Achi (au centre)<br />
a inauguré l’extension de l’usine<br />
de Cargill à Yopougon,<br />
le 3 novembre dernier.<br />
pour la banane plantain. Il s’agira donc<br />
de produire suffisamment afin de rendre<br />
les produits vivriers accessibles et moins<br />
chers. Et ainsi, il sera possible de limiter<br />
la dépendance du pays avec les nations<br />
extérieures. En guise d’exemple, la Côte<br />
d’Ivoire a eu besoin de 2,2 millions de<br />
tonnes de riz en 2020. Sa production<br />
nationale étant estimée à 1,3 million de<br />
tonnes, elle a déboursé 317 milliards de<br />
FCFA pour importer les 900 000 tonnes<br />
manquantes.<br />
Enfin, le pays génère 5 000 tonnes<br />
de produits halieutiques par an, mais il a<br />
besoin de 500 000 tonnes de poissons sur<br />
la même période. Le gouvernement veut<br />
donc accroître et rendre compétitives les<br />
productions animales et halieutiques,<br />
toujours afin de réduire la dépendance<br />
vis-à-vis de l’extérieur. ■<br />
DR<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Inclusivité<br />
Lutter contre les inégalités<br />
Le deuxième programme social va venir SOUTENIR<br />
les populations fragiles, dont celles du Grand Nord. par Francine Yao<br />
S<br />
elon la Banque mondiale, « la Côte d’Ivoire a fait un<br />
léger bond dans le classement de l’indice du capital<br />
humain (0,38) en 2020. La pauvreté y est en net recul,<br />
passant de 46,3 % en 2015 à 39,4 % en 2020 ». Cet<br />
indice – allant de 0 à 1 – estime le potentiel humain qu’un enfant<br />
né aujourd’hui pourrait atteindre d’ici ses 18 ans, en prenant<br />
en considération sa survie, sa scolarité, sa santé. Au sujet de la<br />
pauvreté ivoirienne, l’institution précise que « cette baisse se<br />
limite aux milieux urbains ; le nombre de pauvres ayant augmenté<br />
dans les zones rurales sur la même période (+2,4 %) ».<br />
Cette situation pousse le gouvernement à accorder un intérêt<br />
particulier à la lutte contre les inégalités. « Le souci du président<br />
Alassane Ouattara, c’est que chaque Ivoirien puisse avoir accès<br />
aux biens sociaux nécessaires à sa vie. Toutes ces choses qui font<br />
qu’on a le sentiment d’avoir une vie décente », a affirmé Patrick<br />
Achi, le 8 novembre dernier à la primature. Cet engagement<br />
du chef de l’État à lutter contre les inégalités sociales devrait se<br />
traduire bientôt, comme l’a indiqué le Premier ministre : « Sur<br />
instruction du président de la République, nous allons mettre<br />
en œuvre, dès janvier 2022 et pour trois ans, un PSGOUV 2<br />
[deuxième programme social du gouvernement, ndlr] avec cinq<br />
priorités. » Ces cinq axes primordiaux sont : la lutte contre la<br />
fragilité dans les zones nord frontalières ; l’éducation et la formation<br />
; l’amélioration des conditions de vie en milieu rural et<br />
l’autonomisation des femmes ; l’insertion professionnelle<br />
des jeunes, le service civique et les écoles<br />
de la deuxième chance ; la couverture sociale des<br />
populations précaires.<br />
Sur les dix dernières années, la Côte d’Ivoire<br />
a réalisé des performances remarquables en<br />
macroéconomie, avec un taux de croissance<br />
moyen du produit intérieur brut de 8 % entre 2012<br />
et 2019, qui a fait doubler la richesse par habitant. Le budget de<br />
l’État a été multiplié par trois, passant d’un peu plus 2500 milliards<br />
de FCFA en 2011 à plus de 8000 milliards de FCFA en<br />
2021. Le volume global des investissements a été multiplié par<br />
sept sur la même période. Ces chiffres témoignent de la capacité<br />
du pays à produire de la richesse, mais la question de sa redistribution<br />
se pose. Certaines populations estiment, à tort ou à raison,<br />
ne pas suffisamment bénéficier des fruits de la croissance<br />
économique du pays. Afin d’améliorer cette redistribution,<br />
« La baisse<br />
de la pauvreté<br />
se limite encore<br />
aux milieux<br />
urbains. »<br />
une politique de décentralisation est mise en œuvre à travers,<br />
notamment, la création de 12 districts qui s’ajoutent à ceux<br />
d’Abidjan et de Yamoussoukro. Selon le Premier ministre, ils<br />
vont renforcer la coordination et l’évaluation de l’exécution des<br />
programmes de développement, tout en assurant une supervision<br />
accrue sur l’action de l’État et des collectivités territoriales.<br />
Cette décentralisation permet de jeter un regard particulier sur<br />
les populations du Grand Nord, cette partie du pays en proie à<br />
des assauts de groupes terroristes qui recrutent là où les poches<br />
de pauvreté sont les plus étendues, c’est-à-dire en zone rurale.<br />
COMBATTRE LE TERRORISME<br />
Pour éviter que le nord ne devienne un terreau fertile du terrorisme,<br />
l’État a décidé d’agir pour améliorer les conditions de<br />
vie de sa population. Le ministre de la Promotion de la jeunesse,<br />
de l’Insertion professionnelle et du Service civique, Mamadou<br />
Touré, y a effectué une tournée de plusieurs jours. Ce déplacement<br />
a démarré le vendredi 19 novembre par Kafolo (Kong),<br />
localité qui a subi deux attaques terroristes en dix-huit mois.<br />
L’objectif était de sensibiliser les populations sur l’existence d’un<br />
fonds spécial en faveur des jeunes et d’évaluer les programmes<br />
mis en place par l’Agence emploi jeune. Près de 3 000 d’entre<br />
eux seront concernés par ce plan d’urgence. « L’État et le gouvernement<br />
ne vous abandonneront jamais. Le gouvernement sera<br />
à vos côtés dans la lutte contre le terrorisme », a<br />
promis Mamadou Touré, précisant que, dans les<br />
semaines à venir, les premiers bénéficiaires de<br />
ce fonds seront connus. Il a ajouté que des jeunes<br />
seraient aussi formés à des métiers, comme la<br />
réparation de forage, la mécanique, etc. Par<br />
ces gestes à l’égard des populations du nord, le<br />
gouvernement souhaite répondre aux inégalités<br />
en matière d’opportunités d’emploi, mais aussi offrir des perspectives<br />
à une jeunesse fragilisée. Le pays inclut ses habitants<br />
les plus vulnérables dans sa stratégie de l’essor économique et<br />
social. Le Plan national de développement 2021-2025 s’inscrit<br />
dans une vision globale de réduction de la pauvreté. Il met l’accent<br />
sur la quête d’un développement équilibré entre les régions,<br />
mais aussi plus inclusif en offrant à certaines catégories sociales<br />
(femmes et jeunes) des programmes spécifiques destinés à favoriser<br />
leur autonomisation et leur employabilité. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 63
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Infrastructures<br />
Une envergure stratégique<br />
Le gouvernement continue à investir dans ce secteur clé<br />
pour la COMPÉTITIVITÉ du pays. par Francine Yao<br />
La qualité des infrastructures est un facteur majeur<br />
d’accroissement de la compétitivité d’une économie.<br />
Et les autorités ivoiriennes, qui affichent de grandes<br />
ambitions de développement, ne lésinent pas sur les<br />
moyens pour lancer des travaux d’envergure devant servir<br />
de catalyseurs à l’essor du pays. Dans cette optique, et face<br />
à la congestion du Grand Abidjan, elles se sont focalisées sur<br />
le renforcement du transport lagunaire et sur le métro d’Abidjan.<br />
Le projet du système de bus à haut niveau de service,<br />
le Bus Rapid Transit (BRT), a aussi été accéléré. Il consiste à<br />
construire un réseau de lignes dédiées pour les transports en<br />
commun. Selon le ministre des Transports, Amadou Koné,<br />
l’État a conclu avec le gouvernement suédois d’une part, et la<br />
Banque mondiale d’autre part, des conventions pour le financement<br />
de la réalisation des BRT sur le boulevard Latrille et<br />
sur l’axe Yopougon-Bingerville. Ces travaux devront commencer<br />
en 2022.<br />
LE MÉTRO, UN RÊVE QUI PREND FORME<br />
Un projet innovant, révolutionnaire… Les qualificatifs<br />
du futur métro d’Abidjan ne manquent pas. Lancé en novembre<br />
2017, il a eu du mal à décoller. Essentiellement en<br />
raison des coûts de financement. Toutefois, les négociations<br />
– portant sur le démarrage des travaux – menées<br />
entre l’exécutif et le groupe français Bouygues,<br />
tête de pont du consortium engagé,<br />
ont finalement abouti à la signature d’un protocole<br />
d’accord entre les deux parties, le 8 octobre<br />
2019. L’investissement, estimé à environ<br />
918,34 milliards de francs CFA (soit 1,4 milliard<br />
d’euros) sera financé intégralement par la<br />
France. Ce groupement d’entreprises (composé<br />
des groupes français Bouygues Travaux Publics,<br />
Alstom, Colas Rail et Keolis) est en charge de la réalisation de<br />
l’ouvrage. Selon le gouvernement ivoirien, le démarrage de la<br />
construction devrait intervenir autour de mi-2022. Et une première<br />
tranche du projet devrait être livrée en 2025.<br />
L’itinéraire du métro comprendra deux voies, 18 stations,<br />
21 ponts (rails et routes), et un viaduc sur la lagune Ébrié.<br />
L’emprise de la voie sera totalement sécurisée et protégée d’une<br />
Les autorités<br />
ne lésinent pas<br />
sur les moyens<br />
pour lancer de<br />
grands travaux<br />
devant servir<br />
de catalyseurs.<br />
clôture, pour permettre une utilisation optimale du train, dont<br />
la vitesse maximale est de 100 km/h, et de 80 km/h en situation<br />
d’exploitation. Cela lui permettra d’effectuer une fréquence<br />
de passage toutes les dix minutes et de transporter<br />
environ 500 000 passagers par jour, sur 37,9 kilomètres, entre<br />
Anyama (nord d’Abidjan) et Port-Bouët (sud d’Abidjan).<br />
En outre, le gouvernement accélère les projets d’infrastructures<br />
routières dans le district de la capitale économique.<br />
Cela concerne, entre autres, le chantier du quatrième pont<br />
Yopougon-Plateau. D’un coût de 142 milliards de FCFA, ce projet,<br />
financé par la Banque africaine de développement (BAD)<br />
et l’État ivoirien, vise à accroître la mobilité au niveau de la<br />
ville, en réduisant les embouteillages entre Yopougon-Plateau<br />
et Yopougon-Adjamé et en désengorgeant l’autoroute du Nord.<br />
L’ouvrage sera colossal : une chaussée en 2x3 voies séparées<br />
par un terre-plein central de 20 mètres (constituant la zone de<br />
passage du deuxième train urbain d’Abidjan du côté de Yopougon<br />
sur un peu plus de 4 kilomètres), trois échangeurs sur les<br />
voies principales franchies par le projet à Yopougon, une plateforme<br />
de péage de 850 mètres à Attécoubé, un pont de 1,4 kilomètre<br />
sur la baie du Banco, trois échangeurs ou bretelles à<br />
la traversée du boulevard de la Paix, et enfin, une chaussée<br />
2x2 voies entre la fin de l’échangeur de Boribana et l’Indénié.<br />
Concernant le pont Plateau- Cocody, ses travaux<br />
avancent à grands pas.<br />
Parmi les autres grands chantiers en cours :<br />
l’aménagement de l’autoroute périphérique d’Abidjan<br />
ainsi que le dédoublement des sorties est et<br />
ouest. Connue sous le nom de Y4, la grande voie<br />
de contournement de la capitale économique est<br />
une infrastructure de 2×2 voies devant permettre<br />
d’éviter le centre-ville en reliant les communes de<br />
Songon, Abobo-Anyama, Cocody et Port-Bouët,<br />
et faciliter ainsi l’accès à la zone portuaire d’Abidjan. La section<br />
2 de l’Y4, longue de 15 kilomètres, reliera la commune<br />
d’Anyama à l’autoroute du Nord. La section 3, pour sa part,<br />
connectera cette dernière à la commune de Songon, une zone<br />
d’extension de la ville d’Abidjan. Quant au dédoublement<br />
des sorties est et ouest, les opérations ont démarré à l’ouest.<br />
L’agrandissement de la voie de Dabou part de l’autoroute du<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Une fois terminé,<br />
le pont Yopougon-Plateau<br />
permettra de décongestionner<br />
la circulation.<br />
NABIL ZORKOT<br />
Nord jusqu’au carrefour de Jacqueville. Les travaux devraient<br />
s’achever en mars 2022.<br />
Selon le ministre des Transports, la construction de l’Aérocité<br />
sur la zone Akwaba, qui devait débuter cette année sur<br />
une superficie de 50 hectares, est contrariée par un manque de<br />
dotation budgétaire afin d’honorer les engagements contractuels<br />
avec le consultant (engagé dans le projet depuis 2015).<br />
Le montant est de 150 millions de FCFA, a indiqué Amadou<br />
Koné, devant les députés, le 18 novembre dernier. Déclaré<br />
d’utilité publique en 2010, le projet consiste en l’aménagement<br />
et l’exploitation d’une ville aéroportuaire située en périphérie<br />
de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny (Port-Bouët), sur une superficie<br />
de 3 700 hectares, outre le périmètre concédé à Aéria,<br />
le concessionnaire de l’aéroport. L’objectif est de bâtir sur cet<br />
espace des complexes hôteliers, industriels, commerciaux et<br />
sportifs, ainsi que des équipements publics.<br />
En outre, la capitale économique devrait se doter d’un<br />
parc des expositions moderne qui s’inscrit dans le cadre de la<br />
construction de l’Aérocité. Localisé entre le carrefour Akwaba<br />
et l’aéroport international, il sera en mesure d’accueillir des salons<br />
d’envergure nationale et internationale, mais également<br />
des conventions et des congrès politiques, culturels ou religieux,<br />
ainsi que des événements sportifs.<br />
L’INTÉRIEUR N’EST PAS OUBLIÉ<br />
Par ailleurs, à l’intérieur du pays, les travaux de la route de<br />
la Côtière ont débuté le 18 septembre 2021, pour un coût de<br />
plus de 300 milliards de FCFA. Ils consistent au renforcement<br />
de cette voie longue de 353,5 kilomètres, reliant Abidjan à<br />
San Pedro, la seconde ville portuaire. Autre projet et en cours,<br />
le prolongement de l’autoroute de Yamoussoukro-Bouaké qui<br />
est longue de 106 kilomètres. Les travaux ont débuté le 3 octobre<br />
2017. Ils étaient prévus pour vingt-quatre mois, mais<br />
leur durée a été réévaluée à quatre ans. Toutefois, du fait de la<br />
crise sanitaire du Covid-19, le chantier a pris du retard. Selon<br />
le ministre de l’Équipement et de l’Entretien routier, Amédé<br />
Kouakou, les phases restantes sont celles du revêtement. Aussi,<br />
pour accompagner et satisfaire les besoins des populations en<br />
mobilité urbaine, les activités de la Société des transports abidjanais<br />
(SOTRA) ont été étendues à Bouaké. Elles se poursuivront<br />
dans les villes de Yamoussoukro, Korhogo et San Pedro.<br />
En outre, le pays peaufine les six stades qui serviront<br />
de théâtre à la CAN 2023 : le stade olympique d’Ebimpé<br />
(60 000 places), à la périphérie d’Abidjan ; le stade Félix<br />
Houphouët-Boigny (33 000 places), à Abidjan ; celui de<br />
San Pedro (20 000 places) dans l’ouest ; et ceux de Bouaké<br />
(40 000 places), de Korhogo (20 000 places) et de Yamoussoukro<br />
(20 000 places), tous trois situés au centre du pays.<br />
Enfin, la finalisation du réseau national haut débit (RNHD),<br />
appelé Backbone National, est en cours. Il sera constitué d’un<br />
maillage de fibres optiques représentant 7 000 kilomètres.<br />
Il devrait permettre, à long terme, de contribuer à vulgariser<br />
l’accès aux systèmes des télécommunications, des technologies<br />
de l’information et de la communication. Il favorisera la création<br />
de nouveaux emplois et dynamisera l’économie numérique<br />
nationale. Avec le programme RNHD, ce sont 1 400 kilomètres<br />
de fibres optiques dans la zone ouest et 622 kilomètres<br />
dans la partie est qui ont été déployés. La phase de réalisation<br />
des 5 000 kilomètres, qui est en cours, finalisera le maillage<br />
complet du territoire. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 65
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Secteur privé<br />
La priorité nationale<br />
Entreprises et entrepreneurs<br />
seront au cœur de la<br />
TRANSFORMATION<br />
STRUCTURELLE<br />
de l’économie. par Francine Yao<br />
Selon la Confédération générale des entreprises de Côte<br />
d’Ivoire (CGECI), le secteur privé témoigne de son rôle<br />
déterminant dans l’économie nationale. Il représente<br />
deux tiers du total des investissements, 83 % des<br />
emplois formels et contribue à 90 % aux ressources budgétaires<br />
de l’État. Toutefois, à la suite des effets de la crise sanitaire de<br />
Covid-19, près de 38 % de ces sociétés ont vu leurs activités<br />
tourner au ralenti et 2,5 % d’entre elles ont mis la clé sous la<br />
NABIL ZORKOT<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
dans le Plan national de développement 2021-2025, évalué à<br />
59 000 milliards de francs CFA. Celui-ci prévoit un investissement<br />
accru de 75 % dans les PME. « Il n’y a aucun autre<br />
moyen de permettre au secteur privé d’avancer à la vitesse que<br />
l’État souhaiterait : nous devons créer un partenariat extrêmement<br />
proche qui permette aux uns de soutenir les autres », a<br />
déclaré le Premier ministre Patrick Achi, le 25 octobre dernier<br />
à la primature. Cette dynamique s’est amorcée depuis que son<br />
équipe a associé les acteurs du privé afin d’entendre leurs préoccupations,<br />
lors du séminaire gouvernemental d’avril 2021.<br />
Les invités s’en sont félicités, car cela constituait une première<br />
dans le pays.<br />
L’usine Tomates de Côte d’Ivoire (TOMACI), située dans la zone<br />
portuaire de Treichville, appartient au groupe Carré d’or.<br />
porte. Malgré tout, le secteur a su faire preuve d’une étonnante<br />
résilience. Pour preuve, le taux de croissance du pays est resté<br />
positif, situé autour de 2 % en 2020. Un bon résultat obtenu en<br />
partie grâce au gouvernement qui a su soutenir les sociétés à<br />
travers plusieurs aides : le Fonds de soutien aux grandes entreprises,<br />
celui destiné aux petites et moyennes entreprises (PME),<br />
ainsi que le Fonds d’appui aux acteurs du secteur informel. Pour<br />
ce dernier, plus de 830 sociétés et 114 000 acteurs ont pu en<br />
bénéficier. Au vu des performances du secteur privé et, surtout,<br />
de son apport central dans l’économie, le gouvernement entend<br />
en faire une cause nationale. Il a choisi de le soutenir massivement,<br />
notamment à travers un partenariat renforcé inscrit<br />
SÉLECTIONNER DES ACTEURS LOCAUX<br />
De grandes réformes ont été annoncées à l’occasion de<br />
la 9 e édition de la CGECI Academy, qui s’est tenue les 28 et<br />
29 octobre derniers au Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire. Elles portent,<br />
entre autres, sur le programme des Champions nationaux dont<br />
le but est d’identifier et de sélectionner rigoureusement des<br />
acteurs locaux afin de permettre l’éclosion d’entreprises à haut<br />
potentiel. L’objectif est de constituer des écosystèmes d’affaires<br />
dans des domaines porteurs comme l’agro-industrie, l’énergie,<br />
le transport, le tourisme, le textile… « La solution, c’est le développement<br />
du secteur privé, premier pourvoyeur d’emplois. Si<br />
nous ne faisons rien pour le développer, nous n’aurons plus<br />
suffisamment de recettes, a déclaré le locataire de la primature<br />
à l’occasion de cet événement. Nous lancerons bientôt un<br />
programme d’accompagnement et de financement des entrepreneurs,<br />
des TPE [très petites entreprises, ndlr] et des PME,<br />
structuré autour d’un guichet unique capable d’offrir un point<br />
d’entrée central à tout créateur d’entreprise, en coordonnant<br />
un continuum de services et de financements de l’activité. »<br />
Pour sa part, Jean-Marie Ackah, président de la CGECI, a salué<br />
le 4 novembre dernier l’engagement de l’exécutif à consolider<br />
le partenariat État-secteur privé en ces termes : « Nous venons<br />
d’avoir, en l’espace de dix jours, une deuxième séance de travail<br />
avec le Premier ministre et des membres du gouvernement.<br />
Nous sommes très satisfaits de la feuille de route qui a<br />
été établie. »<br />
STIMULER L’INSERTION PROFESSIONNELLE<br />
Comme le secteur privé est le premier pourvoyeur de postes<br />
salariés, le gouvernement lui accorde une place de choix. Il est<br />
même devenu une priorité nationale dans la Vision 2030 du<br />
président de la République. L’objectif est de créer 8 millions<br />
d’emplois supplémentaires d’ici là, principalement destinés aux<br />
jeunes qui se présentent massivement sur le marché chaque<br />
année. De plus, le pouvoir a inscrit la création de richesses et<br />
d’emplois dans le programme Une Côte d’Ivoire solidaire, d’Alassane<br />
Ouattara. Ainsi, des activités comme la transformation des<br />
matières premières (cacao, anacarde, coton, etc.) seront exploitées<br />
pour l’insertion professionnelle. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 67
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Environnement<br />
Les dossiers chauds<br />
du développement durable<br />
Les bouleversements induits par le RÉCHAUFFEMENT<br />
CLIMATIQUE sont de plus en plus tangibles. Pour<br />
se préparer à l’avenir, des problématiques clés doivent<br />
être affrontées. par Jihane Zorkot et Nabil Zorkot<br />
La Côte d’Ivoire compte aujourd’hui près de 28 millions<br />
d’habitants, et ce chiffre ne fera qu’augmenter dans un<br />
avenir proche. Combiner croissances démographique<br />
et économique est un véritable défi, auquel s’ajoute la<br />
nécessité de mettre en œuvre le développement durable et l’urgence<br />
de la préservation d’un écosystème très fragilisé. Lors<br />
de la COP26 à Glasgow, en Écosse, la « République du cacao »<br />
s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre<br />
de 30,41 % d’ici à 2030. Un effort aussi considérable qu’indispensable<br />
: la richesse du pays, dont l’économie repose en<br />
grande partie sur l’agriculture, est basée sur ses terres fertiles.<br />
Pour accompagner le progrès et les objectifs annoncés pour<br />
2030, la transition écologique est plus que vitale, et les fronts<br />
sont multiples.<br />
La réalité du changement<br />
climatique<br />
Au classement des pays considérés comme les plus vulnérables<br />
face aux dangers liés au réchauffement de la planète, la<br />
Côte d’Ivoire se positionne à la 147 e place, sur 178 nations. On<br />
constate déjà une augmentation de la température moyenne,<br />
qui se traduit par une chaleur excessive, une pluviométrie incertaine,<br />
des saisons des pluies irrégulières et des inondations fréquentes.<br />
L’harmattan, vent sec venu du désert, souffle à présent<br />
pendant près de trois mois, alors que ce phénomène durait tout<br />
au plus quinze jours il y a encore une dizaine d’années. L’élévation<br />
du niveau de la mer risque d’avoir de lourdes conséquences,<br />
en particulier pour Abidjan et les lagunes côtières. Le long du<br />
littoral, ce changement est perceptible à l’œil nu : l’ancienne ville<br />
de Grand-Lahou, menacée par l’Atlantique, s’est ainsi déplacée<br />
vers l’intérieur des terres.<br />
Le réchauffement climatique intensifie aussi les migrations<br />
des populations des zones sahéliennes vers la Côte d’Ivoire, fait<br />
très visible à Abidjan et dans d’autres villes du pays. Ces régions,<br />
fortement touchées par le terrorisme, sont également impactées<br />
par la raréfaction de l’eau et les précipitations très aléatoires. Les<br />
habitants prennent la route du Sud, qu’ils considèrent comme<br />
une destination proche et sûre.<br />
Le changement climatique pourrait aussi affecter l’une<br />
des cultures phares du pays. Avec une production d’environ<br />
2 millions de tonnes par an, le pays est le premier exportateur<br />
mondial de cacao. L’augmentation de la température risque de<br />
rendre les terres plus arides et moins fertiles. Cela entraînera<br />
une baisse de la production, car avec un sol moins riche, les<br />
plantations devront être déplacées à de plus hautes altitudes,<br />
où les températures seront plus favorables.<br />
Face à ces menaces protéiformes, l’État, la société civile et<br />
les acteurs économiques se mobilisent progressivement. Mais,<br />
comme pour les autres pays émergents, la question du financement<br />
massif de la transition, et donc celle de la solidarité<br />
des nations riches et polluantes, reste posée. En attendant cette<br />
improbable solidarité internationale, la Côte d’Ivoire pourrait<br />
appliquer plus largement le principe du pollueur-payeur. Elle<br />
ferait ainsi d’une pierre deux coups. D’une part, elle obtiendrait<br />
de nouvelles rentrées fiscales et, d’autre part, les industries et<br />
les individus pourraient promouvoir des solutions innovantes et<br />
enclencher un cycle vertueux de développement durable.<br />
La préservation de la forêt<br />
La Commission européenne a présenté le 17 novembre<br />
dernier un projet de texte visant à fermer le marché de l’UE à<br />
tout produit participant à la déforestation. Cette nouvelle règle<br />
pourrait s’appliquer au soja, au bois, au cacao, au café, à l’huile de<br />
palme et au bœuf, ainsi qu’à certains des biens dérivés, comme<br />
le cuir et l’ameublement. La forêt est devenue un enjeu planétaire.<br />
En particulier la forêt tropicale humide, qui joue un rôle de<br />
régulation contre le réchauffement, et qui a une influence sur les<br />
pluies nécessaires aux cultures vivrières et empêche l’élévation<br />
68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le parc national<br />
du Banco est le<br />
poumon vert de la<br />
capitale économique.<br />
NABIL ZORKOT<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 69
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
des températures. Elle contribue également à la protection de la<br />
faune et à la vivacité de la biodiversité. En Côte d’Ivoire, l’heure<br />
est à l’urgence. Au cours de ces soixante dernières années, 90 %<br />
de la forêt du pays a disparu. Son exploitation, et le secteur<br />
du bois, qui fut longtemps le troisième produit d’exportation,<br />
ont joué un rôle majeur dans cette déforestation fulgurante.<br />
Le choix prioritaire accordé aux cultures de rente industrielle<br />
(cacao, hévéa, palmier à huile) en est l’une des raisons directes,<br />
avec l’urbanisation et la pression démographique.<br />
Le pays s’est engagé dans un vaste projet de préservation<br />
et de réhabilitation des forêts restantes, ainsi que dans la mise<br />
en place du concept d’agroforêt dans les zones de culture intensive.<br />
On estime aujourd’hui le couvert forestier à 2,97 millions<br />
d’hectares, soit seulement 9,2 % du territoire. Le gouvernement<br />
a pour volonté de le porter à 20 % d’ici à 2030, avec le soutien<br />
massif des bailleurs de fonds internationaux. En juillet 2021, le<br />
ministre des Eaux et Forêts, Alain-Richard Donwahi, a présenté<br />
l’inventaire forestier et faunique national, étape essentielle du<br />
projet. Et en mai 2021, le ministère a lancé l’opération « 1 jour<br />
50 millions d’arbres », objectif à atteindre d’ici la fin de l’année.<br />
À ce jour, on estime que plus de 28 millions d’entre eux ont été<br />
plantés. Un pas de plus dans cette lutte à long terme au bénéfice<br />
des générations futures.<br />
L’ancienne<br />
décharge<br />
d’Akouédo<br />
est appelée à<br />
devenir un futur<br />
parc naturel.<br />
La menace des déchets plastiques<br />
Abidjan, qui comptait 150 000 résidents au début des<br />
années 1960, est devenue en quelques dizaines d’années une<br />
grande métropole de près de 5 millions d’habitants. La ville<br />
ne cesse de s’étendre. Du fait de sa croissance démographique<br />
incessante, elle connaît chaque année, mécaniquement, une<br />
forte hausse de la production globale de déchets. On estime<br />
qu’elle génère globalement plus de 1,6 million de tonnes par an<br />
de déchets et près de 290 tonnes de déchets plastiques par jour.<br />
Et 95 % de ces derniers finissent dans des décharges, plus ou<br />
moins bien gérées, ou dans la nature. Ces détritus s’accumulent<br />
dans la lagune d’Abidjan, à l’entrée et à la sortie des villes et<br />
villages. Ils se déversent dans les fleuves et rivières jusqu’aux<br />
embouchures, menaçant la reproduction des espèces aquatiques<br />
nécessaires à l’alimentation de la population. En mai 2013,<br />
un décret a interdit la production, l’importation, la commercialisation,<br />
la détention et l’utilisation des sachets plastiques<br />
– mesure difficile à appliquer et à faire respecter. Toutefois, de<br />
nouvelles solutions de collecte apparaissent. Des jeunes entreprises<br />
proposent des méthodes innovantes. Ainsi, Recyplast a<br />
mis en œuvre le projet Plastock, avec une application mobile et<br />
des « box » de récupération pour favoriser un recyclage citoyen.<br />
L’initiative a fait ses preuves et va être déployée dans<br />
d’autres communes.<br />
Une action structurante et d’envergure a aussi<br />
été décidée avec la fermeture de l’immense décharge<br />
d’Akouédo, en bordure de la capitale économique, et<br />
l’assainissement du site, particulièrement pollué. La<br />
décharge sera transformée en un parc urbain. Le projet<br />
est exécuté par le groupe PFO et l’endroit accueillera,<br />
entre autres, des espaces verts, des aires de jeux<br />
et de sport, et un centre de formation aux métiers<br />
de l’environnement.<br />
La lutte contre<br />
l’orpaillage clandestin<br />
La Côte d’Ivoire est située sur la ceinture de roches<br />
birimiennes d’Afrique de l’Ouest, une très vaste formation<br />
géologique riche en or et en minerais. Le pays<br />
est de ce fait doté d’un énorme potentiel d’exploitation<br />
minière, qu’il partage avec ses voisins, et il a su en tirer<br />
parti. En 2020, la mine de Tongon, au nord, a produit<br />
9,1 tonnes d’or, un record sur ses dix années d’exploitation.<br />
Le secteur minier représente 5 % du PIB du pays,<br />
un chiffre qui pourrait augmenter grâce à l’ouverture de<br />
nouvelles mines. En marge de ce secteur formel se développe<br />
malheureusement l’orpaillage clandestin, notamment<br />
dans la région de la Mé, au sud. Cette technique<br />
utilise des moyens d’extraction nocifs pour l’environnement,<br />
mais aussi pour la santé. Afin de pouvoir détacher<br />
DR<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Ville balnéaire au<br />
sud-ouest, Grand-Béréby<br />
est une aire marine protégée<br />
depuis décembre 2020.<br />
NABIL ZORKOT<br />
le métal précieux des matières rocheuses, les chercheurs d’or ont<br />
recours à des produits chimiques toxiques, comme le mercure.<br />
Celui-ci viendra ensuite polluer les plans d’eau, qui seront à leur<br />
tour absorbés par le biote, et finira, par le biais de la chaîne alimentaire,<br />
par atteindre les humains. Par ailleurs, pour exploiter<br />
la terre, les orpailleurs défrichent totalement les terrains, les<br />
rendant impropres à l’agriculture.<br />
L’État s’est engagé dans une lutte contre ces activités illégales.<br />
En 2018, le ministère des Mines annonçait la création<br />
d’une brigade spéciale pour les réprimer, ainsi que condamner<br />
les infractions au code minier. Le ministère a également ouvert<br />
des chantiers écoles dédiés à la formation des acteurs du secteur.<br />
Cependant, le contrôle du territoire s’avère complexe.<br />
La sauvegarde de la mangrove<br />
Nichées entre terre et mer, les mangroves sont des écosystèmes<br />
riches et fragiles constitués principalement de palétuviers<br />
poussant dans les littoraux tropicaux. Comptant parmi les<br />
écosystèmes les plus productifs au monde, elles jouent un rôle<br />
important pour les populations locales. Avec leur forte capacité<br />
d’absorption du CO 2<br />
, elles contribuent à limiter le réchauffement<br />
et constituent un milieu où s’épanouit la vie aquatique. C’est<br />
donc près d’elles que s’approvisionnent les pêcheurs. Élément<br />
de stabilité et de diversité, la mangrove ivoirienne est en voie de<br />
disparition. Selon une étude menée par Philippe Cecchi, chercheur<br />
à l’Institut de recherche pour le développement (France),<br />
et Allassane Ouattara, enseignant- chercheur à l’université Nangui<br />
Abrogoua d’Abidjan, la superficie de la mangrove a diminué<br />
de près de 95 % en moins de cinquante ans, passant de<br />
500 kilomètres carrés en 1970 à une trentaine en 2013.<br />
En cause, la surexploitation des palétuviers, utilisés comme<br />
bois de chauffe par les populations locales, et la destruction<br />
de son environnement au profit de l’expansion urbaine ou du<br />
développement des infrastructures. À cela s’ajoutent des phénomènes<br />
naturels, comme la fermeture récurrente des passes qui<br />
relient la lagune à la mer, les inondations ou l’érosion des côtes.<br />
La pollution humaine reste un facteur déterminant. La<br />
grande majorité des effluents urbains et industriels d’Abidjan<br />
arrivent peu ou pas traités dans la lagune Ébrié, contribuant<br />
à la dégradation de la qualité des eaux, ce qui est très préjudiciable<br />
aux mangroves. Les différents projets d’assainissement<br />
et d’aménagement de la baie de Cocody doivent, à terme,<br />
permettre de retrouver une dynamique écologique. L’assainissement<br />
de la baie aura un impact positif sur les mangroves<br />
entourant Abidjan, notamment celle de l’île Boulay. Cette opération,<br />
déployée à l’échelle du pays, leur redonnerait une nouvelle<br />
vie… ainsi qu’aux lagunes. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 71
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Abidjan, au centre<br />
de son monde<br />
Ici, c’est « Babi » ! Une mégalopole entre terre et mer,<br />
cosmopolite, excessive, industrieuse et festive.<br />
VISITE GUIDÉE et en photos de cette capitale<br />
loin d’être uniquement « économique ».<br />
par Zyad Limam, avec Emmanuelle Pontié<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Sur la côte du golfe de Guinée, entre terre et lagune,<br />
elle impressionne avec ses hautes tours du Plateau,<br />
ses 13 communes, autant de villes dans la ville, son<br />
activité débridée, ses embouteillages presque légendaires,<br />
ses journées suractives et ses nuits enfiévrées, sa<br />
scène artistique d’avant-garde… « Babi », contraction locale<br />
d’Abidjan et de Babylone, s’impose comme l’une des portes<br />
de l’Afrique émergente. Une cité globale, un melting-pot stupéfiant<br />
de cultures et d’origines. Ici se retrouvent toutes les<br />
communautés d’Afrique de l’Ouest, et même d’Afrique centrale.<br />
Ici, expatriés français, libanais, chinois, vietnamiens<br />
sont venus chercher fortune ou une nouvelle vie. La mégalopole<br />
de 5 millions d’habitants s’étend chaque jour un peu<br />
plus, dans une croissance spectaculaire et parfois chaotique.<br />
Abidjan pousse ses murs vers les multiples méandres de la<br />
lagune, de Bingerville à bien plus loin vers la chic Assinie, en<br />
bord d’océan, où se retrouvent les happy few…<br />
À Babi, le chantier est permanent : organiser l’aménagement<br />
en eau et en électricité, lutter contre l’insalubrité, assurer<br />
la transparence des transactions immobilières, réhabiliter<br />
les voiries, prendre en charge la gestion des déchets [voir<br />
p. 70], protéger la lagune et le patrimoine vert, réinventer<br />
des lieux condamnés (comme l’ancienne décharge d’Akouédo,<br />
appelée à devenir un parc naturel). La cité est en travaux<br />
permanents. En son cœur s’élèvera la Tour F, future tour la<br />
plus haute d’Afrique. Le 4 e pont, entre Yopougon et le Plateau,<br />
traverse la lagune. Le 5 e , entre Cocody et le Plateau, est en<br />
chantier. Le métro, projet de transport urbain le plus ambitieux<br />
d’Afrique subsaharienne avance enfin, et la première<br />
ligne devrait voir le jour en 2025. Le parc des expositions,<br />
aux abords de l’aéroport Félix Houphouët- Boigny, préfigure la<br />
future Aérocité. Évidemment, la pandémie est venue ralentir,<br />
un peu, le rythme. Mais Abidjan a la foi. Elle croit en son<br />
devenir, consciente de son dynamisme. En 2023, le nouveau<br />
et magnifique stade olympique d’Ebimpé accueillera la finale<br />
de la Coupe d’Afrique des nations. Et en 2030, Abidjan, « perle<br />
des lagunes », comptera près de 8 millions d’habitants. ■<br />
NABIL ZORKOT<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 73
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Le Plateau. C’est le cœur<br />
d’Abidjan, quartier<br />
des affaires, des sièges<br />
des grandes entreprises,<br />
des déjeuners business,<br />
des avenues ombragées<br />
au pied des tours. Quartier<br />
des embouteillages aussi,<br />
avec ses taxis rouges plus<br />
ou moins en « état », et toujours<br />
un peu « trompe-la-mort ».<br />
L’Esplanade, le Plateau.<br />
Ce sera très bientôt le nouveau<br />
palais présidentiel, vaisseau<br />
de verre suspendu sur ses<br />
piliers. L’Esplanade, conforme<br />
aux exigences de son époque,<br />
conçue par l’architecte Pierre<br />
Fakhoury, fera face, comme<br />
dans une étonnante continuité<br />
historique, au palais voulu<br />
par Félix Houphouët-Boigny,<br />
en fameuse forme de tabouret.<br />
ZYAD LIM<strong>AM</strong> (2)<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
L’Hôtel Sofitel Ivoire.<br />
La silhouette de la tour (haute<br />
de 100 mètres) marque la ville<br />
de son empreinte. Bienvenue<br />
dans un hôtel mythique, dont<br />
les travaux commencèrent<br />
au milieu des années 1960.<br />
Un paquebot attachant, témoin<br />
de l’histoire contemporaine du<br />
pays, avec ses hauts et ses bas.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 75
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
Capitale de la mode. En Afrique, c’est Abidjan<br />
qui donne le ton. Plusieurs stylistes du cru inventent<br />
et réinventent les métissages des matières et les formes<br />
chics. Comme ici, avec Élie Kwame (au centre),<br />
qui a créé sa marque de luxe à Paris, avant<br />
de s’établir sur les bords de la lagune en 2017.<br />
Abidjan by night. Disons-le, c’est l’une des cités africaines<br />
qui offre la palette la plus large de restaurants, discothèques<br />
et bars. Jeunes, moins jeunes, riches ou pauvres, on y fait<br />
souvent la fête jusqu’au bout de la nuit, dans les ambiances<br />
les plus diverses, ultrachics, branchées ou archi populaires.<br />
KADER DIABY - MARTIN COLOMBET - NABIL ZORKOT<br />
76
Treichville. La capitale économique,<br />
c’est près de 5 millions d’habitants répartis<br />
sur 42 200 hectares et 13 communes<br />
(trois en périphérique). De véritables villes<br />
dans la ville, avec une identité propre,<br />
un « style ». Comme Yopougon ou Abobo,<br />
dont la population dépasse le million.<br />
Ou comme ici, Treichville, située sur l’île<br />
de Petit-Bassam, au sud du Plateau. Zone<br />
industrielle et supermarché plus ou moins<br />
formel à ciel ouvert (la fameuse Rue 12),<br />
Treichville est aussi connue pour ses<br />
ambiances interlopes la nuit tombée.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 77
DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Assinie. Destination favorite de la jet-set<br />
abidjanaise pour ses week-ends, Assinie est<br />
accessible par la route ou par bateau en longeant<br />
les mangroves et les petits villages lacustres.<br />
Villas cossues et beaux hôtels s’égrènent<br />
le long d’une immense plage de sable fin.<br />
Pour un farniente de choix. Loin du fracas de la cité.<br />
DR - ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
Le parc des expositions. C’est<br />
l’un des projets phares de la ville de demain.<br />
Le point de départ aussi du développement<br />
de la future Aérocité, à proximité de l’aéroport<br />
Félix Houphouët-Boigny. Première étape,<br />
le convention center de 9 000 m 2 , avec<br />
sa grande nef centrale de 35 m de haut,<br />
pourra accueillir, de manière modulable,<br />
des expositions, des salons internationaux,<br />
des compétitions sportives, des meetings…<br />
Un nouvel « hyper-lieu » pour Abidjan.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 79
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
entretien<br />
Mahamat-Saleh Haroun<br />
« JE VEUX<br />
PROVOQUER<br />
LE DÉBAT »<br />
PAUL GRANDSARD/SAIF IMAGES<br />
Le nouveau film du réalisateur<br />
tchadien, Lingui, les liens sacrés,<br />
dénonce avec force la violence<br />
du patriarcat en abordant<br />
le sujet tabou de l’avortement<br />
dans son pays. Cette œuvre<br />
féministe montre la puissante<br />
sororité entre les femmes,<br />
cette arme de résistance face<br />
à la domination, afin d’obtenir<br />
le droit de disposer de leur corps.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Après Une saison en France, en 2017,<br />
sur les difficultés rencontrées par<br />
les personnes migrantes dans<br />
l’Hexagone, le cinéaste retourne<br />
sur sa terre natale avec son nouveau<br />
film : Lingui, les liens sacrés.<br />
Sélectionné en compétition officielle<br />
au Festival de Cannes cette année, celui-ci<br />
raconte le combat des femmes tchadiennes pour disposer<br />
librement de leur corps et avoir accès à l’avortement<br />
médicalisé, dans un pays où il est interdit par<br />
la loi et la religion. De nos jours, à N’Djamena, Amina<br />
vit seule avec sa fille Maria, âgée de 15 ans. Lorsque<br />
cette dernière tombe enceinte, elle est ostracisée et<br />
exclue du lycée. Et est résolument déterminée à ne<br />
pas garder l’enfant. Avec le soutien d’autres femmes,<br />
sa mère brave l’interdiction et tente de trouver un<br />
moyen pour qu’elle se fasse avorter en toute sécurité.<br />
Avec ce film féministe empreint de délicatesse,<br />
Mahamat-Saleh Haroun, prix du jury au Festival de<br />
Cannes 2010 pour Un homme qui crie, dresse un portrait<br />
sans concession de la société tchadienne. Il rend<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 81
ENTRETIEN<br />
hommage à ces héroïnes du quotidien, ces femmes puissantes<br />
qui résistent face aux profondes injustices de leur condition, se<br />
révoltent contre la domination masculine et les violences sexistes<br />
et sexuelles. Lingui brise des tabous et braque la lumière sur une<br />
réalité alarmante, douloureuse : les avortements clandestins, la<br />
mise au ban des « filles-mères » et des grossesses hors mariage,<br />
la carence d’éducation et de moyens en matière de sexualité, de<br />
contraception. Il souligne la nécessité d’ouvrir un débat sur ces<br />
problèmes de santé publique et de droits humains, afin de faire<br />
évoluer les lois et les mentalités.<br />
<strong>AM</strong> : Le terme tchadien « Lingui » désigne les liens<br />
entre les individus au nom du vivre-ensemble.<br />
Ce titre est-il une référence à la solidarité entre<br />
les femmes dans votre film ?<br />
Mahamat-Saleh Haroun : Oui. Cette sororité leur permet de<br />
faire face à l’adversité et de s’opposer, à bas bruit, à une domination.<br />
C’est une communauté de destins qui se reconnaissent,<br />
parce qu’elles ont en partage les mêmes problématiques ainsi<br />
qu’une mémoire collective. Elles peuvent être ministres, présidentes<br />
ou ouvrières, elles éprouvent toutes intimement des<br />
choses liées à leur corps. Face au patriarcat, elles se soudent<br />
pour trouver des solutions aux problèmes. C’est une révolution<br />
qui ne bouscule pas les choses, qui s’effectue presque clandestinement.<br />
J’aime l’idée qu’elle se déroule de manière souterraine,<br />
tel le travail symbolique de l’eau : elle ne se voit pas, mais, tranquillement,<br />
elle poursuit son chemin, et viendra un temps où elle<br />
apparaîtra au grand jour. Cette solidarité est beaucoup plus forte<br />
que n’importe quelle fraternité ou autre relation.<br />
Ce terme évoque également le délitement<br />
de ces liens entre les personnes.<br />
Ceux-ci sont pervertis par l’hypocrisie, par des gens qui<br />
détournent ces mots sacrés. « Lingui » appartient à un précepte<br />
traditionnel du vivre-ensemble : il s’agit de se porter secours,<br />
de s’entraider, c’est une philosophie de la vie en communauté,<br />
dans la solidarité et la bienveillance. C’est le trait d’union qui<br />
maintient la cohésion au sein d’un groupe. Le conflit advient par<br />
celui qui le rompt. Dans mon film, il y a par exemple le voisin<br />
d’un côté, l’imam de l’autre.<br />
L’avortement est interdit au Tchad par la loi et la religion.<br />
Comment Amina vit-elle cette épreuve – la grossesse<br />
non désirée de sa fille de 15 ans, sur qui l’on a jeté<br />
l’opprobre, et qui se fait exclure arbitrairement du lycée ?<br />
Amina fait face à cette double interdiction et une sorte de<br />
condamnation. Elle voit le désastre, la catastrophe advenir : les<br />
choses se répètent. Car elle-même a été une « fille-mère » et a été<br />
rejetée par sa famille pour avoir « fauté ». Elle se retrouve désormais<br />
à la marge, comme la proie d’un système qui essaie d’avoir<br />
une emprise sur les plus faibles. Quand elle prend conscience de<br />
la tragédie qui arrive, elle se révolte et s’investit dans cet amour<br />
pour Maria. D’où cette affection qu’elle manifeste à son égard. À<br />
ses yeux, cet amour vaut plus que tous les discours, les interdits,<br />
« On n’inculque<br />
pas d’éducation<br />
sexuelle aux filles.<br />
Et une fois qu’elles<br />
sont enceintes,<br />
on juge que c’est<br />
de leur faute. »<br />
les croyances. Amina se soulève, alors que jusqu’ici, elle baissait<br />
la tête. Elle pensait qu’en se comportant ainsi aux yeux de tous,<br />
en se soumettant, elle obtiendrait peut-être une forme d’absolution.<br />
Mais elle comprend que ce n’est pas le cas.<br />
C’est une double peine pour les femmes. Certaines<br />
tombent enceintes parce qu’elles ont été violées, d’autres<br />
sont abandonnées par leur partenaire. Elles sont ensuite<br />
considérées comme fautives, mises au ban de la société,<br />
et portent ce poids sur leurs épaules, ce choix<br />
douloureux : avorter ou non.<br />
Malheureusement, c’est la réalité. L’élite africaine, c’està-dire<br />
une minorité, dont je fais partie, éprouve une sorte de<br />
honte à parler de ces sujets, elle ne veut pas les évoquer. Avec la<br />
volonté de porter un regard absolument positif sur l’Afrique, on<br />
est dans un déni total de cette réalité. Cela relève de l’idéologie<br />
capitaliste : on ne veut pas montrer ceux considérés comme les<br />
« perdants » de notre société. Mais la majorité des femmes que<br />
je côtoie lors de mes enquêtes vivent ces situations, cette double<br />
peine. Et c’est devenu un phénomène très courant. Pas plus tard<br />
qu’il y a une semaine, on a encore retrouvé un nouveau-né abandonné<br />
dans une décharge. Le déni et les tabous dominent. On<br />
n’inculque pas d’éducation sexuelle aux filles, on ne les informe<br />
pas sur la contraception, sous prétexte que cela les inciterait à<br />
avoir des relations sexuelles hors mariage. Et une fois qu’elles<br />
sont enceintes, on juge que c’est de leur faute. Mais on ne parle<br />
jamais de la responsabilité de l’homme ! D’autant plus qu’au<br />
Tchad – j’ai interrogé beaucoup de personnes, locuteurs de différentes<br />
langues –, le mot « viol » n’existe pas. Donc la situation<br />
qu’il désigne n’a aucune réalité. Attraper une femme derrière<br />
un arbre et la forcer à coucher avec soi ne relève pas d’un crime.<br />
On ne veut pas parler de cette horreur. Or, en tant que cinéaste,<br />
je suis aussi là pour raconter ce qui ne va pas. Et pas seulement<br />
pour le dire, mais également pour interroger la société, et ainsi<br />
provoquer un débat… Une lumière en tout cas.<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Aux côtés de ses actrices, au Festival de Cannes 2021, où le long-métrage était sélectionné en compétition officielle.<br />
JACOVIDES-BORDE-MOREAU/BESTIMAGE<br />
Votre film est très attendu auprès du public<br />
féminin dans votre pays ?<br />
Oui, il y a une attente extraordinaire. Certaines associations<br />
féminines souhaitent organiser une tournée à travers le pays et<br />
ouvrir des discussions avec des femmes. On ne veut pas prendre<br />
à bras-le-corps cette réalité, car on pense que si vous leur parlez<br />
de sexe, vous poussez les femmes à en faire. Ce n’est pas juste.<br />
Deux projections privées ont déjà eu lieu. Une responsable politique<br />
a vu le film et a déclaré que toutes les Tchadiennes dans<br />
la salle connaissaient cette histoire, l’ont traversée ou côtoyée.<br />
Majoritaires dans le pays, elles subissent ces épreuves dans le<br />
silence, parce que la tradition veut les reléguer à l’arrière-plan,<br />
considérant que leur parole ne compte pas.<br />
Le projet d’un code de la famille pour aider<br />
les femmes sur la grossesse et la contraception<br />
n’a jamais été voté par le parlement ?<br />
Non. Alors qu’après sa présentation au Festival panafricain<br />
du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, mon film a reçu<br />
le prix spécial de l’Assemblée nationale du Burkina Faso. Ces élus<br />
ont compris que ces problèmes les concernent, relèvent de leur<br />
travail en tant que représentants du peuple. J’espère que Lingui<br />
ouvrira des débats et un espace de liberté pour les femmes, afin<br />
qu’elles soient maîtresses de leur corps. On ne peut pas être victimes<br />
de violences sexuelles et, en même temps, se retrouver bannies<br />
de la société. Rappelons qu’au Tchad, récemment, deux cas<br />
de viols collectifs se sont produits : des hommes se sont filmés à<br />
visage découvert et ont balancé la vidéo sur les réseaux sociaux…<br />
Détournant l’interdiction, certains médecins<br />
pratiquent l’avortement médicalisé, risquant cinq ans<br />
d’emprisonnement et la radiation à vie.<br />
Certains médecins humanistes prennent le parti des femmes.<br />
Si l’on est un peu sensible, on ne peut pas rester indifférent face<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 83
ENTRETIEN<br />
à l’injustice, fermer les yeux sur certaines réalités. Il faut savoir<br />
qu’une gamine de 15 ans qui tombe enceinte est traumatisée à<br />
vie dans tous les cas, qu’elle garde ou pas l’enfant. Quant aux<br />
avortements clandestins, ils se passent mal dans la majorité des<br />
cas. Comme la femme est censée être fautive, on l’aide, mais<br />
avec mépris. Seule la médecine prend en charge cette question<br />
avec humanité.<br />
Le cinéma peut-il contribuer à faire évoluer<br />
la société, et pourquoi pas les lois ?<br />
Bien sûr. Rosetta, des frères Dardenne, a poussé la Belgique<br />
à adopter le « plan Rosetta ». [Palme d’or au Festival de<br />
Cannes 1999, le film raconte les difficultés d’une jeune ouvrière<br />
pour s’intégrer dans la société. Le dispositif ministériel avait pour<br />
objectif « un emploi pour chaque jeune », ndlr.] Le cinéma représente<br />
une société, raconte des histoires d’hommes et de femmes<br />
vivant dans un espace. C’est l’art le plus accessible à tous. Il n’est<br />
pas nécessaire d’être lettré, de savoir lire comme pour la littérature.<br />
Au cinéma, on vit les émotions, on n’a pas besoin de<br />
« savoir regarder ». Il faut juste peut-être apprendre à analyser.<br />
Ce médium qui touche le plus grand nombre peut influencer la<br />
marche des choses. Et puis, nous ne vivons pas dans des lieux<br />
où l’on fait des films pour se divertir.<br />
Malgré les difficultés et la violence des situations,<br />
vous filmez la beauté de N’Djamena, inondée de sa<br />
lumière dorée, les couleurs chatoyantes des rideaux,<br />
des vêtements, la majesté du fleuve Chari…<br />
Je voulais montrer la beauté de la nature, du paysage, de la<br />
ville. Ce sont les hommes, acteurs de cet espace, qui le rendent<br />
tragique. Il me semble que le contraste entre la beauté d’un lieu<br />
et le drame vécu renforce ce sentiment de souffrance. On ressent<br />
plus fortement les émotions.<br />
La première scène montre votre héroïne en plein<br />
labeur, fabriquant ses fourneaux avec du matériel<br />
de récupération, gagnant sa vie à la sueur de son front.<br />
Pourquoi était-ce important d’ouvrir ainsi le film ?<br />
D’entrée de jeu, je voulais ancrer Amina comme une<br />
femme qui se bat et se consacre à son travail. Elle essaye<br />
« Le cinéma,<br />
c’est l’art du silence.<br />
Il est une brèche<br />
qui laisse le<br />
spectateur entendre<br />
les sentiments<br />
des personnages. »<br />
de projeter sa fille vers un autre destin que le sien. Finalement,<br />
le drame survient et la ramène en arrière. Amina est une battante,<br />
elle ne recule devant rien. Je voulais montrer le travail<br />
de manière concrète. Aujourd’hui, il suffit de faire un plan de<br />
quelqu’un devant un ordinateur pour raconter son boulot : il<br />
peut être médecin, comptable… La réalité du travail n’est pas<br />
incarnée. Moi, j’aime qu’il le soit, surtout quand il est manuel.<br />
Le travail des mains relève d’une mémoire universelle, que l’on<br />
a tous en partage.<br />
Dans votre famille, quelle femme a joué<br />
un rôle déterminant dans votre éducation ?<br />
Ma grand-mère a été une vraie boussole pour moi. C’était<br />
une femme rigoureuse, d’une grande probité, exigeante.<br />
En 1946, elle a divorcé et s’est enfuie avec mon père, son seul<br />
enfant. On l’a rattrapée, car mon grand-père faisait partie de la<br />
cour du sultan. Et on lui a arraché mon père. Cette femme ne<br />
s’est jamais remariée et n’a jamais eu d’autre enfant. Jusqu’à sa<br />
mort, en 2002, elle n’a jamais vécu une autre relation. Un jour,<br />
quand j’étais enfant, le marabout de l’école coranique à Abéché,<br />
où j’étudiais, m’a frappé. Elle a entendu mes pleurs quand<br />
je suis passé sous sa fenêtre en rentrant chez mes parents.<br />
Apprenant ce qu’il m’était arrivé, elle m’a pris par la main,<br />
s’est rendue chez le marabout et l’a traité de tous les noms<br />
d’oiseaux, devant tout le monde. Elle a déclaré que je ne<br />
reviendrai plus dans cette école. On m’a inscrit dans un<br />
autre établissement, où je pouvais faire ce que je voulais :<br />
toute la ville s’était passé le message qu’il ne fallait pas me<br />
toucher, sinon ma grand-mère ferait un scandale ! J’étais<br />
devenu intouchable par la force de cette femme.<br />
Que vous a-t-elle transmis ?<br />
Ce sens de l’honneur : savoir rester droit, debout, digne,<br />
ne jamais plier, ne pas accepter ce qui n’est pas juste. J’ai<br />
hérité de son très fort caractère. Tout le monde la craignait<br />
car elle était cash, elle disait la vérité. Je suis très content<br />
TOM HAROUN<br />
<strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
de l’avoir eu comme grand-mère. Elle a forgé ma personnalité. Je<br />
me demande à quel point cela m’a influencé. On me dit souvent<br />
que mes personnages sont dignes. Cette dignité, l’idée que toute<br />
vie mérite respect, je la tiens d’elle. Elle m’accompagne tout le<br />
temps. J’ai ce dernier souvenir d’elle : je voulais la prendre en<br />
photo en train de faire ses ablutions. Elle me disait : « Pourquoi<br />
tu me prends en photo alors que je suis vieille ? Pourquoi tu ne<br />
l’as pas fait quand j’étais jeune et belle ?» J’ai trouvé ça tellement<br />
ça puissant.<br />
D’après vous, le féminisme au Tchad<br />
n’est pas une doctrine théorisée,<br />
mais il est agissant, pragmatique ?<br />
Il agit très concrètement et ne s’embarrasse<br />
pas de discours. Les femmes ont par<br />
exemple inventé les tontines [association<br />
collective d’épargne, ndlr], une entraide sous<br />
forme de mutualisation de leurs moyens. Elles<br />
agissent parce qu’il faut faire les choses. C’est<br />
noble. On n’a pas besoin d’icône, mais juste<br />
de personnes qui constatent les problèmes et<br />
trouvent des stratégies pour les résoudre.<br />
Puisque les lois ne viennent pas, puisque<br />
tout est dominé par les autres… J’ai beaucoup<br />
de respect pour ce pragmatisme.<br />
Les personnages de vos films<br />
appartiennent souvent à la marge.<br />
Pourquoi vous intéressent-ils ?<br />
Le centre domine, mais il finit par<br />
s’effondrer – telles les bulles financières –<br />
car il se suffit à lui-même, il ne va nulle<br />
part. Il n’a plus de désir de transformer la<br />
société, il est arrivé, parvenu. Le centre,<br />
c’est la fin de l’histoire. Tandis que les personnes<br />
à la marge sont mues par un désir, un<br />
espoir, une force vitale. Elles font mouvement,<br />
finissent par faire bouger le centre, elles l’irriguent.<br />
Comment avez-vous conçu le rythme,<br />
qui laisse la place à la suggestion,<br />
FILMOGRAPHIE<br />
SÉLECTIVE<br />
◗ Lingui, les liens<br />
sacrés (sortie dans<br />
les salles françaises<br />
le 8 décembre)<br />
◗ Une saison<br />
en France (2017)<br />
◗ Grigris (2013)<br />
◗ Un homme<br />
qui crie (2010)<br />
à l’ellipse, au silence ?<br />
Mon récit respecte le rythme intérieur des personnages<br />
et de leur environnement. Je ne suis pas le<br />
seul à cultiver cette éthique. Faut-il monter un film<br />
de telle façon sous prétexte qu’aux États-Unis ou à<br />
Hong Kong, on vit à deux cents à l’heure ? Lingui<br />
s’inscrit contre l’idéologie du récit hollywoodien dominant, qui<br />
considère que les relations humaines sont compliquées, que personne<br />
ne peut agir spontanément pour aider l’autre. Par exemple,<br />
avant de découvrir peu à peu qu’ils s’aiment, deux personnages<br />
vont d’abord se haïr. Ou une personne va demander de l’aide à<br />
une autre, celle-ci va refuser, on va scénariser tout ça, puis elle<br />
va culpabiliser, se transformer, et accepter enfin d’aider l’autre.<br />
Ce procédé nous a colonisé l’esprit. Dans mon film, je voulais<br />
que les protagonistes réagissent comme ils le font au Tchad : de<br />
manière spontanée. Quand un problème surgit, les gens vous<br />
aident comme ils peuvent. C’est un récit humain, tout simplement.<br />
Quand quelqu’un se présente en vous disant : « J’ai faim »,<br />
vous ne lui dites pas non en réfléchissant pendant deux heures<br />
avant de changer d’avis. Le cinéma peut inciter à adopter certains<br />
comportements. On a tort de le considérer comme quelque chose<br />
de léger, alors qu’il a tellement forgé nos vies.<br />
Hollywood a influencé<br />
le comportement du<br />
public. Aujourd’hui,<br />
on parle de violences<br />
faites aux femmes,<br />
mais les films que je<br />
voyais adolescent montraient<br />
Gregory Peck ou<br />
John Wayne embrasser<br />
de force une femme,<br />
laquelle refusait d’abord,<br />
puis finissait par céder.<br />
C’est cette image qui<br />
nous a été véhiculée,<br />
cette compréhension, cette représentation<br />
des rapports femmes-hommes<br />
que l’on nous a fournie : il faut forcer<br />
la petite copine, et elle finira par<br />
accepter !<br />
Pour vous, le silence est<br />
l’essence même du cinéma ?<br />
Oui. Le cinéma, c’est l’art du<br />
silence. Il est une brèche qui laisse le<br />
spectateur entendre les sentiments<br />
des personnages, le fait entrer dans<br />
son intimité, son intériorité, il permet aussi de<br />
le comprendre. À la différence de la littérature,<br />
le silence est incarné au cinéma, il a une durée,<br />
un poids.<br />
Pourquoi considérez-vous le journalisme<br />
comme la meilleure école pour réaliser ?<br />
Car il nous apprend l’art de raconter. Vous<br />
devez synthétiser en 1 minute un reportage<br />
tourné durant une journée. Ce n’est pas seulement<br />
valable pour la réalisation, mais pour<br />
tous les autres métiers de création. Beaucoup de<br />
grands écrivains ont été journalistes.<br />
La musique originale de Lingui est signée du Sénégalais<br />
Wasis Diop. On entend aussi les musiciens maliens<br />
Ali Farka Touré et Toumani Diabaté. Pourquoi ce choix ?<br />
Leurs musiques racontent des paysages. C’est très puissant,<br />
ancré quelque part, incarné. Quand j’écoute Ali Farka Touré, je<br />
vois le Sahel, la solitude de ses paysages. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 85
interview Yasmine Chami<br />
« Quelque<br />
chose est<br />
à réinventer<br />
pour les<br />
hommes »<br />
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
Après avoir exploré<br />
l’abandon d’une femme<br />
par son mari dans<br />
Médée chérie, l’écrivaine<br />
marocaine passe de l’autre<br />
côté du miroir. Avec Dans sa<br />
chair, son puissant nouveau<br />
roman, elle se glisse dans<br />
la peau de celui qui part.<br />
propos recueillis<br />
par Catherine Faye<br />
On la dirait échappée d’un film en noir et blanc.<br />
Comme dans La Rose pourpre du Caire, elle<br />
semble avoir jailli de l’écran pour nous entraîner<br />
dans une aventure tressée de passions. Mais, à<br />
la différence du film de Woody Allen, Yasmine<br />
Chami nous invite à la suivre dans un récit :<br />
celui d’un destin multiculturel et animé par une<br />
flamme littéraire. À Paris d’abord, où, diplômée en philosophie à<br />
l’École normale supérieure et agrégée en sciences sociales, elle se<br />
tourne vers l’anthropologie. À New York ensuite, où la maternité<br />
devient la clef de voûte de son existence. Et à Casablanca enfin, où<br />
elle a vu le jour il y a une cinquantaine d’années et où elle vit depuis<br />
vingt ans. Après y avoir dirigé la villa des Arts, fondé une société de<br />
production et proposé des émissions sociales à la télé, elle se consacre<br />
désormais à l’enseignement de la littérature. Son œuvre est à l’image<br />
de sa sensibilité, subtile et élégante. Doux, presque enfantin, son<br />
discours se fait volubile lorsqu’on la questionne sur le sens des mots,<br />
le temps qui passe, les métamorphoses, la portée des représentations.<br />
Sa tendresse pour les humains l’a amenée à formuler une équation<br />
lucide où féminin et masculin se reconstruiraient enfin. Ensemble.
INTERVIEW<br />
<strong>AM</strong> : Pourquoi avoir voulu aborder la même<br />
histoire que dans votre précédent roman,<br />
mais cette fois par le prisme de l’homme ?<br />
Yasmine Chami : La question centrale des deux textes est celle<br />
de l’abandon. Ma première vision de ce couple qui se disloque,<br />
dans le cadre de Médée chérie, est celle d’une femme. Après<br />
trente ans de mariage, de loyauté et d’engagement dans son<br />
couple, Médée se trouve confrontée, à la cinquantaine passée,<br />
au départ brutal de l’homme qu’elle aime, le père de ses<br />
enfants. Tout à coup, il disparaît dans un aéroport. C’est ce<br />
choc que j’ai voulu raconter, la désagrégation de ce que l’on<br />
croyait être là. Seulement, à la fin de ce roman, on ne sait pas<br />
ce qu’a vécu pour sa part l’auteur de cet abandon, Ismaïl. Ce<br />
serait tellement simple de dire : « C’est un sale type. » En réalité,<br />
non, c’est un type bien. Bizarrement, l’extrême vulnérabilité est<br />
du côté de ce personnage complexe.<br />
Qui est l’homme qui abandonne Médée ?<br />
Ismaïl a grandi dans le Maroc des<br />
années 1970. Très jeune, il est frappé de<br />
plein fouet par les années de plomb lorsque<br />
son père, un intellectuel, est enlevé par les<br />
services de la sécurité marocaine. Pour protéger<br />
sa mère et ses sœurs, il n’a d’autre choix<br />
que d’être l’homme de référence et de réussir<br />
brillamment, en devenant neuro chirurgien,<br />
car son père avait décidé qu’il serait médecin.<br />
Il assume donc seul la place du chef de famille<br />
et porte le pouvoir patriarcal. Lorsqu’il rencontre<br />
Médée, il est émerveillé. Très belle,<br />
artiste, elle est issue de la grande bourgeoisie<br />
de Tanger ; son père est un grand collectionneur,<br />
sa mère hante les fêtes cosmopolites.<br />
Tout un monde s’ouvre à lui. En même temps,<br />
Médée incarne une forme d’intégrité. C’est<br />
une femme simple, très ancrée dans son art.<br />
Elle devient la mère de ses enfants, et pendant<br />
trente ans, Ismaïl l’aime profondément.<br />
En quoi cet homme n’est-il pas<br />
un bourreau lorsqu’il s’en va ?<br />
En réalité, Ismaïl ne rencontre son vrai<br />
désir, dans son acception totale, qu’à 60 ans, en la personne<br />
d’une jeune femme, Meriem, qui elle aussi est neurochirurgienne.<br />
Il y a dans leur relation à la fois un rapport de transmission,<br />
qu’il ne peut avoir avec Médée, et un effet miroir. Meriem<br />
lui rappelle le jeune neurochirurgien qu’il a été. Comme lui, elle<br />
vient de la classe moyenne rabatie, s’est construite à la force<br />
du poignet et s’inscrit dans la résistance des corps. Dans la<br />
guérison. Cette fille de féministe est dans une trajectoire ascendante.<br />
Elle veut devenir une grande professeure de médecine.<br />
Avec la rencontre de Meriem, toute la vie d’Ismaïl est remise<br />
en question. Dans sa chair aborde donc ce versant. C’est un<br />
homme rompu, à l’aune de la crise existentielle décrite dans<br />
Dans sa chair paraîtra<br />
aux éditions Actes Sud<br />
le 5 janvier.<br />
La Femme rompue, de Simone de Beauvoir. Et un homme défait,<br />
dans tous les sens du terme. Mais, au risque de surprendre,<br />
je pense qu’il peut être parfois plus violent d’abandonner que<br />
d’être abandonné.<br />
Il est rare qu’une femme propose un tel regard.<br />
Comment celui-ci s’inscrit-il dans l’effervescence<br />
féministe actuelle ?<br />
Le mouvement #MeToo a rendu justice aux femmes vis- à-<br />
vis des violences à leur encontre, de la domination patriarcale<br />
qui s’exerce sur leur corps, leur psyché, leur vie. La révolte est<br />
universelle. Notamment sur la question du corps fécond, enjeu<br />
d’un rapport de force. La puissance d’enfanter est payée très<br />
cher, à plus d’un titre. Médée était là pour donner une voix, en<br />
écho à ce mouvement social. Mais se peut-il qu’un mouvement<br />
#HeToo lui succède ? Il le faudrait, car le patriarcat fait également<br />
du mal aux hommes, et c’est ce que<br />
je voulais montrer dans ce nouveau roman.<br />
Les choses sont en train de bouger, même si<br />
ce n’est pas partout dans le monde. Et il y a<br />
un déplacement évident du masculin. C’est<br />
irréversible. Quelque chose est donc à réinventer<br />
pour les hommes. Pour les femmes<br />
également. Ensemble. Car on ne peut pas<br />
vivre les uns sans les autres.<br />
D’autres voix font-elles<br />
écho à vos propos ?<br />
Le travail de la journaliste et essayiste<br />
suisse Mona Chollet sur la condition féminine<br />
et l’imaginaire contemporain est intéressant.<br />
Tout comme celui des cinéastes Laïla<br />
Marrakchi et Nabil Ayouch. Mais c’est minoritaire,<br />
car nous ne sommes pas dans l’ère de<br />
la subtilité. Les médias clivent tout. Vous êtes<br />
pour ou vous êtes contre. C’est oui ou c’est<br />
non. Cela empêche d’avancer. En réalité, tout<br />
est mouvement, subtilité. Les avancées de<br />
l’un favorisent les transformations de l’autre.<br />
Ce sont sur les représentations collectives et<br />
individuelles qu’il faudrait se questionner et<br />
cheminer. Mais il faudrait également que les<br />
politiques et les intellectuels s’engagent. Au Maghreb, le fait<br />
d’instrumentaliser la question de la domination féminine de<br />
manière extrêmement grossière empêche de donner la parole à<br />
des femmes intelligentes qui peuvent penser le masculin et les<br />
représentations des deux genres. On sert au public une espèce<br />
de sauce industrielle où la femme maghrébine est forcément<br />
dominée, misérable, et où l’on va voler à son secours. C’est ridicule.<br />
Alors qu’il y aurait à penser la complexité de la construction<br />
des valeurs, les avantages du patriarcat pour certaines<br />
femmes et certains hommes, la vulnérabilité que suppose la<br />
sortie du patriarcat pour certaines femmes, la mise en place de<br />
nouveaux termes de la représentation des uns et des autres, et<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
une nouvelle construction du féminin et du masculin. C’est le<br />
propos de Dans sa chair. Je l’ai écrit comme cela.<br />
Comment vous êtes-vous mise dans la peau d’un homme ?<br />
L’écrivain est un canal profond. J’ai commencé à penser à ce<br />
roman trois ans avant de l’écrire, au fil d’une très lente maturation.<br />
J’ai beaucoup lu et relu : Albert Cossery, Léon Tolstoï,<br />
Fiodor Dostoïevski, Albert Camus… Je voulais comprendre<br />
comment ils ressentaient le monde, la question de la liberté,<br />
le fait de devoir prouver des choses. Appréhender l’autre côté.<br />
Celui des hommes. Les femmes sont élevées dans l’idée qu’elles<br />
doivent être désirées. C’est un impératif puissant, qui les rend<br />
parfois un peu passives. Mais qu’est-ce que cela représente de<br />
faire le premier pas, de se risquer, de considérer l’autre comme<br />
un objet de désir ? Comment tout cela s’articule-t-il ? Je me suis<br />
interrogée sur le ressenti d’hommes pas toujours sûrs d’eux,<br />
hypersensibles, sur cette sexualité où l’on doit prouver que l’on<br />
peut. Il y a un poids, une violence faite aux hommes du fait de<br />
ce rôle « actif » que la société leur réserve : réussir, produire,<br />
assurer, sécuriser, être puissant dans l’acte sexuel. C’est parti<br />
de là, et il y a un moment où ça s’est ouvert en moi. Je me suis<br />
dit que si un homme avait écrit l’histoire d’Anna Karénine, une<br />
femme pouvait écrire celle d’Ismaïl.<br />
Le rapport à l’amour de l’héroïne de Tolstoï<br />
a-t-il inspiré le choix d’Ismaïl : celui de tout quitter ?<br />
Ismaïl est une Anna au masculin. Cette femme magnifique<br />
est la personnification d’une folie romantique qui rêve d’incarner<br />
la fusion passionnelle, sans jamais anticiper la fin du désir<br />
de l’homme. C’est l’opposé de la sagesse méditerranéenne, où<br />
les femmes gèrent ce désir, manipulent, rusent, parce qu’elles<br />
savent très bien qu’il a une fin. Anna abandonne son enfant, son<br />
mari, se retrouve déclassée, à la marge, sans jamais se penser.<br />
Il y a chez elle un lâcher-prise fou. Dans son amour, elle ne sait<br />
qu’être présente à l’autre. Et dans cette présence, elle tue le<br />
désir. Pour Ismaïl, c’est pareil. Et tout se passe dans sa chair : il<br />
a des liens de chair avec sa mère, ses mains travaillent dans la<br />
chair, et il vit dans sa chair la perte de son père, son amour pour<br />
Médée, puis la rupture avec son fils et la perte définitive de sa<br />
famille. Il aurait pu vivre sa passion avec Meriem sans quitter<br />
Médée, mais ce n’est pas le choix qu’il fait. Il a cette exigence<br />
de loyauté. D’intégrité.<br />
Était-il important que Médée soit une artiste ?<br />
C’était fondamental. Car en étant sculptrice, cette femme<br />
a un univers personnel très fort. Elle a trouvé la puissance<br />
d’exister par son art et, en même temps, elle le fait avec une<br />
discrétion caractéristique d’une génération. On n’imaginerait<br />
pas aujourd’hui une femme obligée d’aller travailler sur le toit<br />
de la maison, seul endroit que Médée a trouvé pour sculpter.<br />
Mais il y a trente ans, oui, car il y avait cette impression de<br />
voler quelque chose à sa famille et un sentiment d’illégitimité<br />
à s’affirmer dans une activité, quelle qu’elle soit. C’est son art<br />
qui lui permet de transformer l’abandon, en le sublimant. Elle<br />
lui donne un sens et se répare symboliquement, en remodelant<br />
« On sert au public<br />
une espèce de sauce<br />
industrielle où les<br />
Maghrébines sont<br />
forcément dominées,<br />
misérables, et<br />
où l’on va voler<br />
à leur secours.<br />
C’est ridicule. »<br />
sa trajectoire, pour avancer encore plus dans ce qu’elle est :<br />
une artiste accomplie.<br />
L’écriture occupe pour vous une place<br />
équivalente à la sculpture pour Médée…<br />
En effet, et ce depuis l’âge de 7 ans. J’ai une âme poreuse<br />
et, très tôt, j’ai vécu de manière très angoissée et puissante les<br />
questions qui agitaient mes parents et les adultes autour de moi,<br />
avec une hyperacuité et une hypersensibilité presque maladives.<br />
L’écriture est alors devenue une tentative de donner du sens, de<br />
réduire les gouffres que créaient ces questions dans ma psyché<br />
d’enfant et que les adultes organisaient en moi. Depuis, la littérature<br />
est pour moi un monde possible, un monde habitable.<br />
C’est mon territoire.<br />
Y a-t-il un lieu sur Terre qui compte<br />
particulièrement pour vous ?<br />
Il s’agit d’un endroit très étonnant à Casablanca, où je travaille<br />
à mon prochain roman. On y voit une falaise qui tombe<br />
dans l’Atlantique, un vieux quartier créé par les Français pendant<br />
la colonisation, à destination des anciens soldats de l’armée<br />
nationale, une médina, un phare, une cité financière affreuse,<br />
avec d’épouvantables bâtiments et des restaurants bling-bling.<br />
D’un côté, l’immensité et la puissance de l’océan sauvage, qui<br />
ouvrent sur la liberté ; de l’autre, la ville. C’est en ce moment un<br />
lieu exceptionnel pour moi, qui m’habite et me régénère. Parce<br />
qu’il y a tout : la vanité humaine, le poids de l’histoire, le phare<br />
qui guide, la vieille médina et ses habitants qu’on a séparés<br />
de la mer, des constructions qui n’ont pas de sens, la vieille<br />
nécropole juive, le cimetière chrétien, et la mer, en face, avec<br />
l’aspiration pour des milliers de jeunes Marocains à partir, et où<br />
des pêcheurs lancent leurs lignes et des enfants jouent sur des<br />
bouées. Quelque chose d’éternel et de condamné. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 89
encontre<br />
FEMI ET MADE KUTI<br />
« LE SENS<br />
DE NOTRE<br />
HERITAGE »<br />
Le fils et le petit-fils<br />
de Fela sortent<br />
un double album,<br />
Legacy +. Avec ce<br />
dialogue familial,<br />
les musiciens nigérians<br />
perpétuent la tradition<br />
militante de l’afrobeat,<br />
inventé par<br />
leur illustre aîné.<br />
Entretien croisé.<br />
propos recueillis<br />
par Astrid Krivian<br />
L’esprit de cet album est placé sous l’égide des<br />
ancêtres, de la filiation, scellant une tradition musicale<br />
et spirituelle. Legacy + réunit le nouvel opus<br />
de Femi Kuti, Stop the Hate, et le premier de son<br />
fils Made, For(e) ward. Chacun apporte sa pierre à<br />
l’édifice de l’afrobeat, legs de Fela Anikulapo Kuti,<br />
cocktail musical jubilatoire couplé de textes conscients. Tous deux<br />
en proposent une vision qui leur est propre, redessinant ainsi les<br />
contours de cette musique unique en son genre. Reprenant le flambeau<br />
de son père, fervent défenseur de la justice sociale et du panafricanisme,<br />
Femi dénonce inlassablement dans son œuvre la corruption<br />
des élites, l’impérialisme, les inégalités qui minent le Nigeria et, plus<br />
largement, le monde. Né en 1996, Made a intégré l’orchestre paternel,<br />
The Positive Force, dès son plus jeune âge. Multi-instrumentiste<br />
(basse, trompette, saxophone, batterie, piano…), il a, comme son<br />
grand-père Fela, étudié la composition au Trinity College de Londres.<br />
S’il évolue à Lagos avec son propre groupe, The Movement, Made<br />
joue à tous les postes sur For(e)ward. Complices à la ville comme à<br />
la scène, père et fils nous ont accordé une entrevue à l’occasion de<br />
leur concert au festival Africolor, en région parisienne.<br />
90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
À Paris,<br />
le 18 novembre<br />
dernier.<br />
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 91
RENCONTRE<br />
<strong>AM</strong> : Que représente pour vous ce Legacy +,<br />
où sont réunis vos albums respectifs ?<br />
Femi Kuti : Nous appartenons à une lignée de sept générations<br />
de musiciens. Cet héritage se perpétue avec Made. Le « plus »<br />
du titre se réfère à cette continuité. Les enregistrements de nos<br />
disques étaient concomitants, et j’ai pensé que ce serait une<br />
belle idée de montrer au monde, à travers un album commun,<br />
l’amour que nous nous portons. Ainsi, les gens ressentiront cette<br />
intimité, cet amour. J’ai proposé l’idée à Made, qui l’a adorée.<br />
Made Kuti : Publier mon premier disque au côté de la personne<br />
que je chéris le plus, que je respecte le plus musicalement,<br />
qui m’a toujours guidé dans mon cheminement artistique, est<br />
un projet très précieux pour moi. Ce « plus » a une valeur fondamentale,<br />
car il prend en compte ce qui nous précède, et aussi ce<br />
qui viendra après nous. Le sens de cet héritage dépasse nos deux<br />
personnes, il traverse le temps et ne se limite pas à la musique.<br />
Femi, votre fils vous accompagne-t-il depuis longtemps<br />
au sein de votre orchestre, The Positive Force ?<br />
Femi : Made avait trois ans quand nous avons remarqué ses<br />
aptitudes et son désir de faire de la musique. Il a donc suivi des<br />
cours particuliers de trompette, puis de piano et de saxophone.<br />
À 9 ans, il a rejoint mon groupe, nous sommes partis en tournée<br />
et il a enregistré mon album Day by Day [en 2008, ndlr].<br />
Il a vu le monde depuis la perspective d’un musicien. Quand<br />
les tournées ont commencé à perturber ses études, je lui ai fait<br />
reprendre le chemin de l’école. Ce n’est pas un but ultime, mais<br />
à son âge, c’était important qu’il reçoive une éducation. En particulier<br />
dans un pays comme le Nigeria où, si vous n’avez pas<br />
les connaissances, si vous n’êtes pas éduqué, on peut facilement<br />
vous opprimer. Je voulais m’assurer qu’il soit armé pour faire<br />
face dans sa vie d’adulte. Il a étudié la composition musicale<br />
au Trinity College de Londres. Il a progressé de manière fulgurante,<br />
nous étions tous étonnés ! Puis, il a remplacé mon bassiste<br />
dans mon orchestre. Nous sommes partis en tournée, et la pandémie<br />
de Covid-19 est arrivée. Comme disait mon père, « même<br />
les mauvaises choses ont leur bon côté ». C’est très triste cette<br />
pandémie, mais on a essayé de la mettre à profit. Made a aussi<br />
son propre groupe à Lagos, et je lui ai proposé de revenir dans<br />
The Positive Force pour jouer du saxophone.<br />
Vous racontez que votre père, Fela, vous a élevé<br />
de manière très peu conventionnelle. Vous souhaitiez<br />
procéder autrement avec Made ?<br />
<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />
92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
DR<br />
Femi : Notre relation, avec mon père, était très étrange.<br />
C’était comme s’il me laissait dans une forêt, ou en pleine mer,<br />
et qu’il me disait : « Débrouille-toi pour trouver ton chemin !»<br />
C’était très risqué. C’est très dur à faire comprendre aux gens, car<br />
ils adorent mon père. Moi, je pense que ce n’était pas bon. J’étais<br />
trop libre. Par exemple, je conduisais une voiture dès 12 ans.<br />
Comment peux-tu laisser un enfant de cet âge faire ça ? C’était<br />
dangereux, fou. Je ne laisserai jamais mes enfants prendre ce<br />
genre de risque. La vie est trop fragile. Avec le recul, je sais que<br />
j’ai eu beaucoup de chance. J’ai vécu trop de moments complètement<br />
dingues : en certaines occasions, j’aurais pu mourir ou<br />
être gravement blessé… Je pense qu’un ange adorable m’a protégé<br />
toute ma vie, depuis le paradis ou ailleurs. Beaucoup de personnes<br />
ont jugé que je faisais de Made un enfant gâté. Alors que<br />
je lui ai juste donné de l’amour ! Je lui ai fait part de mon expérience,<br />
notamment en tant que fils de Fela Kuti. Je lui ai transmis<br />
toutes mes connaissances. J’estimais que c’était très important<br />
qu’il sache lire la musique, qu’il aille à l’université… J’ai donné à<br />
mes enfants ce que tout parent est censé leur donner : de l’amour,<br />
de la tendresse, être présent, leur donner confiance.<br />
Made, quelles sont à vos yeux les choses les plus<br />
essentielles que vous ait transmises votre père ?<br />
Made : L’intégrité et l’amour. Dans notre famille, nous nous<br />
aimons plus que tout au monde. Il m’a aussi appris à définir<br />
ma propre vision de la musique, à établir<br />
mes propres normes. À persévérer à travers<br />
un travail acharné, à apprendre et m’exercer<br />
chaque jour afin d’être un bon musicien. À<br />
ne pas me laisser distraire par la musique<br />
de divertissement, mais à plutôt écrire à<br />
partir de mes sentiments et de mes pensées<br />
profondes, à m’exprimer de manière sincère<br />
et authentique.<br />
Pensez-vous, comme votre grand-père,<br />
que la musique est l’arme de l’avenir ?<br />
Made : Oui. La musique est un langage<br />
qui réunit les gens au-delà de leur origine, de<br />
leur condition. Elle est tellement puissante,<br />
elle affecte notre conscience. Nous en écoutons sans même le<br />
savoir, parce que la vie, tout le vivant qui sonne et qui vibre,<br />
est musique. C’est une belle, une chaleureuse manière de faire<br />
passer des idées, un regard, de construire quelque chose de<br />
positif. Et c’est à l’auditeur d’interpréter librement le message,<br />
de lui donner un sens.<br />
Legacy + réunit le nouvel opus<br />
de Femi, Stop the Hate, et le<br />
premier de Made, For(e) ward.<br />
Femi, vous avez construit votre carrière en créant votre<br />
propre style et en vous détachant de la figure paternelle.<br />
Vous souhaitiez aussi ne pas faire ombrage à Made ?<br />
Femi : Oui. Tout le monde voulait que je sois comme mon<br />
père, que j’agisse comme lui, m’éloignant de qui j’étais réellement.<br />
Je m’habillais comme lui, portais les mêmes chaussures…<br />
Mais, au fond, je n’étais pas heureux. Où était Femi Kuti ? Je<br />
ne voulais pas que cette expérience se reproduise pour mes<br />
Mon père,<br />
Femi, m’a appris<br />
à définir ma propre<br />
vision de la musique,<br />
à établir mes<br />
propres normes.<br />
enfants. Made aurait été malheureux. Je me suis toujours assuré<br />
qu’il ne subisse pas de pression. Je lui disais : « Sois Made ! Tu es<br />
mon fils, je me vois en toi, mais je ne veux pas que tu m’imites.<br />
Je veux t’aimer et t’apprécier pour ce que tu es. » J’ai toujours<br />
fait en sorte qu’il puisse s’exprimer librement. Il connaît sa<br />
filiation, son héritage, il aime son père, son grand-père, sa<br />
famille, mais il sait qui il est. Ses décisions lui appartiennent.<br />
S’il rencontre des diffi cultés, je pourrai toujours le conseiller.<br />
Mais c’est important d’être soi-même. Et c’est ainsi que j’aime<br />
sa musique. S’il essayait de me copier, peut-être<br />
qu’en tant que père, je lui dirais que sa musique<br />
est très bonne, mais, au fond de moi, je ne le<br />
penserais pas. J’aime profondément sa musique,<br />
j’y entends des influences de Fela, de moi, mais<br />
aussi quelque chose de nouveau. Il a créé son<br />
propre univers. Et je suis très impatient de découvrir<br />
la suite, qu’il nous en donne plus, car il ne<br />
fera que progresser au fil du temps. J’ai assisté<br />
à quelques-uns de ses concerts, il s’améliore très<br />
rapidement. Quand j’avais son âge, je n’en étais<br />
pas là… Je sais qu’il est sur le bon chemin, ça<br />
me rend très heureux. Voir Made s’épanouir est<br />
vraiment une lumière dans ma vie.<br />
Made, on vous demande souvent comment vous<br />
vivez le fait d’être le petit-fils de Fela et le fils de Femi.<br />
Or, pour vous, ce n’est pas une pression.<br />
Made : En effet, car cette filiation a apporté tant de choses<br />
positives dans ma vie. Et je remercie mon père de m’avoir guidé,<br />
de m’avoir aidé à savoir vivre et à me positionner en tant que<br />
Kuti. Quand les gens essaient de me mettre une pression, à<br />
travers des remarques, des conseils, d’établir des comparaisons,<br />
de créer une compétition entre nous, c’est ridicule. Tout ça nous<br />
rapproche, nous soude plus encore. Tout ce que j’ai fait dans ma<br />
vie, l’éducation que j’ai reçue, les connaissances, la musique,<br />
les livres… c’est grâce à mon père. Alors, tenter de m’inciter à<br />
le voir comme un concurrent plutôt que comme un guide, c’est<br />
vraiment malveillant.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 93
RENCONTRE<br />
Vous avez grandi au Shrine, temple de l’afrobeat<br />
et de la contre-culture. Qu’y avez-vous appris ?<br />
Made : Enfant, j’avais la liberté de faire ce que je voulais.<br />
Et j’ai eu la chance d’avoir des parents qui répondaient à mes<br />
questions, aussi honnêtement que possible. Donc j’ai pu très<br />
jeune avoir conscience de beaucoup de choses. Car dehors, en<br />
ville, je voyais les injustices, les inégalités criantes, des gens<br />
qui vivaient dans la rue, au cœur de la pollution… Comment<br />
la condition humaine peut-elle être aussi épouvantable ? Mes<br />
parents m’ont expliqué le fonctionnement du monde. Et puis le<br />
Shrine est vraiment un espace pour les esprits libres. Des personnes<br />
de toutes les classes sociales y viennent, mais la majorité<br />
appartient aux couches les plus défavorisées. Il y a aussi des<br />
visiteurs venus des quatre coins du monde qui veulent absolument<br />
voir le Shrine. Et des gens issus de la classe supérieure<br />
nigériane qui viennent se détendre, parce qu’ils sont las de leur<br />
environnement et de leur communauté. J’ai grandi en voyant<br />
sur les murs ces posters de leaders qui sont les raisons mêmes de<br />
l’existence du Shrine : les Africains Patrice Lumumba, Thomas<br />
Sankara ; les Américains Malcolm X, Martin Luther King… J’ai<br />
pu lire de nombreux livres, tel Black Man of The Nile and his<br />
Family de Yosef Ben-Jochannan… J’ai été très chanceux d’être<br />
imprégné de tous ces éléments, qui ont forgé ma conscience.<br />
Cela m’a permis de penser et critiquer le monde qui m’entoure.<br />
En dehors de la musique, partagez-vous<br />
d’autres passions avec votre père ?<br />
Made : Nous jouons beaucoup au jeu vidéo Fifa, je lui<br />
apprends à devenir un meilleur joueur [rires des deux hommes] !<br />
Et nous discutons beaucoup, nous lisons les mêmes livres… Nous<br />
sommes toujours en lien, nous vivons dans le même bâtiment.<br />
Femi : Nous partageons la stabilité, l’amour… C’était vraiment<br />
très différent à Kalakuta [Fela avait baptisé sa maison communautaire<br />
à Lagos « la République de Kalakuta » – « vaurien »<br />
en yoruba, ndlr]. Tout le monde pouvait y entrer, aller et venir.<br />
Je ne le tolérerais pas sous mon toit. Durant toute sa vie, mon<br />
père a constamment été trahi par les autres. Peut-être parce que<br />
j’étais son fils, je ne comprenais pas. Je lui demandais : « Pourquoi<br />
acceptes-tu ça ? Pourquoi les gens sont-ils si méchants ?»<br />
C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, je ne laisse personne<br />
s’occuper de mes affaires. Pourquoi devrais-je faire confiance<br />
à n’importe qui ?<br />
À quel genre de trahisons pensez-vous ?<br />
Femi : Un exemple : Tony Allen. C’était un bon batteur à<br />
la base, mais c’est mon père qui lui a montré ce rythme afrobeat<br />
si parti culier qui a fait de lui un grand batteur. Puis, il est<br />
parti, il a quitté Fela, estimant qu’il passait trop de temps avec<br />
des personnes qui ne le méritaient pas. Fela se battait contre le<br />
gouvernement, il mettait en danger sa propre vie. Tony Allen<br />
ne le comprenait pas, et il est allé s’installer en Europe. Puis,<br />
après la mort de Fela, en 1997, il a commencé à raconter un<br />
mensonge là-bas : il prétendait qu’il était l’inventeur de ce motif<br />
rythmique afrobeat, et qu’il l’avait donné à la musique de Fela.<br />
Quand<br />
je vivais avec<br />
Fela, j’étais<br />
très arrogant.<br />
Comme j’étais son<br />
fils, tout le monde<br />
me disait que<br />
j’étais le meilleur.<br />
C’est le plus grand mensonge du milieu musical. Mon père avait<br />
créé sa propre musique, c’est lui qui montrait le rythme, lequel<br />
venait de sa danse, de son style, de son attitude… L’afrobeat<br />
trans pirait Fela. Il ne s’agissait pas d’une création collective où<br />
chaque musicien apporte une idée, une esthétique, non. Si mon<br />
père avait l’esprit ouvert dans de nombreux domaines, il était<br />
très strict concernant la musique. Il ne tolérait aucune fausse<br />
note. Je me demande pourquoi les Européens, les Français en<br />
particulier, continuent à diffuser ce mensonge. Sans doute<br />
parce que Tony Allen a vécu en France… Pourquoi a-t-il menti ?<br />
C’est un exemple parmi tant d’autres du genre de trahisons que<br />
mon père a subi toute sa vie, et même après sa mort. Nous,<br />
ses enfants, sommes vraiment sensibles sur ce sujet. Car c’est<br />
évident, limpide.<br />
Quel était votre lien avec votre grand-mère paternelle,<br />
Funmilayo Ransome-Kuti, figure majeure et pionnière<br />
de la lutte anticolonialiste et féministe au Nigeria ?<br />
Femi : Au début, notre relation n’était pas très cool. Elle était<br />
trop stricte, trop sévère. Je ne voulais pas lui rendre visite. Mais,<br />
au fil des années, elle est devenue plus sympa, et j’ai commencé<br />
à l’apprécier. Elle était la seule personne que j’autorisais à toucher<br />
ma coiffure afro ! Elle avait l’habitude de se rendre chez<br />
mon père. Quand elle est morte, nous étions tous profondément<br />
tristes [durant un affrontement entre Fela et les autorités à<br />
Kalakuta, des militaires l’ont jetée par la fenêtre du premier étage<br />
de la maison. Elle est morte plusieurs mois après des suites de ses<br />
blessures, ndlr]. On ne me parle jamais de mon autre grandmère,<br />
du côté maternel. Or, elle a fait de moi l’homme que je suis<br />
aujourd’hui. Quand je vivais avec mon père, j’étais très arrogant.<br />
Avec le recul, j’essaie toujours de comprendre pourquoi j’étais<br />
ainsi. Peut-être parce que, comme j’étais le fils de Fela, tout le<br />
monde me disait que j’étais le meilleur ! Quand mon père a été<br />
94 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
CHRISTIAN ROSE/FASTIMAGE<br />
emprisonné, je suis allé vivre chez ma mère. Ma grand-mère<br />
maternelle m’a alors crié dessus, en me disant : « Sais-tu que tu<br />
es le pire musicien que j’aie jamais entendu de ma vie ?» J’étais<br />
offensé, en colère, car personne ne m’avait jamais parlé ainsi.<br />
Pourtant, elle disait la vérité. J’ai pleuré toute la nuit, j’avais<br />
tellement honte de moi. Mais ça a complètement changé ma vie.<br />
Je lui en suis tellement reconnaissant. Elle est probablement l’un<br />
de ces anges qui veillent sur moi au paradis.<br />
Est-ce important de vous sentir relié à vos ancêtres<br />
musiciens, du côté paternel ?<br />
Femi : Oui. Ça m’éclaire sur le sens de ma présence sur<br />
terre, pourquoi je suis là, quel est mon devoir. Le passé m’aide<br />
à comprendre le présent et m’éclaire sur le futur. Il me fait<br />
aussi comprendre que la mort est inéluctable, je suis là pour un<br />
temps limité, sans en connaître la durée. Mais tant que je suis<br />
là, chaque moment est précieux pour moi. Et puis, tel un relais,<br />
je transmets cet héritage à mon fils, en m’assurant qu’il est bien<br />
préparé pour la vie, qu’il saura quoi faire quand il sera père à<br />
son tour. Encore une fois, c’est important de ne pas oublier ma<br />
famille maternelle. Tout le monde me parle de mon père, parce<br />
qu’il est si célèbre. Mais c’est ma mère qui m’a apporté la stabilité.<br />
Et je la transmets à Made aujourd’hui.<br />
Qu’est-ce qui vous a inspiré pour l’écriture<br />
de la chanson « Stop the Hate »?<br />
Femi : L’actualité du monde. Il y a tant de souffrance, et tant<br />
de haine. Et que fait l’ONU ? Tous ces dirigeants se contentent de<br />
faire de beaux discours, mais il n’y a aucune amélioration dans<br />
la vie des citoyens, à tout niveau. C’est pourtant le moment, en<br />
cette période de pandémie, de réenvisager et de traiter autrement<br />
certaines problématiques. Ils se réunissent pour le changement<br />
climatique, mais rien ne changera. Nous le savons. Perdue,<br />
une jeune génération se soulève, et ne comprend pas pourquoi<br />
le monde va si mal, à cause de cette industrie capitaliste, cette<br />
course à l’argent, qui a pollué l’air, l’eau, les océans… Ces gouvernants<br />
sont si arrogants. Avant les élections, ils supplient les<br />
gens de voter pour eux. Puis, une fois élus, ils ont tellement de<br />
pouvoir, avec la police, l’armée à leurs côtés, et là, l’oppres sion<br />
du peuple commence. Or, le devoir d’un leader serait d’aider<br />
chacun à devenir soi-même un leader.<br />
C’est un monde de division ?<br />
Femi : Oui. Prenez l’exemple du Brexit : ils ont vendu un mensonge,<br />
et maintenant cela cause des complications en Europe.<br />
Pourquoi, au XXI e siècle, parler de division, et non d’amour et<br />
d’unité ? Ils devraient plutôt songer à aider les pays les plus<br />
pauvres. Quand le monde a besoin de chacun, ils se retirent !<br />
Où vont-ils ainsi, tout seuls ? Désormais, ils se disputent avec<br />
la France à cause de la pêche dans la Manche. Ils vont donc<br />
diviser l’eau, peut-être construire une clôture dans la mer : ici,<br />
c’est l’eau britannique ; là, l’eau française ? Et regardez l’Afrique<br />
aujourd’hui : aucun pays africain ne peut tenir debout. Quant<br />
à cette Union africaine insensée et stupide… Elle a organisé<br />
une grande réunion juste pour changer de nom, l’Organisation<br />
Auteur-compositeur aux textes très engagés, le « grand-père »<br />
Fela Kuti était aussi une singulière figure politique. Ici, en 1986.<br />
de l’Union africaine est devenue l’Union africaine. Une réunion<br />
pour ce motif ? Mais pour l’amour de Dieu ! Les leaders<br />
politiques mondiaux ont étudié dans les meilleures écoles, et<br />
regardez ce qu’ils font de notre monde. D’où l’origine de mon<br />
morceau « Stop the Hate ». J’aurais dû l’appeler « Stop l’absurdité,<br />
l’insensé ».<br />
Made : Je partage vraiment ce point de vue. Ça peut<br />
paraître cliché, mielleux, mais nous avons vraiment par-dessus<br />
tout besoin davantage d’amour et de compréhension mutuelle,<br />
de tolérance. Acceptons la différence de l’autre, plutôt que de<br />
voir celui-ci comme un ennemi. Parlons pour créer un monde<br />
meilleur, au lieu de semer la discorde. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 95
interview<br />
Arab et Tarzan Nasser<br />
« Cette histoire<br />
peut être<br />
universelle »<br />
Les cinéastes (et jumeaux) gazaouis mettent l’humain<br />
au centre de leur second film : ce conte poétique met<br />
en lumière une relation inattendue entre un pêcheur<br />
et une couturière qui partagent le même goût de liberté.<br />
propos recueillis par Fouzia Marouf<br />
96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
PHILIPPE QUAISSE/PASCO<br />
Regards hypnotiques cerclés de<br />
khôl, sourires ravageurs, cheveux<br />
longs ondulant sur leurs vestes en<br />
cuir, Arab et Tarzan Nasser ont<br />
des allures de bikers américains<br />
sortis d’un road movie ou de héros<br />
bibliques jouant dans un péplum<br />
digne des Dix commandements. Nés en 1988 dans la<br />
bande de Gaza, ces jumeaux ont fait des études de<br />
beaux-arts à l’université al-Aqsa. Passionnés de 7 e art,<br />
ils signent Condom Lead, un court-métrage, en 2013,<br />
qui est présenté en compétition officielle au Festival<br />
de Cannes. Suit la comédie noire Dégradé, en 2015,<br />
qui réunit 13 femmes dans un salon de coiffure avec<br />
en toile de fond le Hamas et la mafia locale. Inspiré<br />
d’un fait divers, ce huis clos féminin et politique se<br />
fait remarquer par la planète cinéma : la talentueuse<br />
Hiam Abbass tient le haut de l’affiche et les frères Nasser<br />
ravivent le cinéma palestinien au fil d’une écriture<br />
libre, rock, un brin déjantée. Dans leur second film,<br />
Gaza mon amour, Issa (Salim Daw) tombe amoureux<br />
de Siham (de nouveau Hiam Abbas) et multiplie les<br />
provocations après avoir repêché une statue grecque<br />
d’Apollon en érection dans les eaux gazaouies… Sortie<br />
en France en octobre dernier, cette comédie des temps<br />
modernes représentera la Palestine aux Oscars 2021.<br />
D’une rare complicité, les frères Nasser terminent les<br />
phrases l’un de l’autre. Rencontre sous le soleil corse,<br />
où leur film a obtenu le prix du public au 39 e Festival<br />
du film méditerranéen de Bastia, en octobre dernier.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 97
INTERVIEW<br />
<strong>AM</strong> : Comment êtes-vous venus au cinéma ?<br />
Arab et Tarzan Nasser : Nous sommes passionnés depuis<br />
notre prime enfance. Notre père nous a emmenés voir un film<br />
d’Andreï Tarkovski lorsque nous étions encore enfants, et il faut<br />
avouer que nous avons eu un choc esthétique et émotionnel. Il<br />
n’y a pas d’école de cinéma à Gaza, aussi nous avons étudié les<br />
beaux-arts à l’université al-Aqsa, dont nous sommes diplômés.<br />
Férus de mode, nous regardions des films uniquement pour la<br />
curiosité et la joie de découvrir les costumes que portaient les<br />
acteurs et les actrices [rires] ! Obsédés par l’image, on s’inspirait<br />
des photos de notre père qui dataient des années 1970, il avait<br />
fière allure, et on achetait beaucoup de vêtements. Nous avons<br />
écrit et réalisé plusieurs courts-métrages, dont Condom Lead<br />
en 2013, qui s’est fait remarquer dans de nombreux festivals.<br />
En 2015, Dégradé, notre premier long-métrage, a été présenté à<br />
la Semaine de la critique du Festival de Cannes et nous a révélés<br />
à l’international et au grand public.<br />
Comment est née l’idée de Gaza mon amour ?<br />
Depuis un certain temps, on souhaitait écrire un film sur<br />
une histoire d’amour à Gaza, puisqu’on n’en parle que quand<br />
il s’agit de conflit et d’intifada, et au même moment, il y a eu<br />
un fait divers médiatisé par la presse internationale<br />
: une statue en bronze d’Apollon – le<br />
dieu de l’amour – aurait été retrouvée dans<br />
les filets d’un pêcheur gazaoui ! D’emblée, ça<br />
nous a interpellés, on a eu envie de traiter ces<br />
deux aspects, de mélanger un conte amoureux<br />
et un fait divers qui prend une ampleur<br />
démesurée dans la vie du personnage principal.<br />
Il nous tient à cœur de montrer comment<br />
les gens vivent à Gaza, résistent, rêvent, et<br />
surtout y tombent amoureux, peu importe<br />
leur âge. Nous avons d’ailleurs dédié ce<br />
film à notre père. Et Dégradé était dédié à<br />
notre mère.<br />
Vous placez la femme gazaouie<br />
au cœur de votre cinéma. Hiam Abbass,<br />
talentueuse actrice palestinienne,<br />
incarne Siham, femme indépendante<br />
vivant seule avec sa fille divorcée dans<br />
la zone occupée. Pourquoi avez-vous choisi<br />
de lui confier ce rôle de femme libre ?<br />
Un lien de confiance particulièrement fort nous lie à elle.<br />
Nous en sommes très fiers, et nous avons conscience d’avoir<br />
énormément de chance de travailler avec une telle actrice,<br />
elle est exceptionnelle. Sa palette de jeu est particulièrement<br />
riche, c’est une comédienne qui a le don de s’adapter à tous les<br />
contextes et à tous les rôles, ce qui lui vaut d’ailleurs d’avoir<br />
tourné avec les plus grands cinéastes sur la scène internationale.<br />
Notre collaboration a débuté en 2014, lorsqu’elle a accepté d’incarner<br />
un rôle déterminant dans Dégradé. C’est pourquoi nous<br />
avons écrit le rôle de Siham pour Hiam. Nous mettons la femme<br />
La Palestinienne Hiam Abbas,<br />
qui incarne Siham, est l’actrice<br />
fétiche des deux réalisateurs.<br />
palestinienne au centre de nos films, car ça correspond à la<br />
réalité. Quant à la galerie de personnages qui marquent le récit<br />
de Gaza mon amour, ils existent réellement : Siham rappelle<br />
notre mère ; la sœur d’Issa, envahissante et intrusive, fait écho<br />
à notre tante – elle aime tellement son frère qu’elle s’est mis en<br />
tête de lui trouver la femme idéale, évidemment à l’opposé de<br />
Siham ; et Issa est proche de notre père.<br />
Gaza mon amour est plein de subtilité, de poésie,<br />
d’humour, sur fond de trame politique…<br />
Il a été fait avec amour ! Et c’était un vrai défi : Gaza est<br />
auréolée de nombreux clichés, de mythes, on ignore la vraie vie<br />
des habitants, mais il nous tenait à cœur de dépeindre le quotidien<br />
de nos contemporains. De plus, ce n’est pas une ville facile :<br />
ceux qui y vivent la soutiennent, mais parfois la détestent ! Le<br />
prétexte amoureux nous semblait bien senti, car l’amour ne<br />
choisit pas. Les héros soulèvent des questionnements : pourquoi<br />
un pêcheur solitaire et sexagénaire tombe-t-il amoureux<br />
d’une femme indépendante, libre, qui vit grâce à sa boutique<br />
de couturière ? Elle qui souhaite poursuivre sa trajectoire sans<br />
la présence d’un homme dans sa vie. On voulait démontrer que<br />
les personnes plus âgées peuvent encore tomber amoureuses :<br />
on a voulu tordre le cou aux préjugés et aux<br />
stéréotypes. Le film dit en creux que lorsque<br />
quelqu’un veut vraiment quelque chose de<br />
façon très forte, il met tout en œuvre pour<br />
l’obtenir même s’il doit aller à l’encontre du<br />
regard de la société. La puissance de l’amour<br />
dépasse les notions d’âge, de générations,<br />
ou encore la timidité. Et on rappelle que<br />
l’humour arabe est intact et que les Arabes<br />
adorent rire.<br />
Les autres protagonistes incarnent<br />
une radioscopie de la société<br />
palestinienne : le meilleur ami et<br />
confident d’Issa est un homme marié<br />
qui envisage de s’exiler en Europe…<br />
Absolument. Parallèlement à ce récit<br />
amoureux, on découvre d’autres destins.<br />
Contrairement à cet homme plus jeune, Issa<br />
ne veut pas quitter Gaza, son avenir est dans sa ville natale. Il<br />
représente la vieille génération alors que la jeune n’aspire qu’à la<br />
quitter : elle a soif de découvrir le monde à tout prix, elle aspire<br />
à un ailleurs. Les personnes âgées se sont énormément reconnues<br />
à travers Issa, car il y a peu de films qui les représentent.<br />
Pour nous, cette fiction est également une visite de Gaza qu’on<br />
souhaitait offrir aux spectateurs.<br />
La musique est un personnage à part entière.<br />
Un certain romantisme rend hommage aux grandes<br />
voix du monde arabe, tels qu’Abdelhalim Hafez,<br />
Asmahan, Oum Kalthoum…<br />
Elle est signée du compositeur allemand Andre Matthias,<br />
il était important que la peinture des sentiments soit<br />
DR<br />
98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
SÉBASTIEN LEBAN/DIVERGENCE<br />
accompagnée avec justesse. Nous avions envie<br />
que la narration soit portée par un son différent.<br />
On a consacré cinq ans de travail à ce film, en<br />
participant aux décors, à la création des costumes,<br />
des accessoires, car notre vision artistique est globale.<br />
Et les voix arabes qui ponctuent par petites<br />
touches certaines scènes sont un poème, oui, un<br />
hommage à ces célèbres voix arabes qui nous ont<br />
tous bercés. Mais nous sommes aussi fans de raï !<br />
Où avez-vous tourné ?<br />
Au Portugal, pour les scènes de pêche en mer,<br />
et en Jordanie, où nous avons reconstitué un camp<br />
de réfugiés palestiniens. C’est ce qui s’en rapprochait<br />
le mieux. Il est très difficile de tourner à Gaza,<br />
qui est sous embargo israélien. On ne peut ni y<br />
entrer ni en sortir. Nous ne pouvons plus y retourner<br />
depuis que nous l’avons quittée par l’Égypte,<br />
en 2012, pour venir en France. Nous n’avons pas<br />
vu nos parents, notre famille et nos amis depuis<br />
près de douze ans : notre grand problème reste la<br />
colonisation israélienne. Seuls les journalistes pouvaient<br />
en sortir dans les années 1980. Aujourd’hui,<br />
un Gazaoui n’a pas le droit de se déplacer, ne<br />
serait-ce dans une autre ville.<br />
Les spectateurs sont témoins des difficultés<br />
que rencontrent au quotidien les Palestiniens<br />
pour s’efforcer de survivre face à l’absurdité<br />
et la violence de certaines situations,<br />
et pourtant, à aucun moment votre film<br />
Très complices,<br />
les frères<br />
parlent d’une<br />
seule voix.<br />
n’est amer ou vindicatif…<br />
Notre rôle, en tant que cinéastes, n’est pas de faire un<br />
énième documentaire sur la question palestinienne. On ne voulait<br />
pas se cantonner au contexte extérieur ou à la vie au sein<br />
d’une colonie, qui est très particulier et complexe. Nous avons<br />
préféré montrer la façon dont on vit sous embargo et dont on<br />
aime – même si c’est compliqué. On a filmé une histoire d’amour<br />
qui se déroule à Gaza, certes, mais à nos yeux, cette histoire<br />
peut aussi être universelle.<br />
Votre long-métrage a été présenté à Gaza,<br />
comment a-t-il été accueilli ?<br />
Il a rencontré un succès formidable, ainsi qu’à Ramallah, à<br />
Jaffa ou encore à Jérusalem, où les billets étaient déjà vendus<br />
avant la projection ! Les cinémas ont dû ouvrir des salles supplémentaires.<br />
Les jeunes ont été particulièrement réceptifs et<br />
nous ont abreuvés de chaleureux messages de félicitation et de<br />
soutien sur les différents réseaux sociaux, notamment sur Facebook.<br />
Nous retenons surtout leur analyse fort pertinente, car<br />
c’était notre premier objectif : toucher le public gazaoui et celui<br />
de la région. Nous avons vécu à Paris depuis notre exil, mais<br />
Gaza est notre ville, elle est toujours présente dans nos esprits et<br />
nos cœurs. Elle est forte, difficile, elle résiste. Gaza mon amour<br />
ne cesse de voyager : il a été sélectionné à la 77 e Mostra de<br />
Venise, où il a été présenté en avant-première mondiale, et il est<br />
sorti à Toronto, au Canada, en Allemagne, en Espagne, à Dubaï,<br />
en Égypte, en Jordanie, au Maroc ou encore en Mauritanie.<br />
Et il a obtenu le Prix du public au 39 e Festival<br />
du film méditerranéen, à Bastia…<br />
Cette récompense nous a beaucoup touchés ! On a senti<br />
énormément d’amour, de questionnements et d’intérêt de la<br />
part du public. C’est la première fois que l’on se sent aussi bien<br />
au sein d’un festival. D’habitude, on sort de notre hôtel pour<br />
présenter notre film, puis on y rentre, mais ici, on a passé le<br />
plus clair de notre temps avec les gens, à discuter, à faire de<br />
nouvelles rencontres, à se balader. On a donc décidé de dédier<br />
notre prix au public bastiais, vraiment exceptionnel, afin de le<br />
remercier pour son chaleureux accueil. On espère bien revenir<br />
en Corse avec notre prochain film !<br />
Parlez-nous de votre prochain projet.<br />
Notre troisième long-métrage, Once Upon A Time In Gaza,<br />
sera un western. Notre parti pris est de ne pas parler de guerre,<br />
mais de vie, dans un territoire où la mémoire a été détruite par<br />
le conflit. Ce western clôturera la trilogie consacrée à Gaza.<br />
Notre cinéma est une déclaration d’amour constante à cette<br />
ville et à ses habitants, qui nous inspirent plus que jamais<br />
avec force. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 99
CE QUE J’AI APPRIS<br />
Dobet Gnahoré<br />
LA CHANTEUSE IVOIRIENNE DÉPLOIE SES TALENTS<br />
lors de performances scéniques intenses. Sur son nouvel album<br />
Couleur, elle livre ses messages optimistes et encourage la persévérance<br />
et l’indépendance des femmes. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
J’ai d’abord été élevée par ma grand-mère, au village. Elle m’a transmis son savoir<br />
sur les plantes, les traditions. À l’aube, nous allions aux champs cultiver le riz, pour ensuite<br />
le piler et le vendre au marché. Le soir, je l’écoutais conter des histoires au clair de lune.<br />
J’ai grandi dans le village culturel panafricain créé en 1985, au cœur d’Abidjan :<br />
le Ki Yi M’Bock [nom qui signifie « ultime savoir de l’univers » en bassa, langue de sa cofondatrice<br />
camerounaise, l’artiste pluridisciplinaire Werewere Liking, ndlr]. Venant de tout le continent,<br />
des personnes y pratiquaient la danse, les percussions, le théâtre, la musique… et créaient des<br />
spectacles. Les traditions de chaque pays se métissaient et formaient quelque chose de nouveau.<br />
Cette approche m’a inspirée pour ma carrière, encore aujourd’hui. Je ne donne pas d’étiquette<br />
à ma musique. Je me nourris de l’Afrique, de l’Europe, de l’électro, de tout ce que je rencontre.<br />
À 12 ans, j’ai décidé de quitter l’école pour me consacrer à la musique. Je n’avais<br />
pas le choix : j’étais happée par l’art. C’était très difficile à l’école, car je parlais le bété, et pas le français.<br />
J’étais toujours l’une des dernières. Je ramais vraiment, je ne trouvais pas ma place. Alors je faisais l’école<br />
buissonnière, je me cachais, ça devenait pesant. J’ai demandé à Werewere, ma mentor, de convaincre mon père<br />
[le percussionniste, chanteur et acteur Boni Gnahoré, ndlr] de m’intégrer à ce mouvement d’artistes. Il a accepté<br />
et, avec les autres « kiyistes », il m’a formée, jusqu’à ce que je développe ma propre voie.<br />
Cette expérience au sein de cette communauté utopique<br />
m’a appris à réaliser mes rêves, la persévérance, l’autonomie, la capacité<br />
à trouver seule mon énergie, ma motivation. Werewere reliait l’art avec<br />
la dimension mystique. Elle nous a enseigné différents courants spirituels,<br />
afin de nous aider à nous réaliser, nous connaître, créer notre univers.<br />
Mes textes s’inspirent toujours des enfants, et surtout des<br />
femmes – cette jeune génération africaine qui se bat pour créer des entreprises,<br />
Couleur, Cumbancha.<br />
avoir un nom dans la société, vivre leur vie, sans compter sur un homme. Elles croient<br />
en elles et inventent des solutions pour leur avenir et celui de leur famille. Miser tout son espoir sur un homme<br />
jusqu’à s’oublier n’est pas une solution. Je crois à la force de chaque femme pour s’en sortir seule. Si elle souhaite<br />
d’abord se réaliser elle-même, une jeune fille peut désormais refuser un mariage qu’on tente de lui imposer.<br />
Je suis une malade du boulot ! Piano, vocalise, danse… Je m’exerce tout le temps afin de garder<br />
le niveau. Je suis mon propre patron : j’ai vite compris que si je ne travaillais pas, le lendemain, je ne mangerai<br />
pas ! Je suis l’aînée d’une grande famille. Dans notre tradition, c’est mon rôle d’aider mes parents, mais<br />
aussi les autres membres à subsister. C’est un poids mais une motivation aussi : je ne dois pas me reposer sur<br />
mes lauriers ! Seule la mort me donnera le repos. En concert, j’ai une énergie phénoménale ! D’où vient-elle ?<br />
Je m’étonne moi-même ! La scène est une thérapie, je me guéris chaque fois. Dieu, ou l’énergie divine – ou<br />
quelque chose que je ne peux nommer –, m’a toujours soutenue dans mes choix, depuis l’enfance. ■<br />
DR<br />
100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
JEAN GOUN<br />
« Je ne<br />
donne pas<br />
d’étiquette<br />
à ma musique.<br />
Je me nourris<br />
de l’Afrique,<br />
de l’Europe,<br />
de l’électro,<br />
de tout ce que<br />
je rencontre. »
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DÉCOUVERTE<br />
Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation<br />
DJIBOUTI<br />
LES PILIERS<br />
PATRICK ROBERT (3)<br />
DU FUTUR<br />
Malgré une nature<br />
exigeante et un<br />
environnement complexe,<br />
le pays a su bâtir<br />
un projet ambitieux<br />
de développement,<br />
tout en assurant<br />
la paix et la stabilité.<br />
Zones franches,<br />
industrialisation, énergie,<br />
digital… Aujourd’hui,<br />
une nouvelle phase s’ouvre.<br />
DOSSIER DIRIGÉ PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong> - AVEC THIBAUT CABRERA
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
Une ouverture<br />
vers le grand large<br />
Depuis 1999 et l’élection du président Ismaïl Omar Guelleh,<br />
Djibouti a su s’inscrire dans une perspective d’émergence<br />
forte. Et s’appuyer sur une position géostratégique unique.<br />
La mise en œuvre de sa Vision 2035 implique la diversification<br />
de l’économie pour soutenir la croissance à long terme.<br />
par Zyad Limam<br />
C’est comme un voyage dans le temps.<br />
Ici, sur la pointe est de l’Afrique, face<br />
à la mer Rouge et à l’Arabie, on se sent<br />
comme projeté aux origines du monde,<br />
entre les failles sismiques, les banquises de sel,<br />
les fonds marins inépuisables… La terre de Djibouti<br />
vient de très loin, de la nuit des temps, et pourtant<br />
Djibouti est aussi l’un des pays les plus jeunes de la<br />
planète. En juin prochain, la République fêtera ses<br />
45 ans d’indépendance. En moins d’un demi-siècle,<br />
malgré une nature aride et exigeante, malgré<br />
un environnement géopolitique complexe, le pays<br />
a su s’inscrire dans une perspective d’émergence.<br />
Une superficie de 23 200 km 2 , une population<br />
aux alentours de 1 million d’habitants, moins<br />
de 1 000 km 2 de terres arables (soit 4,31 % de<br />
la superficie totale) et des précipitations moyennes<br />
de 130 millimètres par an… Et pourtant, dans<br />
ce contexte particulièrement adverse, Djibouti aura<br />
su se faire une place sur la carte du monde. Une<br />
cité-nation est née, et entre les collines sèches et le<br />
bleu de la mer, une ville ouverte sur le monde s’est<br />
développée, avec ses immenses grues portuaires, ses<br />
nouveaux quartiers d’affaires, ses hôtels de luxe, ses<br />
104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
PATRICK ROBERT<br />
banques qui travaillent avec toute la sous-région.<br />
Avec sa forte tonalité stratégico-diplomatique aussi,<br />
les bases militaires étrangères (Chine, États-Unis,<br />
France, Japon) et les imposantes ambassades.<br />
Il a fallu tout d’abord dépasser les fragilités et les<br />
fractures liées à l’héritage colonial, au découpage<br />
des frontières. Tout au long des années 1990,<br />
il a fallu négocier pour obtenir la paix intérieure<br />
et mettre fin au conflit entre le gouvernement et les<br />
rebelles du Front pour la restauration de l’unité et la<br />
démocratie (FRUD). Sous l’impulsion d’Ismaïl Omar<br />
Guelleh (IOG), élu président en 1999, successeur<br />
d’Hassan Gouled Aptidon, les accords de paix sont<br />
signés en 2001. Ils mettent définitivement fin à<br />
cette déchirure fratricide. Et la nation djiboutienne<br />
peut alors réellement se construire, patiemment,<br />
en tissant des liens entre communautés, entre<br />
Afars, Issas, minorités yéménites… Ce tissage est<br />
fragile, sensible aux impacts des crises régionales.<br />
Pourtant, ça tient, les métissages s’accentuent,<br />
l’idée d’une communauté d’intérêts et d’histoires<br />
s’installent. Cette construction nationale est une<br />
véritable conquête, et sans la définition de ce pacte<br />
national, rien n’aurait été véritablement possible.<br />
Le terminal<br />
pétrolier<br />
de Doraleh.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 105
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
L’ensemble de<br />
ce spectaculaire<br />
complexe<br />
logistique et<br />
portuaire devrait<br />
conférer<br />
un avantage<br />
compétitif<br />
particulièrement<br />
durable vis-à-vis<br />
des possibles<br />
concurrents de<br />
la sous-région.<br />
À partir de 2001, le chantier « émergence »<br />
change alors de vitesse et de dimension.<br />
En s’appuyant sur une position géostratégique<br />
unique au monde, à l’entrée du détroit de Bab<br />
el-Mandeb, sur le corridor qui mène au canal<br />
de Suez, sur une voie maritime stratégique, l’une<br />
des plus fréquentées du monde. Parallèlement,<br />
la République s’impose comme l’un des débouchés<br />
naturels de sa région, en particulier comme la<br />
porte d’entrée maritime d’une Éthiopie en pleine<br />
croissance économique. En s’appuyant sur cette<br />
double donnée naturelle et stratégique, Djibouti va<br />
construire, en moins de vingt ans, une plate-forme<br />
logistique et portuaire de première importance.<br />
En 2008, c’est l’inauguration, en partenariat<br />
avec DP World, du port à conteneurs de Doraleh.<br />
En 2016, les premiers trains de la nouvelle<br />
ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba se<br />
mettent en branle. En 2017, c’est l’inauguration<br />
du Doraleh Multipurpose Port (DMP). Et celle<br />
du port de Tadjourah. En 2018, c’est l’ouverture<br />
de la première tranche de la zone franche la plus<br />
importante d’Afrique (Djibouti International Free<br />
Trade Zone, 4 800 hectares et un investissement<br />
de 3,8 milliards de dollars). Au fil des années,<br />
Djibouti s’impose comme la plate-forme entre<br />
l’Asie, l’Afrique et l’Europe. On est bien loin<br />
de la première ambition, celle d’être uniquement<br />
une zone de stockage ou d’importation. Il s’agit<br />
alors de s’orienter vers un plan nettement<br />
plus ambitieux, le transit intercontinental,<br />
la réexportation, les activités connexes comme<br />
le bunkering ou la réparation navale, la mise<br />
en place d’industries liées à l’activité portuaire<br />
et la free zone. Une « constatation » qui provoque,<br />
au fond et finalement, la rupture avec DP<br />
World, le géant dubaïote arc-bouté sur ses<br />
intérêts et soucieux avant tout de préserver<br />
ceux de Jebel Ali, son port d’attache.<br />
Djibouti, comme tous les pays de la planète,<br />
aura particulièrement souffert de l’impact<br />
de la pandémie de Covid-19. Mais le choc aura<br />
été mieux absorbé que prévu. La croissance est<br />
restée légèrement positive en 2020. Et devrait<br />
se maintenir dans le « vert » pour 2021 et 2022.<br />
La « Vision 2035 », stratégie à long terme portée<br />
par le président Ismaïl Omar Guelleh et son<br />
gouvernement, devrait soutenir la croissance<br />
et les investissements. On pense en particulier<br />
au développement du complexe de Damerjog,<br />
fer de lance de l’industrialisation du pays. Prévu<br />
sur une période de quinze ans, le projet prévoit<br />
en particulier la mise en place d’installations<br />
pétrochimiques, destinées à couvrir les besoins<br />
de toute la sous-région. Demain, ce sera le gaz, les<br />
industries métallurgiques, les chantiers navals…<br />
Enfin, et on en aura beaucoup parlé, Djibouti<br />
est l’une des places fortes de l’immense plan<br />
chinois des nouvelles routes de la soie. Et Pékin<br />
aura investi massivement (près de 15 milliards<br />
de dollars depuis 2012). Le géant China Merchants<br />
Group a pris une position minoritaire dans la<br />
holding portuaire de Djibouti et s’est fortement<br />
engagé dans la rénovation complète de l’ancien<br />
port de Djibouti-ville et le développement d’une<br />
business city adossée au port rénové. L’ensemble de<br />
ce spectaculaire complexe logistique et portuaire,<br />
de Doraleh à la ville, devrait conférer un avantage<br />
compétitif particulièrement durable vis-à-vis<br />
des possibles concurrents de la sous-région.<br />
UN PROGRÈS RÉEL<br />
Au-delà des ports, les opportunités sont réelles.<br />
La privatisation engagée de Djibouti Télécom<br />
devrait booster l’activité numérique et de services<br />
en s’appuyant sur l’infrastructure des huit câbles<br />
sous-marins internationaux qui « atterrissent »<br />
en ville. Soutenue par une monnaie stable et<br />
librement convertible, Djibouti-ville pourrait<br />
aussi s’imposer comme la place financière de la<br />
sous-région. Les énergies renouvelables pourraient<br />
également devenir une source de croissance,<br />
avec un potentiel géothermique, solaire et éolien.<br />
Le tourisme enfin, avec ses spectaculaires fonds<br />
marins, les lacs de sel, les golfes et le désert.<br />
Les performances économiques des vingt<br />
dernières années, les investissements locaux ou<br />
étrangers, la création d’infrastructures portuaires<br />
et logistiques de premier rang auront permis<br />
de multiplier par six le PIB du pays et par cinq<br />
le revenu par habitant. Une classe moyenne est<br />
née et se consolide. L’effort a joué aussi sur l’eau,<br />
l’électricité (60 % de la population raccordée),<br />
l’éducation. En 1999, Djibouti n’avait pas<br />
d’université. Aujourd’hui, le pays compte près<br />
de 10 000 étudiants. Le progrès est réel, mais<br />
106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
ABOU HALLOYTA/MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR<br />
la route est encore longue. La démographie et la<br />
jeunesse du pays mettent la pression sur l’appareil<br />
économique et social. La lutte contre la pauvreté,<br />
et pour une inclusion plus active des régions dans<br />
le développement, reste une priorité nationale. Le<br />
taux de pauvreté, en particulier hors de la capitale,<br />
demeure trop prégnant. Et le chômage touche<br />
encore plus ou moins directement aux alentours<br />
de 45 % des actifs. Il faut donc investir plus, créer<br />
davantage de richesses nationales, dégager des<br />
marges d’investissement dans le secteur social,<br />
promouvoir la valeur ajoutée locale, développer<br />
un secteur privé national suffisamment actif<br />
pour entraîner à son tour la croissance, générer<br />
des emplois et des opportunités.<br />
UN HABILE ÉQUILIBRE<br />
Beaucoup diront que dans ce processus<br />
d’émergence complexe et rapide, Djibouti aura<br />
été mis sous tutelle de la Chine, que la dette est<br />
devenue incontrôlable. Ou que le pays est soumis<br />
à la pression d’autres grandes puissances, comme<br />
les États-Unis ou la France. Pourtant, Djibouti<br />
a su et sait jouer de ses marges de manœuvre,<br />
en maintenant un équilibre habile entre tous ses<br />
partenaires et ses bailleurs, et en s’appuyant sur<br />
son rôle stratégique sur le détroit de Bab el-Mandeb<br />
et la sécurisation du commerce international.<br />
Ainsi qu’en assumant ses obligations et son devoir<br />
dans le domaine humanitaire. La République<br />
est incontournable pour la stabilité de la région.<br />
Cette diplomatie globale est un impératif de<br />
survie pour le pays. De par la taille modeste de son<br />
marché intérieur et de par ses choix stratégiques,<br />
Djibouti reste une économie particulièrement<br />
extravertie, soumise aux aléas de la conjoncture<br />
internationale et aux secousses géopolitiques.<br />
Plus que la crise du Covid, les changements<br />
dans le commerce mondial ou les impératifs<br />
de réformes internes macroéconomiques, la crise<br />
éthiopienne, la quasi-guerre civile qui secoue<br />
ce géant de 110 millions d’habitants, représente<br />
évidemment le défi majeur pour la République.<br />
Djibouti a besoin d’une Éthiopie unie, stable,<br />
en paix. Et d’avoir un corridor ouvert et sécurisé<br />
entre le port et Addis. La crise a un impact direct<br />
sur les volumes commerciaux, sur la croissance, et<br />
avec un risque possible de débordement du conflit<br />
au-delà des frontières. Pour Djibouti, il s’agit d’un<br />
véritable test de résilience, de cohésion nationale.<br />
Et d’adaptation stratégique. Pour le président<br />
Ismaïl Omar Guelleh, il faudra à la fois tenir, agir,<br />
sécuriser et préparer demain. C’est le sens de la<br />
diversification économique du pays, de la mise<br />
en place de nouvelles activités, d’une ouverture<br />
encore plus déterminée vers le grand large. ■<br />
Le chef d’État<br />
Ismaïl Omar<br />
Guelleh a été<br />
réélu pour<br />
un cinquième<br />
mandat en<br />
avril 2021.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 107
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
Ahmed Osman<br />
Gouverneur de la Banque centrale de Djibouti (BCD)<br />
« Nous devons<br />
compter aussi<br />
sur nos propres forces »<br />
Malgré les impacts de la pandémie de Covid-19 et de la crise éthiopienne,<br />
le pays peut s’appuyer sur un cadre macroéconomique stable et porteur.<br />
<strong>AM</strong> : L’économie du pays semble résister mieux que<br />
d’autres aux impacts de la pandémie de Covid-19. Les<br />
objectifs de la Vision 2035 sont-ils toujours d’actualité ?<br />
Ahmed Osman : L’économie djiboutienne s’en est plutôt bien<br />
tirée en enregistrant une légère hausse de 1,2 % du PIB en 2020.<br />
La perte de 5,4 points de pourcentage en matière de croissance<br />
par rapport à 2019 montre toutefois que le pays n’a pas été épargné<br />
par les conséquences du Covid-19 sur le plan économique,<br />
mais également sur le plan social. Les importantes mesures de<br />
soutien prises par le gouvernement, dans le cadre d’un plan<br />
national de riposte à la pandémie, avec l’appui des partenaires<br />
internationaux et la forte mobilisation de la société civile et du<br />
secteur privé, ont permis de soulager les populations tout en<br />
soutenant l’économie et la croissance.<br />
Les objectifs de la Vision 2035 demeurent plus que jamais<br />
d’actualité, en particulier dans la configuration actuelle du<br />
contexte régional et de la pandémie. Un second Plan national<br />
de développement (PND) sur la période 2020-2024 a été initié,<br />
à la suite du précédent plan quinquennal 2015-2019, premier<br />
instrument pour l’opérationnalisation de la Vision 2035. Ce chapitre<br />
2015-2019 a permis la réalisation d’importants progrès :<br />
accélération de la croissance économique, réduction de la pauvreté,<br />
amélioration des indicateurs sociaux, construction d’infrastructures<br />
modernes (corridor routier ralliant la sous-région,<br />
ports, chemin de fer, adduction d’eau, etc.).<br />
Le nouveau plan quinquennal de développement est parfaitement<br />
aligné à l’Agenda mondial 2030 et à l’Agenda africain<br />
2063. Il vise à consolider et à renforcer la transformation structurelle<br />
et la diversification de l’économie djiboutienne, dans l’objectif<br />
de tripler le revenu par habitant et de créer suffisamment<br />
d’emplois pour ramener le taux de chômage à moins de 10 % à<br />
l’horizon 2035.<br />
Quel est l’impact de la crise éthiopienne sur<br />
les équilibres financiers et économiques du pays ?<br />
La communauté d’intérêt et de destin qui lie l’Éthiopie et Djibouti<br />
est séculaire. Le modèle d’intégration entre nos deux pays<br />
est un exemple pour le reste de l’Afrique. Dans cette configuration,<br />
toute instabilité en Éthiopie impacte l’activité économique<br />
nationale, et notamment la chaîne de transport logistique, pilier<br />
de notre modèle de croissance. Avec la crise actuelle, nous avons<br />
observé une baisse de l’activité portuaire de l’ordre de 20 %.<br />
Si les troubles persistent et gagnent en intensité, Djibouti sera<br />
affecté, mais également tous les autres pays de la sous-région.<br />
L’Éthiopie demeure et demeurera une nation amie, un partenaire<br />
économique incontournable et privilégié, sans pour autant<br />
être l’unique option. Nous devons compter sur nos propres forces<br />
aussi. Les investissements massifs en matière d’infrastructures,<br />
la création de vastes zones franches et de parcs industriels<br />
concourent à la transformation d’un hub logistique, commercial<br />
et financier régional – voire continental, avec le Marché commun<br />
de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique australe (COMESA) et la Zone<br />
de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Les valorisations<br />
des importantes ressources potentielles dans les domaines<br />
de la pêche, du tourisme, de l’industrie légère de transformation,<br />
DR<br />
108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
des énergies renouvelables, etc. sont autant de niches pour diversifier<br />
les sources de revenus et soutenir notre croissance.<br />
Djibouti fait partie des pays particulièrement menacés<br />
par les conséquences du réchauffement climatique.<br />
Quelles conclusions faites-vous de la COP26 ?<br />
Les conséquences du réchauffement climatique constituent<br />
une réelle menace pour le développement de nos pays. La bonne<br />
nouvelle concernant la COP26, c’est que l’on est parvenus à un<br />
consensus sur les actions clés pour faire face. L’autre bonne nouvelle,<br />
si je puis dire, c’est l’obligation de respecter la promesse<br />
faite par les pays développés, lors des accords de Paris, de mobiliser<br />
100 milliards de dollars par an pour les pays en développement.<br />
Mais la question de la réalité de ce financement demeure<br />
toujours pendante. C’est la problématique récurrente, même si<br />
les fonds nécessaires sont pourtant présents dans l’économie<br />
mondiale. À ce facteur s’ajoutent les coûts élevés liés aux conséquences<br />
du réchauffement climatique déjà encourus, la baisse<br />
de l’aide publique au développement en direction du continent<br />
et l’augmentation des niveaux d’endettement. Une partie de la<br />
solution se trouve aussi chez les pays émergents eux-mêmes avec<br />
l’amélioration des cadres nationaux de gouvernance économique<br />
et financière, la mobilisation des ressources intérieures, les<br />
financements privés et le développement des secteurs financiers.<br />
La dette représente plus de 70 % du PIB. Et 60 % serait<br />
due à la Chine. Certains analystes évoquent le risque<br />
pour Djibouti de devenir un comptoir commercial,<br />
logistique et militaire de Pékin.<br />
La dette contractée et garantie par l’État est passée de près<br />
de 50 % du PIB en 2014 à 74 % en 2020. Sur un plan structurel,<br />
il s’agit pour une large part de l’endettement extérieur d’entreprises<br />
publiques garanti par l’État et lié<br />
aux investissements. Nous estimons que<br />
les enjeux, en matière de croissance et<br />
de développement, valent largement les<br />
risques pris. Certains pays s’endettent<br />
parce qu’ils font face à des difficultés<br />
d’ordre budgétaire. Ce n’est pas le cas de<br />
Djibouti qui investit dans la construction du pays, les infrastructures<br />
(nouveaux ports, routes, chemin de fer, etc.). Ce sont donc<br />
des investissements longs destinés à stimuler l’économie et à<br />
créer de la valeur ajoutée, en générant des retours suffisants<br />
pour couvrir les amortissements.<br />
Aussi, tant que nous avons des projets structurants et rentables<br />
économiquement avec des partenaires pour nous accompagner,<br />
nous poursuivrons nos efforts de construction et de<br />
développement. Les seuils fixés par les partenaires internationaux<br />
et les autres bailleurs sont des standards indicatifs, et<br />
aucunement des limites infranchissables.<br />
Par ailleurs, nous avons en effet d’excellentes relations avec<br />
la Chine et partageons des intérêts réciproques, comme avec<br />
d’autres partenaires. Ce n’est pas le seul pays à disposer d’une<br />
base militaire à Djibouti. Seulement, la Chine fait parler d’elle<br />
parce que c’est devenu un acteur économique et commercial<br />
incontournable dans le monde, dont la sphère d’influence politique<br />
ne cesse de s’agrandir par rapport aux États occidentaux.<br />
Comment des pays comme Djibouti peuvent-ils<br />
financer leurs « besoins longs » en infrastructures ?<br />
Les projets qui ont de véritables portées économiques<br />
peuvent aisément trouver les financements appropriés. Les<br />
projets doivent être adaptés à nos dimensions. Il est impératif<br />
que nous disposions de tout l’arsenal réglementaire et juridique<br />
approprié pour garantir un environnement des affaires<br />
attractif et sain. C’est tout le sens des réformes que nous avons<br />
menées, tout au long de ces dernières années, pour nous hisser<br />
à des places honorables dans le classement « Doing Business »<br />
de la Banque mondiale. Par ailleurs, un fonds souverain a été<br />
mis sur pied en 2020 dans le but de financer nos besoins longs<br />
en infrastructures. Ce fonds est un instrument crucial pour<br />
atteindre les objectifs de développement visés à l’horizon 2035.<br />
Le franc Djibouti est perçu comme une monnaie stable,<br />
sûre. Sur quels facteurs s’appuie cette solidité ?<br />
Ce n’est pas juste une perception, mais une réalité vieille<br />
de plus de soixante-dix ans. Cette solidité de la monnaie<br />
djiboutienne tient au mode de fonctionnement particulier de<br />
notre système monétaire en vigueur, et qui date de 1949 ! Le<br />
franc Djibouti est indexé au dollar US à travers une parité fixe.<br />
Pour maintenir la parité, l’intégralité de la monnaie fiduciaire<br />
émise par la Banque centrale est pourvue d’une couverture<br />
Il est impératif que nous disposions<br />
de tout l’arsenal réglementaire<br />
et juridique approprié pour garantir<br />
un environnement des affaires attractif et sain.<br />
proportionnelle en devises. Et avec une couverture en devises<br />
largement supérieure à 100 %, la libre et totale convertibilité<br />
de notre devise est toujours garantie. Le système contribue à<br />
asseoir une stabilité extérieure en même temps qu’une maîtrise<br />
de l’inflation intérieure (inférieure à 3 % sur longue période).<br />
Et il interdit le financement monétaire des déficits publics,<br />
ce qui impose aux pouvoirs publics une certaine discipline<br />
budgétaire. Enfin, vis-à-vis des investisseurs, Djibouti n’impose<br />
aucun contrôle de change, garantit la libre et totale mobilité des<br />
capitaux sous respect strict des dispositifs anti-blanchiment et<br />
anti-financement du terrorisme. ■ Propos recueillis par Zyad Limam<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 109
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
Sur les 6 000 unités de logement<br />
construites depuis 1999, 2 500 l’ont<br />
été par la Fondation IOG.<br />
Ici, à Djibouti-ville.<br />
110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Les 10 piliers<br />
de l’émergence<br />
L’ambition nationale et la réponse aux enjeux du futur<br />
s’articulent autour d’une stratégie de développement<br />
et de bases solides : paix, sécurité, investissements,<br />
diversification, diplomatie… par Thibaut Cabrera<br />
PATRICK ROBERT<br />
1. Une nation en paix<br />
C’est la clé de voûte<br />
du projet djiboutien,<br />
le centre de l’architecture.<br />
La paix intérieure, la<br />
cohésion nationale, étape indispensable<br />
au développement économique et à<br />
l’émergence. Le 27 juin 1977, Djibouti<br />
devenait un pays indépendant,<br />
héritant des divisions issues de l’ère<br />
coloniale. Il fallait d’abord recréer<br />
les conditions de l’unité. Le conflit est<br />
latent, sur fond d’opposition ethnique<br />
entre les grandes communautés afars<br />
et issas. Au tournant des années 1990,<br />
la guerre civile oppose le Front<br />
pour la restauration de l’unité et<br />
la démocratie (FRUD) au régime<br />
du président Hassan Gouled Aptidon.<br />
La signature de l’accord entre<br />
le gouvernement et le FRUD en<br />
décembre 1994 marque une première<br />
étape. L’arrivée d’Ismaïl Omar Guelleh<br />
(IOG) à la présidence de la République<br />
en 1999 permet d’entrer réellement<br />
dans le cycle de la réconciliation.<br />
Les négociations aboutissent par<br />
la signature des accords de paix le<br />
12 mai 2001. Ce concept de la paix<br />
« d’abord », la mise en place d’un<br />
accord de gouvernement durable, d’une<br />
politique de gouvernance participative,<br />
permet de mobiliser Djibouti sur les<br />
sujets nationaux de développement<br />
socioéconomique. Et de lancer la<br />
« Vision 2035 » et la stratégie de « hub »<br />
commercial qui vont porter le pays.<br />
Les réformes successives permettent<br />
la structuration de la vie politique.<br />
La mise en place du multipartisme<br />
intégral en 2002 et la réforme<br />
du mode de scrutin des élections<br />
législatives et locales pour y intégrer<br />
une dose de proportionnelle en 2011<br />
vont dans ce sens. Réélu lors de la<br />
présidentielle du 9 avril 2021, IOG<br />
compte poursuivre le programme de<br />
développement du pays mis en œuvre<br />
au cours des deux dernières décennies.<br />
Cette cohésion nationale, ce<br />
sentiment d’appartenance commune<br />
à la nation, est d’autant plus<br />
précieuse que les enjeux du futur sont<br />
particulièrement exigeants : sécurité<br />
et stabilité régionale, modernisation<br />
économique, promotion des initiatives<br />
privées, emplois, inclusivité sociale,<br />
jeunesse, consolidation de l’état<br />
de droit et de la justice. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 111
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
2. Un pôle de stabilité<br />
et de sécurité<br />
Positionné au cœur d’une<br />
corne de l’Afrique qui n’a<br />
rarement été aussi instable<br />
au XXI e siècle qu’actuellement,<br />
Djibouti affirme son statut de pôle<br />
de stabilité et de sécurité. L’histoire<br />
mouvementée de cette région d’Afrique<br />
de l’Est, en proie à différents conflits<br />
millénaires et séculaires, ne s’inscrit<br />
pourtant pas en ce sens. Les spasmes<br />
régionaux dont sont victimes les deux<br />
grands voisins djiboutiens, l’Éthiopie<br />
et la Somalie, témoignent de cette<br />
permanente redondance du conflit. Si<br />
le pays se doit de s’assurer une stabilité<br />
sans faille, c’est notamment parce<br />
qu’il est un carrefour à la croisée des<br />
principales routes maritimes mondiales.<br />
Gardien du détroit de Bab el-Mandeb,<br />
Djibouti maintient l’équilibre entre<br />
les puissances régionales et assume<br />
ses obligations en matière de sécurité<br />
collective. Quatrième passage maritime<br />
le plus important au niveau mondial<br />
en matière d’approvisionnement<br />
énergétique, le détroit est une<br />
étape indispensable pour les cargos<br />
souhaitant rejoindre d’autres continents.<br />
Dans cette optique de sécurisation,<br />
le pays a mis en place une surveillance<br />
renforcée qui a permis d’accroître la<br />
confiance des puissances étrangères<br />
accueillies sur son territoire. En 2017,<br />
la Chine y a inauguré sa première<br />
et unique base militaire permanente<br />
hors de ses frontières. À quelques<br />
pas de la base américaine, la France<br />
stationne plus de 1 450 soldats au<br />
sein de sa plus grande base militaire<br />
à l’étranger. Et les présences des bases<br />
japonaises et italiennes ainsi que de<br />
contingents étrangers sur le territoire<br />
sont autant d’arguments qui confirment<br />
l’importance du pays en matière de<br />
géopolitique. Ces bases étrangères<br />
permettent également à Djibouti de<br />
s’assurer du soutien militaire, politique<br />
et économique des grandes puissances<br />
de la région. Initiée par la France et<br />
mise en œuvre par l’Union européenne<br />
(UE) à partir de 2008, l’opération<br />
Atalante illustre la dimension prise<br />
par Djibouti, qui y prend part tout<br />
en servant de point d’appui logistique.<br />
Cette mission militaire, prolongée<br />
en décembre dernier jusqu’à fin 2022,<br />
a pour but de lutter contre l’insécurité<br />
causée par la piraterie dans le golfe<br />
d’Aden et dans l’océan Indien. Plus de<br />
30 pays y contribuent via le déploiement<br />
de personnel ou de matériel.<br />
Sur le plan de l’appui humanitaire,<br />
Djibouti apparaît comme un maillon<br />
indispensable dans la région. En<br />
décembre 2020, la Banque mondiale<br />
a approuvé un financement additionnel<br />
de 30 millions de dollars afin d’aider<br />
les réfugiés et demandeurs d’asile<br />
se trouvant sur son territoire. Le pays<br />
accueille ainsi plus de 30 000 déplacés,<br />
dont une grande partie a fui la guerre<br />
au Yémen – près de 20 000 Yéménites<br />
sont arrivés à Djibouti entre 2015<br />
et 2017 selon le Haut-commissariat<br />
des Nations unies pour les réfugiés.<br />
D’autres ont fui les conflits en Somalie,<br />
en Érythrée et, de manière croissante,<br />
en Éthiopie. Par ailleurs, l’engagement<br />
pris par IOG avant son arrivée à la tête<br />
du pays (« Nourrir, soigner et éduquer »)<br />
ne s’adressait pas uniquement à ses<br />
compatriotes. Pour preuve, 20 % des<br />
consultations médicales de Djiboutiville<br />
concernent des réfugiés et des<br />
migrants. Et les mineurs sont pris en<br />
charge par les établissements scolaires<br />
et bénéficient de kits de fournitures<br />
et de repas quotidien – un traitement<br />
équivalent à ceux des enfants du pays.<br />
Il n’a donc pas été surprenant de voir<br />
l’agence onusienne du Programme<br />
alimentaire mondial (P<strong>AM</strong>) faire<br />
confiance à Djibouti pour y installer<br />
sa base logistique pour le continent. ■<br />
Au premier plan, la base militaire japonaise, et au fond, de l’autre côté<br />
de la piste de l’aéroport, le camp Lemonnier (base américaine).<br />
PATRICK ROBERT<br />
112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le port polyvalent<br />
de Doraleh regroupe<br />
des installations modernes<br />
et offre des capacités de<br />
stockage importantes.<br />
PATRICK ROBERT<br />
3. Un hub portuaire et commercial<br />
qui s’ouvre sur le monde<br />
L’un des atouts majeurs de<br />
Djibouti réside dans sa position<br />
géostratégique, au carrefour<br />
de trois continents. La voie<br />
maritime reliant le détroit de Bab<br />
el-Mandeb au canal de Suez est l’une<br />
des plus fréquentées de la planète,<br />
comptabilisant le passage de près<br />
de 30000 navires par an. Dès lors,<br />
le pays s’est naturellement imposé<br />
comme un incontournable hub<br />
portuaire, commercial et logistique.<br />
À la fin du XIX e siècle, les Français,<br />
souhaitant rattraper leur retard<br />
sur les autres puissances coloniales<br />
présentes dans la région, décident<br />
d’y construire un port en eau profonde.<br />
Au milieu des années 1960, le port<br />
de Djibouti devient « le troisième de<br />
France », derrière Le Havre et Marseille.<br />
Après l’indépendance, le pays voit sa<br />
position géostratégique confortée en<br />
devenant, de facto, l’unique débouché<br />
maritime pour son voisin et allié<br />
éthiopien : à la suite d’un long conflit<br />
achevé en 1991, la séparation de<br />
l’Érythrée et de l’Éthiopie fait ainsi<br />
perdre l’accès à la mer à cette dernière<br />
en 1993. Le président IOG mesure les<br />
conséquences de ces bouleversements<br />
stratégiques et l’opportunité de<br />
développement que cela offre au pays.<br />
À l’aube du XXI e siècle, les<br />
équipements du port apparaissent<br />
vétustes, datant de l’époque coloniale.<br />
Le retard de Djibouti sur les ports<br />
concurrents de Salalah (Oman), Aden<br />
(Yémen), Djeddah (Arabie saoudite)<br />
et Jebel Ali (Émirats arabes unis)<br />
est alors considérable. IOG entame<br />
un projet de développement qui vise<br />
à augmenter l’offre portuaire via la<br />
réalisation d’un complexe comprenant<br />
plusieurs terminaux. Les travaux<br />
du terminal pétrolier Horizon<br />
démarrent en mars 2004 et sont<br />
achevés en 2006. Deux ans plus tard,<br />
le terminal à conteneurs de Doraleh<br />
(DCT), d’une capacité de traitement de<br />
1,2 million d’EVP (unités de conteneurs<br />
équivalentes à vingt pieds), est à son<br />
tour opérationnel. L’infrastructure<br />
s’avère très rentable puisque son<br />
coût de réalisation (397 millions<br />
de dollars) est remboursé en huit<br />
ans. Trois nouveaux terminaux sont<br />
inaugurés par IOG en 2017. Le premier<br />
est le port polyvalent de Doraleh<br />
(DMP), qui regroupe des installations<br />
ultramodernes et offre des capacités<br />
de stockage importantes. Les deux<br />
autres sont des terminaux minéraliers :<br />
le port autonome de Ghoubet, dédié<br />
à l’exportation du sel (une réserve<br />
quasi inépuisable du lac Assal), et le<br />
port de Tadjourah, qui fait notamment<br />
le lien avec le voisin éthiopien. Depuis<br />
2017, pour assurer les dessertes<br />
vers Addis-Abeba, les installations<br />
portuaires sont prolongées d’une voie<br />
ferrée reliant les deux capitales.<br />
En deux décennies, les<br />
investissements ont permis au port<br />
de Djibouti de rattraper son retard et<br />
de bénéficier d’une avance substantielle<br />
sur les concurrents de la sous-région.<br />
En 2020, il a ainsi été reconnu premier<br />
port à conteneurs en Afrique par la<br />
Banque mondiale. Le pays souhaite<br />
continuer d’étoffer son offre. C’était<br />
déjà le cas en 2015, lorsqu’il a décidé<br />
d’investir dans l’activité d’avitaillement<br />
des navires à travers la création de<br />
Red Sea Bunkering. Et c’est encore<br />
le cas pour le réaménagement du<br />
port historique : la première phase<br />
(2020-2023) mobilise 200 millions de<br />
dollars pour le chantier de réparation<br />
navale. Il disposera d’une cale sèche<br />
pouvant soulever et maintenir hors<br />
de l’eau des navires gros porteurs, une<br />
activité unique dans la région. Cette<br />
diversification doit confirmer le statut<br />
de Djibouti, considéré comme une plateforme<br />
portuaire, logistique et de service,<br />
ouverte sur l’Asie, l’Europe et l’Afrique. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 113
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
4. Une volonté industrielle<br />
Dans le cadre de la Vision<br />
2035, le développement<br />
d’infrastructures ambitieuses<br />
et l’amélioration de la<br />
productivité sont considérés comme<br />
des priorités par le président Guelleh.<br />
Pour accompagner ces évolutions, le<br />
chef d’État refuse de cantonner le pays<br />
à un point de transit de marchandises et<br />
souhaite développer un tissu industriel<br />
national solide. Cette ambition s’inscrit<br />
dans une volonté claire de faire de<br />
Djibouti la Singapour de l’Afrique :<br />
un pays à la superficie modeste<br />
et aux ressources naturelles limitées,<br />
mais qui émerge du fait de sa stabilité,<br />
de ses performances économiques<br />
et de son poids dans le commerce<br />
maritime mondial. Pour ce faire, IOG<br />
s’attache à la mise en œuvre de deux<br />
projets majeurs : le Djibouti Damerjog<br />
Industrial Development (DDID) et le<br />
réaménagement du port historique.<br />
Le 3 septembre 2020 a sonné<br />
le lancement de la première phase<br />
de développement du parc industriel<br />
de Damerjog, dont le coût atteindra<br />
les 3,8 milliards de dollars. Réalisé<br />
sur une période de quinze ans<br />
(2020-2035), en trois phases de cinq<br />
ans, le parc sera conçu sur un espace<br />
de 30 km 2 dont les deux tiers sont<br />
gagnés sur la mer. La construction<br />
d’une première raffinerie et de la<br />
jetée du terminal pétrolier, confiée<br />
au groupe marocain Somagec, sera<br />
suivie d’une seconde raffinerie, qui<br />
augmentera la capacité de production<br />
de 2,6 millions de tonnes à 13 millions<br />
de tonnes, soit un passage de 8000<br />
à 40000 barils par jour. Dépourvu de<br />
ressources en hydrocarbures, Djibouti<br />
souhaite se donner les moyens d’entrer<br />
dans le club fermé des pays africains<br />
dotés d’une industrie pétrochimique.<br />
La troisième phase verra naître les<br />
premières unités d’industries lourdes,<br />
avec un site de métallurgie, une<br />
cimenterie, un chantier naval et une<br />
usine de dessalement d’eau de mer.<br />
Si la vocation industrielle<br />
de Damerjog est empreinte d’une<br />
dimension locale, la transformation<br />
du port historique en quartier<br />
d’affaires témoigne d’une ambition<br />
internationale. Le projet de 3 milliards<br />
de dollars prévoyait, outre le chantier<br />
de réparation navale livré en 2023,<br />
la construction de bureaux, d’un<br />
hôtel haut de gamme, d’une marina<br />
et d’un palais des Congrès. Cet<br />
espace est conçu selon les standards<br />
internationaux et consacré à<br />
l’innovation et à la fintech. Il devrait<br />
notamment permettre l’installation<br />
de bureaux régionaux de prestigieux<br />
cabinets de conseil (KPMG, Deloitte,<br />
EY) et de grands groupes économiques<br />
(DHL, Cosco). Ce business district<br />
ciblera aussi les leaders du e-commerce<br />
(Alibaba, Amazon ou JD.com). L’objectif<br />
sous-jacent est la création de plus<br />
de 200 000 emplois, afin de ramener<br />
le taux de chômage à 10 % de la<br />
population active contre 45 % en 2019.<br />
Enfin, consolidant son argumentaire<br />
à l’adresse des investisseurs, le pays a<br />
mis en place la future plus grande zone<br />
franche d’Afrique. Lancée en mars 2016,<br />
la Djibouti International Free Trade<br />
Zone (DIFTZ) devrait rassembler<br />
un investissement de 3,5 milliards<br />
de dollars. Déjà opérationnelle, la<br />
phase pilote est composée d’un site<br />
comprenant quatre pôles industriels<br />
spécialisés dans le commerce, la<br />
logistique, l’industrie et les services<br />
aux entreprises. Le complexe devrait<br />
générer 7 milliards de dollars<br />
d’échanges commerciaux d’ici l’an<br />
prochain. Comme un symbole de<br />
l’ambition industrielle et commerciale<br />
djiboutienne, la DIFTZ est considérée<br />
comme le premier jalon de la Zlecaf. ■<br />
5. Un potentiel<br />
énergétique durable<br />
E<br />
ntre 1999 et 2019, la production<br />
d’électricité a triplé, passant<br />
de 192 à 605 mégawatts (MW).<br />
L’augmentation du nombre<br />
d’abonnés à Électricité de Djibouti<br />
indique une nette avancée dans le<br />
programme d’accès au plus grand<br />
nombre à l’énergie. Aujourd’hui, 60 %<br />
des ménages sont concernés, et le pays<br />
souhaite atteindre l’objectif des 90 %<br />
à l’horizon 2024. De la même manière,<br />
et parallèlement, l’accès à l’eau s’est<br />
considérablement amélioré, grâce à une<br />
hausse de la production (de 15,4 m 3<br />
à 21,1 m 3 ) et à une baisse sensible<br />
des pertes sur le réseau (de 42,3 % à<br />
26 %). Les villes de l’intérieur disposent<br />
désormais de leur réseau courant,<br />
et les villages sont mieux desservis par<br />
le système de citernes et de fontaines<br />
publiques. De plus, de nombreuses<br />
infrastructures contribuant à offrir<br />
un accès à l’eau ont été mises en service<br />
ou réhabilitées : 80 forages, station<br />
d’épuration de Douda, réhabilitation<br />
de 600 kilomètres de canalisations…<br />
La densité du développement<br />
djiboutien s’accompagne forcément<br />
114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
de nouveaux besoins énergétiques.<br />
Le DDID permettra au pays de produire<br />
ses propres besoins en carburant et de<br />
devenir un acteur majeur du secteur<br />
gazier. Néanmoins, plus de 1 000 MW<br />
seront nécessaires au lancement<br />
des grands projets d’infrastructures<br />
nationaux : parc industriel de Damerjog,<br />
zone franche et business district. L’offre<br />
actuelle en électricité paraît donc<br />
insuffisante pour couvrir les besoins<br />
d’un pays devenu énergivore. Pour<br />
y répondre, l’ambition du président<br />
est de renforcer l’indépendance<br />
énergétique, tout en consolidant la part<br />
des énergies vertes. Ainsi, IOG souhaite<br />
couvrir 85 % des besoins énergétiques<br />
à travers les énergies renouvelables.<br />
Djibouti bénéficie de trois atouts<br />
majeurs dont il souhaite tirer parti<br />
pour atteindre cet objectif. D’abord, il<br />
peut se tourner vers les richesses de son<br />
sous-sol aride à travers la géothermie,<br />
dont le potentiel est immense<br />
– les études estiment la production<br />
à plus de 1 000 MW d’ici 2024.<br />
Grâce à un financement de 31 millions<br />
de dollars de la Banque mondiale,<br />
les premiers forages ont confirmé<br />
que son potentiel géothermique était<br />
une source inépuisable d’énergie. De<br />
plus, Djibouti bénéficie de 3 240 heures<br />
(135 jours plein) d’ensoleillement<br />
par an et se place parmi les pays les<br />
plus ensoleillés du monde. Plusieurs<br />
infrastructures permettant de recueillir<br />
l’énergie solaire ont ainsi vu le jour<br />
au cours des dernières années. Sur<br />
une base de partenariat public-privé,<br />
le groupe français Engie a entamé<br />
la construction de la centrale solaire<br />
de Grand Bara, après avoir reçu le feu<br />
vert du gouvernement il y a quelques<br />
mois. Enfin, Djibouti recourt aussi<br />
à l’énergie éolienne. Le projet de<br />
parc prévu dans le Ghoubet, dont<br />
la capacité sera de 60 MW, est en<br />
phase terminale de réalisation. ■<br />
6. Un développement vert<br />
Djibouti offre un spectacle<br />
naturel intense, où les<br />
transformations de notre<br />
planète sont visibles à l’œil<br />
nu. Ceux qui ont eu la chance de s’y<br />
rendre peuvent témoigner de cette<br />
impression de remonter le temps et<br />
de se retrouver aux origines du monde.<br />
La nature offre des sites majestueux :<br />
la banquise de sel au lac Assal, les<br />
cheminées de calcaire au lac Abbé,<br />
ou encore la forêt millénaire au plateau<br />
du Day. Sa faune marine préservée<br />
et ses paysages géologiques étonnants<br />
côtoient son riche patrimoine culturel<br />
et archéologique. Les gravures rupestres<br />
datant du Paléolithique attestent<br />
de l’occupation humaine ancienne et<br />
de la riche histoire de ce pays. Au large<br />
des îles des Sept Frères ou dans le golfe<br />
de Tadjourah, les fonds marins des côtes<br />
brillent de leurs récifs de corail et de<br />
la diversité de leur faune protégée.<br />
Le potentiel touristique est<br />
indéniable. Moteur du développement<br />
socioéconomique, le secteur du tourisme<br />
est l’une des priorités de la Vision 2035<br />
d’Ismaïl Omar Guelleh. Le plan<br />
quinquennal 2019-2023 ambitionne<br />
d’augmenter le nombre de touristes<br />
à 267 000 visiteurs par an, créant ainsi<br />
plus de 5000 emplois et mobilisant<br />
plus de 880 millions de dollars<br />
d’investissement. L’irruption du Covid-<br />
19 en 2020 a eu un impact important<br />
sur le secteur à Djibouti, et partout dans<br />
le monde. Ce qui a donc logiquement<br />
ralenti la progression espérée. Conscient<br />
des dommages du tourisme de masse,<br />
le gouvernement souhaite préserver<br />
la richesse environnementale du pays.<br />
La promotion du tourisme responsable<br />
est une composante de sa politique.<br />
C’est aussi ce que soutient Osman<br />
Abdi Mohamed, directeur de l’Agence<br />
nationale du tourisme, qui plaide<br />
pour un développement préservant<br />
la durabilité des sites naturels.<br />
À Djibouti-ville, de nombreux projets<br />
d’aménagement vont dans le sens d’un<br />
urbanisme durable. Prévu pour 2023,<br />
le futur Océanorium, qui sera situé dans<br />
le business district, en est l’illustration.<br />
Ce centre de recherche scientifique<br />
à l’architecture singulière aura pour<br />
vocation de mettre en avant les riches<br />
écosystèmes marins de Djibouti, à<br />
l’aide d’une cinquantaine d’aquariums.<br />
Les besoins énergétiques du bâtiment<br />
seront produits en majorité par les<br />
capteurs solaires installés sur sa toiture.<br />
Le climat tropical semi-aride dû à<br />
sa position géographique et la proximité<br />
du pays avec l’équateur impliquent qu’il<br />
ne soit pas épargné par le changement<br />
climatique. Ces conséquences néfastes<br />
se manifestent par une hausse<br />
des épisodes de sécheresse et des<br />
précipitations imprévisibles provoquant<br />
des inondations dévastatrices. Pour<br />
s’adapter à ces phénomènes, Djibouti<br />
prend des mesures innovantes associant<br />
infrastructures « grises », telles que les<br />
digues, et infrastructures « vertes », qui<br />
se basent sur des systèmes naturels ou<br />
semi-naturels ayant des conséquences<br />
positives sur l’environnement à long<br />
terme. Soutenu par le Programme des<br />
Nations unies pour l’environnement<br />
(PNUE), le pays a ainsi fait construire<br />
une digue de deux kilomètres de long<br />
à Tadjourah pour protéger la ville des<br />
inondations. Ce projet permettra de<br />
soutenir les efforts gouvernementaux<br />
pour restaurer les forêts de mangroves<br />
sur le littoral, très utiles pour lutter<br />
contre la hausse du niveau de la mer.<br />
Dans le combat mondial contre le<br />
changement climatique, l’initiative<br />
djiboutienne fait œuvre d’exemple. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 115
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
7. Une ambition numérique<br />
Limité à un étroit marché<br />
de 400 000 abonnés pour<br />
une population de 1 million<br />
d’habitants, Djibouti Télécom<br />
est pourtant leader numérique dans<br />
la Corne de l’Afrique. En matière<br />
de technologies de l’information,<br />
l’opérateur national devance<br />
largement la concurrence régionale,<br />
notamment grâce à deux décennies<br />
d’investissements qui ont permis au<br />
pays de développer un hub régional.<br />
À l’international, Djibouti Télécom<br />
compte parmi ses clients plus d’une<br />
centaine d’opérateurs et de providers<br />
tels qu’Orange, Cogent, Vodafone ou<br />
MTN Kenya. Djibouti s’appuie aussi sur<br />
l’émergence d’entreprises locales pour<br />
créer un écosystème numérique. Sur<br />
une pente technologique ascendante,<br />
le pays ne manque pas d’arguments<br />
pour séduire les groupes mondiaux<br />
qui cherchent à s’installer en Afrique.<br />
Cette dynamique est nourrie par<br />
l’attitude proactive de l’État dans le<br />
secteur et par sa position centrale dans<br />
les systèmes de télécommunications<br />
mondiaux. Le pays a déjà investi plus<br />
de 150 millions de dollars dans ses<br />
stations d’atterrissage, qui desservent<br />
six câbles sous-marins reliant l’Afrique<br />
à l’Asie, au Moyen-Orient et à l’Europe.<br />
Ces lignes sont indispensables à la<br />
transmission des données. Parmi elles,<br />
l’Eastern Africa Submarine System<br />
(EASSy) permet de connecter plus<br />
de 250 millions d’Est-Africains. Djibouti<br />
a même lancé une liaison régionale<br />
qui a conclu son atterrissement en<br />
février 2020 : le Djibouti Afrique<br />
Régional Express (DARE1), qui relie les<br />
deux principaux points d’accès télécoms<br />
de la région, Djibouti et Mombasa<br />
(Kenya). L’opérateur a pris en charge 65<br />
des 80 millions de dollars investis dans<br />
ce câble de 5 000 kilomètres et détient<br />
80 % du consortium qui l’a réalisé.<br />
Pour son directeur général, Mohamed<br />
Assoweh Bouh, le pays tend à devenir<br />
une passerelle entre les trois continents.<br />
Pour concrétiser son ambition,<br />
le pays doit cumuler capacités<br />
de transmission, vitesse du débit<br />
et contenus. Dès lors, l’opérateur<br />
s’est doté du centre de données le plus<br />
performant de la Corne de l’Afrique. Ces<br />
installations intéressent les grands du<br />
numérique et des fournisseurs de CDN<br />
Installation<br />
de la 4G<br />
par Djibouti<br />
Télécom.<br />
(réseau de diffusion de contenu) qui<br />
envisagent la réalisation d’un immense<br />
data center à Khor Ambado, dans la<br />
DIFTZ. Ce projet, dont le mémorandum<br />
est en cours de finalisation, deviendra<br />
la pierre angulaire du plan Smart<br />
Africa, porté avec le président rwandais<br />
Paul Kagame. Le gouvernement a<br />
aussi annoncé, en juillet, l’ouverture<br />
du capital de Djibouti Télécom. La<br />
promesse d’une prise de participation<br />
« minoritaire mais significative »<br />
associée à la conjoncture favorable<br />
du pays offrent une perspective<br />
attractive sur le long terme. En<br />
attendant d’aller plus loin dans<br />
le développement de sa stratégie<br />
d’expansion internationale, Djibouti<br />
bénéficie d’un argument de poids face à<br />
la concurrence régionale : les capacités<br />
numériques de ses installations. ■<br />
8. Un cadre fi nancier attractif<br />
Djibouti est un hub à quatre<br />
dimensions : logistique,<br />
commerciale, numérique<br />
et financière. Sa position<br />
géostratégique a été mise en valeur<br />
à travers des investissements colossaux<br />
dans les infrastructures portuaires,<br />
routières et ferroviaires. À cela se sont<br />
ajoutées plusieurs réformes qui ont<br />
permis d’assainir le climat des affaires<br />
et de rendre le pays attractif pour<br />
les investisseurs. Dès son accession<br />
au pouvoir, Ismaïl Omar Guelleh va<br />
dans le sens d’une libéralisation de<br />
l’économie. Il renforce les prérogatives<br />
et les missions de la Banque centrale de<br />
Djibouti (BCD) et, en 2011, entreprend<br />
une refonte de la législation bancaire<br />
pour l’adapter aux contingences<br />
modernes du marché. Fait important,<br />
la convertibilité du franc Djibouti (DJF)<br />
en devises est sans limite, et le taux<br />
de change avec le dollar (USD) reste<br />
inchangé depuis près d’un demi-siècle<br />
(1 USD = 177,721 DJF). Soutenus<br />
par une dynamique de croissance sur<br />
les deux dernières décennies, la stabilité<br />
monétaire et l’entretien du cadre légal<br />
ont renforcé la crédibilité du pays.<br />
De la même manière, le secteur<br />
bancaire s’est fortement diversifié grâce<br />
aux réformes successives. Entre 2000<br />
et 2020, les fonds propres sont passés<br />
PATRICK ROBERT<br />
116 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
PATRICK ROBERT<br />
de 7,8 à 41,7 milliards de DJF. Le<br />
secteur a dégagé un résultat net de plus<br />
de 1,55 milliard en 2020 – malgré la<br />
crise sanitaire –, contre 803 millions<br />
en 2000. Le taux de bancarisation<br />
a suivi la tendance continentale,<br />
triplant entre 2010 et 2020. S’élevant<br />
aujourd’hui à plus de 28 %, il reste<br />
relativement faible. Cependant,<br />
l’attractivité financière de Djibouti ne<br />
s’exprime pas uniquement en termes de<br />
matière locale. Elle s’apprécie aussi en<br />
termes de perspectives d’affaires au-delà<br />
des frontières nationales. Le pays a su<br />
créer une place financière régionale<br />
qui, par exemple, dessert une part<br />
importante des capitaux de son voisin<br />
somalien. En ce sens, le gouverneur de<br />
la BCD, Ahmed Osman [voir interview<br />
pages précédentes], a souligné la solidité<br />
des institutions financières nationales<br />
qui ont l’opportunité d’accéder au<br />
vaste marché du COMESA et à celui<br />
de la Zlecaf. À Djibouti-ville, la<br />
présence de deux des plus importantes<br />
institutions chinoises, Exim Bank of<br />
China et Silkroad International Bank,<br />
témoigne aussi de l’attractivité de<br />
ce pays perçu comme sûr et stable.<br />
Avec l’appui de la Banque mondiale,<br />
un chantier de modernisation de<br />
l’infrastructure financière nationale<br />
a été lancé. Il devrait stimuler<br />
l’automatisation et la dématérialisation<br />
des transactions en promouvant les<br />
moyens technologiques modernes.<br />
Cette initiative tend également à<br />
favoriser l’émergence de nouvelles<br />
activités financières, tels que le créditbail<br />
ou le très africain mobile banking.<br />
Le développement du secteur de la<br />
fintech fait aussi partie des priorités<br />
de la Vision 2035 du président. Le<br />
business district, qui va naître du<br />
réaménagement du port historique, en<br />
deviendra le pôle principal, utilisant ses<br />
hautes capacités numériques pour attirer<br />
de grands groupes internationaux. ■<br />
Cérémonie<br />
d’inauguration du<br />
nouveau campus<br />
de l’Université<br />
de Djibouti, en<br />
février 2018.<br />
9. Un investissement<br />
déterminé dans l’inclusivité<br />
Il y a vingt ans, Djibouti était<br />
un port à l’héritage colonial dont<br />
les perspectives de développement<br />
n’étaient pas assurées. Aujourd’hui,<br />
le pays s’impose comme une solide<br />
plate-forme. En deux décennies, le PIB<br />
du pays a été multiplié par six, le revenu<br />
par habitant par cinq. Cet effort national<br />
s’est aussi inscrit dans le domaine social,<br />
à travers la promotion d’une économie<br />
réellement inclusive profitant au plus<br />
grand nombre. Cela est particulièrement<br />
visible dans le domaine de l’éducation.<br />
Djibouti consacre 6,5 % de la richesse<br />
nationale par an à ce secteur, ce qui<br />
représente le premier poste budgétaire<br />
de l’État. Les chiffres illustrent<br />
parfaitement l’effort fourni : entre 1999<br />
et 2020, le nombre de collèges et de<br />
lycées est respectivement passé de 4 à<br />
69 et de 2 à 35. De la même manière, le<br />
taux de scolarisation en primaire atteint<br />
désormais 92,2 %. L’augmentation<br />
de la scolarisation des filles a ainsi<br />
bondi de plus de 90 % en vingt ans.<br />
En 1999, le pays ne comptait aucune<br />
université. On dénombre aujourd’hui<br />
plus de 10 000 étudiants répartis<br />
au sein des 40 filières de formations<br />
supérieures, qui incluent l’ingénierie,<br />
la médecine, les sciences, les lettres, le<br />
droit ou encore l’économie. L’Université<br />
de Djibouti s’est dotée d’un centre<br />
d’excellence africain pour la logistique<br />
et le transport ainsi que d’un<br />
observatoire est-africain pour les<br />
changements climatiques globaux. Cette<br />
initiative est en phase avec la réalité<br />
socioéconomique du pays et s’inscrit<br />
dans une dimension continentale.<br />
Chaque année, l’établissement alimente<br />
le marché du travail de 1 613 nouveaux<br />
cadres. Sous l’impulsion du président<br />
IOG, le budget de l’éducation et de<br />
la formation professionnelle n’a cessé<br />
de grimper. Il atteint aujourd’hui<br />
les 115 millions de dollars et permet<br />
de soutenir les élèves du cycle primaire<br />
défavorisés avec des fournitures et des<br />
livres scolaires, et la distribution de<br />
repas quotidiens. Les investissements<br />
dans l’éducation et la formation<br />
professionnelle ont une composante<br />
importante : l’inclusivité.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 117
DÉCOUVERTE / Djibouti<br />
Dans un contexte global complexe<br />
en matière de santé publique, le<br />
pays tire son épingle du jeu, grâce<br />
notamment au plan national de<br />
développement sanitaire (PNDS).<br />
Ce programme quinquennal a été<br />
institué par IOG depuis 2001. Le PNDS<br />
2020-2024 dispose d’un budget de<br />
348 millions de dollars qui donne<br />
les moyens au personnel de santé de<br />
pratiquer dans de bonnes conditions<br />
et offre également aux Djiboutiens<br />
un système de santé à la hauteur des<br />
enjeux sanitaires nationaux. Depuis<br />
la création de la faculté de médecine<br />
en 2007, les effectifs du secteur sont<br />
en constante hausse : 1 664 en 2008,<br />
contre près de 4 000 en 2019. Les<br />
investissements entrepris ont été<br />
déterminants dans la lutte contre la<br />
pandémie de Covid-19. Sur 13 501 cas<br />
déclarés, plus de 98 % ont été soignés.<br />
10. Une diplomatie active<br />
Du fait de sa superficie, de sa<br />
population et de la quantité<br />
de ses ressources naturelles,<br />
Djibouti est considéré comme<br />
un petit État. Le président est conscient<br />
des implications : il est impératif<br />
d’adopter une diplomatie active. Dès<br />
son arrivée au pouvoir, IOG marque<br />
une rupture avec son prédécesseur,<br />
Hassan Gouled Aptidon – qui favorisait<br />
la neutralité passive –, et œuvre à la<br />
construction du soft power djiboutien.<br />
Dès lors, la diplomatie de neutralité<br />
agissante est devenue indispensable<br />
pour défendre les intérêts stratégiques<br />
du pays. Sa présence croissante dans les<br />
questions régionales et son implication<br />
active dans les médiations entre ses<br />
voisins en ont progressivement fait une<br />
puissance incontournable dans la région.<br />
Ce nouveau paradigme s’est<br />
rapidement illustré en 1999, lorsque<br />
À la fin des années 1930,<br />
Djibouti-ville comptait moins de<br />
20 000 habitants. Elle en dénombre<br />
aujourd’hui près de 600 000. Le<br />
dynamisme des deux dernières<br />
décennies a transformé le visage<br />
de la capitale, notamment via le<br />
développement de l’habitat. Porté par<br />
les programmes de logements sociaux<br />
et la multiplication des opérations<br />
immobilières, le secteur du BTP<br />
a enregistré une hausse de 900 %<br />
en vingt ans. À travers une approche<br />
inclusive, le gouvernement est très actif<br />
dans la construction de logements.<br />
Ainsi, sur les 6 000 unités de logement<br />
construites depuis 1999, 2 500 l’ont<br />
été par la Fondation IOG, créée en<br />
2016 par le président djiboutien. Grâce<br />
au partenariat public-privé, l’objectif<br />
du quinquennat actuel est d’atteindre<br />
les 10 000 unités construites. ■<br />
IOG intègre le comité chargé de piloter<br />
la médiation entre Addis-Abeba et<br />
Asmara. Quelques mois plus tard,<br />
en Somalie, il pilote les négociations<br />
entre les parties en conflit et œuvre<br />
à la mise en place d’institutions<br />
reconnues. En novembre 1999, il<br />
met à profit le sommet de l’Autorité<br />
intergouvernementale pour le<br />
développement à Djibouti pour réunir<br />
le président soudanais et son opposant<br />
afin de faciliter la signature d’un accord<br />
de règlement de crise. Plus récemment,<br />
en janvier 2021, une mission<br />
djiboutienne a réussi à calmer les esprits<br />
entre la Somalie et le Kenya, en conflit<br />
frontalier. Pendant les deux décennies<br />
qui suivent l’arrivée au pouvoir d’IOG,<br />
le pays soigne son statut d’interlocuteur<br />
privilégié sur la scène internationale.<br />
L’un des aspects majeurs de son<br />
action diplomatique se caractérise<br />
par des partenariats militaires.<br />
Les installations successives de cinq<br />
bases étrangères sur le territoire ont<br />
d’abord confirmé la stabilité et la sûreté<br />
de Djibouti aux yeux des grandes<br />
puissances internationales. La mise à<br />
disposition par IOG de ses forces armées<br />
aux opérations de maintien de la paix<br />
a permis de rendre plus audible la voix<br />
du pays. Parmi les casques bleus de<br />
l’ONU et les casques verts de l’Union<br />
africaine, on compte ainsi plusieurs<br />
centaines de soldats djiboutiens. Depuis<br />
2011, le pays participe activement à la<br />
Mission de l’Union africaine en Somalie,<br />
assumant une nouvelle fois son rôle<br />
de puissance régionale stabilisatrice.<br />
À la dimension militaire s’ajoute<br />
l’économique, qui vient appuyer le plan<br />
Vision 2035. Djibouti renforce ses liens<br />
avec ses principaux bailleurs de fonds<br />
et partenaires, tout en s’assurant<br />
de l’efficience du suivi bilatéral de<br />
l’aide financière. C’est le cas à travers<br />
son partenariat avec la Chine. La<br />
portée de l’accord entre les deux pays<br />
est immense. Pour preuve, les huit<br />
plus grands projets d’infrastructures<br />
commencés par IOG sont financés<br />
par l’Exim Bank of China et China<br />
Merchants Group. Avec l’Éthiopie,<br />
Djibouti partage une complémentarité<br />
économique qui fait œuvre de modèle<br />
d’intégration régionale. Le port<br />
étant l’unique voie de passage des<br />
importations et exportations de son<br />
voisin – qui a perdu l’accès à la mer<br />
en 1993 –, le pays tire alors parti du<br />
volume global de son import, qui devrait<br />
tripler entre 2015 et 2025. Considéré<br />
comme un intermédiaire honnête<br />
sur la scène internationale, Djibouti a<br />
doublé le nombre de ses représentations<br />
diplomatiques depuis 2006 et en<br />
dénombre près de 50. Pourtant, un État<br />
de cette taille n’en compte en moyenne<br />
que sept. Il est désormais en mesure<br />
d’exercer une influence significative. ■<br />
118 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
BUSINESS<br />
Le Nigeria<br />
lance sa propre<br />
monnaie numérique<br />
L’Afrique<br />
a (enfin) un plan<br />
pour le climat<br />
Ça bouge<br />
dans le mobile<br />
banking<br />
Un outil<br />
pour booster les échanges<br />
intrarégionaux<br />
La bataille<br />
du rail<br />
Délaissé depuis les indépendances, le chemin de fer revient<br />
en grâce pour relever les défis de l’urbanisation et de<br />
l’industrialisation. Plus écologique que la voiture ou l’avion,<br />
il se montre compétitif pour le transport de passagers et de<br />
marchandises sur de grandes distances. par Jean-Michel Meyer<br />
Un train peut en cacher un autre.<br />
Cet avertissement à l’approche<br />
de voies n’avait guère de<br />
sens sur le continent, tant le<br />
ferroviaire a été négligé pendant un demisiècle.<br />
Mais tout change à grande vitesse.<br />
La forte poussée démographique attendue<br />
d’ici à 2050, l’urbanisation galopante<br />
qu’elle engendre et la volonté de produire<br />
davantage de « made in Africa » relancent le<br />
rail. Et pas uniquement dans les 32 pays du<br />
continent qui possèdent déjà un réseau en<br />
exploitation. « Dans de bonnes conditions,<br />
le train peut s’avérer plus efficace, plus<br />
économique et plus respectueux de<br />
l’environnement que les autres modes de<br />
transport », résume la Banque africaine de<br />
développement (BAD) dans un rapport.<br />
Un engouement notable dans un<br />
secteur longtemps sacrifié par rapport<br />
à la route et l’aérien, pénalisé par trois<br />
types différents d’écartement des rails<br />
et marginalisé par le sous-investissement.<br />
En effet, l’Afrique ne représente que 2,3 %<br />
de la population mondiale acheminée par<br />
train et 1,5 % du fret convoyé. Le continent<br />
compte 82 000 kilomètres de voies ferrées.<br />
Soit 7 % du réseau mondial. Et chaque<br />
année le secteur transporte 500 millions<br />
d’Africains et 290 millions de tonnes de<br />
marchandises. Le chemin de fer, dans<br />
la plupart des pays, compte pour moins<br />
de 20 % du volume total du fret convoyé.<br />
Désormais considéré comme un outil<br />
majeur de développement, ce moyen<br />
de locomotion vert, moins polluant que ses<br />
120 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Un tronçon<br />
de voie servant<br />
à la livraison de<br />
bauxite, à l’ouest<br />
de la Guinée.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 121
BUSINESS<br />
concurrents, peut contribuer à fluidifier<br />
le trafic dans les villes et désenclaver<br />
les grandes agglomérations, à favoriser<br />
l’intégration des économies régionales<br />
et participer à l’approvisionnement<br />
des hinterlands à partir des ports.<br />
Cette tendance s’inscrit dans le cadre<br />
de l’Agenda 2063, qui veut « relier<br />
les capitales africaines et les centres<br />
commerciaux par un réseau de trains<br />
à grande vitesse ; faciliter la circulation<br />
des marchandises, des services<br />
d’affacturage et des personnes, réduire<br />
les coûts de transport et désengorger<br />
les systèmes actuels et futurs par<br />
une connectivité ferroviaire accrue ».<br />
Un objectif qui prend de l’ampleur<br />
avec la nouvelle Zone de libre-échange<br />
continentale (Zlecaf). Le développement<br />
de corridors ferroviaires devrait hisser<br />
les échanges entre pays africains<br />
de 35 millions de tonnes en 2009<br />
à 120,4 millions de tonnes en 2030.<br />
Avec ses 30 400 kilomètres de voies<br />
ferrées, l’Afrique du Sud fait figure<br />
d’exception. Elle occupe la 11 e place<br />
des plus grands réseaux de trains.<br />
Pour décongestionner les métropoles,<br />
le pays a déclaré, en août, vouloir miser<br />
sur le TGV pour connecter Pretoria,<br />
Johannesbourg et Durban. Le fret n’est<br />
pas oublié. « Le redéveloppement du<br />
secteur ferroviaire et du fret en Afrique<br />
du Sud est un objectif clé au cours<br />
des trente prochaines années, afin<br />
de faciliter les mouvements nationaux<br />
et transfrontaliers<br />
de marchandises<br />
pour favoriser<br />
l’industrialisation,<br />
la diversification,<br />
le commerce et le<br />
développement »,<br />
a déclaré le ministre<br />
des Transports<br />
Fikile Mbalula.<br />
Autre bon élève, le Maroc, premier<br />
État à avoir lancé, en 2018, une ligne<br />
TGV sur le continent, de Casablanca<br />
à Tanger. D’ici 2040, le pays veut<br />
plus que doubler son réseau, qui<br />
passera de 2 110 à 4 410 kilomètres<br />
de voies. Cet investissement de<br />
39 milliards de dollars devrait<br />
permettre de créer 300 000 emplois<br />
et de relier au rail 43 villes, 12 ports<br />
Le président français Emmanuel Macron et le roi du Maroc Mohammed VI à Rabat, lors<br />
de l’inauguration de la ligne à grande vitesse Tanger-Casablanca, le 15 novembre 2018.<br />
Autre bon élève,<br />
le Maroc, qui est<br />
le premier État<br />
à avoir lancé,<br />
en 2018, une<br />
ligne TGV sur<br />
le continent.<br />
et 15 aéroports. À terme, 132 millions<br />
de passagers (38,2 millions en 2019)<br />
par an et 26 millions de tonnes de fret<br />
(8,9 millions) seront ainsi transportés.<br />
Les initiatives se multiplient.<br />
En octobre dernier, les autorités<br />
congolaises ont décidé de construire un<br />
chemin de fer urbain de 300 kilomètres<br />
à Kinshasa, taillé pour<br />
3 millions de voyageurs<br />
quotidiens, afin de<br />
désengorger la capitale<br />
de la RDC. Un mois<br />
plus tôt, l’Égypte<br />
annonçait son projet<br />
de ligne à grande vitesse<br />
de 1 000 kilomètres<br />
de long, exécuté par<br />
l’Allemand Siemens, devant faire<br />
la jonction entre la mer Rouge<br />
et la Méditerranée pour un coût de<br />
23 milliards de dollars. Elle convoiera<br />
jusqu’à 30 millions de personnes par an.<br />
En avril, le Ghana et le Burkina<br />
Faso concluaient un accord pour<br />
la construction, début 2022, d’une<br />
voie ferrée de 1 102 kilomètres entre<br />
Ouagadougou et le port de Tema,<br />
pour environ 5 milliards de dollars.<br />
La ligne transportera 3 millions<br />
de passagers par an et 17 millions<br />
de tonnes de fret. Depuis, le tracé<br />
a été rallongé de 420 kilomètres<br />
pour pousser jusqu’à Accra. De leur<br />
côté, le Mali et le Sénégal tentent<br />
de réanimer la ligne Dakar-Bamako,<br />
à l’arrêt depuis 2018. La relance<br />
de la boucle ferroviaire, lancée en<br />
1903 pour connecter la Côte d’Ivoire,<br />
le Burkina Faso, le Niger, le Bénin<br />
et le Togo (2 700 kilomètres), est, elle,<br />
à l’étude depuis 2015. Mais les autorités<br />
et les investisseurs s’accordent mal<br />
pour concrétiser le projet.<br />
Par ailleurs, le fonds d’investissement<br />
français Meridiam est entré au<br />
capital de la Société d’exploitation<br />
du Transgabonais (Setrag), y injectant<br />
CHRISTOPHE ARCH<strong>AM</strong>BAULT/POOL VIA REUTERS<br />
DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
SHUTTERSTOCK (2)<br />
30 millions d’euros. En 2020, la Setrag<br />
a acheminé 330 000 passagers et près<br />
de 9 millions de tonnes de fret, dont<br />
90 % de minerai. « Cette infrastructure<br />
stratégique et vitale profitera à la<br />
collectivité et aux entreprises locales<br />
et soutiendra le développement et<br />
la croissance économique du pays »,<br />
a justifié Mathieu Peller, directeur<br />
des opérations de Meridiam.<br />
Mais tout reste à bâtir pour ce mode<br />
de transport né sous la domination<br />
coloniale. « Après l’accession<br />
à l’indépendance du continent,<br />
la plupart des chemins de fer sont<br />
tombés dans une spirale d’abandon<br />
et de dégradation », déplore la BAD.<br />
Pour relancer le rail de manière<br />
compétitive, elle estime qu’il faut<br />
mobiliser 100 milliards de dollars.<br />
« La plupart des chemins de fer peuvent<br />
gagner suffisamment de revenus<br />
pour couvrir les coûts d’exploitation »,<br />
affirme, dans un rapport de 2020,<br />
la Banque mondiale, qui a prôné<br />
le démantèlement des réseaux ferrés<br />
africains dans les années 1990…<br />
« Le chemin de fer n’est pas<br />
la panacée à tous les problèmes<br />
de transport, tempère la BAD.<br />
Les projets devraient se concentrer<br />
sur des segments où le ferroviaire<br />
produit effectivement un rendement<br />
plus important et des coûts inférieurs<br />
à d’autres moyens de transport, à savoir<br />
l’acheminement de volumes élevés<br />
de personnes ou de marchandises<br />
sur de moyennes et longues<br />
distances. Le coût par tonne baisse<br />
au fur et à mesure que le volume<br />
transporté augmente. » Élémentaire.<br />
Mais attention aux erreurs<br />
d’aiguillages. Initiée en 1965,<br />
la création du Trans-maghrébin,<br />
reliant la Mauritanie à la Libye<br />
en passant par le Maroc, l’Algérie<br />
et la Tunisie, dort pour longtemps<br />
encore au fond des cartons. ■<br />
LES CHIFFRES<br />
1 030,<br />
SOIT LE NOMBRE<br />
D’AVIONS<br />
QU’ACHÈTERONT<br />
LES COMPAGNIES<br />
AFRICAINES<br />
D’ICI 2040.<br />
8,5 milliards de dollars<br />
vont être versés à l’Afrique<br />
du Sud pour l’aider<br />
à la sortie du charbon.<br />
8 MILLIONS D’EMPLOIS<br />
SUPPLÉMENTAIRES<br />
D’ICI 2030, C’EST L’<strong>AM</strong>BITION<br />
DU GOUVERNEMENT IVOIRIEN.<br />
876<br />
millions<br />
d’euros seront<br />
consacrés à<br />
la modernisation<br />
du métro<br />
du Caire.<br />
Les exportations<br />
d’or ont rapporté<br />
5 649,3 milliards<br />
de francs CFA<br />
(8,6 milliards<br />
d’euros) aux<br />
pays de l’Union<br />
économique et<br />
monétaire ouestafricaine<br />
en 2020,<br />
soit une hausse<br />
de 31,1 % par<br />
rapport à 2019.<br />
133,2 points, c’est le niveau de l’indice FAO<br />
des prix des produits alimentaires,<br />
qui se rapproche de son niveau record<br />
(137,6 points) de février 2011.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 123
BUSINESS<br />
Vers la fin du monopole<br />
d’Air Algérie<br />
La décision d’ouvrir le transport aérien, mais aussi<br />
maritime, à la concurrence fait l’effet d’une bombe.<br />
Méfiantes à l’égard du secteur<br />
privé depuis la liquidation<br />
de Khalifa Airways en 2003,<br />
les autorités amorcent une révolution<br />
en voulant mettre fin au quasi-monopole<br />
d’Air Algérie dans le pays. Seule<br />
Tassili Airlines lui dispute une partie<br />
du ciel algérien, mais la filiale de la<br />
Sonatrach est centrée sur la desserte<br />
des installations pétrolières du groupe.<br />
Le 2 novembre, le ministre des<br />
Transports, Aïssa Bekkaï, a ainsi confirmé<br />
avoir donné des accords de principe,<br />
« qui ne sont pas définitifs », à neuf<br />
dossiers « algériens, étrangers ou mixtes »<br />
de création de compagnies aériennes<br />
privées ». « Nous allons faire en sorte<br />
de faciliter l’investissement », a-t-il insisté.<br />
Cet appel à des investisseurs privés<br />
s’inscrit dans « la mise en place d’un plan<br />
L’ÎLE MAURICE MISE SUR LE PÉTROLE<br />
Ses plages de sable blanc, son eau turquoise et<br />
l’efficacité de ses banques : la réputation de l’île<br />
Maurice est établie. Fin octobre, le Parlement<br />
a étudié un projet de loi sur l’exploration pétrolière<br />
dans la zone économique exclusive (ZEE) de l’île<br />
pour une durée de cinq ans. Aucune prospection n’a<br />
jamais été menée à Maurice, mais la confirmation,<br />
ces dernières années, de la présence de pétrole<br />
dans les eaux territoriales des Seychelles voisines<br />
rend les autorités mauriciennes optimistes. Créer<br />
une nouvelle activité clé de l’économie à partir de<br />
l’or noir diversifierait l’économie et compenserait<br />
l’effondrement du tourisme (24 % du PIB) en 2020<br />
et la réputation écornée des services financiers (15 %<br />
du PIB) d’un pays classé comme paradis fiscal. ■<br />
d’urgence pour la relance économique »<br />
qui s’appuie sur des transports fiables, alors<br />
qu’Air Algérie, de l’aveu même du ministre,<br />
connaît de « graves difficultés financières. »<br />
À la veille d’une restructuration,<br />
l’entreprise nationale est aussi décriée<br />
pour ses tarifs « exagérés » qu’il faut<br />
« reconsidérer », a affirmé Aïssa Bekkaï.<br />
Et c’est par les prix que FlyWestaf,<br />
un transporteur low cost basé à Montréal<br />
et cofondé par l’Algéro-Américain Chakib<br />
Ziani-Cherif, veut attaquer le marché<br />
algérien. C’est pour l’instant le seul<br />
prétendant publiquement déclaré.<br />
Enfin, l’ouverture à la concurrence<br />
concerne aussi le maritime, avec des accords<br />
de principe concédés à sept dossiers dans le<br />
transport de voyageurs et de marchandises.<br />
Des projets qui devraient aboutir<br />
au cours du premier trimestre 2022. ■<br />
Le site du morne Brabant,<br />
classé au patrimoine mondial.<br />
Africa50<br />
passe<br />
la seconde<br />
Ce fonds de la BAD<br />
a pour objectif de lever<br />
500 millions de dollars.<br />
Africa50, le fonds<br />
lancé par la Banque<br />
africaine de<br />
développement (BAD), a<br />
annoncé en octobre, la création<br />
de l’Africa50 Infrastructure<br />
Acceleration Fund (AIAF).<br />
Ce véhicule d’investissement<br />
dédié aux infrastructures<br />
a pour mission de lever<br />
500 millions de dollars, avec<br />
un closing initial au premier<br />
semestre 2022, en attirant<br />
des acteurs institutionnels<br />
et privés « dans des projets<br />
et des actifs d’infrastructures<br />
bancables, offrant aux<br />
investisseurs des rendements<br />
attrayants ajustés au risque ».<br />
« Il est urgent de combler<br />
le déficit de financement<br />
des infrastructures africaines,<br />
qui se situe entre 68 et<br />
108 milliards de dollars<br />
par an », a justifié Akinwumi<br />
Adesina, le président<br />
de la BAD. Les manettes<br />
du nouveau fonds sont<br />
confiées à un spécialiste,<br />
le Franco-Camerounais<br />
Vincent Le Guennou. Il quitte<br />
Emerging Capital Partners<br />
(EMC), le fonds réputé qu’il<br />
a cofondé il y a vingt ans et<br />
dont les partenaires américains<br />
historiques ne souhaitaient<br />
pas s’aventurer dans une<br />
nouvelle levée de fonds. ■<br />
SHUTTERSTOCK<br />
124 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le Nigeria lance sa propre<br />
monnaie numérique<br />
La mise en œuvre de l’eNaira doit permettre d’accompagner la forte<br />
digitalisation de l’économie, amplifiée par la pandémie, sécuriser les échanges<br />
et contrer les cryptomonnaies, très prisées par les jeunes.<br />
AL<strong>AM</strong>Y<br />
La Banque centrale<br />
du Nigeria (CBN) a lancé,<br />
le 25 octobre 2021,<br />
une monnaie numérique, l’eNaira.<br />
« Nous sommes devenus le premier<br />
pays d’Afrique, et l’un des premiers au<br />
monde, à avoir introduit une monnaie<br />
numérique pour<br />
nos citoyens », s’est<br />
félicité le président<br />
Muhammadu Buhari.<br />
Émis par la CBN,<br />
l’eNaira est une version<br />
électronique du naira<br />
papier, de valeur égale,<br />
suivant le taux de<br />
change officiel et qui<br />
doit devenir un moyen<br />
de paiement « alternatif,<br />
sûr et efficace. » Les<br />
Nigérians peuvent se<br />
doter d’un portefeuille<br />
électronique en<br />
téléchargeant sur<br />
leur téléphone mobile<br />
l’application eNaira Speed Wallet.<br />
Godwin Emefiele, le gouverneur de<br />
la CBN, a relevé « un intérêt débordant<br />
et une réponse encourageante »,<br />
ajoutant que 33 banques, 2 000 clients<br />
et 120 commerçants ont déjà<br />
adopté l’eNaira avec succès.<br />
La première économie du continent<br />
devance ainsi le Ghana, qui teste depuis<br />
septembre l’eCedi, tandis que l’Afrique<br />
du Sud, le Maroc, la Tunisie, le Kenya<br />
ou Madagascar envisagent aussi de<br />
se doter d’une devise numérique. Dans<br />
le monde, « 80 % des banques centrales<br />
étudient le sujet, quand 10 % en sont<br />
au stade du projet pilote », recensait<br />
en 2020 une étude de la Banque<br />
des règlements internationaux (BRI).<br />
On peut se doter d’un portefeuille électronique en téléchargeant<br />
sur son téléphone mobile l’application eNaira Speed Wallet.<br />
Au Nigeria, il s’agit de soutenir<br />
l’économie et de pallier la chute de<br />
l’utilisation de l’argent liquide au profit<br />
des paiements en ligne, une tendance<br />
qui s’est accélérée avec la pandémie.<br />
Selon le spécialiste des paiements<br />
numériques WorldPay, le commerce<br />
électronique via mobile doit croître de<br />
26 % dans les cinq prochaines années au<br />
Nigeria. Dans un pays qui se digitalise<br />
très vite, c’est aussi un moyen de lutter<br />
contre les cryptomonnaies, très prisées<br />
des jeunes, qui permettent d’échapper<br />
à la dévalorisation continue du naira<br />
et facilitent les transferts d’argent.<br />
Selon une étude de 2020 du cabinet<br />
de recherche Statista, le Nigeria est<br />
le troisième utilisateur de monnaies<br />
virtuelles au monde,<br />
après les États-Unis<br />
et la Russie. Émises<br />
de façon décentralisée<br />
ou par des entreprises,<br />
échappant au contrôle<br />
des banques centrales,<br />
les cryptomonnaies sont<br />
proscrites dans le secteur<br />
bancaire depuis 2017<br />
au Nigeria, où elles<br />
sont vues comme un<br />
vecteur de corruption,<br />
de blanchiment d’argent<br />
et de financement<br />
du terrorisme.<br />
À l’inverse, « l’eNaira<br />
vise à faciliter les échanges<br />
en ligne », anticipe Muhammadu<br />
Buhari. La monnaie numérique<br />
« devrait amener de plus en plus de<br />
personnes et d’entreprises au sein<br />
du secteur formel, permettre le<br />
versement de prestations sociales<br />
directes et même d’augmenter l’assiette<br />
fiscale, et donc les recettes de l’État ».<br />
L’eNaira pourrait faire « croître<br />
l’économie de 29 milliards de dollars<br />
sur dix ans », prédit le chef de l’État. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 125
BUSINESS<br />
L’Afrique a (enfin)<br />
un plan pour le climat<br />
À la Cop26, les dirigeants du continent sont montés au créneau pour mobiliser<br />
la communauté internationale afin de financer le Programme d’accélération<br />
de l’adaptation. Soit 33 milliards de dollars à trouver par an.<br />
Le sommet de la dernière<br />
chance. La Cop26, la<br />
conférence sur le changement<br />
climatique qui a regroupé<br />
200 pays à Glasgow (Écosse), du 1 er<br />
au 13 novembre 2021, n’a pas échappé<br />
au qualificatif d’ultime rendez-vous<br />
avant la catastrophe finale qui<br />
rendra improbable la présence<br />
humaine sur terre. Pour le secrétaire<br />
général de l’ONU, António Guterres,<br />
la Cop26 devait parvenir à éviter<br />
un « aller simple vers le désastre. »<br />
Dans ce climat de fin du monde,<br />
les Africains étaient fermement décidés<br />
à faire valoir leurs droits. « Le temps des<br />
projets pilotes est terminé. Nous devons<br />
agir ensemble et vite. Le financement de<br />
l’adaptation qui est alloué à l’Afrique est<br />
nettement insuffisant par rapport aux<br />
énormes ressources dont le continent<br />
a besoin pour s’adapter au changement<br />
climatique. Nous ne pouvons plus<br />
attendre », a fustigé le président<br />
congolais Félix Tshisekedi, président<br />
en exercice de l’Union africaine (UA).<br />
Une manière directe de peser sur<br />
l’un des enjeux de la Cop26 : inciter<br />
les États développés à tenir leur<br />
engagement, pris en 2015 dans le cadre<br />
de l’accord de Paris, de fournir aux<br />
pays en développement 100 milliards<br />
de dollars par an d’ici à 2020 pour<br />
financer leur adaptation climatique.<br />
Mais selon l’OCDE, seulement<br />
79,6 milliards ont été mobilisés en 2019.<br />
Or, l’heure est grave. Si l’Afrique<br />
ne génère que 3 % à 4 % des<br />
émissions de gaz à effet de serre<br />
de la planète, elle est en première<br />
ligne. Pendant que les chefs d’États<br />
discouraient à Glasgow, 1,3 million<br />
de personnes étaient en détresse<br />
alimentaire à Madagascar, confrontées<br />
à la première famine climatique,<br />
après quatre années sans pluie.<br />
Et le pire est à venir. Selon le rapport<br />
du Programme des Nations unies pour<br />
l’environnement (PNUE) du 26 octobre<br />
2021, la planète est « sur la voie<br />
d’une augmentation de la température<br />
Félix Tshisekedi<br />
et Boris<br />
Johnson<br />
à Glasgow,<br />
le 2 novembre<br />
2021.<br />
de 2,7 °C d’ici la fin du siècle » et<br />
« pour maintenir le réchauffement<br />
de la planète en dessous de 1,5 °C<br />
au cours de ce siècle, l’objectif<br />
ambitieux de l’accord de Paris, le monde<br />
doit réduire de moitié les émissions<br />
annuelles de gaz à effet de serre au<br />
cours des huit prochaines années ».<br />
Pour mieux être entendus, les pays<br />
africains ne sont pas arrivés en Écosse.<br />
les mains vides. Afin d’intensifier<br />
la lutte contre le changement<br />
climatique, la Banque africaine<br />
de développement (BAD) a annoncé<br />
en janvier dernier le lancement<br />
ALBERTO PEZZALI/POOL VIA REUTERS<br />
126 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
GLEZ<br />
du Programme d’accélération<br />
de l’adaptation en Afrique (PAAA),<br />
avec l’appui du Centre mondial<br />
pour l’adaptation (GCA). Il doit<br />
mobiliser 25 milliards de dollars sur<br />
cinq ans en plus des 12,5 milliards<br />
de dollars déjà engagés par la BAD.<br />
Le PAAA veut pousser l’utilisation<br />
des technologies numériques<br />
intelligentes pour contrer le dérèglement<br />
climatique dans l’agriculture et la<br />
sécurité alimentaire ; accélérer la<br />
résilience des infrastructures, soutenir<br />
les jeunes dans la création d’entreprises<br />
et d’emplois tournés vers l’adaptation<br />
au climat et la résilience et favoriser<br />
les financements innovants dans ces<br />
domaines. « Avec le programme, nous<br />
prévoyons de toucher 40 millions<br />
d’agriculteurs. Nous comptons les aider<br />
à produire 100 millions de tonnes de<br />
nourriture, ce qui sera suffisant pour<br />
nourrir 200 millions de personnes et<br />
réduire la faim de 80 % », a souligné<br />
Akinwumi Adesina, président de la BAD.<br />
« Les partenaires du développement<br />
se cachent toujours derrière l’excuse<br />
qu’il n’y a pas de plan. Eh bien<br />
maintenant, il y a un plan », a lancé<br />
à Glasgow Patrick Verkooijen, président<br />
du GCA, qui chiffre à 33 milliards<br />
par an les besoins du continent.<br />
Quant à Félix Tshisekedi, il a<br />
expliqué que ce programme « appartient<br />
à l’Afrique et est piloté par l’Afrique. Les<br />
nations africaines l’ont approuvé comme<br />
étant le mécanisme privilégié pour<br />
déployer le financement en faveur des<br />
projets d’adaptation ». Le président de<br />
l’UA a par ailleurs précisé que les pays<br />
du continent se sont engagés à apporter<br />
6 milliards de dollars en soutien<br />
du PAAA et a appelé « le reste du monde<br />
à réunir les 27 milliards de dollars<br />
supplémentaires dont l’Afrique a besoin<br />
chaque année ». Il faudra attendre la<br />
COP27, qui aura lieu en Égypte en 2022,<br />
pour espérer avoir une réponse. ■<br />
LES MOTS<br />
« En Afrique subsaharienne,<br />
le changement climatique pourrait<br />
entraîner jusqu’à 3 % de baisse<br />
supplémentaire du produit intérieur<br />
brut d’ici à 2050. »<br />
JOSEFA LEONEL CORREIA SACKO,<br />
COMMISSAIRE À L’ÉCONOMIE RURALE<br />
ET À L’AGRICULTURE DE LA COMMISSION<br />
DE L’UNION AFRICAINE<br />
« En raison de l’absence,<br />
à<br />
ce jour, d’un réseau bancaire propre<br />
à notre pays, l’Algérie bénéficie<br />
peu des envois de fonds<br />
de notre communauté à l’étranger.<br />
Il est devenu nécessaire de changer<br />
cette situation dès que possible. »<br />
AÏMENE BENABDERRAHMANE,<br />
PREMIER MINISTRE ALGÉRIEN<br />
« La dette publique sera<br />
maîtrisée et les techniques de financement ent<br />
innovantes seront privilégiées. »<br />
AL<strong>AM</strong>INE OUSMANE MEY,<br />
MINISTRE C<strong>AM</strong>EROUNAIS<br />
DE L’ÉCONOMIE, DE LA PLANIFICATION<br />
ET DE L’<strong>AM</strong>ÉNAGEMENT DU TERRITOIRE<br />
« Le Togo se digitalise<br />
à grands pas. Les pays<br />
africains se digitalisent<br />
à grands pas. C’est le<br />
moment pour nous de faire<br />
différemment. Nous aimerions<br />
voir des data centers adossés<br />
à de l’énergie solaire. »<br />
CINA LAWSON, MINISTRE TOGOLAISE<br />
DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE<br />
ET DE LA TRANSFORMATION DIGITALE<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 127
BUSINESS<br />
Ça bouge dans le mobile banking<br />
La fintech californienne Wave connaît un succès grandissant sur le continent<br />
avec une politique tarifaire qui déstabilise les acteurs en place.<br />
Après le Sénégal, la start-up<br />
californienne de finance digitale<br />
Wave tente de faire exploser<br />
le marché du mobile banking en<br />
Côte d’Ivoire. Son arme de destruction<br />
massive : les prix bas. Fondée en 2011<br />
dans la Silicon Valley, la start-up qui<br />
a un pingouin pour mascotte opère<br />
exclusivement en Afrique. Elle s’appuie<br />
sur un business model accrocheur :<br />
« Permettre à tous d’avoir accès aux<br />
services financiers sans difficultés<br />
et sans conditions. » L’entreprise<br />
s’appuie sur une application mobile<br />
simplifiée, reposant sur l’interopérabilité<br />
entre opérateurs. Selon Wave,<br />
« les transactions financières sont<br />
aussi simples que d’envoyer un SMS ».<br />
Surtout, elle applique des frais fixes<br />
de 1 % sur les transferts d’argent<br />
et garantit la gratuité des autres<br />
prestations (paiements de factures,<br />
dépôt et retrait d’argent, achat de<br />
crédit téléphonique, etc.), reportant,<br />
à la différence de ses concurrents, les<br />
frais sur les entreprises. Du jamais vu !<br />
La pression est particulièrement<br />
forte sur le leader ouest-africain Orange,<br />
qui détient 55 % du marché de la<br />
téléphonie mobile au Sénégal et 40,5 %<br />
en Côte d’Ivoire. Arrivée au Sénégal<br />
en 2016, Wave a lancé son offre en 2020<br />
et compte déjà parmi ses clients,<br />
selon ses dirigeants, plus de la moitié<br />
de la population adulte.<br />
Et elle s’est implantée<br />
en Côte d’Ivoire en<br />
avril 2021. Dès juin,<br />
Orange, MTN et Moov<br />
Africa réduisaient à 1 %<br />
les frais de transferts<br />
d’argent. « On est prêt à<br />
contrer la vague Wave »,<br />
déclarait depuis Abidjan, le 13 octobre,<br />
Stéphane Richard, le PDG d’Orange. Et<br />
dès le 20 octobre, l’opérateur annonçait<br />
finalement la gratuité des transferts.<br />
Au cours de cette bataille, l’image<br />
d’Orange s’est dégradée auprès des<br />
usagers des deux pays, qui suspectent<br />
l’opérateur d’avoir pratiqué des tarifs<br />
excessifs grâce à son quasi-monopole.<br />
À l’inverse, Wave entretient une<br />
image d’entreprise responsable qui<br />
offre des services abordables aux<br />
populations les plus vulnérables.<br />
Elle entretient<br />
une image de<br />
société qui offre<br />
des services aux<br />
populations les<br />
plus vulnérables.<br />
En se positionnant comme un<br />
défenseur des plus défavorisés, Wave<br />
a attiré les investisseurs. Depuis sa<br />
création, la start-up a réuni autour d’elle<br />
la société de capital-risque française<br />
Partech (ex-Paribas Technologies)<br />
et l’incubateur américain<br />
Y Combinator. Sur le<br />
terrain, elle s’est associée<br />
aux banques UBA<br />
et Ecobank. Mieux, en<br />
septembre 2021, Wave<br />
devenait la première licorne<br />
en Afrique francophone<br />
en mobilisant 200 millions<br />
de dollars, ce qui a fait grimper sa<br />
valorisation à 1,7 milliard de dollars.<br />
C’est la plus forte levée de fonds pour<br />
une fintech depuis Jumia en 2011.<br />
Avec des moyens renforcés,<br />
Wave compte bien surfer sur la vague<br />
du mobile banking, dont la valeur<br />
des transactions a été multipliée<br />
par quatre entre 2015 et 2019 en<br />
Afrique de l’Ouest pour atteindre<br />
44 milliards d’euros, selon la BCEAO.<br />
La fintech prévoit déjà de mettre<br />
un pied au Mali et en Ouganda. ■<br />
LES ÉTATS-UNIS RESTREIGNENT L’AGOA<br />
À<br />
partir du 1 er janvier 2022, l’accès au marché américain sans droits de douane,<br />
institué par l’African Growth and Opportunity Act (Agoa) en 2000, sera fermé<br />
aux exportateurs du Mali, de Guinée et d’Éthiopie. Pour les deux premiers<br />
pays, épinglés pour les coups d’État militaires qui les ont touchés, la sanction est<br />
plus politique qu’économique. La Guinée et le Mali exportent respectivement 10 et<br />
2,2 millions de dollars vers les États-Unis. La décision de l’administration Biden, qui<br />
sanctionne des manquements aux droits de l’homme, pénalise davantage l’Éthiopie.<br />
Le pays de la Corne de l’Afrique exporte pour 500 millions de dollars aux États-Unis,<br />
notamment du textile, secteur qui emploie plus de 100 000 personnes. ■<br />
L’African Growth and Opportunity Act a été<br />
créé en 2000 par l’administration Clinton.<br />
DR<br />
128 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Un outil pour booster<br />
les échanges intrarégionaux<br />
Le Système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) vise à fluidifier<br />
les transactions transfrontalières et à alléger les contraintes pesant sur elles.<br />
DR<br />
Son acronyme ne vend pas<br />
du rêve. Et pourtant. Annoncé<br />
en juillet 2019, le Système<br />
panafricain de paiement<br />
et de règlement (PAPSS), désormais<br />
opérationnel, est l’un des outils majeurs<br />
pour la réussite de la Zone de libreéchange<br />
continentale africaine (Zlecaf),<br />
lancée en janvier 2021.<br />
Élaboré en collaboration avec le<br />
secrétariat de la Zlecaf et avec l’aval de<br />
l’Union africaine (UA), le PAPSS est un<br />
passe qui ouvre en grand la porte aux<br />
échanges en fluidifiant les transactions<br />
grâce à des paiements transfrontaliers<br />
instantanés en devises locales entre les<br />
marchés africains. Un sacré défi sur un<br />
continent qui compte 42 devises. « C’est<br />
une infrastructure de marché financier<br />
révolutionnaire », s’est enflammée<br />
la Banque africaine d’import-export<br />
(Afreximbank), actrice du projet,<br />
et plutôt mesurée d’habitude. Un outil<br />
qui doit générer une économie de plus<br />
de 5 milliards de dollars en coûts de<br />
transaction de paiement chaque année.<br />
Concrètement, le PAPSS est<br />
une plateforme à l’échelle du continent<br />
pour le traitement, la compensation<br />
et le règlement des paiements dans<br />
le cadre du commerce intra-africain,<br />
tirant parti d’un système de règlement<br />
net multilatéral. La plateforme a été<br />
développée par Afreximbank, qui<br />
agit également en tant qu’agent de<br />
règlement principal en partenariat<br />
avec les banques centrales africaines.<br />
Le PAPSS a été annoncé en juillet 2019, lors du sommet de l’Union africaine à Niamey.<br />
Résultat ? Des transactions<br />
transfrontalières simplifiées et traitées<br />
le jour même (alors que cela prend<br />
jusqu’à cinq jours actuellement),<br />
l’arrêt du recours à une banque<br />
intermédiaire, la réduction de<br />
la dépendance aux devises fortes,<br />
un contrôle renforcé des banques<br />
centrales… Tout cela devrait booster<br />
les économies et tirer vers le formel<br />
le commerce transfrontalier informel,<br />
estimé à 50 milliards de dollars par an.<br />
« Le PAPSS n’est pas conçu pour<br />
remplacer les systèmes de paiement<br />
régionaux et nationaux existants,<br />
mais pour collaborer et travailler<br />
avec ceux-ci afin de mieux intégrer<br />
les économies africaines dans l’intérêt<br />
de tous », précise Benedict Oramah,<br />
le président d’Afreximbank. En avril,<br />
un test grandeur nature avait été mené<br />
avec succès dans les six pays (Gambie,<br />
Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria et<br />
Sierra Leone) de la Zone monétaire<br />
ouest-africaine (ZMOA), avec des<br />
transactions effectuées en temps réel.<br />
Afreximbank a dégagé 500 millions de<br />
dollars pour soutenir la compensation<br />
et le règlement dans les pays<br />
de la zone. Trois autres milliards<br />
de dollars seront mis à disposition<br />
pour soutenir la mise en œuvre<br />
du système à l’échelle continentale.<br />
« Le PAPSS donnera un nouvel<br />
élan aux entreprises pour qu’elles<br />
se développent plus facilement<br />
à travers l’Afrique, éliminant<br />
essentiellement les frontières qui<br />
nous ont divisés et nous ont volé<br />
notre prospérité économique pendant<br />
trop longtemps », s’enthousiasme<br />
Mike Ogbalu, son président. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 129
LES 20 QUESTIONS<br />
Willy Dumbo<br />
L’émission télé d’infotainment<br />
de l’humoriste, chanteur et présentateur<br />
ivoirien est un franc succès. Avec Mamane,<br />
il animera la première édition<br />
des AWARDS DU RIRE AFRICAIN<br />
à Niamey, le 11 décembre.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Un bracelet rouge serti d’un cauri. Il intrigue les gens :<br />
est-ce un grigri ? Mais c’est un cadeau d’un bijoutier.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
Au Sénégal, dans la réserve de Fathala. J’ai réalisé<br />
mon rêve : marcher avec des lions. Avec mon courage<br />
et un petit bâton de bois pour seules armes.<br />
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />
Au Togo, à Lomé, pour un spectacle caritatif.<br />
4 Ce que vous emportez toujours<br />
avec vous ?<br />
Mon haut-parleur. J’aime la musique qui « ambiance »,<br />
ça me permet d’être toujours dans un mood positif.<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
Ça n’a rien de narcissique, mais j’écoute ma<br />
chanson « Ziba Salsa » tous les jours. Comme<br />
dit le refrain, elle me met « bien »!<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
Ma bible, qui répond à presque toutes mes questions.<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
Bienvenue au Gondwana, de Mamane. Pour son côté<br />
décalé, sa réalisation, ses messages derrière l’humour.<br />
8 Votre mot favori ?<br />
« Dieu ». Je le place dans chacun<br />
de mes actes. Et l’expression : « Ça va aller !»<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Économe, pour assurer une sécurité financière,<br />
réaliser mes projets. Mais j’ai aussi le cœur<br />
sur la main, pour aider ceux dans le besoin.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
De nuit. Je suis très casanier. J’aime jouer<br />
à la console, regarder des films, ou me retrouver<br />
avec mes amis en petit comité autour d’un verre.<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
WhatsApp ! C’est rapide. Et Instagram.<br />
12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />
tout oublier ?<br />
La musique. J’ai une culture très éclectique,<br />
de la variété française au rock anglais, en passant<br />
par le bikutsi camerounais ou le coupé-décalé ivoirien…<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Les couleurs chatoyantes de mes tenues.<br />
Dans mon métier, on est vu avant d’être écouté.<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Réalisateur. Je vais bientôt y venir, j’y travaille.<br />
J’aimerais mettre en lumière les jeunes talents.<br />
15 La dernière rencontre<br />
qui vous a marqué ?<br />
Celle avec Mamane a bouleversé<br />
ma vie. Il m’a donné ma chance.<br />
16 Ce à quoi vous êtes<br />
incapable de résister ?<br />
La bonne nourriture ! J’aurais pu être cuistot dans<br />
une autre vie. Résister à un bon plat est un péché !<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
Quand mon père, après avoir vu mes sketchs,<br />
m’a félicité pour la première fois.<br />
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />
Sur l’île magnifique de Gorée, au Sénégal. Son air<br />
est pur, les gens sont accueillants, la cuisine est saine.<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
« Maman je t’aime. » On ne dit jamais<br />
assez à nos parents qu’on les aime.<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on<br />
retienne de vous au siècle prochain ?<br />
Que j’ai marqué les esprits, en osant, à travers mon<br />
art, apporter un souffle nouveau, révolutionnaire. ■<br />
Son émission Willy à midi est à retrouver du lundi<br />
au vendredi, à 12 heures, sur la chaîne ivoirienne Life TV.<br />
HUG TIADJI<br />
130 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022
Le fruit<br />
de mon travail<br />
est réinvesti<br />
dans mon pays.<br />
PATRICK ZEBIHI<br />
DIRECTEUR DES OPÉRATIONS<br />
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Avec 250 millions d’euros par an d’investissements dans des infrastructures<br />
de qualité, nous sommes fiers de participer au développement économique<br />
et social de nos pays d’implantation. Nous créons des emplois, formons nos<br />
collaborateurs et veillons au bien-être des populations riveraines.<br />
Notre engagement s’inscrit sur le long terme.<br />
NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE