08.12.2021 Views

AM 423-424

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

NUMÉRO<br />

<strong>423</strong>-<strong>424</strong><br />

EN VENTE<br />

DEUX<br />

MOIS<br />

202<br />

2<br />

ANNÉE SUR LE FIL<br />

Les rebonds de la pandémie de Covid-19, l’irruption de nouveaux variants,<br />

les incertitudes économiques et politiques font peser un stress intense.<br />

Pourtant, les scénarios de sortie de crise existent…<br />

ET AUSSI<br />

Côte d’Ivoire<br />

Sur le chemin<br />

de demain<br />

Dossier spécial 26 pages<br />

Le futur parc des expositions<br />

d’Abidjan.<br />

Entretien<br />

MAH<strong>AM</strong>AT-SALEH<br />

HAROUN<br />

« JE VEUX<br />

PROVOQUER<br />

LE DÉBAT »<br />

Interview<br />

YASMINE<br />

CH<strong>AM</strong>I<br />

« QUELQUE<br />

CHOSE EST<br />

À RÉINVENTER<br />

POUR LES HOMMES »<br />

Rencontre<br />

FEMI<br />

ET MADE<br />

KUTI<br />

« LE SENS<br />

DE NOTRE<br />

HÉRITAGE »<br />

France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />

Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />

– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />

CFA 3 500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

DÉCOUVERTE<br />

Djibouti LES PILIERS<br />

DE L’ÉMERGENCE<br />

N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉC.2021-JANV.2022<br />

L 13888 - <strong>423</strong> - F: 5,90 € - RD


SÉROPOPSTAR<br />

Aujourd’hui, avec les traitements,<br />

une personne séropositive peut avoir des enfants<br />

sans transmettre le VIH.<br />

Plus d’infos sur QuestionSexualité.fr<br />

Réalisé dans le respect des protocoles sanitaires. Continuons de respecter les gestes barrières.<br />

Continuons de porter un masque partout où il est recommandé par les autorités scientifiques.


édito<br />

PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

DIVIDENDE DÉMOGRAPHIQUE<br />

En 2100, c’est-à-dire dans un peu plus de<br />

soixante-dix ans, ce qui n’est pas grand-chose à<br />

l’échelle de l’histoire humaine, et ce qui n’est pas si<br />

loin pour les enfants qui naissent aujourd’hui, 40 % des<br />

Terriens seront africains. À cet horizon, nous serons<br />

alors aux alentours de 4 milliards (dont 3 milliards pour<br />

l’Afrique subsaharienne à elle seule) pour une population<br />

globale de 8 à 9 milliards d’habitants.<br />

Le Nigeria aura près de 700 millions de résidents.<br />

Et le Niger aux alentours de 200 millions ! L’Afrique<br />

sera alors, avec le Moyen-Orient, une exception, toutes<br />

les autres régions du monde voyant leur population<br />

diminuer ou se stabiliser. La Chine pourrait revenir à<br />

1 milliard d’habitants (moins que sa population de<br />

2021). Certains pays, comme le Japon ou la Russie,<br />

l’Italie et même l’Espagne, pourraient perdre 40 % à<br />

50 % de leur population. Les États-Uniens seraient alors<br />

un peu plus de 400 millions dans un pays fortement<br />

métissé avec une minorité « blanche ».<br />

Ces chiffres, et leurs implications stupéfiantes<br />

sur la marche du monde, sur les équilibres politiques<br />

et sociaux internes sont à prendre avec précaution. Ils<br />

sont basés sur des modèles mathématiques. Et 2100<br />

reste un horizon très lointain, toutes sortes d’événements<br />

politiques, sanitaires, climatiques pourraient intervenir.<br />

Mais la tendance de fond est là, au moins sur<br />

le moyen terme, sur une ou deux générations à venir.<br />

C’est la puissance de « l’inertie démographique ». Sans<br />

se projeter jusqu’à 2100, l’Afrique va devoir absorber<br />

une formidable poussée démographique. Même si la<br />

fécondité baisse et les taux de mortalité également, le<br />

continent pourrait compter en 2050 entre 1,6 et 2 milliards<br />

d’habitants. Dont l’immense majorité sera jeune,<br />

très jeune. Un véritable choc qui n’est pas encore suffisamment<br />

dans notre débat public. Sauf pour s’écharper<br />

sur les questions religieuses ou sur la question hautement<br />

taboue du contrôle des naissances.<br />

Pourtant, la question démographique est<br />

au cœur des enjeux africains. La limitation des<br />

naissances est la pierre angulaire des scénarios positifs<br />

et de la théorie du « dividende démographique ».<br />

Quand la fécondité chute rapidement dans un pays, la<br />

part des très jeunes diminue fortement, sans que la part<br />

des personnes âgées n’augmente sensiblement au<br />

début. Par contre, la population d’âge actif augmente<br />

nettement, offrant une opportunité de développement<br />

économique : création d’un marché de consommateurs,<br />

emplois… Cette fenêtre ne dure qu’un temps,<br />

quelques décennies. Lorsque la population vieillit à<br />

nouveau, la fenêtre se ferme progressivement, faute<br />

d’un nombre de nouveaux actifs suffisants et avec le<br />

poids des gens âgés…<br />

Mais pour que cette opération magique<br />

fonctionne, il faut aussi et surtout créer des emplois,<br />

des potentialités pour cet afflux de jeunes. Il faut de<br />

la croissance et des économies en marche. Il faut<br />

former également ces cohortes de nouveaux travailleurs.<br />

Sinon, les actifs rejoignent le rang des chômeurs<br />

et de la précarité informelle, entraînant une situation<br />

sociale explosive…<br />

Le chemin vertueux du dividende démographique<br />

(croissance, opportunités, contrôle des<br />

naissances), c’est le parcours que la Chine a vécu. Au<br />

Brésil, en Argentine, en Amérique latine, d’une manière<br />

générale, faute d’emplois suffisants et de créativité<br />

économique, le « dividende » fonctionne nettement<br />

moins bien.<br />

Pour nous, Africains, les choix sont limpides.<br />

Quoi qu’en disent les théoriciens de la population nombreuse,<br />

pour qu’il y ait un futur jouable, notre nombre<br />

doit se stabiliser, les naissances doivent baisser, nous<br />

devons nous orienter vers des familles nucléaires à<br />

quatre ou cinq. Et les énergies doivent toutes tendre<br />

vers le développement économique et l’imagination<br />

de nouveaux modèles.<br />

D’ici là, je vous souhaite à toutes et tous une<br />

année 2022 plus paisible, d’être pleinement vaccinés,<br />

énergiques et actifs au cœur du monde. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 3


France 5,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 €<br />

Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C – DOM 6,90 €<br />

– Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone<br />

CFA 3500 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022<br />

3 ÉDITO<br />

Dividende démographique<br />

par Zyad Limam<br />

6 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

Les rois sont de retour<br />

26 PARCOURS<br />

Youness Miloudi<br />

par Fouzia Marouf<br />

29 C’EST COMMENT ?<br />

Bonne année !<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

100 CE QUE J’AI APPRIS<br />

Dobet Gnahoré<br />

par Astrid Krivian<br />

130 VINGT QUESTIONS À…<br />

Willy Dumbo<br />

par Astrid Krivian<br />

NUMÉRO<br />

<strong>423</strong>-<strong>424</strong><br />

EN VENTE<br />

DEUX<br />

MOIS<br />

202<br />

2<br />

ANNÉE SUR LE FIL<br />

Les rebonds de la pandémie de Covid-19, l’irruption de nouveaux variants,<br />

les incertitudes économiques et politiques font peser un stress intense.<br />

Pourtant, les scénarios de sortie de crise existent…<br />

ET AUSSI<br />

Côte d’Ivoire<br />

Sur le chemin<br />

de demain<br />

Dossier spécial 26 pages<br />

Le futur parc des expositions<br />

d’Abidjan.<br />

Entretien<br />

MAH<strong>AM</strong>AT-SALEH<br />

HAROUN<br />

« JE VEUX<br />

PROVOQUER<br />

LE DÉBAT »<br />

Interview<br />

YASMINE<br />

CH<strong>AM</strong>I<br />

« QUELQUE<br />

CHOSE EST<br />

À RÉINVENTER<br />

POUR LES HOMMES »<br />

Rencontre<br />

FEMI<br />

ET MADE<br />

KUTI<br />

« LE SENS<br />

DE NOTRE<br />

HÉRITAGE »<br />

DÉCOUVERTE<br />

Djibouti LES PILIERS<br />

DE L’ÉMERGENCE<br />

N° <strong>423</strong>-<strong>424</strong> - DÉC.2021-JANV.2022<br />

L 13888 - <strong>423</strong> - F: 5,90 € - RD<br />

TEMPS FORTS<br />

30 2022, année sur le fil<br />

par Zyad Limam,<br />

Frida Dahmani,<br />

Emmanuelle Pontié<br />

et Cédric Gouverneur<br />

44 Éthiopie :<br />

Le géant à terre<br />

par Cédric Gouverneur<br />

DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

54 En allant vers demain<br />

par Zyad Limam<br />

58 Stratégie :<br />

Le PND fixe le cap<br />

par Jean-Michel Meyer<br />

60 Agriculture :<br />

Le défi de la<br />

transformation<br />

par Francine Yao<br />

63 Inclusivité :<br />

Lutter contre<br />

les inégalités<br />

par Francine Yao<br />

64 Infrastructures :<br />

Une envergure<br />

stratégique<br />

par Francine Yao<br />

66 Secteur privé :<br />

La priorité nationale<br />

par Francine Yao<br />

68 Environnement :<br />

Les dossiers chauds<br />

du développement<br />

durable<br />

par Jihane Zorkot<br />

et Nabil Zorkot<br />

72 Portfolio : Abidjan,<br />

au centre<br />

de son monde<br />

par Zyad Limam<br />

P.06<br />

<strong>AM</strong> <strong>423</strong> COUV UNIQUE.indd 1 06/12/21 10:26<br />

PHOTOS DE COUVERTURE : PAUL GRANDSARD/SAIF IMAGES -<br />

et Emmanuelle Pontié<br />

P.44<br />

<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER - DR - <strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

DR - FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Muriel Boujeton, Thibaut Cabrera,<br />

Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani,<br />

Catherine Faye, Alexandra Fisch,<br />

Marc Frohwirth, Glez, Cédric Gouverneur,<br />

Dominique Jouenne, Aimé Kalagadi,<br />

Astrid Krivian, Fouzia Marouf, Jean-Michel<br />

Meyer, Luisa Nannipieri, Sophie Rosemont,<br />

Francine Yao, Jihane Zorkot, Nabil Zorkot.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />

VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />

FRANCE Destination Media<br />

66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />

TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />

ABONNEMENTS<br />

Com&Com/Afrique Magazine<br />

18-20, av. Édouard-Herriot<br />

92350 Le Plessis-Robinson<br />

Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />

Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />

afriquemagazine@cometcom.fr<br />

NABIL ZORKOT - SÉBASTIEN LEBAN/DIVERGENCE - PATRICK ROBERT<br />

80 Mahamat-Saleh Haroun :<br />

« Je veux provoquer le débat »<br />

par Astrid Krivian<br />

86 Yasmine Chami :<br />

« Quelque chose est<br />

à réinventer pour les hommes »<br />

par Catherine Faye<br />

90 Femi et Made Kuti :<br />

« Le sens de notre héritage »<br />

par Astrid Krivian<br />

96 Arab et Tarzan<br />

Nasser : « Cette histoire<br />

peut être universelle »<br />

par Fouzia Marouf<br />

DÉCOUVERTE<br />

103 Djibouti : Les piliers du futur<br />

par Zyad Limam et Thibaut Cabrera<br />

104 Une ouverture<br />

vers le grand large<br />

108 Ahmed Osman :<br />

« Nous devons compter aussi<br />

sur nos propres forces »<br />

110 Les 10 piliers de l’émergence<br />

BUSINESS<br />

120 La bataille du rail<br />

124 Vers la fin du monopole<br />

d’Air Algérie<br />

125 Le Nigeria lance sa propre<br />

monnaie numérique<br />

126 L’Afrique a (enfin)<br />

son plan pour le climat<br />

128 Ça bouge dans<br />

le mobile banking<br />

129 Un outil pour booster<br />

les échanges intrarégionaux<br />

par Jean-Michel Meyer<br />

P.96<br />

P.54<br />

P.103<br />

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />

regie@afriquemagazine.com<br />

<strong>AM</strong> International<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81<br />

Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

AFRIQUE MAGAZINE<br />

EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />

SAS au capital de 768 200 euros.<br />

PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />

Compogravure : Open Graphic<br />

Média, Bagnolet.<br />

Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />

Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />

Dépôt légal : décembre 2021.<br />

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />

dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />

d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />

même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />

Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />

© Afrique Magazine 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 5


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

Le musée du quai Branly a exposé<br />

ces trésors royaux du 26 au 31 octobre<br />

dernier, avant leur restitution.<br />

LÉO DELAFONTAINE/MUSÉE<br />

DU QUAI BRANLY-JACQUES CHIRAC<br />

6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


RESTITUTION<br />

LES ROIS SONT<br />

DE RETOUR<br />

Quelque 26 PIÈCES DU PATRIMOINE<br />

BÉNINOIS, prises de guerre datant de 1892,<br />

ont été rendues par la France à leur pays natal.<br />

SARAH MEYSSONNIER/POOL/AFP<br />

AU TERME D’UN LONG VOYAGE dans<br />

l’histoire et à travers le temps, les fiertés<br />

dahoméennes vont se reposer pour un bon<br />

mois encore dans leurs caisses sécurisées.<br />

Les regalia de trois rois souverains<br />

(Béhanzin, Glèlè, Ghézo), enjeux<br />

d’une bataille diplomatique inédite, ont<br />

regagné le Bénin « pour notre bien, notre<br />

tranquillité, notre sérénité », a souligné<br />

Patrice Talon. Après leur long exil parisien,<br />

ils seront bientôt présentés au palais de la<br />

Marina, puis transportés au Fort portugais<br />

de Ouidah le temps d’édifier à Abomey<br />

le musée de l’épopée des Amazones<br />

La signature de l'acte de transfert<br />

a eu lieu en France, à l’Élysée, le 9 novembre,<br />

en présence des deux chefs d'État<br />

(au second plan), du ministre béninois<br />

du Tourisme Jean-Michel Abimbola<br />

et de la ministre française de la Culture<br />

Roselyne Bachelot (au premier plan).<br />

et des rois du Danhomè, l’écrin ultime<br />

présenté comme le symbole de la nouvelle<br />

alliance culturelle franco-béninoise. D’ici<br />

là, peut-être auront-ils été rejoints par<br />

les œuvres restées derrière, « le dieu Gou<br />

des métaux et de la forge, la tablette du<br />

fâ, l’œuvre mythique du devin Guèdègbé,<br />

et beaucoup d’autres », comme l’a rappelé<br />

le président béninois devant Emmanuel<br />

Macron à l’occasion de la signature<br />

officielle à l’Élysée le 9 novembre. Manière<br />

de pointer que tout ne fût pas si facile,<br />

entre la demande de restitution refusée<br />

en 2016 par François Hollande, l’ouverture<br />

macronienne en 2017 à Ouagadougou, la<br />

pression maintenue par l’exécutif béninois,<br />

et enfin le rapport Sarr-Savoy de 2018<br />

qui devait faire sauter tous les verrous.<br />

Offertes au musée d’ethnographie du<br />

Trocadéro entre 1893 et 1895, les prises<br />

de guerre du colonel Alfred Dodds<br />

auront connu un départ en fanfare en<br />

octobre, lors d’une semaine culturelle<br />

du Bénin au musée du quai Branly,<br />

conclue par un concert quasi liturgique<br />

de Sagbohan Danialou. Une opération<br />

gagnant-gagnant pour Paris et Cotonou,<br />

un « moment post-colonial » qui envoie<br />

des signaux au Nord comme au Sud,<br />

ici pour questionner l’attentisme, là<br />

pour aiguillonner les pusillanimes. Très<br />

à la manœuvre, le diplomate Aurélien<br />

Agbenonci peut se féliciter d’avoir ouvert<br />

la piste avec ce premier épisode d’une<br />

série de restitutions de biens patrimoniaux<br />

au continent. ■ Aimé Kalagadi<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 7


ON EN PARLE<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

❶<br />

Mykki Blanco<br />

Broken Hearts & Beauty<br />

Sleep, Transgressive<br />

Records/[PIAS]<br />

Après un premier album<br />

éponyme, en 2016, Mykki Blanco revient<br />

avec neuf nouveaux titres nourris de son<br />

amour pour le R’n’B des années 1990.<br />

Il y parle de ses relations affectives, lui qui<br />

s’assume comme personne transgenre, avec<br />

ses blessures et ses angoisses – et ne cache pas<br />

sa séropositivité. S’offrant de jolis featurings<br />

(Jamila Woods, Blood Orange), Mykki Blanco<br />

balance ici son flow puissant avec sensibilité.<br />

DOCU<br />

LES GARDIENS<br />

MUSULMANS DE<br />

LA MÉMOIRE JUIVE<br />

La JUDAÏTÉ MAROCAINE est<br />

entretenue avec respect, et parfois<br />

nostalgie, en bien des lieux du royaume.<br />

« QU’EST-CE QUE LE MAROC serait devenu si les Juifs étaient<br />

restés ? » se demande un journaliste dans le nouveau documentaire<br />

de Simone Bitton. La cinéaste, après avoir beaucoup tourné<br />

auprès de Palestiniens, retrouve le pays de son enfance, où près<br />

de 300 000 juifs vivaient jusque dans les années 1950. Depuis leur<br />

départ, les synagogues, cimetières et sanctuaires sont entretenus<br />

par des musulmans, gardiens scrupuleux d’une mémoire qui<br />

souvent s’efface. L’occasion de traverser des paysages méconnus,<br />

à la découverte de bâtiments ou de ruines, parfois de simples<br />

sources. Et de rencontrer ces musulmans, femmes et hommes de<br />

tous âges, qui perpétuent cette mémoire pour des raisons financières<br />

mais aussi familiales et sentimentales, apprenant l’hébreu pour<br />

déchiffrer les tombes ou manipulant avec respect les objets les plus<br />

sacrés du judaïsme. Un beau dialogue des religions en terre d’islam,<br />

au prix de quelques ellipses sur les raisons de cet exode. Le film<br />

ne l’évoque pas non plus, mais il éclaire le récent rapprochement<br />

opéré par le royaume chérifien avec Israël. ■ Jean-Marie Chazeau<br />

ZIYARA (France-Maroc-Belgique), de Simone Bitton. En salles.<br />

❷ Majid Soula<br />

Chant amazigh,<br />

Habibi Funk<br />

Notre nouveau coup<br />

de cœur du label Habibi<br />

Funk, dénicheur de trésors<br />

orientaux oubliés ? L’Algérien Majid Soula,<br />

dont la musique croise avec aisance<br />

highlife, funk et disco. Sans oublier un<br />

sens de l’engagement, qui s’entend dans<br />

cette compilation. Elle ouvre les portes<br />

de l’univers de cet artiste exilé à Paris mais<br />

toujours attaché à la langue tamazight, dont<br />

il est l’un des plus fascinants défenseurs.<br />

❸<br />

Meskerem Mees<br />

Julius, Mayway Records<br />

Attention, révélation ! La<br />

voix bien perchée, les textes<br />

délicats et la guitare acoustique<br />

en bandoulière, Meskerem Mees est une<br />

nouvelle recrue de la scène belge, fière de<br />

ses origines éthiopiennes. « Seasons Shift »,<br />

« Parking Lot », « Queen Bee », « Where<br />

I’m From »… Le temps de 13 morceaux,<br />

cette musicienne, autrice et compositrice<br />

de seulement 22 ans enchaîne des bijoux<br />

de folk dépouillé, mélancoliques sans être<br />

moroses. Lumineux aussi. ■ Sophie Rosemont<br />

DR<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le chorégraphe<br />

et DJ ougandais<br />

Faizal Mostrixx.<br />

AFRICOLOR,<br />

FESTIVAL<br />

ENTRE HÉRITAGE<br />

ET MODERNITÉ<br />

Cette 33 e édition croise artistes<br />

légendaires, NOUVEAUX TALENTS<br />

et projets transculturels.<br />

AFRICOLOR,<br />

dans différents<br />

lieux de<br />

l’Île-de-France,<br />

jusqu’au<br />

22 décembre.<br />

africolor.com<br />

FAIZAL MOSTRIXX<br />

JALONNÉE DE CRÉATIONS INÉDITES, la programmation<br />

bigarrée du festival Africolor, qui a démarré le 12 novembre,<br />

poursuit l’ambition de faire résonner le large spectre des<br />

créativités musicales du continent, conjuguant héritage<br />

et modernité, sonorités traditionnelles et fièvre électro des<br />

scènes urbaines. La voix d’or de la Guinée, Sékouba Bambino,<br />

ex-membre du mythique Bembeya Jazz, se produira avec<br />

Afriquatuors, un projet de musique de chambre africaine<br />

(à cordes et à vent), qui revisite l’âge d’or des orchestres des<br />

années 1965-1975 (afrobeat, highlife, rumba…). Girls band<br />

malien, Les Go de Bamako seront, elles, accompagnées par<br />

DJ Majo. Conteur, producteur, chorégraphe et DJ ougandais,<br />

Faizal Mostrixx offrira quant à lui un show afrofuturiste,<br />

entre danse et art visuel. Avec Concerto pour soku, les<br />

violonistes Adama Sidibé et Clément Janinet feront dialoguer<br />

cordes mandingues et peules avec le jazz. Et les spectacles<br />

Indépendances Cha Cha nous raconteront les premières années<br />

des indépendances de plusieurs pays à travers la voix de<br />

leaders emblématiques : Sékou Touré, Patrice Lumumba<br />

ou encore Léopold Sédar Senghor. ■ Astrid Krivian<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 9


ON EN PARLE<br />

Amina (Achouackh Abakar<br />

Souleymane) va tout faire<br />

pour aider sa fille de 15 ans,<br />

Maria (Rihane Khalil Alio),<br />

qui est enceinte.<br />

DR<strong>AM</strong>E UN COMBAT DE FEMMES<br />

Un film PRO-AVORTEMENT lumineux dans un Tchad<br />

dominé par le patriarcat et LA RELIGION…<br />

POUR SON RETOUR AU PAYS (quatre ans après Une saison<br />

en France), le cinéaste franco-tchadien Mahamat-Saleh<br />

Haroun [voir son interview en pp. 80-85] a posé sa caméra<br />

dans les faubourgs de N’Djamena et inscrit sa nouvelle fiction<br />

dans la lumière mordorée de la capitale du Tchad. On y voit<br />

vivre et travailler Amina, qui élève seule Maria, sa fille de<br />

15 ans, ce qui est mal vu par ses voisins, sa famille, et l’imam<br />

du quartier… Mais Amina se débrouille, gagne de l’argent<br />

en récupérant des pneus pour en tirer astucieusement de quoi<br />

réaliser des petits fourneaux, séquences particulièrement<br />

réussies qui ancrent le personnage dans la réalité d’un<br />

quotidien de labeur et montre une personnalité volontaire.<br />

De la volonté, il lui en faudra encore quand sa fille tombera<br />

enceinte : le scénario réserve quelques surprises, dénonçant<br />

au passage un patriarcat toujours aussi violent, même lorsqu’il<br />

se cache derrière des sourires faussement protecteurs… Maria<br />

est exclue de son lycée qui craint pour sa réputation, rejetée<br />

par les médecins qui ne veulent pas pratiquer un avortement<br />

strictement prohibé, mais l’adolescente et sa mère vont finir<br />

par trouver de l’aide et du réconfort auprès d’autres femmes.<br />

« Lingui » signifie « lien » : ici, une sororité se fait sentir et<br />

montre une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, même si<br />

les hommes accaparent tous les pouvoirs. Un film résolument<br />

du côté des femmes (jusqu’à la vengeance, discutable…),<br />

servi par l’interprétation intense de son actrice principale,<br />

et toujours chez ce grand cinéaste un sens graphique de<br />

l’image qui fait aussi le bonheur des spectateurs. ■ J.-M.C.<br />

LINGUI, LES LIENS SACRÉS (France-Tchad ),<br />

de Mahamat-Saleh Aroun. Avec Achouackh Abakar<br />

Souleymane, Rihane Khalil Alio, Youssouf Djaoro. En salles.<br />

CINÉ<br />

Les enfants de la soul Memphis est l’une des villes les plus pauvres<br />

des États-Unis, et pourtant, son héritage artistique est plus qu’impressionnant. En témoigne<br />

l’histoire cousue (de disques) d’or de son légendaire label, Stax Records, lequel revit, depuis 2000,<br />

grâce à une école de musique gratuite et extrascolaire. C’est ce qu’est allé filmer le Français Hugo<br />

Sobelman, en insider accueilli à bras ouverts. Au programme : reprises de grands classiques,<br />

tel « Soul Man », de Sam & Dave, et tables rondes autour de la question du racisme systémique.<br />

Ici, une artiste activiste demande aux jeunes de sortir du rap négatif qui enferme les nouvelles<br />

générations dans une représentation très loin de leur réalité et de leurs désirs. Comme le montre<br />

ce documentaire épuré et nécessaire, la soul leur sert de moteur autant que de refuge. Vive<br />

la Stax Music Academy ! ■ S.R. SOUL KIDS (France), d’Hugo Sobelman. En salles.<br />

PILI FILMS MATHIEU GIOMBINI - DR<br />

10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


LITTÉRATURE<br />

AHMET<br />

ALTAN<br />

L’ART D’AIMER<br />

Quelques mois après sa<br />

libération, le journaliste<br />

et ÉCRIVAIN TURC<br />

a reçu le prix Femina<br />

étranger 2021 pour<br />

Madame Hayat. Un<br />

roman flamboyant, à la<br />

fois politique et érotique.<br />

DR<br />

LES MOTS PÉNÈTRENT de part en part<br />

ce fervent défenseur de la démocratie et<br />

de la liberté. Lorsqu'il était incarcéré dans<br />

la prison de haute sécurité de Silivri, à la<br />

périphérie d’Istanbul, après avoir été accusé<br />

d’avoir indirectement participé au coup d’État<br />

raté du 15 juillet 2016, c’est l’écriture qui<br />

lui a permis à la fois de résister à la prison<br />

et d’en sortir, avec trois livres, tous imaginés<br />

depuis sa cellule. Pendant quatre ans et sept<br />

mois, l’écrivain et essayiste turc a vécu par<br />

l’imagination en ignorant la réalité carcérale<br />

qu’on lui imposait. « Je ne suis ni où je suis, ni<br />

où je ne suis pas. Vous pouvez m’enfermer où<br />

vous voulez. Sur les ailes de mon imagination<br />

infinie, je parcourrai le monde entier »,<br />

écrit-il dans Je ne reverrai plus le monde, paru<br />

en 2019. La cour de cassation a finalement<br />

annulé sa condamnation (à perpétuité dans<br />

un premier temps, puis à dix ans et demi),<br />

et il a été libéré le 14 avril dernier. La veille,<br />

la Cour européenne des droits de l’homme<br />

avait condamné la Turquie pour la détention de<br />

l’intellectuel, âgé de 71 ans. Madame Hayat a<br />

été écrit avant qu’il ne recouvre sa liberté. C’est<br />

peut-être pour cela que cette poignante histoire<br />

d’amour, évoquant en creux la Turquie actuelle,<br />

respire à la fois la mélancolie, la solitude, mais<br />

aussi le désir, le trouble. Fazil, jeune étudiant<br />

en lettres, a un coup de foudre pour une femme<br />

d’âge mûr, fascinante, voluptueuse : « Soudain,<br />

je vis les chaussures café, elles étaient là, sous<br />

mes yeux, leurs pointes tournées vers moi.<br />

− Qu’est-ce que tu attends avec cet air triste ? »<br />

Dans ce récit d’une éducation sentimentale et<br />

d’une prise de conscience politique, l’héroïne<br />

incarne l’ardeur, l’effusion, le libre arbitre.<br />

Et la littérature, un ultime recours face aux<br />

violences et à l’arbitraire. ■ Catherine Faye<br />

AHMET ALTAN,<br />

Madame Hayat, Actes Sud,<br />

272 pages, 22 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 11


ON EN PARLE<br />

COLLECTIF<br />

SUPER BITON<br />

DE SÉGOU MALI STYLE<br />

SUPER BITON<br />

DE SÉGOU,<br />

Afro Jazz Folk<br />

Collection vol.1,<br />

Deviation Records.<br />

Une porte d’entrée pour les néophytes et des retrouvailles pour les amateurs :<br />

cette compilation éclaire le brillant corpus du CÉLÈBRE ORCHESTRE.<br />

APRÈS AVOIR REMIS au goût du jour le groupe de<br />

musique mandingue The Lost Maestros, le label Deviation<br />

Records poursuit son travail d’exploration de la ville<br />

de Ségou et publie une compilation des morceaux de<br />

Super Biton de Ségou : un collectif riche d’instrumentistes<br />

tout dévoués à la fusion du jazz, des mélodies cubaines<br />

et mandingues, du funk et du folk, et, bien sûr, de la<br />

tradition malienne, lancé au début des années 1960.<br />

Si l’un de ses piliers, Amadou Bah, a depuis disparu,<br />

le guitariste Mama Sissoko a pris la relève depuis<br />

une vingtaine d’années, cultivant l’énergie live légendaire<br />

de l’orchestre. Sur ce disque – le premier d’une série<br />

à venir –, Afro Jazz Folk Collection, on entend plusieurs<br />

grands classiques du groupe remastérisés par l’ingénieur<br />

du son français Raphaël Jonin, tels le majestueux<br />

« Kamalen Wari » et le fiévreux « Ndossoke ». ■ S.R.<br />

DOCU<br />

Les yeux brûlés « SI J’AVAIS SU ce qui se passait en Lybie, je n’y serais jamais allé. »<br />

Traumatisé par ce qu’il a vu et subi dans les geôles libyennes, où sont entassés et torturés les migrants<br />

voulant rejoindre l’Europe, Yancouba Badji a renoncé à une cinquième tentative. Accueilli dans un<br />

centre tunisien, débordé, il est retourné en Casamance pour mettre en garde les candidats à un exil,<br />

qui est d’abord un chemin pavé de rackets, de violences et de morts. Deux réalisatrices françaises l’ont<br />

rencontré en Tunisie, puis au Sénégal. Elles l’ont filmé au contact de ses camarades d’infortune, mais<br />

aussi en pleine création : il transcende par la peinture ce que ses yeux, brûlés par le soleil du désert<br />

et le sel de la mer, ont enregistré, désormais exposé dans les galeries d’art. Comme ce film pudique<br />

mais frappant, ses toiles témoignent d’une terrible réalité que beaucoup refusent de voir… ■ J.-M.C.<br />

TILO KOTO (France), de Sophie Bachelier et Valérie Malek. En salles.<br />

FRANÇOISE HUGUIER - DR (2)<br />

12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


PHOTOSL’UN EST<br />

L’AUTRE<br />

À la fois livre et revue, cette PUBLICATION HYBRIDE<br />

questionne la manière dont les artistes mettent<br />

en images les identités plurielles.<br />

Peckham Road,<br />

Union Jack Cap,<br />

Peckham High Street,<br />

Johny Pitts, 2021.<br />

JOHNY PITTS<br />

JAUNE ET BLEUE. La nouvelle édition<br />

de The Eyes claque. Elle joue sur le yin<br />

et le yang. La confluence et la fusion.<br />

Ce n’est pas un hasard si elle s’intitule<br />

B-Side. Comme une invitation à découvrir<br />

la face cachée. L’autre part de soi-même.<br />

Plus exactement, elle explore ce que<br />

signifie être « afropéen » (c’est-à-dire à la<br />

fois noir et européen), à l’aune du collage<br />

percutant, en début d’ouvrage, de la<br />

photographe Jazz Grant : un montage<br />

d’images où un jeune homme translucide<br />

porte en lui un instantané de son père<br />

à la peau sombre, pêchant dans le fleuve.<br />

C’est cet entre-deux identitaire que<br />

The Eyes a choisi d’explorer, en écho aux<br />

propos sur la liberté de l’écrivain nigérian<br />

Chinua Achebe, cités en préambule :<br />

« L’art est l’effort constant de l’homme<br />

pour créer pour lui-même un ordre<br />

de réalité différent de celui qui lui est<br />

imposé ; une aspiration à s’accorder,<br />

par le biais de son imagination,<br />

une deuxième prise sur l’existence. »<br />

Ce numéro s’en fait le reflet. Et<br />

l’investigateur. À travers photographies,<br />

création visuelle et textes engagés. ■ C.F.<br />

The Eyes #12: B-Side,<br />

240 pages, 25 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 13


ON EN PARLE<br />

MUSIQUE<br />

Muthoni<br />

Drummer<br />

Queen<br />

Rappeuse<br />

de diamants<br />

La REINE DU HIP-HOP<br />

KÉNYAN revient<br />

avec un quatrième album,<br />

River, qui résume<br />

à lui seul la dextérité<br />

de son flow.<br />

MUTHONI<br />

DRUMMER<br />

QUEEN,<br />

River,<br />

Yotanka.<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


BRET HARTMAN/COURTESY OF TED - DR<br />

DEPUIS TOUJOURS, Muthoni Drummer<br />

Queen est très active sur la scène kenyane.<br />

« Parce que celle-ci est très dynamique,<br />

dans toute son émergence et son effervescence,<br />

affirme-t-elle. Nous ne formons pas qu’un<br />

ensemble uniforme. Au contraire, notre<br />

musique ne cesse de grandir et d’évoluer, et<br />

je cherche à ce que les gens découvrent cette<br />

expérience qui est la nôtre. Je suis convaincue<br />

que nous avons l’une des cultures urbaines<br />

les plus intéressantes et complexes de toute<br />

l’Afrique. » Née dans la capitale, Muthoni<br />

Ndonga ne l’a jamais quittée. Diplômée en<br />

relations internationales et en philosophie<br />

à l’United States International University<br />

Africa, elle a fondé à Nairobi deux festivals :<br />

Blankets and Wine et Africa Nouveau. Grande<br />

lectrice, notamment de Maya Angelou, elle<br />

est non seulement chanteuse, mais également<br />

batteuse et percussionniste. Et c’est ce qui<br />

donne, sans doute, tant de saveur à ses<br />

mélodies percussives depuis la sortie de<br />

son premier album, The Human Condition,<br />

en 2009. Et quel meilleur langage que le<br />

rap pour exprimer ses convictions ? « Grâce<br />

à la pluralité des sons du hip-hop, les sujets<br />

sont nombreux et permettent de parler<br />

de politique, de société, ou tout simplement<br />

de faire le vantard, analyse l’artiste. De<br />

plus, la culture du sample apporte des<br />

influences éclectiques et de l’authenticité. »<br />

Après un She (2018) revendiquant sans<br />

détours son féminisme, la voici de retour<br />

avec le très réussi River. À la production,<br />

ses fidèles complices suisses, Greg Escoffey<br />

et Jean Geissbuhler. Après une tournée<br />

bouillonnante en 2019, le trio a eu envie de<br />

traduire cette énergie en studio où l’ambiance<br />

était, selon les termes de Muthoni Drummer<br />

Queen, « joyeuse, lumineuse, fun » : « Nous<br />

cherchions à faire une musique qui rende<br />

les gens heureux. » De l’impressionnante<br />

ouverture « Automatic » à la conclusion épique<br />

(bien nommée) « Greatness », la rappeuse<br />

se nourrit d’un terreau R’n’B comme des<br />

possibilités de l’électronique. Elle s’allie avec<br />

Sauti Sol sur une « Love Potion » endiablée,<br />

rappelle ce qu’est l’« African Fever »…<br />

et met en lumière son « Power » ! ■ S.R.<br />

ÉPÉE DE<br />

D<strong>AM</strong>OCLÈS<br />

THRILLER<br />

Un JEU DE DOMINOS,<br />

où les principales<br />

puissances planétaires<br />

défient l’inéluctable.<br />

CE GALLOIS AFFABLE et rieur est<br />

aujourd’hui considéré comme l’un des<br />

écrivains les plus populaires du monde.<br />

Traduits en plus de 30 langues, les romans<br />

de la saga médiévale de Ken Follett,<br />

intitulée « la fresque de Kingsbridge »,<br />

ont captivé une foule de lecteurs, avec<br />

47 millions d’exemplaires vendus. Si<br />

l’histoire, l’espionnage ou le thriller n’ont<br />

plus de secrets pour lui, c’est l’actualité<br />

brûlante et la peur d’une guerre nucléaire<br />

qui l’ont guidé dans l’écriture de ce récit.<br />

Hyperréaliste, le propos s’appuie sur<br />

une escalade progressive de conflits,<br />

de réactions, de décisions. Comme<br />

dans la vraie vie. Cap sur le Tchad et le<br />

Soudan, où la Chine étend sournoisement<br />

son pouvoir dans le désert, tandis que<br />

les renseignements français pistent des<br />

djihadistes qui exploitent à la fois mines<br />

d’or et camps d’esclaves. Le massacre d’une<br />

centaine de Chinois par un drone américain<br />

met soudain le feu aux poudres. Et le<br />

fragile équilibre mondial bascule. ■ C.F.<br />

KEN FOLLETT, Pour rien au monde,<br />

Robert Laffont, 880 pages, 24,90 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 15


ON EN PARLE<br />

Coffret, Iran, XIX e siècle.<br />

EXPOSITION<br />

PARURES ENCHANTÉES<br />

L’impact de la découverte des ARTS<br />

DE L’ISL<strong>AM</strong> dans le processus<br />

de création de l’illustre maison<br />

de haute joaillerie CARTIER.<br />

Diadème Cartier, 1936.<br />

Plus de 500 bijoux<br />

d’exception sont exposés.<br />

« CARTIER ET LES<br />

ARTS DE L’ISL<strong>AM</strong> :<br />

AUX SOURCES<br />

DE LA MODERNITÉ »,<br />

Musée des arts<br />

décoratifs,<br />

Paris (France),<br />

jusqu’au 20 février 2022.<br />

madparis.fr<br />

Panneau<br />

de revêtement,<br />

Iran, fin<br />

XIV e -XV e siècle.<br />

À TRAVERS PLUS DE 500 BIJOUX d’exception et objets<br />

de la maison Cartier (chefs-d’œuvre de l’art islamique,<br />

dessins, livres, photographies et documents d’archives),<br />

cette flamboyante exposition du musée des Arts<br />

décoratifs allie raffinement et modernité. D’un plumier<br />

indien du XVI e siècle, dit de « Mirza Muhammad Munshi »,<br />

en ivoire de morse sculpté, gravé et incrusté d’or, de<br />

turquoises, de pâte noire et de soie, à un collier draperie<br />

signé Cartier, en or, platine, diamants, améthystes et<br />

turquoises, commandé en 1947 par le duc de Windsor<br />

pour la duchesse, chaque pièce est un trésor. En montrant<br />

de quelle manière les arts de l’islam ont inspiré la<br />

maison de haute joaillerie du début du XX e siècle à nos<br />

jours, c’est aussi tout un pan de l’histoire du goût et de<br />

l’effervescence créatrice de Paris, haut lieu du commerce<br />

de l’art islamique, qui est évoqué. À cette époque, Cartier,<br />

créée en 1847, commence à concevoir ses propres<br />

bijoux et cherche de nouvelles sources d’inspiration.<br />

Le langage géométrique, aux confins de l’abstraction,<br />

des arts et de l’architecture de l’islam, insufflant<br />

ainsi une esthétique nouvelle. Et moderne. ■ C.F.<br />

HERVÈ LEWANDOWSKI/RMN-GP - DR (3) - RAPHAEL CHIPAULT/RMN-GP<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


DR<br />

BIOPIC<br />

LA VICTOIRE EN DOUBLE<br />

Une PASSIONNANTE PLONGÉE dans l’Amérique<br />

des années 1990 et le business du tennis. Et un WILL SMITH<br />

inattendu en père des sœurs Williams, strictement coachées<br />

pour devenir « un modèle pour toutes les petites filles<br />

noires de la planète »…<br />

« NE PAS PLANIFIER, c’est planifier ton échec » : la pancarte<br />

est accrochée sur les grilles du pauvre court de tennis<br />

de la ville de Compton (Californie) par Richard Williams<br />

quand il emmène ses filles, Venus et Serena, s’entraîner après<br />

les cours et les devoirs, même sous la pluie. Car il a un plan<br />

précis pour deux de ses cinq enfants : une carrière au sommet<br />

du tennis mondial… Partir de rien et devenir « un modèle<br />

pour toutes les petites filles noires de ce pays, et de la planète ».<br />

Il est tout aussi exigeant avec ses trois autres filles, mais joueur<br />

de tennis lui-même, il est sûr d’amener Venus, puis Serena,<br />

au sommet avec le soutien de son épouse. Il a d’ailleurs tout<br />

prévu avant leur naissance, écrit un plan en 75 pages pour<br />

y parvenir, sans moyens financiers mais en approchant les<br />

meilleurs entraîneurs, et en ne lâchant jamais sa progéniture.<br />

C’est à la mise en pratique de cette méthode que nous<br />

assistons pendant 2 h 40, mélange de feel good movie et de<br />

film sportif, mené tambour battant par ce père entraîneur<br />

parfaitement incarné par Will Smith, personnage roublard,<br />

têtu, ordurier et égocentré, mais aussi sensible et audacieux.<br />

Sans oublier le couple qu’il forme avec sa femme (Aunjanue<br />

Ellis), forte personnalité elle aussi et complice de cette ambition<br />

à pousser les deux sœurs hors du ghetto afro-américain dans<br />

lequel tout conduirait à les enfermer. Leurs repères : Dieu,<br />

la famille, l’éducation et le tennis. Et beaucoup, beaucoup<br />

de travail. Manque pourtant à ce parcours et ce coaching pas<br />

comme les autres le ressenti des enfants, et la violence sourde<br />

du racisme ordinaire, à peine évoqué, alors que les joueuses<br />

ont dû l’affronter plus d’une fois dans leur carrière. Une scène<br />

l’évacue d’un sourire quand, traversant un club de tennis où<br />

tout le monde est blanc et les regarde avec insistance, Richard<br />

Williams dit à ses filles : « Ils sont pas habitués, on est trop<br />

beaux… » Le jeune cinéaste afro-américain Reinaldo Marcus<br />

Green a réussi un film (coproduit par les sœurs Williams et<br />

Will Smith) tendu du début à la fin, comme une partie de tennis<br />

magique, où la balle est relancée sans fin et sans faute. ■ J.-M.C.<br />

LA MÉTHODE WILLI<strong>AM</strong>S (États-Unis),<br />

de Reinaldo Marcus Green. Avec Will Smith,<br />

Aunjanue Ellis, Saniyya Sidney. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 17


ON EN PARLE<br />

Inspirés de la structure circulaire<br />

des habitations traditionnelles<br />

du continent, les sacs du défilé<br />

étaient signés de la marque<br />

sud-africaine Hamethop.<br />

FASHION<br />

MAISON D’AFIE,<br />

L’HISTOIRE<br />

FAIT LA MODE<br />

Une collection qui célèbre<br />

la CULTURE MÉDIÉVALE<br />

C<strong>AM</strong>EROUNAISE et met<br />

en lumière son héritage.<br />

Les broderies<br />

valorisent<br />

le savoir-faire<br />

artisanal.<br />

La styliste Sarah<br />

Divine-Garba.<br />

Ce chapeau rend<br />

hommage à la reine<br />

Soukda, fondatrice<br />

du royaume<br />

du Mandara peu<br />

avant 1500.<br />

« MYANGO » est le nom de la dernière collection de<br />

Maison d’Afie, une maison de mode créée en 2010 par<br />

la Camerounaise Sarah Divine-Garba. Abréviation de<br />

la phrase « Myango Ma Kwang », qui veut dire « histoires<br />

du passé » en douala, ce nom rend hommage au royaume<br />

du Mandara, l’un des petits royaumes qui ont contribué<br />

à la naissance du Cameroun. La collection, qui s’inscrit<br />

dans une recherche de la designeuse sur ses origines et le<br />

concept d’africanisme, veut mettre en avant les liens qui<br />

existent entre les styles médiéval, colonial et post-colonial<br />

dans le pays. C’est pour cette raison qu’elle a choisi d’utiliser<br />

des lins rayés, des broderies et des soies imprimées<br />

avec des motifs touaregs qui valorisent le savoir-faire<br />

artisanal. Ces tissus, en fibres naturelles personnalisées<br />

et tissées à la main, évoquent le prestige culturel de<br />

l’Afrique au Moyen-Âge, mais rappellent également les<br />

liens commerciaux qui existaient entre les Nord-Africains<br />

et les populations subsahariennes. Des échanges qui ont<br />

fortement influencé la culture de l’époque et laissé des<br />

traces jusque dans le style camerounais contemporain.<br />

La styliste a aussi choisi d’intégrer des tailles cintrées à des<br />

silhouettes amples (synonymes de liberté). Un symbole de<br />

soumission qui rappelle l’époque coloniale. Pour la première<br />

fois de son histoire, Maison d’Afie a présenté sa collection<br />

printemps/été lors d’un défilé qui a capturé tous les regards<br />

durant la Portugal Fashion Week, grâce au programme<br />

Creative Africa Nexus. L’occasion de s’associer avec d’autres<br />

marques africaines pour proposer des accessoires uniques,<br />

comme les chaussures Heel The World, du Ghana, les<br />

bijoux faits à la main d’Adèle Dejak, du Kenya, ou encore les<br />

magnifiques sacs signés Hamethop, d’Afrique du Sud, inspirés<br />

de la structure circulaire des habitations traditionnelles du<br />

continent. La valeur symbolique est également présente chez<br />

Maison d’Afie : un chapeau, par exemple, rend hommage<br />

à la reine Soukda, qui a fondé le royaume du Mandara<br />

peu avant 1500. ■ Luisa Nannipieri maisondafie.com<br />

DR<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


DESIGN<br />

SOSHIRO, UNE FENÊTRE<br />

SUR D’AUTRES CULTURES<br />

La marque italo-kényane travaille à la synergie des techniques<br />

et exalte le potentiel de l’HÉRITAGE TRIBAL.<br />

NÉE À NAIROBI, Shiro Muchiri<br />

s’interroge depuis longtemps sur la<br />

façon dont la conception de l’espace et<br />

le design sont interconnectés. Pendant<br />

ses études puis sa vie professionnelle,<br />

en Italie et au Royaume-Uni, elle<br />

remarque à quel point la mentalité<br />

européenne influence le design des<br />

objets du quotidien et l’aménagement<br />

des lieux de vie, même au Kenya.<br />

Elle décide alors de lancer SoShiro<br />

en 2018 et réalise sa première<br />

collection, « Pok », dans laquelle elle<br />

célèbre le savoir-faire du peuple Pokot<br />

(nord-ouest du Kenya), en l’associant<br />

autrement à l’artisanat italien : « Les<br />

Pokot sont des experts en broderie<br />

perlée, mais ils n’avaient jamais orné<br />

des matériaux haut de gamme comme<br />

le cuir italien. La beauté du résultat<br />

les a laissés sans voix. » Les panneaux,<br />

recouverts de cuir et brodés avec<br />

des motifs symboliques, tapissent<br />

des meubles faits par des menuisiers<br />

vénitiens. « Cette synergie permet<br />

de réunir ce qu’il y a de meilleur dans<br />

les deux héritages culturels, et de<br />

redonner de la valeur à des techniques<br />

que les Pokot considéraient comme<br />

Un panneau<br />

en bois gravé<br />

à la main recouvre<br />

ce meuble.<br />

acquises », pointe Shiro Muchiri.<br />

La création même de ces pièces<br />

a été une expérience de partage.<br />

Une façon, à travers le design,<br />

d’ouvrir une fenêtre sur une culture<br />

différente. ■ L.N. soshiro.co<br />

NICK ROCHOWSKI PHOTOGRAPHY - GERARDO JACONELLI<br />

Shiro<br />

Muchiri.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 19


ON EN PARLE<br />

LA FORCE DES IMAGES<br />

Une sélection de beaux livres à DÉCOUVRIR pour commencer<br />

une nouvelle année en émotions. par Catherine Faye et Sophie Rosemont<br />

VIRTUOSE<br />

DU CINÉMA<br />

Où est la maison<br />

de mon ami ?, Le Goût<br />

de la cerise, Au travers<br />

des oliviers… Film<br />

par film, les auteurs<br />

décryptent avec érudition<br />

la richesse sémantique<br />

de l’œuvre du réalisateur<br />

iranien, intelligemment<br />

illustrée. S.R.<br />

AGNÈS DEVICTOR ET JEAN-MICHEL FRODON,<br />

Abbas Kiarostami : L’Œuvre ouverte,<br />

Gallimard, 304 pages, 29 €.<br />

SPECTACULAIRE<br />

DUBAÏ<br />

Comment cette ville est devenue<br />

l’une des plus emblématiques<br />

du Moyen-Orient ? C’est<br />

ce à quoi répond en images<br />

et en références cet ouvrage,<br />

revenant sur les points d’orgue<br />

architecturaux de la ville,<br />

de la tour Burj Khalifa<br />

à l’aéroport international. S.R.<br />

MYRNA AYAD, Dubaï Wonder, Assouline,<br />

296 pages, 95 €.<br />

PETITS MAIS<br />

SI PRÉCIEUX<br />

Un livre plein de surprises<br />

pour les plus de 6 ans, et une<br />

plongée dans l’infiniment<br />

petit, à la rencontre des<br />

insectes sociaux. Fourmis,<br />

termites, abeilles, guêpes<br />

et autres frelons n’auront<br />

plus de secrets. C.F.<br />

ANNE JANKELIOWITCH<br />

ET ISABELLE SIMLER,<br />

Royaumes minuscules,<br />

La Martinière, 64 pages,<br />

21,90 €.<br />

UN CONTINENT<br />

EN MOUVEMENT<br />

Au fil des pages,<br />

une œuvre, un plasticien,<br />

un pays. À travers 52 artistes<br />

contemporains africains<br />

engagés, acteurs reconnus<br />

de la scène artistique<br />

mondiale, le voyage<br />

se fait multiforme et<br />

invite à (re)découvrir<br />

la richesse d’un continent<br />

pluriel. C.F.<br />

ELIZABETH TCHOUNGUI, Oh! AfricArt,<br />

Le Chêne, 224 pages, 42 €.<br />

BARACK OB<strong>AM</strong>A<br />

ET BRUCE SPRINGSTEEN,<br />

Born in the USA,<br />

Fayard, 320 pages,<br />

49,90 €.<br />

SWAG & ROCK’N’ROLL<br />

Quand un président star et un<br />

musicien de légende se rencontrent,<br />

le dialogue envoie. Avec plus<br />

de 350 photographies, des textes<br />

exclusifs et des documents d’archives<br />

inédits, voici le rêve américain vu<br />

par deux icônes. Et une conversation<br />

intime sur la vie, la musique<br />

et le pays de l’oncle Sam. C.F.<br />

DR (3) - SPRINGSTEEEN F<strong>AM</strong>ILY ARCHIVES - OB<strong>AM</strong>A-ROBINSON F<strong>AM</strong>ILY ARCHOVES - DR (2)<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


JOAQUIM PAULO<br />

ET JULIUS<br />

WIEDEMANN,<br />

Funk & Soul<br />

Covers, Taschen,<br />

432 pages,<br />

50 €.<br />

DR<br />

FUNKY BEAT<br />

L’âge d’or de la musique afro-américaine, entre funk,<br />

soul et jazz, est ici retracé en pochettes, décryptant<br />

les disques de stars comme Aretha Franklin ou<br />

James Brown, mais aussi des noms moins connus,<br />

tels Mulatu Astatke ou Fontella Bass. S.R.<br />

QUI DE L’HOMME OU DU COCHON<br />

C’est l’une des meilleures fables politiques jamais<br />

écrites, mais aussi une dystopie. Les animaux<br />

d’une ferme se révoltent et mettent en place<br />

un nouveau régime politique, pire que celui<br />

des humains. Son adaptation en bande dessinée<br />

prend au collet dans une mise en scène efficace<br />

où la formule orwellienne « Tous les animaux<br />

sont égaux, mais certains sont plus égaux<br />

que d’autres » prend tout son sens. L’ouvrage<br />

s’achève sur un constat amer pour les autres<br />

animaux asservis : plus rien ne semble distinguer<br />

les cochons de leurs anciens maîtres. C.F.<br />

RODOLPHE ET PATRICE LE SOURD,<br />

La Ferme des animaux de George Orwell,<br />

Delcourt, 48 pages, 10,95 €.<br />

ENVIES<br />

D’AILLEURS<br />

Il y a cent ans, il fallait des<br />

semaines, voire des mois, pour<br />

parvenir à destination. C’était un<br />

temps où le voyage était la chasse<br />

gardée d’une caste de privilégiés.<br />

Ou d’aventuriers. À travers des<br />

trésors documentaires (photos d’époque souvent inédites, affiches<br />

publicitaires, billets, menus, étiquettes à bagage), cette anthologie<br />

ressuscite les fascinants balbutiements du voyage (1869-1939)<br />

et retrace la magie des grands périples. Du Grand Tour de l’Europe<br />

à l’Extrême-Orient, à bord de l’Orient Express, du Transsibérien<br />

ou du Titanic, chaque voyage résonne de passages célèbres tirés<br />

de récits des premiers écrivains voyageurs, tels Charles Dickens,<br />

Jules Verne, Francis Scott Fitzgerald ou encore Mark Twain. C.F.<br />

MARC WALTER ET SABINE ARQUÉ, The Grand Tour :<br />

L’Âge d’or du voyage, Taschen, 616 pages, 60 €.<br />

ESPRIT SUBVERSIF<br />

Quatre cents ans et pas une ride. Est-ce<br />

la liberté de ton de Jean de La Fontaine,<br />

né en 1621, la justesse des mots ou le jeu<br />

subtil entre représentations animale et<br />

humaine de ses personnages qui investissent<br />

les Fables d’une inaltérable modernité ? Il<br />

n’en reste pas moins que l’acuité de sa vision<br />

sur la nature humaine est saisissante et<br />

que d’un tableau à l’autre, chacun de nous<br />

s’y trouve dépeint. Doué pour le bonheur,<br />

ce « garçon de belles lettres » n’en finit pas<br />

de nous instruire. Cette nouvelle édition<br />

illustrée a tout d’un coffret enchanteur. C.F.<br />

JEAN DE LA FONTAINE, Fables, La Pléiade, 1248 pages, 55 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 21


ON EN PARLE<br />

INTERVIEW<br />

Léonie Pernet,<br />

le retour aux sources<br />

Dans son second album, Cirque de consolation,<br />

la musicienne française chante mieux<br />

que jamais. Et mêle des propos engagés<br />

à l’électronique occidentale ou des musiques<br />

traditionnelles ouest-africaines.<br />

<strong>AM</strong> : Après la révélation de votre premier album,<br />

que c’était un leurre, et que je portais par ailleurs<br />

Crave, comment avez-vous abordé le virage toujours un racisme à mon encontre en moi. C’est ce que<br />

risqué que représente un second disque ?<br />

raconte notamment le morceau « Intérieur négro ».<br />

Léonie Pernet : Rien n’aurait pu être plus douloureux<br />

Il fallait que j’aille chercher ma part noire…<br />

que la naissance de Crave, donc ça a été moins stressant Quelle musique africaine écoutez-vous ?<br />

que ce qu’on pourrait imaginer ! Ce qui a changé, c’est<br />

J’ai longtemps écouté de la musique arabe, mais<br />

que j’ai travaillé ma voix, j’ai écouté d’autres musiques… quand j’ai découvert la scène ouest-africaine, ça a été<br />

Mon besoin d’ouverture était profond. J’avais envie de texte, un choc ! J’aime Tinariwen et le blues touareg, les modes<br />

de chant, de plus de percussions et d’éléments organiques. harmoniques de la musique malienne… J’emprunte même<br />

D’être moins vaporeuse, en quelque sorte ! Surtout, j’ai décidé une kora dans « À rebours ». Pour mon concert parisien<br />

de travailler avec un réalisateur, Jean-Sylvain Le Gouic. de la Cigale [le 25 mars prochain, ndlr], je rêve d’inviter<br />

À mes débuts, j’étais seule aux commandes car j’avais peur Toumani Diabaté ! La scène électronique africaine est<br />

qu’en collaborant avec un homme, on puisse<br />

également très enthousiasmante, je suis<br />

penser que les idées venaient de lui, alors<br />

fan du collectif et label Nyege Nyege.<br />

que j’écris et compose tous mes morceaux.<br />

Pourquoi ce très beau titre, quelque peu<br />

Mais cette fois, j’étais en confiance, et j’ai pu<br />

mélancolique, Cirque de consolation ?<br />

aller plus loin encore du point de vue créatif.<br />

C’est un endroit qui existe, mais que je<br />

Dans Cirque de consolation,<br />

n’ai jamais visité ! J’en ai découvert l’existence<br />

les influences africaines s’imposent.<br />

par hasard, en rentrant d’un concert en Suisse,<br />

Un retour aux sources ?<br />

il y a quelques années. C’était un trajet long,<br />

Oui, elles accompagnent l’acceptation<br />

pénible, un peu étrange. Par la fenêtre du van,<br />

des origines de mon père biologique,<br />

j’ai vu ce panneau qui indiquait « Cirque de<br />

touareg du Niger. Je l’ai enfin rencontré<br />

consolation ». J’ai eu l’impression qu’il m’était<br />

Cirque de consolation, InFiné.<br />

il y a quelques années… et je n’ai pas de<br />

adressé ! Quelques mois plus tard, j’ai écrit<br />

mots pour expliquer à quel point cela a été fort. Cette grande un morceau du même nom. Ce titre est littéraire, poétique,<br />

réconciliation personnelle m’a naturellement ouverte à et résonne avec mon chemin familial. Outre le clin d’œil<br />

d’autres espaces culturels, notamment cette part africaine à La Société du spectacle, de Guy Debord, il y a dans ce titre<br />

que je porte en moi. Car pendant longtemps, je n’ai pas eu quelque chose qui interroge notre humanité d’aujourd’hui…<br />

conscience de la richesse artistique du continent, même si j’ai Vous chantez en français, les rythmiques sont<br />

toujours parlé de métissage et d’hybridation, et que je suis très présentes… C’est un nouveau départ ?<br />

férue de la littérature de Frantz Fanon et d’Édouard Glissant Cet album, c’est la suite de Crave, qui parlait beaucoup<br />

– le concept de Tout-Monde m’a beaucoup impressionnée. du manque. Sa suite naturelle, c’est la consolation. Puis la<br />

Dans cet album très personnel, vous évoquez l’addiction, tentative de joie… À la sortie de mon premier disque, j’avais<br />

la reconstruction, l’amour, mais aussi le racisme… déjà commencé à chanter en français et trouver un nouveau<br />

Jusqu’à ce que je rencontre mon père, j’avais l’impression ton. Après mes premières chansons dotées de beaucoup de<br />

d’être libre, de bien vivre mon homosexualité et<br />

passages lents et sombres, je voulais ramener de la lumière<br />

mon métissage, par exemple. Mais j’ai compris<br />

en ce bas monde ! ■ Propos recueillis par Sophie Rosemont<br />

JEAN-FRANÇOIS ROBERT - DR<br />

22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


COURTESY DANIELE GENADRY & GALERIE IN SITU-FABIENNE LECRLERC, GRAND PARIS - DR<br />

FOIRE<br />

Proposal (Mountain Time), Daniele Genadry, 2014.<br />

LE MENA<br />

À L’HONNEUR<br />

Avec 15 galeries et 100 œuvres provenant<br />

d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, MENART<br />

FAIR crée une nouvelle fois la surprise.<br />

APRÈS AVOIR INVESTI PARIS au printemps dernier, Menart Fair fait escale<br />

à Bruxelles, en janvier, pour sa seconde édition. Exclusivement dévolue à l’art<br />

contemporain et moderne d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (MENA), cette foire<br />

a été lancée sous l’impulsion de Laure d’Hauteville. Férue d’art, celle-ci œuvre activement<br />

au dialogue interculturel entre le Moyen-Orient et l’Occident depuis près d’une trentaine<br />

d’années. Elle a ainsi fondé en 1998, à Beyrouth, le premier salon international d’art<br />

contemporain consacré à la création de la région MENA. Forte du succès de l’exposition<br />

« Regards d’Orient » en octobre dernier – suivie de la vente aux enchères au sein de la<br />

maison Cornette de Saint Cyr, à Paris –, Laure d’Hauteville assure : « L’art du Liban, de la<br />

Tunisie et du Maroc est très prisé. » Menart Fair, dont la direction artistique a été confiée<br />

à Joanna Chevalier, se tiendra durant la 66 e Brussels Art Fair et réunira 15 galeries<br />

(Nathalie Obadia, La La Lande, ou encore 193 Gallery). Les pièces emblématiques<br />

de talents émergents comme la Yéménite Alia Ali ou le Tunisien Bechir Boussandel<br />

se tailleront une place parmi la centaine d’œuvres exposées. ■ Fouzia Marouf<br />

MENART FAIR, Cornette de Saint Cyr, Bruxelles (Belgique),<br />

du 21 au 23 janvier 2022. menart-fair.com<br />

ROMAN<br />

NOUVELLE AURORE<br />

L’économiste et écrivain sénégalais<br />

Felwine Sarr livre un récit poétique<br />

sur le destin et l’éveil.<br />

DÉTERMINÉ, ce professeur<br />

de philosophie africaine<br />

contemporaine à l’université Duke,<br />

en Caroline du Nord, arpente<br />

le monde comme on explore ses<br />

rêves, son histoire. Inlassablement,<br />

obstinément. Forgé à l’école de<br />

pensée de Nietzsche, de Dante,<br />

des philosophes indiens et chinois,<br />

il a cofondé avec l’historien et<br />

politologue camerounais Achille<br />

Mbembe les Ateliers de la pensée<br />

à Dakar et à Saint-Louis, en 2016,<br />

pour réfléchir aux mutations<br />

du monde contemporain. Après<br />

l’essai Afrotopia, pour une nouvelle<br />

manière de regarder « l’Afrique en<br />

mouvement », ou encore La Saveur<br />

des derniers mètres, carnet de<br />

voyage singulier dans lequel<br />

il prend le pouls du monde, ce libre<br />

penseur revient avec un roman<br />

sur la fraternité et les chemins,<br />

parfois ardus, qui mènent à<br />

l’apaisement. Une quête initiatique,<br />

sous le signe du double, où des<br />

jumeaux font route, l’un porté par<br />

une spiritualité ancestrale, l’autre<br />

par une nécessaire rédemption.<br />

Jusqu’à la métamorphose. ■ C.F.<br />

FELWINE SARR,<br />

Les lieux qu’habitent<br />

mes rêves, Gallimard, 15 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 23


ON EN PARLE<br />

La Cuisine de Gagny, à Marseille,<br />

propose les recettes originales<br />

de son chef malien, Gagny Sissoko.<br />

SPOTS<br />

CUISINE<br />

INTUITIVE ET<br />

CLASSIQUES<br />

Que ce soit à Marseille ou à Paris,<br />

la CRÉATIVITÉ DU CHEF<br />

fait le charme de l’adresse.<br />

À La Cuisine de Gagny, on ne trouvera pas de plats<br />

africains ou occidentaux classiques, mais on aura le plaisir<br />

de découvrir les recettes originales du Malien Gagny<br />

Sissoko. Adepte de la cuisine intuitive, le chef créé ses<br />

assiettes à partir de produits de saison, en circuit court<br />

et à 90 % bio, dans ce restaurant marseillais, ouvert<br />

en 2018, qui a été nommé aux Fork Awards 2021. On<br />

retrouve ses racines dans certaines saveurs, comme<br />

dans les gnocchis au manioc, ou dans les modalités<br />

de cuisson qui lui servent d’inspiration. Si vous passez<br />

par là pour la première fois, on vous conseille de<br />

Situé à Paris, Lokita est né en 2018.<br />

goûter sa daube de poulpe ou de lui faire confiance<br />

sur le poisson du jour : il saura vous conquérir.<br />

Également né en 2018, mais à Paris, Lokita laisse toute<br />

leur place aux grands classiques. Pourtant, les vraies stars<br />

de cette cantine, ce sont les pastels farcis et roulés à la main<br />

d’Aissata Coundio, ses accras auxquels la farine de niébé<br />

donne un twist inattendu et ses jus de fruits traditionnels<br />

(lokitajus.fr). Chaque recette naît d’une recherche de la cheffe,<br />

d’origines mauritanienne et sénégalaise. Avant d’ouvrir son<br />

restaurant, elle a testé ses produits sur les marchés, modifiant<br />

ses tapas africaines, élaborés à partir d’une recette familiale,<br />

pour leur donner un goût qu’on ne retrouve pas ailleurs.<br />

Comme les pastels aux légumes ou son jus Néno (du nom<br />

de sa grand-mère), à base d’hibiscus blanc. Un assortiment<br />

qu’elle propose aussi à emporter, par exemple dans une box<br />

apéro spécial week-end, qui met l’eau à la bouche. ■ L.N.<br />

DR<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


ARCHI<br />

Pal_maison, la villa<br />

qui respecte la palmeraie<br />

Avec ce projet judicieux, le CABINET TUNISIEN Ï+Ï<br />

vient d’être nommé aux EU Mies Awards 2022.<br />

POUR LA PREMIÈRE FOIS, quatre projets<br />

tunisiens sont en compétition pour<br />

obtenir le prix de l’Union européenne<br />

pour l’architecture contemporaine<br />

Mies van der Rohe 2022, qui sera remis<br />

en mai prochain. Parmi les ouvrages<br />

présélectionnés, Pal_maison, signé par<br />

Souleïma Fourati du cabinet ï+ï, a un nom<br />

qui est tout un programme : cette villa<br />

de 220 m 2 surgit au cœur de la palmeraie<br />

de Tozeur, dans une oasis de 3 hectares<br />

qu’il fallait à tout prix préserver.<br />

Les deux parallélépipèdes en H, construits<br />

sur un socle carré pavé de briques en terre<br />

cuites – disposées de façon à rappeler<br />

les motifs des tapis traditionnels de la<br />

région –, s’harmonisent parfaitement avec<br />

le paysage. L’entrée principale du bâtiment<br />

sépare l’espace jour de l’espace nuit. Les<br />

salons et la cuisine, lieux de convivialité<br />

par excellence, relient les deux rectangles<br />

tout en s’ouvrant sur la piscine. Le<br />

bassin est une interprétation sous forme<br />

contemporaine des canaux d’irrigation<br />

des palmiers, dont l’eau, non traitée,<br />

est réutilisée pour arroser la plantation.<br />

Tout est construit pour assurer l’intimité<br />

et le confort des occupants. L’orientation<br />

de la villa protège les intérieurs du soleil<br />

du Sahara et les ouvertures sont occultées<br />

par des façades en briques ajourées,<br />

qui filtrent la lumière du sud.<br />

En même temps, les volets en bois de<br />

palmier limitent les chocs thermiques<br />

le soir et l’été. Protagoniste absolu<br />

du projet, le palmier a également<br />

été utilisé pour créer les meubles<br />

de la cuisine, les dressings ainsi que<br />

les magnifiques portes. ■ L.N.<br />

DR<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 25


PARCOURS<br />

Youness Miloudi<br />

LES IMAGES DE CE PHOTOGRAPHE MAROCAIN<br />

montrent une esthétique contemporaine de la jeunesse iranienne.<br />

Il participera à un group show lancé par Hassan Hajjaj à la Hannah<br />

Traore Gallery, à New York, en janvier. par Fouzia Marouf<br />

Dans « PerseFornia, avoir 20 ans à Téhéran », sa série consacrée à la jeunesse iranienne<br />

exposée en novembre à la galerie parisienne Nouchine Pahlevan, Youness Miloudi<br />

proposait une déambulation singulière. Les visages rieurs des filles et des garçons<br />

s’offrant au crépuscule, les mains gantées d’une street artist s’attardant sur une œuvre<br />

qu’elle finalise à la bombe de peinture sont autant de réflexions sur la liberté en<br />

Iran : « J’ai découvert cette vitalité à la suite d’une rencontre très forte avec un jeune<br />

couple, avec lequel je me suis lié d’amitié. En 2017, je me suis attaché à réaliser<br />

un travail d’inspiration documentaire, durant lequel j’ai suivi des jeunes dans leur<br />

quotidien. Je souhaitais donner un visage différent de l’Iran. À l’image de cette<br />

jeunesse créative, dont j’étais témoin, et qui recourait à un mode de vie totalement alternatif, tout en composant<br />

avec les lois de la république islamique », souligne-t-il. Réalisées en extérieur et en intérieur, ces images révèlent<br />

un autre personnage emblématique, Téhéran : noctambule, jouissive, la ville a été saisie sous divers angles.<br />

Pugnace et entier, Youness Miloudi sillonne l’Iran durant plusieurs mois afin de s’imprégner de la culture perse.<br />

Ses premiers travaux sont éclairés par son envie de comprendre ce pays aussi vaste que complexe. Cette série<br />

intimiste prend peu à peu forme hors du cadre traditionnel :<br />

« La photographie est un médium indéniable pour aller vers l’autre,<br />

elle incarne une ouverture sur le monde. Les Iraniens sont très<br />

accueillants, d’un contact direct et plein de curiosité à la vue de<br />

voyageurs. J’ai ressenti le besoin de m’attarder un certain temps aux<br />

côtés de cette jeunesse underground afin de la documenter au plus près<br />

de la réalité. J’en retiens des jeunes qui mènent leur propre révolution<br />

en silence. Surprenants, contournant les interdits, ils s’expriment<br />

grâce à l’art et la culture. » Né en 1984 à Fès, l’artiste met le cap sur<br />

la France en 2005 afin de suivre des études d’ingénierie à l’université<br />

Sans titre, série « PerseFornia,<br />

avoir 20 ans à Téhéran ».<br />

de Picardie Jules Verne. Féru de cinéma et de musique, marqué par l’univers du cinéaste Tony Gatlif, il organise<br />

des concerts dédiés à la culture urbaine, comme la danse, le hip-hop ou le breakdance. La création documentaire<br />

l’interpellant, il décide de se consacrer pleinement à la photographie et au voyage en 2013 et se met en quête<br />

de sujets hors de sa zone de confort : « J’ai toujours été fasciné par l’image et ses multiples aspects. Arrivé en<br />

France, j’ai enchaîné en parallèle des petits jobs afin de m’offrir mon premier appareil photo. J’ai commencé<br />

par travailler dans l’événementiel et par faire de la photo en studio. Puis, ma pratique et mes choix se sont affinés,<br />

et j’ai décidé de me tourner vers la photographie de témoignage », se souvient-il. En 2018, il présente pour la<br />

première fois une partie de son projet « PerseFornia » sous la forme d’un collectif à la foire d’art contemporain<br />

africain 1-54 Marrakech. Suit une deuxième exposition en 2019 à Photo Doc, rendez-vous incontournable<br />

de la photographie documentaire à Paris. Dans l’optique de s’ouvrir à de nouvelles perspectives, il participera<br />

en janvier prochain à un group show initié par Hassan Hajjaj à la Hannah Traore Gallery, à New York. ■<br />

YOUNESS MILOUDI<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


WI<strong>AM</strong>E B.<br />

« Je souhaitais<br />

donner un visage<br />

différent<br />

de l’Iran. »


Communiqué<br />

Radisson Hotel Group s’attend à une année solide, avec une expansion dans les principales villes<br />

d’Afrique de l’Ouest et Centrale. Erwan Garnier, Directeur Senior,<br />

Afrique, Radisson Hotel Group, nous parle des projets du groupe<br />

Radisson Hotel Gr oup réalise sa<br />

grande ambition pour l’Afrique<br />

Exterieur du Radisson Collection Bamako<br />

Quel est le portefeuille actuel de Radisson<br />

Hotel Group et quelles sont ses ambitions<br />

pour l’Afrique de l’ouest et centrale ?<br />

L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale<br />

représentent des marchés clés dans notre<br />

stratégie de développement continentale,<br />

en faisant passer notre portefeuille d’une<br />

unité en 2008 à 25 hôtels en exploitation<br />

et en développement aujourd’hui. Grâce<br />

à cette solide stratégie d’expansion, nous<br />

sommes en passe de consolider notre<br />

leadership et de doubler notre portefeuille<br />

pour atteindre 50 hôtels d’ici 2025.<br />

Quelles ont été les réalisations marquantes<br />

dans cette région au cours des<br />

deux dernières années ?<br />

Malgré la pandémie, nous avons été en<br />

mesure d’accroître notre portefeuille en<br />

Afrique de l’Ouest et centrale avec la signature<br />

de trois nouveaux hôtels, ajoutant<br />

plus de 625 chambres. Nous avons renforcé<br />

notre présence sur des marchés clés tels<br />

que le Nigeria et le Mali, tout en pénétrant<br />

sur un nouveau marché, le Ghana. Les conversions<br />

étant au cœur de notre stratégie<br />

de croissance, nous avons pu ouvrir des<br />

hôtels en accélérant le repositionnement<br />

de structures existantes. Une autre étape<br />

importante a été le lancement de notre<br />

marque Radisson Collection en Afrique,<br />

avec l’ouverture du Radisson Collection de<br />

Bamako en décembre 2020<br />

En avril de cette année, nous avons également<br />

lancé notre première propriété Radisson<br />

Individuals en Afrique, avec la signature<br />

de l’hôtel Earl Heights Suites, membre de<br />

Radisson Individuals, à Accra, au Ghana.<br />

L’ouverture est prévue au cours du premier<br />

trimestre 2022. Radisson Individuals est une<br />

marque de conversion qui offre aux hôtels<br />

indépendants et aux chaînes locales et<br />

régionales l’opportunité de faire partie de<br />

la plateforme mondiale de Radisson Hotel<br />

Group, de bénéficier de la notoriété et<br />

de l’expérience internationale du Groupe,<br />

tout en ayant la liberté de conserver leur<br />

caractère unique et leur identité.<br />

Quel est la stratégie d’expansion et les<br />

priorités en Afrique de l’ouest et centrale ?<br />

Nous avons identifié six pays avec une<br />

stratégie claire de croissance, axé sur les<br />

capitales, les centres financiers et les destinations<br />

touristiques. Huit villes sont au<br />

cœur de notre ambition : Abuja, Lagos,<br />

Accra, Abidjan, Dakar, Yaoundé, Douala et<br />

Kinshasa. Notre stratégie se développe les<br />

hôtels d’affaires, les centres de villégiature,<br />

Erwan Garnier, Directeur Senior, Afrique,<br />

Radisson Hotel Group.<br />

Reception du Radisson Collection Bamako.<br />

les appart-hôtels et les développements à<br />

usage mixte.<br />

Au Nigeria, nous avons pour objectif<br />

d’augmenter de 50 % notre portefeuille de<br />

neuf hôtels d’ici 2025. L’objectif principal est<br />

la capitale Abuja, suivie de Lagos et Port<br />

Harcourt. Nous prévoyons de développer<br />

chacune de nos six marques au Nigeria,<br />

y compris notre toute nouvelle marque<br />

Radisson Individuals, afin de soutenir les<br />

conversions potentielles.<br />

Au Ghana, nous souhaitons développer<br />

l’ensemble de notre portefeuille, en mettant<br />

l’accent sur l’expansion de la capitale,<br />

Accra, ainsi que Kumasi, la seconde ville<br />

du pays et Takoradi sur le positionnement<br />

resort.<br />

En Côte d’Ivoire, Abidjan est au cœur de<br />

notre action et nous avons pour objectif de<br />

répondre aux besoins du marché en ayant<br />

chacune de nos six marques présentes d’ici<br />

la fin 2025. Cela inclut Plateau, Cocody,<br />

Marcory and Zone 4. De plus nous souhaitons<br />

nous développer dans le pays sur<br />

le segment affaires à Yamoussoukro et<br />

San-Pedro ainsi que sur le segment loisirs<br />

à Assini et Grand Bassam.<br />

Au Sénégal, nous souhaitons également<br />

développer chacune de nos marques, en<br />

concentrant notre expansion dans le centre<br />

de Dakar avec le Plateau, la Corniche, Ngor<br />

et Point E ainsi que Diamniadio et Saly. Les<br />

autres villes que nous avons identifiées<br />

pour notre expansion sont Touba, Saint<br />

Louis et Cap Skirring.


C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

BONNE ANNÉE !<br />

DOM<br />

Je viens de me rendre compte, à la relecture des « C’est comment ? » des numéros<br />

doubles de fin d’année sur cinq ans, que les vœux pieux se juxtaposent. Pour que<br />

le terrorisme cesse, pour que la redistribution des richesses soit effective, pour que les<br />

démocraties et la bonne gouvernance s’installent, pour que la demande d’emploi exponentielle<br />

soit satisfaite, pour que les filles aillent à l’école, pour que l’environnement et sa<br />

dégradation galopante soit enrayée, pour que, pour que… Et les Cassandre argueront<br />

que ça ne marche pas. Les esprits chagrins comptabiliseront les non-avancées, voire<br />

les violents reculs dans certains pays. Et surtout, tout en souhaitant que tout s’arrange,<br />

on ne parle que de catastrophes, de négatif, de ce qui ne bouge pas, ne change pas.<br />

Alors, pour 2022, on va faire différent. En regardant un peu notre continent<br />

par une lorgnette positive, inversée. Et d’abord pour parler<br />

de l’actualité : le retour du coronavirus, des frontières qui se<br />

ferment et du stress qui se généralise à nouveau. À l’heure<br />

où cette édition boucle, nul ne sait quelle sera l’évolution du<br />

nouveau variant Omicron, venu d’Afrique du Sud. Mais on<br />

peut espérer, déjà, que l’Afrique (hormis l’Afrique australe,<br />

peut-être) devrait continuer à prouver sa résistance face à<br />

la pandémie, aux pandémies. Avec des systèmes de santé<br />

bien plus défaillants que ceux du Nord, une couverture vaccinale<br />

quasiment nulle (moins de 7,5 % début décembre),<br />

le continent a montré la force de sa population jeune et<br />

les résiliences étonnantes de la plupart de ses économies.<br />

Malgré, là encore, les prédictions les plus funestes.<br />

Sa jeunesse, justement, celle qui a décidé dans un<br />

pays sahélien – demain deux, peut-être plus – de prendre<br />

son destin en mains en descendant dans la rue pour dire<br />

stop. Cette jeunesse encore qui se lance dans l’autoemploi,<br />

monte des entreprises, crée de la richesse, sans<br />

trop attendre que les États aident, soutiennent.<br />

De nombreux autres signes positifs existent, si l’on<br />

regarde bien, comme l’appropriation des nouvelles technologies de demain en un temps<br />

record. Ou encore les premiers fruits, ici et là, des programmes de développement mis en<br />

place par les États. Et aussi, la prise de conscience sur les questions environnementales,<br />

le ras-le-bol des paysannes qui dénoncent la destruction de la couche d’ozone par<br />

les pays riches…<br />

Certes, le trait est un peu forcé. Volontairement sur-enthousiaste. C’est juste pour<br />

montrer que le continent résiste et avance en même temps. À petits pas. À son rythme.<br />

Vers demain. C’est bon de l’écrire. Et de lui souhaiter une belle année 2022 ! ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 29


perspectives<br />

2022<br />

ANNÉE<br />

SUR<br />

LE FIL<br />

Pandémie, instabilité<br />

politique, insécurité,<br />

croissance économique au<br />

ralenti… Les indicateurs<br />

ont de quoi inquiéter<br />

le continent.<br />

Et pourtant, avec<br />

ses fortes potentialités,<br />

l’avenir lui appartient.<br />

par Zyad Limam<br />

Au moment où ces lignes sont écrites, début<br />

décembre 2021, le monde paraît au bord de la<br />

crise de nerfs. Deux ans après le début de la<br />

pandémie de Covid-19, un nouveau variant est<br />

apparu, détecté en Afrique du Sud, Omicron<br />

(15 e lettre de l’alphabet grec, précédée par Xi<br />

et suivi par Pi…). Le virus aurait muté de manière spectaculaire,<br />

serait devenu plus transmissible, peut-être plus dangereux<br />

que ses versions précédentes, dont le fameux Delta qui,<br />

lui, pousse la 5 e vague de contamination en Europe et aux<br />

États-Unis. Trois milliards de personnes dans le monde (très<br />

largement dans les pays riches) sont vaccinées, et pourtant<br />

les infections se poursuivent, même si elles sont moins meurtrières.<br />

La dépression guette les citoyens. Personne ne connaît<br />

vraiment les capacités néfastes d’Omicron, mais les États se<br />

barricadent, les frontières se hérissent de murs infranchissables.<br />

Le Maroc a fermé ses portes à l’entrée et à la sortie,<br />

enchaînant quasiment deux années blanches pour le tourisme.<br />

L’Afrique australe a été mise au ban des nations avec la fermeture<br />

massive des lignes aériennes. La reprise économique<br />

qui semblait bien engagée risque le coup d’arrêt, impactant<br />

bien plus encore les pays émergents et les pays pauvres qui<br />

n’ont pas les moyens budgétaires de doper leur croissance…<br />

Au-delà du Covid, de l’Omicron et du Delta, ce qui n’est pas<br />

rien, la situation générale n’est guère brillante. Iran, Ukraine,<br />

Taïwan, Palestine, les lignes de fronts sont nombreuses. Un peu<br />

30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


À Harare, au Zimbabwe,<br />

des personnes âgées<br />

ou prioritaires font la queue<br />

pour le vaccin Sinopharm.<br />

TAFADZWA UFUMELI/GETTY IMAGES<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 31


PERSPECTIVES<br />

partout, les démocraties sont menacées par des modèles autoritaires<br />

et centralisateurs. En Afrique, le coup d’État est de<br />

nouveau un mode d’accession au(x) pouvoir(s). En Europe et<br />

aux États-Unis, les droites extrêmes, populistes, identitaires, le<br />

trumpisme gagnent chaque jour du terrain. La COP26, à Glasgow<br />

(Écosse), aura souligné la quasi-impossibilité sémantique<br />

pour l’humanité de se confronter à la question, pourtant existentielle,<br />

du changement climatique et du développement durable.<br />

Dans cette ambiance sombre, on cherche des points d’appui,<br />

de rebonds, pour y croire, pour se lancer dans cette nouvelle<br />

année 2022 (et les suivantes) avec un peu plus d’optimisme.<br />

Pour l’Afrique et son 1,2 milliard d’habitants (à peu de<br />

chose près l’équivalent de l’Inde, et un peu moins que la Chine),<br />

l’objectif premier reste la vaccination de masse contre le Covid<br />

et ses variants potentiels ou existants, pour protéger le maximum<br />

de personnes, hommes, femmes, enfants. On ne pourra<br />

certainement pas « immuniser » totalement le continent, mais il<br />

faut atteindre un point critique, construire des digues sanitaires<br />

(en attendant l’épuisement du virus…). Début décembre 2021,<br />

les chiffres restent scandaleusement insuffisants. Un peu plus<br />

de 155 millions d’Africains ont reçu leur première dose, contre<br />

plus de 4 milliards à l’échelle du monde. Ainsi, un an après l’apparition<br />

des vaccins, seulement 11 % de la population du continent<br />

a pu bénéficier d’une première injection, et uniquement<br />

7,5 % des Africains sont considérés comme entièrement vaccinés<br />

(ourworldindata.org). Parmi les géants, la République démocratique<br />

du Congo est à moins de 1 %, l’Égypte à 15 % et l’Algérie<br />

à 12 %. En Côte d’Ivoire, au Ghana et au Sénégal, la couverture<br />

vaccinale se situe aux alentours de 10 %. Les rares bons élèves<br />

comme le Maroc sont à 61 %, ou la Tunisie à 43 %. Cette vaccination<br />

profite souvent aux élites, soucieuses de protection et du<br />

sésame pour voyager. La relative immunité collective apparaît<br />

encore loin. Cas d’école, l’Afrique du Sud, pays à économie intermédiaire<br />

– structurellement immunodéprimée par l’impact de<br />

la pandémie de VIH –, plafonne à 25 % de personnes vaccinées.<br />

L’ÉGOÏSME DES PAYS RICHES<br />

Ces chiffres ne sont plus acceptables. On peut souligner<br />

la méfiance d’une grande partie des populations, mais cette<br />

méfiance existe aussi dans le monde riche où l’on vaccine à<br />

tour de bras, en multipliant les incitations et les coercitions<br />

(pass sanitaire, etc.). On peut également souligner le manque<br />

de volonté de certains États, pour qui le Covid-19 n’est pas la<br />

première des urgences par rapport à l’immensité des besoins<br />

économiques, sociaux ou sécuritaires. On peut aussi estimer qu’à<br />

ce jour, l’Afrique, ce continent jeune, à la densité de population<br />

clairsemée, ne s’en tire pas si mal, pour ce qui est des contaminations<br />

et des victimes. Peut-être, aussi, faudrait-il une nouvelle<br />

génération de vaccins « classiques », facilement transportables,<br />

adaptés aux climats de l’hémisphère sud. On peut surtout<br />

souligner l’inconscience et l’égoïsme des pays riches, peu soucieux,<br />

au-delà des discours, de financer cet immense effort de<br />

vaccination vis-à-vis du continent. Une approche à courte vue.<br />

Comme le souligne Stella Kyriakides, commissaire européenne<br />

à la Santé : « Nobody will be safe, until everyone is safe » (« Personne<br />

n’est en sécurité, tant que tout le monde ne l’est pas »). La<br />

circulation intense du virus entraîne la naissance de nouveaux<br />

variants dont on ne peut pas prédire la nocivité. C’est le cas du<br />

Delta, probablement né en Inde lors du pic ravageur du printemps<br />

dernier. Et c’est le cas du désormais tristement célèbre<br />

Omicron, né probablement quelque part en Afrique australe.<br />

L’INDISPENSABLE PLAN DE RELANCE<br />

On demande beaucoup à l’Afrique en matière de modernisation,<br />

de lutte contre les criminalités, de stabilité sociale et institutionnelle,<br />

de démocratisation. Elle peut s’engager plus encore<br />

activement sur ces dossiers, tout en demandant au monde un<br />

véritable effort collectif sur le financement des vaccins, tant sur<br />

le plan du produit lui-même que de la logistique d’injections aux<br />

quatre coins du continent. Cet investissement de la communauté<br />

internationale aura un impact bénéfique pour l’humanité par<br />

la maîtrise des variants. Mais aussi pour éviter que la machine<br />

économique globale ne cale… Le Fonds monétaire international<br />

estime qu’il faudrait un peu plus de 50 milliards de dollars<br />

pour vacciner 60 % de la population mondiale d’ici à 2022. Une<br />

goutte d’eau comparée aux pertes boursières générées par l’apparition<br />

d’Omicron. Une goutte d’eau pour les États-Unis – à<br />

peu près 3 % du plan de rénovation des infrastructures porté<br />

par le président Biden, le Build Back Better. Un effort largement<br />

à la mesure de l’Europe et de l’Union européenne aussi,<br />

dont le destin est définitivement lié à celui de l’Afrique pour les<br />

décennies à venir : migration, sécurité, croissance, changements<br />

climatiques, ressources agricoles…<br />

La situation n’est pas loin d’être ubuesque. Les pays du G7<br />

ont commandé ou précommandé près de 3 milliards de<br />

doses supplémentaires, en trop par rapport à leurs besoins…<br />

Dans ce contexte, l’Afrique est en droit d’exiger un véritable effort<br />

en sa faveur, sur les vaccins, sur la logistique de vaccination,<br />

mais aussi sur la relance économique. Quant à la croissance, le<br />

continent a déjoué les scénarios catastrophistes et mieux résisté<br />

que prévu aux impacts du Covid. Les gouvernements ont investi<br />

et dépensé pour amortir le choc, mais le coup de frein est bien<br />

réel. On est passé de taux de croissance au-delà des 6, 7 et 8 %<br />

par an à des performances juste au niveau de zéro, et parfois<br />

négatives. Pour les pays tributaires du tourisme et des échanges,<br />

la facture est particulièrement lourde. Ce décalage de richesse<br />

a un impact direct avec des conséquences immédiates sur l’emploi,<br />

les revenus, la pauvreté, la capacité d’investir dans le social,<br />

la santé, l’éducation, les infrastructures… L’écart entre l’Afrique<br />

et le reste du monde va s’accroître.<br />

Pour reprendre pied, pour mieux lutter contre la pandémie<br />

tout en investissant dans son futur, l’Afrique a besoin d’un grand<br />

plan de relance. Elle a besoin de pouvoir accéder à des moyens<br />

financiers adaptés à l’immensité du défi. Les montants sont<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


ARNAUD SPANI/HEMIS.FR<br />

Au Sénégal, dans la région de Ferlo, on bouture,<br />

sème et élève des arbres destinés à reverdir le Sahel.<br />

chiffrés. Et ils restent modestes par rapport à ce qui se fait dans<br />

les pays riches. L’Afrique aurait besoin d’au moins 500 milliards<br />

de dollars sur les trois ans qui viennent. L’objectif n’est pas que de<br />

renflouer les trésors publics, de boucher des trous budgétaires.<br />

L’objectif, c’est surtout de favoriser un kick-start (démarrage<br />

rapide) de l’investissement, de pousser des projets structurants<br />

(en particulier dans le domaine des infrastructures), de favoriser<br />

le développement du secteur privé, des entreprises locales, et<br />

donc de l’emploi. Tous les chantiers sont ouverts : agro-industrie,<br />

alimentation, pharmacie, textiles, bâtiments, énergie, télécoms,<br />

nouvelles technologies de l’information et de la communication,<br />

eau, pêche, tourisme, services, banques, assurances…<br />

LA GRANDE MURAILLE VERTE<br />

Les potentialités sont là, le cadre juridique doit être amélioré,<br />

la sécurité aussi, la communication et la séduction externe<br />

également, mais l’Afrique est réellement le continent de l’avenir.<br />

Et ses élites doivent le marteler aux quatre<br />

coins du monde. Un grand industriel français<br />

confiait récemment en aparté : « J’ai vu<br />

la Chine sortir de la pauvreté, changer en<br />

quelques décennies. Je connais l’Afrique. Et<br />

l’Afrique, c’est la Chine de demain, le processus<br />

est en marche… »<br />

Pour cette émergence africaine, l’une des<br />

clés sera l’investissement du continent dans<br />

la transition énergétique et le développement<br />

durable. À la fois pour protéger son patrimoine<br />

et limiter les effets du changement climatique,<br />

mais aussi pour générer des entreprises, des<br />

projets, de la recherche, des financements.<br />

Malgré la pression démographique, l’Afrique<br />

peut être le continent vert du XXI e siècle. Outre<br />

l’or ou le pétrole, c’est le continent de l’eau,<br />

du soleil et du vent (deux énergies possibles).<br />

C’est un continent maritime ouvert sur deux<br />

océans (Atlantique et Indien) et une mer<br />

(Méditerranée), avec un formidable potentiel<br />

d’économie bleue. Avec 60 % de terres arables,<br />

l’Afrique pourrait se nourrir elle-même et<br />

nourrir le monde. L’Afrique enfin, c’est aussi le<br />

continent des forêts. L’Afrique centrale constitue<br />

le deuxième massif de forêt dense et tropicale<br />

au monde. La protection et la valorisation<br />

de ce massif sont d’autant plus primordiales<br />

que le bassin de l’Amazone se dégrade chaque<br />

jour. Et que, sans forêts, la vie sur Terre va inéluctablement<br />

se compliquer… Dans cet ordre<br />

d’idées, la reforestation du Sahel et de l’Afrique<br />

de l’Ouest est tout aussi prioritaire pour stopper<br />

l’avancée du désert, fixer les populations,<br />

offrir des perspectives, lutter contre les tentations<br />

terroristes… Symbole de cette grande ambition africaine,<br />

le projet Grande muraille verte : l’objectif initial était la mise en<br />

place d’une barrière végétale qui traverserait l’Afrique d’ouest en<br />

est sur 8 000 kilomètres, du Sénégal à Djibouti. Le plan directeur<br />

a évolué vers la création d’écosystèmes locaux connectés les<br />

uns aux autres. Objectif affiché d’ici à 2030 : remettre en état<br />

100 millions d’hectares de terres dégradées, séquestrer 250 millions<br />

de tonnes de carbone et créer 10 millions d’emplois verts.<br />

Les défis sont multiples, chaque pays sur le « tracé » doit faire<br />

face à d’immenses difficultés, y compris sécuritaires, mais ce<br />

projet pharaonique est porteur. Lors du sommet One Planet en<br />

janvier 2021, à Paris, a été adoptée l’idée d’un « accélérateur » de<br />

la muraille verte, doté de 19 milliards de dollars. Et aux États-<br />

Unis, pays du capitalisme roi, la restauration des terres apparaît<br />

comme un excellent business, moralement utile et commercialement<br />

rentable. Voilà, l’avenir n’est pas écrit, il est à inventer.<br />

Allons-y franchement ! ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 33


PERSPECTIVES<br />

Le président français lors de la<br />

cérémonie d'entrée de Joséphine<br />

Baker au Panthéon, à Paris,<br />

le 30 novembre 2021.<br />

34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


En France,<br />

Macron<br />

cherche<br />

son second<br />

souffle<br />

DOMINIQUE JACOVIDES/POOL/REA<br />

C’était il y a presque cinq ans.<br />

En mai 2017, un jeune homme<br />

ambitieux, un Rastignac<br />

brillant et opportuniste, prenait<br />

de vitesse tout le système<br />

politique français et se faisait élire président<br />

de la République (à 38 ans, le plus jeune<br />

de l’histoire moderne gauloise), au nez et<br />

à la barbe des partis politiques traditionnels.<br />

Son mandat devait être celui d’une profonde<br />

modernisation du pays, d’une mise à niveau<br />

radicale qui dépasserait les antagonismes<br />

du passé. Celui d’un « reset » aussi sur le plan<br />

international, en particulier avec l’Afrique,<br />

en se débarrassant du poids et des ombres<br />

du colonialisme, des fantasmes du pré carré.<br />

De la coupe aux lèvres, la distance peut<br />

parfois se révéler presque insurmontable.<br />

Les années Macron auront été marquées<br />

par l’amateurisme du début, par la révolte<br />

brutale des Gilets jaunes, reflet de la colère<br />

de « l’autre » France. Et par la pandémie<br />

de Covid-19, avec son cortège de victimes,<br />

de contraintes et de confinements. À quelques<br />

mois de l’élection présidentielle d’avril<br />

prochain, le pays apparaît mentalement au<br />

bout du rouleau, et le débat est dominé par<br />

les angoisses identitaires, la peur surréaliste<br />

d’un grand remplacement, l’angoisse d’une<br />

immigration débridée… Pourtant, la France<br />

est vaccinée à 80 %, la croissance est de<br />

retour. Et finalement, Emmanuel Macron reste<br />

au centre du jeu, face à une gauche dévastée,<br />

une droite en recherche d’un début de<br />

programme enthousiasmant, et une extrême<br />

droite (normalement) inéligible au second<br />

tour. Emmanuel Macron, aujourd’hui 43 ans,<br />

s’avance à pas presque confiants. Mais comme<br />

le disait un proche du précédent président<br />

François Hollande, bien placé pour le savoir :<br />

« Rien ne se passe jamais comme prévu. » ■ Z.L.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 35


PERSPECTIVES<br />

En Tunisie,<br />

le scénario<br />

de tous<br />

les possibles<br />

Depuis le 25 juillet 2021,<br />

et la prise en main<br />

de tous les pouvoirs<br />

par Kaïs Saïed, la Tunisie,<br />

pays phare des révolutions<br />

arabes, récompensée par un prix<br />

Nobel de la paix en 2015, a changé de<br />

trajectoire et vit une expérience politique<br />

inconnue. Sur un terrain économique<br />

et social particulièrement fragilisé,<br />

le chef de l’État veut imposer sa solution<br />

globale, transformatrice et durable. Une<br />

métamorphose qui passe par des réformes<br />

de fond et qui doivent générer l’adhésion.<br />

Encore faudra-il s’accorder sur le modèle<br />

à suivre. Kaïs Saïed a déjà fait son choix :<br />

une démocratie directe, pour recueillir<br />

les demandes du peuple, et un pouvoir<br />

fort au sommet pour la mise en œuvre.<br />

Cette approche révolutionnaire sera<br />

certainement soumise à un référendum<br />

populaire, sans passer, semble-t-il, par<br />

un débat avec les corps intermédiaires que<br />

le président occulte. Quant aux problèmes<br />

économiques urgents, ils seront résolus par<br />

une reddition des comptes des opérateurs<br />

économiques largement soupçonnés de ne<br />

pas payer leur dû à la société. Le schéma<br />

séduit une partie de l’opinion, lassée<br />

par les dysfonctionnements graves de<br />

la décennie 2010-2020 et par la brutalité<br />

des inégalités sociales. Mais le plan<br />

se heurte à la société civile et à une<br />

partie de la classe politique, opposée au<br />

retour d’un raïs, soucieuse de défendre<br />

les acquis de la révolution, en particulier<br />

sur le plan des libertés et des institutions.<br />

Et en économie, le principe de réalité reste<br />

particulièrement puissant. L’année 2022<br />

sera donc celle de tous les possibles ;<br />

celle d’un nouveau départ ou d’une<br />

implosion interne. ■ Frida Dahmani<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


NICOLAS FAUQUÉ/ WWW.IMAGESDETUNISIE.COM<br />

Le chef de l’État Kaïs Saïed<br />

au palais de Carthage,<br />

le 17 août 2020. Quelques jours plus<br />

tôt, il s’était prononcé contre l’égalité<br />

dans l’héritage, s’attirant les foudres<br />

des militantes féministes.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 37


PERSPECTIVES<br />

38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


KENZO TRIBOUILLARD/AFP<br />

Les forces armées<br />

maliennes patrouillent<br />

entre Gao et Kidal,<br />

dans le nord du pays.<br />

Le Sahel,<br />

au cœur des enjeux<br />

Dans un Mali affaibli<br />

par deux coups d’État<br />

consécutifs en moins<br />

d’un an, où le colonel<br />

Assimi Goïta, 38 ans,<br />

chef autoproclamé de la transition,<br />

vient de reporter sine die le scrutin<br />

présidentiel démocratique prévu<br />

en février prochain, 2022 sera<br />

l’année de tous les dangers. La<br />

présence islamiste dans le nord,<br />

puis au centre, gagne du terrain. La<br />

force française Barkhane se redéploie<br />

(« abandonne le pays », selon le<br />

pouvoir malien) et cédait l’emprise<br />

de Kidal aux forces armées du<br />

pays, le 13 novembre dernier. Non<br />

loin de là, les mêmes groupuscules<br />

terroristes, affiliés à Al-Qaïda,<br />

frappent régulièrement un autre<br />

pays, le Burkina Faso. Une partie<br />

de la population est descendue<br />

dans la rue, fin novembre dernier,<br />

pour exiger le départ du président<br />

Roch Kaboré, qui semble débordé<br />

par l’actualité. Un convoi militaire<br />

français a été bloqué à Kaya, sous des<br />

slogans hostiles à la présence de la<br />

puissance hexagonale dans la région.<br />

Pouvoirs locaux affaiblis, transitions<br />

qui s’éternisent, persistance islamiste<br />

qui gagne du terrain sur fond<br />

de pauvreté et de luttes ethniques,<br />

armées en débâcle et sentiment<br />

antifrançais qui gronde… C’est<br />

le Sahel tout entier qui risque de<br />

basculer demain et de se transformer<br />

en une véritable poudrière. Les autres<br />

pays d’Afrique de l’Ouest s’inquiètent,<br />

surveillent leurs frontières nord et<br />

renforcent la sécurité en général.<br />

La paix au Sahel sera probablement<br />

l’un des enjeux géopolitiques<br />

majeurs en 2022, sans réel<br />

scénario optimiste qui se dessine<br />

à ce jour. ■ Emmanuelle Pontié<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 39


PERSPECTIVES<br />

Chine-Afrique :<br />

un nouveau contrat après<br />

vingt ans de mariage ?<br />

par Cédric Gouverneur<br />

Fin novembre 2021,<br />

à Dakar, s’est tenu le<br />

Forum sur la coopération<br />

sino-africaine (FOCAC)<br />

qui, depuis 2000, réuni<br />

tous les trois ans Pékin et ses 53 pays<br />

partenaires sur le continent – (tous,<br />

à l’exception du Swaziland, le<br />

tout dernier apôtre de Taïwan !).<br />

Une huitième édition en forme de<br />

réajustement réciproque, car derrière<br />

les chiffres pharaoniques (des échanges<br />

commerciaux multipliés par 20<br />

en vingt ans ; 1 million de Chinois<br />

sur le continent, où un projet sur<br />

trois est chinois !), la réalité s’impose :<br />

au terme de vingt ans de mariage,<br />

la Chine et l’Afrique s’avèrent toutes<br />

les deux quelque peu désillusionnées…<br />

La première, parce qu’elle se rend<br />

notamment compte que dépenser<br />

de l’argent ne suffit pas pour susciter<br />

du développement. La seconde, parce<br />

qu’elle s’endette, parfois lourdement,<br />

vis-à-vis de Pékin, et parce que<br />

le made in China – si bon marché<br />

et si accessible aux consommateurs –<br />

tue dans l’œuf la production africaine,<br />

moins compétitive. L’autarcie forcée,<br />

conséquente à la pandémie, a<br />

douloureusement rappelé la réalité<br />

de cette dépendance et de l’inégalité des<br />

échanges, incitant à, enfin, produire<br />

africain pour son propre marché.<br />

Certes, les habitants du continent<br />

conservent, dans leur majorité,<br />

une bonne image de la Chine, de ses<br />

ponts, de ses routes, de ses instituts<br />

culturels Confucius et de ses bourses<br />

universitaires. Mais ils se montrent<br />

désormais plus exigeants, attendant de<br />

la deuxième puissance mondiale – sur<br />

le point de dépasser les États-Unis d’ici<br />

le prochain FOCAC en 2025 – qu’elle<br />

traduise davantage les paroles en actes,<br />

elle qui ne cesse de clamer son refus<br />

de l’« ingérence » et de l’« impérialisme ».<br />

Signe des temps, le président Xi Jinping<br />

ne s’est pas déplacé à Dakar, mais<br />

il a promis, en visioconférence,<br />

« 300 milliards d’exportations<br />

africaines agricoles d’ici à 2025 »,<br />

et « 1 milliard de doses de vaccins »,<br />

dont 600 millions « offertes » et<br />

400 millions en production conjointe…<br />

B<br />

comme Béton<br />

Qui s’en souvient ? C’est sous la<br />

forme d’enceintes sportives que la Chine<br />

a commencé à redessiner l’architecture<br />

du continent : stade de l’Amitié à Dakar<br />

(Sénégal) en 1985 (60 000 places), stade<br />

du Général-Seyni-Kountché, à Niamey<br />

(Niger) en 1989 (35 000 places)…<br />

Un mouvement amorcé en 1970<br />

à Zanzibar et qui, désormais, se<br />

poursuit d’une Coupe d’Afrique des<br />

nations à l’autre… Mais Pékin a aussi<br />

diversifié ses ouvrages : parmi ses<br />

grands projets les plus emblématiques<br />

de ces vingt dernières années, citons<br />

le chemin de fer kényan Nairobi-<br />

Mombasa (4 milliards de dollars),<br />

celui entre Addis-Abeba (Éthiopie)<br />

et Djibouti (3 milliards), le nouveau<br />

siège de l’Union africaine à Addis-<br />

Abeba, le boulevard périphérique,<br />

toujours dans la capitale éthiopienne,<br />

la route gabonaise entre Port-Gentil et<br />

Libreville (600 millions de dollars)…<br />

« Un contrat qu’il faudrait cinq années<br />

pour discuter, négocier et signer avec<br />

la Banque mondiale prend trois mois<br />

avec les autorités chinoises », a résumé<br />

en 2008, le président sénégalais<br />

d’alors, Abdoulaye Wade. Les Chinois<br />

ont la réputation de ne pas tergiverser<br />

et d’être efficaces : ces méga-projets<br />

s’avèrent indispensables afin<br />

de désenclaver la masse continentale et<br />

de connecter le marché unique africain.<br />

Ainsi, le corridor Addis-Abeba-Djibouti<br />

a permis à l’Éthiopie, deuxième<br />

pays le plus peuplé du continent, de<br />

retrouver son accès à la mer Rouge,<br />

perdu lors la sécession de l’Érythrée,<br />

en 1993. « La Chine a fait de gros<br />

efforts pour financer les travaux<br />

d’infrastructures, mais s’est aperçue<br />

qu’elle n’avait pas toujours mené de<br />

façon correcte les études de faisabilité<br />

et de rentabilité », précise néanmoins<br />

Thierry Pairault, socio-économiste et<br />

sinologue, à nos confrères de France 5.<br />

Qu’importe, les Chinois ont besoin<br />

de construire en Afrique, débouché<br />

alternatif à un marché asiatique en voie<br />

de saturation : l’empire du Milieu est<br />

littéralement hérissé de gratte-ciel – on<br />

n’y compte plus les « villes fantômes »<br />

ultramodernes mais lugubres faute<br />

d’habitants ! Au risque de créer une<br />

bulle immobilière explosive, symbolisée<br />

par les menaces de faillite pesant depuis<br />

des mois sur le promoteur Evergrande…<br />

L’amitié entre l’État communiste et<br />

l’Afrique est donc scellée dans le béton.<br />

D<br />

comme Diaspora<br />

Un million de Chinois<br />

vivent désormais sur le continent<br />

africain, contre environ 130 000 il<br />

y a quinze ans. Ce sont des ouvriers<br />

et des cadres qui travaillent sur<br />

des projets d’infrastructures, ou des<br />

petits entrepreneurs venus investir<br />

(supérettes, restaurants asiatiques,<br />

etc.). Au début des années 2010,<br />

des commerçants, au Nigeria et au<br />

Ghana, ont protesté contre l’arrivée<br />

de ces concurrents. Un peu partout,<br />

les réflexions xénophobes envers cette<br />

communauté se sont multipliées dans<br />

les rues ou sur les réseaux sociaux.<br />

Il leur est souvent reproché de « vivre<br />

entre eux » et de « ne pas chercher à<br />

s’intégrer ». Pourtant, les couples mixtes<br />

– quoique encore rares – existent.<br />

40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


COOPER INVEEN/REUTERS<br />

Xi Jinping (en visioconférence)<br />

lors de son discours au<br />

FOCAC, qui s’est tenu à Dakar<br />

fin novembre.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 41


PERSPECTIVES<br />

Chaque parcours est différent, et les<br />

immigrés provenant d’un même pays<br />

ne sauraient se réduire à des<br />

stéréotypes. Aussi, le chiffre brut<br />

de 1 million de Chinois sur le<br />

continent doit être relativisé par<br />

rapport à l’importance globale de<br />

leur diaspora, de 80 à 100 millions<br />

d’individus à travers le monde. Selon<br />

l’École de guerre économique (EGE),<br />

un institut proche du ministère de<br />

la Défense français (et donc peu<br />

soupçonnable de complaisance envers<br />

Pékin), les 4000 à 8000 entreprises<br />

chinoises présentes ont permis la<br />

création de 1,6 million d’emplois<br />

indirects et plus de 100 000 autres<br />

directs. « La participation croissante<br />

des investissements privés chinois en<br />

Afrique est fortement positive pour les<br />

économies locales : création d’emplois,<br />

développement de compétences,<br />

transfert de connaissances, financement<br />

et développement d’infrastructures »,<br />

souligne l’EGE dans un rapport<br />

de 2020. Au Sénégal, alors que les<br />

commerçants locaux manifestaient<br />

contre cette concurrence jugée déloyale,<br />

une association de consommateurs<br />

applaudissait la démocratisation<br />

de la consommation et le soutien<br />

au pouvoir d’achat qu’apportait le<br />

made in China, moins cher. C’est bien<br />

le hic : « Les activités commerciales<br />

chinoises freinent l’éclosion véritable<br />

des entités économiques locales »,<br />

poursuit l’EGE. La solution ? Produire<br />

davantage de made in Africa !<br />

I<br />

comme Image<br />

Depuis plusieurs années,<br />

Afrobaromètre mesure l’image de la<br />

Chine à travers le continent. Celle-ci<br />

demeure globalement positive,<br />

au-dessus de 60 % d’opinions<br />

favorables. En 2016, l’étude constatait,<br />

en sondant les citoyens de 36 États<br />

africains, que ceux-ci avaient une<br />

bonne opinion de ce pays asiatique,<br />

en raison des projets de développement<br />

et la réalisation d’infrastructures<br />

– même s’ils déploraient la piètre<br />

qualité du made in China et le nombre<br />

relativement faible de créations<br />

d’emploi. Cinq ans plus tard, et malgré<br />

l’interminable pandémie apparue<br />

à Wuhan, le constat est quasiment<br />

identique. Mieux, son image a progressé<br />

dans les pays où ont continué de s’ériger<br />

des projets d’infrastructures. Malgré<br />

les sporadiques poussées antichinoises<br />

(alimentées par les scandales de<br />

corruption, le sentiment d’étranglement<br />

face à la dette – notamment en<br />

Zambie –, ou la concurrence des petits<br />

commerçants issus de la diaspora),<br />

l’image du grand empire communiste<br />

demeure donc solide, en comparaison<br />

de celle des anciennes puissances<br />

coloniales (France, Grande-Bretagne)<br />

ou des États-Unis, perçus comme<br />

« impérialistes » ou « néocolonialistes »<br />

au Mali, au Burkina Faso et – depuis<br />

quelques semaines – en Éthiopie.<br />

Surtout, alors que l’obtention de visas<br />

pour l’Europe est de plus en plus<br />

ardue, la Chine offre à la jeunesse<br />

africaine de belles opportunités :<br />

ses universités n’accueillent pas moins<br />

de 80000 étudiants africains (contre à<br />

peine 2000 il y a vingt ans). Des jeunes<br />

gens logés gratuitement sur les campus,<br />

bénéficiant d’une bourse et exonérés<br />

de frais de scolarité ! Pékin entend ainsi<br />

étendre son soft power, en formant les<br />

élites africaines de demain et en leur<br />

vantant au passage, non les mérites du<br />

pluralisme démocratique, mais ceux de<br />

l’État fort et de la « pensée Xi Jinping »!<br />

M<br />

comme Mines<br />

Historiquement, la Chine<br />

a noué des relations avec les pays<br />

africains dont les richesses du sous-sol<br />

l’intéressaient : l’Angola et son<br />

pétrole, la Zambie et son cuivre…<br />

Comme toute grande puissance,<br />

elle se devait de sécuriser ses accès<br />

aux matières premières indispensables<br />

à son développement. Le souci est<br />

que le secteur minier prête facilement<br />

le flanc aux dérives : conditions<br />

de travail éprouvantes, impacts<br />

environnementaux inévitables (« une<br />

mine propre n’existe pas » a, un jour,<br />

avoué un haut responsable minier<br />

européen !), réseaux de corruption<br />

facilités par la grande valeur ajoutée des<br />

produits d’extraction et la fluctuation<br />

de leurs cours. Sans surprise, la<br />

présence chinoise dans les activités<br />

minières du continent est émaillée<br />

d’incidents : en 2013, par exemple,<br />

les autorités zambiennes ont dû saisir<br />

une mine de charbon où les ouvriers<br />

s’étaient révoltés. Le coup de grisou<br />

final est survenu en octobre 2021, en<br />

République démocratique du Congo :<br />

la ministre des Mines Antoinette<br />

N’Samba Kalambayi estime que le<br />

« contrat du siècle », signé en 2008,<br />

entre la présidence Kabila et Pékin doit<br />

être « revu de fond en comble », celui-ci<br />

n’ayant pas tenu ses engagements dans<br />

l’exploitation du cuivre et du cobalt.<br />

L’accord portait sur un montant de<br />

plus de 6 milliards de dollars. Selon<br />

l’enquête collaborative Congo hold-up,<br />

réalisée notamment par RFI, Bloomberg<br />

et Mediapart – à partir de fuite de<br />

documents bancaires –, un vaste réseau<br />

de corruption, portant sur des dizaines<br />

de millions de dollars, s’est mis en place<br />

entre des responsables congolais et des<br />

sociétés chinoises. L’Initiative pour la<br />

transparence des industries extractives<br />

(ITIE) parle d’un « préjudice sans<br />

précédent dans l’histoire du Congo »,<br />

qui en a pourtant connu d’autres…<br />

Un mal pour un bien ? L’ampleur de<br />

cet indéniable scandale pourrait être<br />

l’occasion de refonder l’exploitation<br />

minière chinoise en Afrique sur<br />

des bases plus transparentes.<br />

P<br />

comme Piège (de la dette)<br />

Au FOCAC 2021 de Dakar,<br />

Pékin a promis à l’Afrique un total<br />

de 40 milliards – contre pas moins de<br />

60 au précédent sommet en 2018 – sous<br />

forme de droits de tirages spéciaux,<br />

d’investissements et… de prêts. Cette<br />

frénésie de prêts chinois inquiète,<br />

car elle fait repartir à la hausse<br />

un endettement du continent qui<br />

42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


MIKAL MCALLISTER/REUTERS<br />

avait, jusque-là, tendance à diminuer :<br />

souvent équivalent à 100 % du produit<br />

intérieur brut dans les années 1980<br />

et 1990, il n’était plus que de 28 % en<br />

2008… avant de remonter à 30 % en<br />

2013, puis à 56 % en 2019, selon les<br />

chiffres de la Banque mondiale. Et il<br />

caracole jusqu’à 80 % en Angola et<br />

en Zambie ! « La Chine est devenue<br />

le premier créancier d’Afrique<br />

subsaharienne, détenant 62,1 % de sa<br />

dette externe bilatérale en 2020, contre<br />

3,1 % en 2000 », a calculé le Trésor<br />

français. Selon le programme Initiative<br />

de recherche Chine-Afrique de l’École<br />

des hautes études internationales de<br />

l’université américaine Johns-Hopkins,<br />

à Baltimore (Maryland), la Chine a<br />

prêté, au total, 153 milliards de dollars<br />

au continent en vingt ans – surtout<br />

entre 2010 et 2016. Les prêts ont<br />

diminué avec la baisse du cours des<br />

matières premières. L’économiste<br />

sénégalais et enseignant-chercheur<br />

Mor Gassama estime que Pékin s’avère<br />

« moins regardant que les Européens en<br />

matière de transparence ». Il soupçonne<br />

qu’il existerait « des dettes secrètes<br />

des pays africains » envers l’empire<br />

du Milieu. Pour le remboursement, le<br />

prêteur privilégie le rééchelonnement<br />

avec – en théorie – la saisie d’actifs :<br />

au Kenya, la Chine pourrait ainsi<br />

prendre le contrôle du port de Mombasa<br />

dans le cas où Nairobi serait incapable<br />

de rembourser. En Zambie, c’est le<br />

distributeur national d’électricité,<br />

Zambia Electricity Supply Corporation<br />

Limited (ZESCO), qui risquerait de<br />

tomber sous sa coupe. Une atteinte à la<br />

souveraineté nationale dont les opinions<br />

publiques africaines commencent<br />

à s’agacer, notamment en Zambie,<br />

pourtant l’un des plus vieux partenaires<br />

de Pékin sur le continent – Mao Zedong<br />

y avait envoyé des techniciens<br />

pour bâtir le chemin de fer jusqu’en<br />

Tanzanie. Conscient de ces inquiétudes,<br />

Xi Jinping a, lors du FOCAC, promis<br />

d’annuler les dettes des pays les moins<br />

avancés. « En prêtant à l’Afrique,<br />

la Chine s’est constitué une clientèle<br />

Le président sénégalais Macky Sall avec son homologue chinois, en visite officielle<br />

à Dakar, en 2018.<br />

politique », a indiqué Thierry Vircoulon,<br />

chercheur à l’Institut français<br />

des relations internationales, à nos<br />

confrères de TV5 Monde. Aux Nations<br />

unies, les délégués africains votent<br />

pour les candidats chinois lors des<br />

nominations aux directions des agences<br />

onusiennes, comme pour l’Organisation<br />

pour l’agriculture et alimentation.<br />

Soulignons cependant que, si la Chine<br />

est le premier créancier de l’Afrique<br />

en tant que pays, le Fonds monétaire<br />

international, la Banque mondiale<br />

et les investisseurs privés détenteurs<br />

d’obligations la surclassent largement !<br />

U<br />

comme Uniforme<br />

En août 2017 s’est ouverte<br />

à Djibouti la première base en Afrique<br />

de l’Armée populaire de libération,<br />

le nom officiel de l’armée nationale<br />

de la République populaire de Chine.<br />

Une base navale « apte à accueillir<br />

un porte-avions », souligne le général<br />

américain Stephen J. Townsend dans<br />

un rapport de 2020. Les Américains<br />

remarquent que Pékin a également<br />

approché la Namibie, l’Angola et la<br />

Mauritanie afin de pouvoir disposer<br />

d’une deuxième base navale sur<br />

le continent, mais cette fois-ci sur<br />

la côte atlantique. Le gouvernement<br />

de la Grande Muraille fournit aussi un<br />

contingent croissant de Casques bleus<br />

aux missions de maintien de la paix<br />

des Nations unies en Afrique, estimé<br />

à environ 1900 hommes. Plusieurs<br />

de ces militaires ont d’ailleurs perdu<br />

la vie ces dernières années, au Soudan<br />

du Sud et au Mali. Les États-Unis<br />

voient en ces soldats onusiens chinois<br />

un prétexte pour déployer des troupes<br />

sur le continent… La Chine ne fait<br />

pourtant que sécuriser militairement<br />

ses intérêts sur un continent où elle se<br />

fournit en pétrole et en métaux, et où<br />

ne vivent pas moins de 1 million de<br />

ses citoyens. Après tout, les anciennes<br />

puissances coloniales qui, depuis<br />

les indépendances, ont multiplié<br />

les interventions armées, fomenté<br />

des coups d’État ou encouragé des<br />

tentatives de sécessions (Biafra,<br />

Katanga), se trouvent fort mal<br />

placées pour donner des leçons à<br />

Xi Jinping ! L’Afrique, elle-même, est<br />

parfois demandeuse : lors du FOCAC,<br />

le président sénégalais Macky Sall<br />

a demandé à Pékin de s’investir<br />

davantage dans la sécurité au Sahel,<br />

région meurtrie par les djihadistes<br />

depuis une décennie – plus précisément,<br />

depuis la chute du régime de Kadhafi,<br />

renversé en 2011 par une intervention<br />

militaire franco-américano-britannique.<br />

Mais le fond du débat dépasse les<br />

questions sécuritaires et renvoie à un<br />

renouvellement du lien Chine-Afrique.<br />

Pour les Africains, il s’agit de sortir<br />

d’une relation créancier-fournisseur,<br />

marquée par un endettement<br />

croissant et le financement des méga<br />

structures. De part et d’autre, on joue<br />

la prudence, la maîtrise des dépenses,<br />

tout en cherchant à afficher un<br />

nouveau partenariat, nettement moins<br />

asymétrique. Lors du FOCAC, la Chine<br />

s’est engagée sur la question vaccinale<br />

en annonçant la mise à disposition<br />

de 1 milliard de vaccins, en soulignant<br />

son « appui déterminé » dans la lutte<br />

contre le réchauffement climatique,<br />

et en promettant de mobiliser<br />

son secteur privé. À suivre… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 43


ÉTHIOPIE<br />

décryptage<br />

LE GEANT A TERRE<br />

44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Fier de sa croissance, le pays espérait<br />

devenir une nouvelle puissance<br />

sur laquelle le monde devrait bientôt<br />

compter. Le rêve s’est fracassé sur<br />

l’écueil d’impitoyables et interminables<br />

conflits ethniques. Alors… jusqu’où<br />

ira sa chute ? par Cédric Gouverneur<br />

FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

Des soldats de l’armée éthiopienne<br />

capturés lors de combats contre<br />

les Forces de défense du Tigré<br />

marchent à Mekele, le 2 juillet 2021.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 45


DÉCRYPTAGE<br />

Debretsion Gebremichael, le leader<br />

du FLPT, fait un discours dans<br />

la capitale du Tigré, le 29 juin 2021.<br />

Deux ans. Il n’aura fallu que deux<br />

ans pour que fanent les espoirs et<br />

que tourne au cauchemar le rêve.<br />

Souvenons-nous. En octobre 2019,<br />

Abiy Ahmed, Premier ministre<br />

depuis peu, est sacré prix Nobel de<br />

la paix. Un trophée destiné à faire<br />

advenir une espérance, comme le fut<br />

celui de 1994 décerné aux artisans<br />

du défunt processus de paix israélo-palestinien : Yasser Arafat,<br />

Yitzhak Rabin et Shimon Peres. Les sages d’Oslo entendent ainsi<br />

encourager le plus jeune chef de gouvernement du continent à<br />

poursuivre sa politique de libéralisation tous azimuts : l’homme<br />

vient de pacifier ses rapports avec l’ennemi d’hier, l’Érythrée<br />

de l’autocrate Issayas Afeworki. De lever l’état d’urgence. De<br />

libérer des milliers d’opposants. De supprimer la censure. Après<br />

des décennies d’autoritarisme, le géant endormi d’Afrique de<br />

l’Est – 110 millions d’habitants, deuxième pays le plus peuplé<br />

du continent – se réveille et est en passe d’exprimer enfin tout<br />

son potentiel, sous la férule d’un dirigeant moderne : oromo<br />

musulman par son père, amhara orthodoxe par sa mère, pentecôtiste<br />

par choix. Un jeune cadre dynamique, cultivé, au look<br />

décontracté, qui paraît apte à secouer les apparatchiks du Front<br />

démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), la<br />

coalition au pouvoir depuis la chute, en 1991, du Gouvernement<br />

militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste (DERG), prosoviétique.<br />

Un quadra anglophone capable de mettre fin au « centralisme<br />

démocratique » du politburo et d’installer un authentique<br />

multipartisme. Un militaire, vétéran de la lutte contre le DERG,<br />

puis du conflit contre l’Érythrée (1999-2000), apte à réconcilier<br />

avec elle-même cette mosaïque de peuples qu’est l’Éthiopie,<br />

ancien empire centralisé et seul État africain à avoir échappé au<br />

joug colonial. Un ex-ministre des Sciences et des Technologies<br />

susceptible d’amplifier la vigoureuse industrialisation engagée<br />

depuis les années 2010 avec, notamment, l’aide de la Chine :<br />

création d’usines textiles, chemin de fer reliant Addis-Abeba à<br />

Djibouti… Un libéral prêt à ouvrir au monde cette économie<br />

dirigiste, dont le capital du fleuron national Ethiopian Airlines<br />

et de l’opérateur public Ethio Telecom. En juillet 2020, Abiy<br />

Ahmed fait fi des menaces de l’Égypte et commence le remplissage<br />

du bien nommé « grand barrage de la Renaissance » : un<br />

pharaonique ouvrage hydroélectrique sur le Nil, financé grâce<br />

à une souscription populaire nationale, qui devra consacrer l’indépendance<br />

énergétique du pays et signifier à l’Afrique – et au<br />

monde – qu’une nouvelle puissance industrielle émergera sur les<br />

bords du rift. Et qu’il faudra compter avec elle.<br />

FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

« Il n’y a pas<br />

de retour en arrière<br />

possible sans<br />

victoire », certifie<br />

le Premier<br />

ministre<br />

Abiy Ahmed.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 47


DÉCRYPTAGE<br />

UN INQUIÉTANT MESSIANISME GUERRIER<br />

Pour concrétiser ce rêve africain, le prix Nobel de la paix a<br />

juste un dernier détail à régler : écarter des arcanes du pouvoir<br />

le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) qui, derrière<br />

le paravent de la constitution fédérale, phagocyte depuis trois<br />

décennies la vie politique économique ainsi que l’appareil sécuritaire.<br />

Amharas (un quart des Éthiopiens) et Oromos (un tiers)<br />

sont exaspérés par l’hégémonie de ce parti, issu de la petite minorité<br />

tigréenne (5 à 6 % de la population). Entre 2015 et 2018,<br />

les Oromos s’étaient soulevés contre le pouvoir des Woyane,<br />

les pontes du FLPT. Des officiers amharas avaient, eux, tenté<br />

un coup d’État en juin 2019. Abiy Ahmed entreprend donc de<br />

mettre à l’écart les membres de ce parti. Ces derniers se replient<br />

dans leur fief, le Tigré, province de 6 millions d’habitants au<br />

nord-ouest du pays. Mais en novembre 2020, le FLPT organise<br />

un semblant d’élection régionale, sans l’aval d’Addis-Abeba. La<br />

provocation de trop : le Premier ministre envoie l’armée. Et pour<br />

l’emporter face à la féroce combativité adverse, il autorise les soldats<br />

de l’Érythrée à franchir la frontière et à prendre à revers les<br />

rebelles ! Transformer l’ennemi d’hier en allié envahissant (on<br />

trouve des soldats érythréens jusqu’à l’aéroport international de<br />

la capitale nationale !) est non seulement risqué, mais sape tout<br />

espoir de réconciliation : cette alliance avec leur pire ennemi,<br />

les Tigréens ne sont pas près de l’oublier !<br />

Une poignée de semaines plus tard, Abiy Ahmed déclare officiellement<br />

la fin des « opérations de rétablissement de l’ordre ».<br />

Mais déjà, plusieurs spécialistes – que nous avions interviewés<br />

alors – pronostiquent un conflit de longue durée, soulignant<br />

l’expertise du FLPT en guérilla. En outre, les exactions de<br />

soldats fédéraux érythréens et de miliciens amharas servent,<br />

pourrait-on dire, de « sergents recruteurs » à l’ennemi. Car face<br />

à la terreur exercée par les vainqueurs, beaucoup de Tigréens<br />

ont opté pour le maquis. C’est un mécanisme aussi vieux que<br />

la guérilla et la contre-insurrection, un engrenage dont a su<br />

profiter l’Armée républicaine irlandaise en 1916 ou les Tigres<br />

tamouls du Sri Lanka en 1983 : la répression aveugle fabrique<br />

du ressentiment et gonfle les rangs des insurgés. Abiy Ahmed<br />

lui-même, lorsqu’il était adolescent, avait rejoint les rebelles afin<br />

d’échapper à la « terreur rouge » du DERG. Il faut constater que<br />

la réalité semble glisser sur l’ex-prix Nobel de la paix, désormais<br />

adepte d’un inquiétant messianisme guerrier.<br />

Ainsi, en juin 2021, les Forces de défense du Tigré (FDT)<br />

contre-attaquent et reprennent leur capitale régionale, Mekele.<br />

En octobre, ils remontent vers la région de l’Afar et mènent – en<br />

vain – une douzaine d’assauts contre Mille, une ville dont la<br />

prise aurait sectionné l’axe d’approvisionnement Addis-Abeba-<br />

Djibouti. Fin novembre, les insurgés se trouvent à Shewa Robit,<br />

à environ 220 kilomètres au nord de la capitale, et à Debre Sina,<br />

à 190 kilomètres. Alliés de circonstance des FDT, les hommes<br />

de l’Armée de libération oromo (OLA) rôdent, eux, autour<br />

d’ Addis-Abeba, et coupent déjà certaines routes. Mais à partir du<br />

1 er décembre, les rebelles tigréens se replient vers le nord-ouest,<br />

Symbole de l’émergence<br />

économique, Addis-Abeba<br />

compte environ 5 millions<br />

d’habitants.<br />

confrontés à une contre-offensive coordonnée de la part de l’armée<br />

fédérale et des milices amharas et afars, et appuyée par les<br />

drones chinois Wing Loong (fournis en masse par les Émirats<br />

arabes unis). Tout un symbole : les forces progouvernementales<br />

ont reconquis la ville de Lalibela, célèbre pour ses églises<br />

monolithiques, que les FDT avaient prise en août. Abiy Ahmed<br />

ne devrait cependant pas crier victoire trop vite : ces derniers<br />

s’étaient de toute façon avancés trop loin de leur fief historique<br />

du Tigré. Les rebelles se sont repliés avant de courir le risque de<br />

voir leur chaîne d’approvisionnement logistique interrompue et<br />

leur tête de pont encerclée. Un diplomate occidental anonyme<br />

glissait au Monde le 4 décembre que les capacités militaires des<br />

insurgés tigréens ne sont « pas tellement diminuées ». La guerre<br />

est donc loin d’être terminée…<br />

VAINES TENTATIVES DE CONCILIATION<br />

Les tentatives de médiation, menées en novembre 2021,<br />

par l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo – représentant<br />

de l’Union africaine (dont le siège est à Addis-Abeba) – et<br />

Jeffrey Feltman – envoyé spécial des États-Unis dans la Corne<br />

de l’Afrique – échouent. « Les fragiles progrès ont été balayés<br />

par les développements alarmants sur le terrain », déplore alors<br />

ce dernier. Il estime que le conflit menace la stabilité régionale<br />

ainsi que l’unité de l’Éthiopie, et aurait déjà fait « plusieurs<br />

centaines de milliers de morts ». Le 24 novembre, le secrétaire<br />

48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


SHUTTERSTOCK<br />

général des Nations unies, António Guterres, demande « un cessez-le-feu<br />

inconditionnel et immédiat pour sauver le pays ». En<br />

guise de réponse, Abiy Ahmed promet, trois jours plus tard, sur<br />

Twitter, de « détruire les rebelles ». « Il n’y a pas de retour en<br />

arrière possible sans victoire », insiste le Premier ministre. Le<br />

conflit s’étend même au-delà des frontières. Fin novembre, des<br />

affrontements meurtriers opposent l’armée soudanaise à la fédérale<br />

et à des milices éthiopiennes, le long de la zone frontalière<br />

disputée d’Al-Fashaga.<br />

Chacun croit pouvoir l’emporter : la coalition FDT-OLA mise<br />

sur l’effondrement de l’armée fédérale, Addis-Abeba parie sur ses<br />

alliés érythréens, sur le recours aux drones émiratis et turcs…<br />

mais également sur un sursaut national, aux nauséabonds<br />

relents génocidaires. Le 2 novembre, Abiy Ahmed a rétabli l’état<br />

d’urgence, qui autorise d’enrôler tout citoyen en âge de porter<br />

une arme et de rappeler les réservistes. Plus inquiétant : cette<br />

mesure offre la possibilité d’arrêter, sur un « soupçon raisonnable<br />

», les personnes « suspectées d’apporter un soutien direct<br />

ou indirect, moral ou matériel aux organisations terroristes ».<br />

Une définition large et vague permettant d’embastiller tout individu<br />

portant un nom tigréen. Noé Hochet-Bodin, correspondant<br />

du quotidien Le Monde et de RFI à Addis-Abeba, a recueilli des<br />

témoignages, anonymes et glaçants, de résidents originaires de<br />

cette région du nord : des barrages de l’armée stoppent des autobus<br />

pour que les militaires vérifient leurs papiers et les fassent<br />

Les rebelles se<br />

sont repliés avant<br />

de courir le risque<br />

de voir leur chaîne<br />

d’approvisionnement<br />

logistique<br />

interrompue.<br />

descendre… Idem à l’aéroport, où les Tigréens sont refoulés,<br />

parfois même ceux qui sont titulaires d’un passeport étranger.<br />

Des jeunes gens sont arrêtés dans la rue après avoir discuté<br />

dans leur langue… Les propriétaires doivent décliner l’identité<br />

de leurs locataires, et des rafles auraient lieu dans le quartier de<br />

Haya Hulet, où se trouvent de nombreux Tigréens. Des milliers<br />

de volontaires patrouillent la ville à leur recherche et les livrent<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 49


DÉCRYPTAGE<br />

ensuite à la police. Tous ceux qui ont auparavant vécu dans<br />

leur région du Tigré seraient particulièrement ciblés. Dans un<br />

rapport, Amnesty International parle de « centaines, voire de<br />

milliers de détentions à motivation ethnique ». Les plus aisés<br />

sont relâchés contre de copieux dessous de table. Toujours selon<br />

l’organisme international, un ancien entrepôt industriel à Gelan,<br />

au sud de la capitale, servirait de centre de détention. Nul n’est<br />

à l’abri : 22 employés éthiopiens des Nations unies et 37 prêtres<br />

orthodoxes ont été interpellés. Le porte-parole du gouvernement,<br />

Legesse Tulu, a justifié l’arrestation des employés onusiens<br />

« à cause de leurs méfaits et de leurs actes de terreur ».<br />

Afin d’éviter d’être amalgamés aux insurgés, des Tigréens<br />

de la région de l’Afar ont pris les devants et organisé une manifestation<br />

contre le FLPT. Au Kenya, un homme d’affaires tigréen<br />

a été kidnappé en plein jour dans une banlieue de Nairobi – les<br />

autorités soupçonnent une opération des services secrets éthiopiens.<br />

Les réseaux sociaux paraissent dépassés par les événements,<br />

incapables de superviser et<br />

de contrôler les messages haineux<br />

à caractère ethnique. Facebook a<br />

même supprimé un post, jugé trop<br />

violent… d’Abiy Ahmed en personne<br />

! Le 15 novembre, cinq chercheurs<br />

ont publié une tribune dans<br />

Le Monde où ils dénoncent la tiédeur<br />

des réactions internationales face<br />

aux appels à la « haine ethniquement<br />

ciblée » et au « discours génocidaire »<br />

des dirigeants éthiopiens, accusés de<br />

jeter de l’huile sur le feu [voir interview<br />

d’Éloi Ficquet, ci-contre].<br />

« MONTER AU FRONT » POUR<br />

MENER LA CONTRE-OFFENSIVE<br />

L’heure est donc à la délation,<br />

mais aussi à la mobilisation générale. Le 24 novembre, les médias<br />

éthiopiens ont annoncé le recrutement de 18 000 volontaires<br />

au sein de « forces d’autodéfense ». Le lendemain, Abiy Ahmed<br />

– qui avait quitté l’armée avec le grade de lieutenant-colonel – a<br />

annoncé « monter au front » pour mener la « contre-offensive »,<br />

en invitant la population en âge de se battre à l’y rejoindre. Dans<br />

ce pays où les coureurs de fond monopolisent les podiums internationaux,<br />

des sportifs donnent l’exemple : le vétéran des stades<br />

Haile Gebreselassie, double médaillé d’or olympique et huit fois<br />

champion du monde, s’est dit prêt à lutter « jusqu’à la mort ».<br />

Même le jeune athlète irrévérencieux Feyisa Lilesa, qui aux Jeux<br />

olympiques de Rio de 2016 avait montré au public ses poignets<br />

croisés en signe de soutien aux opposants, appelle à s’engager<br />

« pour sauver le pays ». « Clairement, beaucoup de gens voient<br />

la menace militaire du FLPT comme une menace existentielle<br />

pour l’Éthiopie », commente Andrew Harding, le correspondant<br />

régional de la BBC. A contrario, les personnalités qui appellent<br />

Dans ce climat<br />

délétère, des pays<br />

occidentaux<br />

ont appelé leurs<br />

ressortissants<br />

à partir<br />

sans délai.<br />

au calme sont dénigrées. Tariku Gankisi l’a appris à ses dépens.<br />

Ce chanteur populaire, auteur du récent tube « Dishta Gina »,<br />

était invité début novembre à se produire dans la capitale, lors<br />

d’une manifestation de soutien aux forces armées, place Meksel.<br />

Agacé par l’ambiance belliciste, il a improvisé un discours<br />

pacifiste : « Assez, le sang ne nous a jamais rien appris ! » a-t-il<br />

lancé à la foule, en direct à la télévision. Insulté et menacé, il<br />

a dû se cacher pendant quelques jours, avant de faire amende<br />

honorable lors d’une interview télévisée, s’excusant en pleurs<br />

d’avoir « offensé les Éthiopiens », dans ce qui évoque une contrition<br />

forcée.<br />

WASHINGTON DEMANDE D’ÉVITER L’AÉROPORT<br />

Dans ce climat délétère, les Occidentaux prennent le large :<br />

la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis ont<br />

appelé, en novembre dernier, leurs ressortissants à partir sans<br />

délai. Le lycée français a fermé. Israël a donné son feu vert à<br />

l’immigration de 3 000 juifs éthiopiens<br />

– les Falachas, qui sont l’un<br />

des symboles de la diversité de<br />

l’ancienne Abyssinie. Washington<br />

suggère même d’éviter l’aéroport<br />

d’Addis-Abeba-Bole ! Qu’il soit risqué<br />

de se rendre à l’un des principaux<br />

« hub » internationaux – clef<br />

des échanges entre l’Afrique, l’Europe<br />

et le Moyen-Orient – en dit<br />

long sur l’ampleur de la descente<br />

aux enfers éthiopienne… Le<br />

symbole est terrible ! « Il n’y a pas<br />

loin du Capitole à la roche Tarpéienne<br />

», disaient les Romains. Il<br />

s’agit de cette falaise d’où étaient<br />

précipités certains condamnés à<br />

mort, et qui se situe tout près du<br />

Capitole, siège du pouvoir. De l’envol d’une puissance en expansion<br />

au fracas de la guerre civile et de la haine interethnique,<br />

il ne s’est déroulé que quelques mois pour le géant de la Corne<br />

de l’Afrique.<br />

L’Éthiopie s’est élancée dans l’industrialisation et l’essor<br />

économique sans avoir résolu sa sempiternelle contradiction :<br />

la recherche d’une articulation, acceptable par toutes ses composantes,<br />

entre autorité de l’État central et respect des identités<br />

régionales. Le centralisme amhara s’est effondré avec le négus,<br />

puis le DERG. À son tour, le fédéralisme ethnique a sombré face<br />

à la question tigréenne. Il ne s’est écoulé que deux petites années<br />

pour Abiy Ahmed entre son obtention du prix Nobel de la paix<br />

et la guerre totale dans son pays. Le dirigeant ressemble à un<br />

coureur de fond qui, parvenu tout près du sommet, serait tombé<br />

dans un précipice. Un détail : en 1995, lorsqu’il était jeune officier<br />

dans l’armée, il a servi comme Casque bleu au Rwanda…<br />

juste après le génocide ! ■<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


interview<br />

Éloi Ficquet<br />

« Le scénario de l’enlisement s’impose »<br />

DR<br />

Spécialiste de la Corne de l’Afrique à l’École des hautes études en<br />

sciences sociales (EHESS), Éloi Ficquet est le cosignataire, avec<br />

d’autres chercheurs, d’une tribune publiée en novembre 2021<br />

dans Le Monde, qui dénonce le risque de génocide. Il est l’auteur,<br />

avec Gérard Prunier, de l’ouvrage Understanding Contemporary<br />

Ethiopia. Et ne cache pas son pessimisme…<br />

<strong>AM</strong> : Séduits par Abiy Ahmed, prix Nobel de la paix,<br />

les Occidentaux et les États africains ont-ils refusé<br />

de voir la réalité en face ?<br />

Éloi Ficquet : Même si Abiy Ahmed n’avait pas reçu le prix<br />

Nobel, les partenaires internationaux auraient<br />

tergiversé. Sa stratégie de communication était<br />

séductrice : il se présentait comme un jeune<br />

dirigeant souriant et dynamique, cochant<br />

toutes les cases de la vertu économique libérale<br />

et des bons sentiments. Et aux yeux des partenaires<br />

internationaux, tout régime en place<br />

– quelle que soit la façon dont cette place est<br />

prise et occupée, pourvu qu’elle soit stabilisée –<br />

bénéficie d’une légitimité. Le prix Nobel n’est<br />

pas la cause de l’aveuglement, mais l’expression<br />

d’une politique consentie d’aveuglement !<br />

La première erreur a été de considérer qu’Abiy<br />

Ahmed incarnait un nouveau régime. Mais<br />

lorsqu’il a été investi au pouvoir en avril 2018,<br />

ce n’est pas en tant que figure de proue d’une<br />

opposition qui aurait milité depuis des années<br />

pour le changement : son accession résultait de<br />

calculs politiques internes au parti dominant,<br />

afin de garder la main sur l’appareil d’État, tout<br />

en répartissant autrement l’assiette des responsabilités.<br />

Par un tour de passe-passe communicationnel<br />

très habile, Abiy Ahmed a détourné, à son profit,<br />

une situation de transition pour apparaître comme l’homme<br />

providentiel, capable de fonder un nouveau régime sur la base<br />

de slogans inspirés des prêches si lisses en surface que toute<br />

critique glissait dessus.<br />

Dans une précédente interview, en mai 2021, vous<br />

expliquiez comment le ressentiment des Éthiopiens<br />

envers les élites du FLPT s’est généralisé à l’ensemble<br />

des Tigréens, souvent perçus, à tort, comme favorisés.<br />

Le risque de génocide est-il réel ?<br />

Understanding<br />

Contemporary Ethiopia :<br />

Monarchyn, Revolution<br />

and the Legacy of Meles<br />

Zenawi, éditions Hurst, 2015.<br />

Le seuil du risque est largement franchi : des actions à<br />

caractère génocidaire ont été perpétrées dès le début du conflit,<br />

derrière une opacité informationnelle totale, renforcée par des<br />

démentis systématiques des autorités. Après quelques mois, les<br />

massacres et les crimes sexuels ont commencé à être révélés, et<br />

l’arrêt de ces violences a fait l’objet de pressions internationales.<br />

À partir de la reprise de contrôle du Tigré par les Forces de<br />

défense tigréennes (FDT) en juin 2021, le projet génocidaire a<br />

pris plusieurs formes. D’abord, à la suite du retrait des troupes<br />

fédérales et de leurs alliés érythréens, un embargo sur l’acheminement<br />

de l’aide humanitaire visait à affamer et à asphyxier<br />

le territoire du Tigré. La situation humanitaire<br />

reste grave et sans réponse. Ensuite, il y a eu une<br />

inflation de discours de haine, accusant tous les<br />

Tigréens de conspirer contre l’unité nationale,<br />

les comparant à des insectes, selon des formules<br />

typiques des engrenages génocidaires. Enfin,<br />

face au déploiement des forces tigréennes hors<br />

de leurs positions pour faire cesser l’embargo,<br />

les Tigréens résidant hors de leur région ont été<br />

suspectés de former une « cinquième colonne »<br />

et ont fait l’objet d’arrestations, d’appels à la<br />

délation, de détentions arbitraires. Alors que la<br />

crise s’aggrave, ces populations détenues dans<br />

les camps sont directement menacées par des<br />

opérations de représailles. Le récent rapport du<br />

Haut-commissariat des Nations unies aux droits<br />

de l’homme (corédigé avec la Commission éthiopienne<br />

des droits de l’homme) a rendu compte<br />

de ces exactions. Mais de façon imprécise, peu<br />

chiffrée et peu contextualisée, de manière conciliante<br />

avec le discours gouvernemental, sous<br />

une forme consistant à lister des grandes catégories<br />

de méfaits imputables à tous les belligérants, de manière<br />

à noyer les responsabilités dans les horreurs de la guerre…<br />

Abiy Ahmed a libéralisé l’Éthiopie en 2018.<br />

Désormais, il incite à la violence contre une partie<br />

de ses citoyens. Comment comprendre<br />

son changement d’attitude ?<br />

On ne peut que faire des suppositions sur la base de différentes<br />

informations biographiques. Son accession au sommet<br />

en 2018 n’est pas l’effet du hasard. Elle résulte de l’émergence<br />

d’une génération de jeunes politiciens réformistes au sein de<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 51


DÉCRYPTAGE<br />

la précédente coalition au pouvoir. Abiy Ahmed s’est inscrit<br />

dans ce sillage, tout en œuvrant au cœur de l’appareil d’État à<br />

l’organisation du système de renseignements et de contrôle de<br />

l’information. Occupant une position clé au cœur du régime, il<br />

a dû acquérir une analyse détaillée du système et de ses acteurs,<br />

ainsi que certains leviers d’action. De son côté, son identité est<br />

mixte sur les plans culturel (oromo, amhara) et religieux (chrétien<br />

évangélique, orthodoxe, musulman). Comme beaucoup<br />

d’Éthiopiens, sa personnalité est un alliage représentatif de la<br />

diversité de ce pays : cela a pu lui inspirer le sentiment d’être<br />

appelé à exercer un destin dépassant les clivages. Son ascension<br />

discrète a nourri une ambition, qui s’était exprimée par des<br />

textes (publiés sous pseudonyme) appelant à l’exercice vertueux<br />

du pouvoir. Il semble avoir vécu sa propulsion soudaine comme<br />

une élection dictée par la volonté divine. Il a évoqué, à plusieurs<br />

reprises, les prophéties faites par sa mère dans son enfance,<br />

disant qu’il deviendrait le « septième<br />

négus », dans la continuité<br />

avec l’ancienne monarchie. Ces<br />

croyances s’articulent aussi, chez<br />

lui, à une conversion au protestantisme<br />

évangélique charismatique,<br />

lequel associe salvation<br />

spirituelle et promesse de prospérité<br />

économique. Ces éléments<br />

ont contribué à l’énoncé d’une<br />

doctrine de la « réconciliation<br />

heureuse » entre tous les peuples.<br />

Dans l’ordre du discours, ces idées<br />

ont exercé une certaine séduction,<br />

mais dans la pratique, elles<br />

se sont traduites par la reprise en<br />

main d’un appareil d’État autoritaire<br />

livré au jeu destructeur des<br />

clientélismes locaux. Il y a une dimension d’illusionnisme dans<br />

les discours et l’exercice du pouvoir d’Abiy Ahmed, qui cherche<br />

à produire une réalité fictive, associant les mythes de grandeur<br />

du passé et les promesses d’un avenir enchanté.<br />

Comment expliquer le brusque<br />

retournement de la situation militaire ?<br />

Au début du conflit, l’armée fédérale était certainement<br />

affaiblie par la purge de ses effectifs originaires du Tigré,<br />

notamment dans l’état-major. Elle était mal organisée et mal<br />

préparée à combattre. Pourtant, une victoire rapide lui était<br />

promise, mais la réalité l’a confrontée à des combattants<br />

tigréens aguerris, disciplinés, capables de se déplacer rapidement<br />

et discrètement en terrains escarpés, et déterminés à<br />

défendre leur territoire. Les défaites accumulées par les troupes<br />

fédérales semblent avoir amplifié leur désorganisation. De plus,<br />

l’alliance passée avec l’armée érythréenne et les forces spéciales<br />

et milices de la région Amhara a poussé les militaires à<br />

agir hors de la guerre conventionnelle en les associant à des<br />

« L’armée fédérale<br />

a été confrontée<br />

à des combattants<br />

aguerris. Capables<br />

de se déplacer<br />

rapidement<br />

et discrètement. »<br />

opérations de nettoyage ethnique, pillages, destructions de<br />

récoltes, violences sexuelles… Cette stratégie de recours aux<br />

violences extrêmes contre les populations a provoqué des tensions<br />

dans la chaîne de commandement et nourri un sentiment<br />

de découragement parmi les soldats de métier.<br />

Comment connaître précisément<br />

ce qu’il se passe sur le terrain ?<br />

Ces éléments d’explication sont des hypothèses s’appuyant<br />

sur quelques témoignages qui demanderaient à être étayés. Il<br />

a été très difficile aux journalistes d’accéder aux terrains des<br />

hostilités et de faire un travail de documentation objective. Et<br />

c’est désormais impossible : les médias occidentaux sont accusés<br />

d’avoir comploté à la défaite. La désinformation est une dimension<br />

importante de ce conflit. De part et d’autre, les belligérants<br />

ont produit des versions diamétralement opposées, sans que<br />

des observateurs puissent constater les faits. Dans une politique<br />

d’illusionnisme, qui confond<br />

la guerre et le spectacle de la<br />

guerre, chercher à décrire et<br />

élucider la vérité des combats est<br />

délictueux. Malgré tout, chaque<br />

récit contient ses propres dynamiques<br />

et produit ses contradictions,<br />

qui permettent de retracer<br />

en creux ce qu’il a pu se produire.<br />

L’une des principales raisons du<br />

recul de l’armée éthiopienne est<br />

d’avoir été désorientée par une<br />

politique du mensonge, tant<br />

dans les objectifs de la guerre<br />

que dans la façon de la conduire.<br />

Les belligérants ont tous<br />

trouvé des alliés : le FLPT<br />

avec l’Armée de libération<br />

oromo (OLA), Abiy Ahmed avec les Érythréens, les<br />

Amharas et les Afars. Ces deux coalitions vous<br />

paraissent-elles équivalentes sur le plan militaire ?<br />

Avant le conflit, les rivalités étaient de plus en plus vives<br />

entre chacun de ces groupes, et avec d’autres comme les Somalis.<br />

Je considérais alors que ces querelles et altercations entre<br />

groupes régionaux formaient un jeu à somme nulle, qui s’équilibrait<br />

par défaut, aucun n’étant en mesure de durablement<br />

s’imposer. Le niveau de tension était élevé, mais pouvait être<br />

contenu et négocié localement, sans se généraliser. C’est cet<br />

équilibre instable que le gouvernement d’Abiy Ahmed a voulu<br />

reprendre en main, en prônant officiellement le rétablissement<br />

de l’unité nationale au nom de l’amour entre les peuples, mais<br />

en pratiquant concrètement une politique inverse consistant<br />

à s’associer aux réseaux locaux de clientélisme, sous couvert<br />

de libéralisation économique, et à renforcer les forces armées<br />

régionales ainsi que les milices locales. De plus, toujours sous<br />

couvert d’une politique de réconciliation, c’est en fait une<br />

52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Un milicien afar sur les plaines salines de la dépression de Danakil, au nord.<br />

FINBARR O’REILLY/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

alliance militaire qui a été construite en sous-main avec l’Érythrée.<br />

Cette recomposition des rapports de force a permis de<br />

contester l’hégémonie militaire acquise les années précédentes<br />

par les Tigréens, mais n’a pas suffi à imposer une supériorité de<br />

substitution. Le conflit, par une mathématique macabre qui se<br />

solde en dizaines de milliers de victimes directes ou indirectes,<br />

montre que ces forces s’annulent les unes les autres, sans qu’aucune<br />

ne puisse l’emporter.<br />

Le conflit pourrait donc s’enliser ?<br />

Face à l’impasse actuelle, les positions divergent. Les acteurs<br />

de la coalition dite fédéraliste entre Tigré et Oromo appellent<br />

à sortir du conflit par l’ouverture de négociations politiques,<br />

qui impliqueraient, de la part de toutes les parties, de renoncer<br />

à la vision d’un pouvoir hégémonique et de mettre en place<br />

une répartition nouvelle des pouvoirs régionaux pour restaurer<br />

un équilibre, avec des mécanismes de prévention des conflits.<br />

Ce scénario est idéaliste. Dans les faits, il implique un renversement<br />

du pouvoir en place en un processus de transition<br />

qui resterait très instable. Face à l’impossibilité d’une sortie<br />

politique, c’est donc le scénario de l’enlisement qui s’impose,<br />

chaque armée cherchant à fixer des fronts, tout en essayant des<br />

manœuvres de contournement pour déstabiliser l’adversaire,<br />

trouver des failles, atteindre les cercles dirigeants… Jusqu’à ce<br />

que l’épuisement des forces armées et des ressources pousse l’un<br />

des camps à céder et à reconnaître une défaite, dont l’issue politique<br />

aboutirait à l’imposition de l’hégémonie du vainqueur. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 53


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

DOSSIER<br />

CÔTE D’IVOIRE<br />

EN ALLANT<br />

VERS DEMAIN<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


À l’horizon 2030,<br />

LES OBJECTIFS SONT <strong>AM</strong>BITIEUX.<br />

Il s’agit de doubler la richesse du pays.<br />

Et d’entamer un profond processus<br />

de modernisation, aussi bien pour l’État<br />

que pour le secteur privé et les citoyens !<br />

par Zyad Limam<br />

La réussite de demain<br />

passe aussi par l’éducation<br />

et la formation de la jeunesse.<br />

Ici, à Gabiadji,<br />

dans l’ouest.<br />

NABIL ZORKOT<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 55


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Faisons un saut en avant, d’une dizaine<br />

d’années, dans la Côte d’Ivoire de 2030. La<br />

population du pays avoisinera alors près de<br />

34 millions d’habitants (au lieu de 28 millions<br />

aujourd’hui). Avec une grande majorité<br />

de jeunes de moins de 30 ans. Abidjan comptera<br />

aux alentours de 8 millions d’habitants,<br />

s’imposant plus encore comme l’une des cités<br />

majeures du continent, une ville particulièrement<br />

cosmopolite et métissée. En 2030,<br />

si tout se passe comme prévu, « according<br />

to plan » comme disent les Anglo-Saxons, la richesse du pays<br />

aura de nouveau doublé (par rapport à la décennie 2011-2020),<br />

pour atteindre un produit intérieur brut (PIB) au-dessus de<br />

90 milliards de dollars. Avec un revenu par habitant qui pourrait<br />

tendre vers les 4 000 dollars. Le pays devrait maintenir un<br />

rythme de croissance de 7 % par an sur la période, restant dans<br />

le peloton des 10 économies les plus dynamiques du monde.<br />

En 2030, la Côte d’Ivoire deviendrait alors un pays intermédiaire<br />

à revenu supérieur, avec une majorité de la population<br />

s’inscrivant dans ce que l’on appelle les classes moyennes.<br />

L’économie, dopée par les investissements, aura pu créer 8 millions<br />

d’emplois supplémentaires, absorbant une grande partie<br />

du choc démographique. La pauvreté serait divisée par deux<br />

pour descendre en dessous de 20 % de la population, impactant<br />

positivement la vie de millions d’Ivoiriens. Des Ivoiriens<br />

qui vivront, en moyenne, dix ans de plus, avec une espérance<br />

de vie de 67 ans.<br />

Ce scénario est inscrit dans la Vision 2030,<br />

la matrice stratégique définie par le président<br />

Alassane Ouattara lors de la campagne présidentielle<br />

d’octobre 2020. Ce scénario est aussi le<br />

résultat des objectifs fixés par le nouveau Plan<br />

national de développement (PND) qui couvre la<br />

période 2021-2025 et qui prévoit un budget de<br />

105 milliards de dollars d’investissements ! Les<br />

chiffres sont assez impressionnants et, dans ce<br />

contexte incertain et pandémique, cette foi en<br />

l’avenir pourrait paraître très optimiste. Pourtant,<br />

cette ambition n’est pas hors de portée pour le<br />

gouvernement du Premier ministre Patrick Achi.<br />

Le projet s’appuie tout d’abord sur une dynamique forte. On<br />

ne part pas de zéro. La décennie 2011-2021 aura été celle de tous<br />

les records. Selon le think tank britannique Legatum Institute,<br />

la Côte d’Ivoire est le pays au monde qui a enregistré la plus<br />

forte croissance de sa prospérité sur les dix dernières années.<br />

Sur le plan macroéconomique, les chiffres sont assez clairs,<br />

avec un taux de croissance moyen de 8 % sur la période 2012-<br />

2019, un budget de l’État multiplié par trois entre 2011 et 2020<br />

et le volume global des investissements par sept. En moins de<br />

dix ans, le PIB par habitant a doublé, faisant de la Côte d’Ivoire<br />

l’un des tout premiers pays d’Afrique (hors États pétroliers<br />

Il faudra créer<br />

des « champions<br />

nationaux »,<br />

capables<br />

de viser haut,<br />

d’être en<br />

concurrence,<br />

d’investir sur<br />

le long terme.<br />

et Afrique du Sud). Elle sait également se montrer résiliente face<br />

à la pandémie du Covid-19, maintenant une croissance positive<br />

en 2020 et visant un taux final de 6,5 % pour 2021.<br />

Le pays peut compter sur une économie déjà relativement<br />

diversifiée, dopée par d’importants investissements dans<br />

les infrastructures et la compétitivité, avec un secteur agroindustriel<br />

performant (cacao, anacarde, banane, caoutchouc…),<br />

des services en pleine croissance. Géographiquement, la Côte<br />

d’Ivoire s’impose comme la porte d’entrée de la sous-région.<br />

Son réseau routier, qui s’oriente progressivement vers les « intérieurs<br />

», représente 50 % de celui de l’Union économique et<br />

monétaire ouest-africaine (UEMOA). Le pays dispose d’une<br />

façade maritime sur le golfe de Guinée de près de 500 kilomètres,<br />

et de deux ports majeurs. Celui de San Pedro, leader<br />

dans le secteur du cacao. Et celui d’Abidjan, dont la modernisation<br />

s’est encore accélérée avec un nouveau quai en eau profonde<br />

et un second terminal à conteneurs. Malgré les limites et<br />

les contraintes, illustrées ces derniers mois par les délestages,<br />

le pays constitue encore la principale source d’énergie pour<br />

toute la région. Et la mise à niveau du secteur se fait à marche<br />

forcée. Cette plate-forme Côte d’Ivoire s’adresse à un double<br />

marché (outre son potentiel intérieur) : l’UEMOA, qui compte<br />

près de 130 millions d’habitants avec une monnaie unique et<br />

stable, et la Communauté économique des États<br />

de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), avec plus de<br />

400 millions d’habitants.<br />

Pour tenir le cap fixé par le président<br />

Ouattara, tenir les objectifs du PND et de la<br />

Vision 2030, pour relever le défi des opportunités,<br />

l’approche ivoirienne s’appuie sur deux<br />

axes prioritaires.<br />

MODERNISATION, EFFICACITÉ<br />

La première marche, c’est le développement<br />

du secteur privé national (et aussi international<br />

via l’investissement direct extérieur).<br />

C’est le cœur du PND et de sa réussite. Sur les 105 milliards<br />

de dollars prévus, plus de 75 milliards doivent provenir de ces<br />

entreprises, devenues des moteurs privilégiés de la croissance.<br />

L’initiative privée doit prendre le relais de l’émergence. Avec<br />

un objectif de 75 % de l’investissement total en 2025. C’est le<br />

secteur privé qui doit assumer la création d’emplois pour faire<br />

face à la vague démographique et mobiliser les énergies d’une<br />

jeunesse nombreuse. C’est du secteur privé que doivent venir<br />

les gains de productivité et de créativité avec, comme objectif,<br />

d’augmenter la part de valeur ivoirienne dans des filières de<br />

produits mondialisés. Produire en Côte d’Ivoire, promouvoir le<br />

made in Côte d’Ivoire devient une mission nationale. Cap donc<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le président de la République Alassane Ouattara<br />

aux côtés du Premier ministre Patrick Achi et du<br />

ministre de la Défense, Téné Birahima Ouattara,<br />

lors du premier Conseil des ministres du nouveau<br />

gouvernement, le 7 avril dernier.<br />

LUC GNAGO/REUTERS<br />

sur la transformation des matières premières (en particulier le<br />

cacao, mais aussi les autres produits agricoles). Cap aussi sur un<br />

certain nombre de secteurs définis comme stratégiques et où le<br />

pays dispose d’avantages compétitifs : l’agriculture ou encore le<br />

textile, l’économie numérique, la construction et le logement,<br />

l’industrie légère, la pharmaceutique, la culture aussi…<br />

En creux se dessine un autre message fort pour les années<br />

qui viennent : l’État ne peut pas tout faire, offrir des emplois,<br />

s’endetter, garantir les crédits par sa signature souveraine, à<br />

l’infini. Les entrepreneurs doivent assumer une part du projet,<br />

une part du risque proportionnel aux formidables opportunités<br />

du pays. Prêt pour accompagner cette transition, pour relever<br />

le défi, l’État va encourager la croissance d’un certain nombre<br />

d’entreprises, accentuer leur taille, créer des « champions nationaux<br />

», capables de viser haut, d’être en concurrence, d’investir<br />

sur le long terme.<br />

Car si l’État n’est plus le bailleur ou le garant, il se doit d’être,<br />

et c’est le second volet du plan, « catalyseur », pour reprendre une<br />

expression du Premier ministre Patrick Achi. Il se doit de devenir<br />

stratège, manager, et de rendre plus rapide encore l’émergence<br />

de ce secteur privé. L’administration, la bureaucratie doivent<br />

s’allé ger, être à l’écoute, se mettre en ordre de marche pour favoriser<br />

la croissance, le développement, soutenir l’initiative privée.<br />

Le service public devra s’élever au niveau des enjeux : le cadre<br />

juridique nécessaire, la transparence, la prise en compte des évolutions<br />

digitales. Une vraie petite révolution à un moment où les<br />

tâches de l’État régalien seront tout aussi prégnantes : la sécurité<br />

intérieure et extérieure, la justice, la lutte contre les inégalités,<br />

l’investissement dans les secteurs sociaux, l’éducation, la santé…<br />

Pour le secteur privé comme pour la sphère publique, cette<br />

exigence de modernisation et d’efficacité, ce saut réellement<br />

qualitatif s’avérera complexe à mettre en œuvre. L’agenda de<br />

réformes, le contenu du cadre législatif, la mise à niveau de<br />

l’éducation, de la formation, la stabilité régionale, l’amélioration<br />

durable de la situation sanitaire, tout devra fonctionner<br />

ensemble. Et les prévisions et les projets devront s’adapter à des<br />

évolutions systémiques comme le changement climatique, les<br />

exigences du développement durable, l’impact des migrations<br />

et du métissage.<br />

Mais cette grande ambition est nécessaire, incontournable.<br />

C’est par la croissance, par le progrès, par la modernisation que<br />

la Côte d’Ivoire pourra s’attaquer durablement à la question de<br />

la pauvreté, des inégalités sociales, des inégalités territoriales. Et<br />

plus de répartition des richesses, plus d’égalité sociale, plus d’inclusivité<br />

pour les plus fragiles, les plus éloignés, les plus jeunes,<br />

l’augmentation des classes moyennes, c’est aussi plus de stabilité,<br />

moins de conflits. Plus de confiance dans le devenir commun. Au<br />

fond, le projet économique génère de la modernité politique. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 57


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Stratégie Le PND fixe le cap<br />

Le Plan national de développement 2021-2025 s’appuie<br />

sur un EFFORT MASSIF D’INDUSTRIALISATION.<br />

Objectif : pousser et accompagner l’émergence d’une classe<br />

moyenne nombreuse. par Jean-Michel Meyer<br />

Bâtir le futur avec 59 000 milliards de francs CFA. Soit<br />

105 milliards de dollars. C’est l’imposant montant<br />

d’inves tissements à mobiliser par le gouvernement pour<br />

concrétiser le Plan national de développement (PND)<br />

2021-2025, adopté le 22 septembre dernier. Celui-ci prévoit de<br />

« réaliser la transformation économique et sociale nécessaire<br />

pour hisser la Côte d’Ivoire, à l’horizon 2030, au rang des pays à<br />

revenu intermédiaire de la tranche supérieure ».<br />

Signe d’une grande confiance dans l’avenir de la Côte d’Ivoire<br />

en ces temps de pandémie, le PND est d’une ampleur inégalée.<br />

L’enveloppe financière à réunir est presque deux fois plus élevée<br />

que celle du précédent plan (2016-2020), qui n’avait levé<br />

« que » 33000 milliards de FCFA d’investissements. Pourtant, le<br />

pays, qui programme « d’accélérer la marche vers l’émergence »,<br />

revient de loin. « En 2011, après une décennie de crise, notre<br />

nation était à genoux et semblait l’être pour longtemps.<br />

Le PIB par habitant était retombé à son<br />

niveau de 1961, plus de la moitié de la population<br />

vivait sous le seuil de pauvreté […]. Nous avons<br />

effacé ces temps de drame en dix ans, au prix<br />

d’un effort collectif inouï », insistait Patrick Achi,<br />

le Premier ministre, le 8 novembre dernier.<br />

Aujourd’hui, selon les Nations unies, elle<br />

figure parmi les 12 économies à plus forte<br />

croissance de la planète, avec un PIB réel gratifié d’une hausse<br />

moyenne annuelle de 8,3 % entre 2012 et 2019. L’objectif est de<br />

conserver cette dynamique et de l’amplifier. Le préambule du<br />

PND 2021-2025 prévoit « qu’à l’horizon 2030, l’économie ivoirienne<br />

soit structurellement transformée, modernisée et industrialisée,<br />

et que le peuple ivoirien soit majoritairement affranchi<br />

de l’extrême pauvreté et de la vulnérabilité ». Le plan doit ainsi<br />

faire émerger « une classe moyenne jouissant de revenus adéquats<br />

et bénéficiant des services publics économiques et sociaux<br />

essentiels qui assurent le confort et la qualité de la vie ».<br />

Féru de planification, le pays enchaîne son troisième PND<br />

depuis 2012. Celui qui s’ouvre verra le taux d’inves tissement<br />

s’envoler, pour passer de 23,1 % du PIB en 2021 à 27,1 %<br />

en 2025. Un effort incomparable est attendu du secteur privé :<br />

74 % des investissements du PND (43 647 milliards de FCFA)<br />

reposent sur ses épaules. Soit près de 9000 milliards de FCFA à<br />

mobiliser par an. De son côté, le secteur public investira 26 %<br />

Avec ce coup<br />

de fouet, le taux<br />

de croissance<br />

annuel moyen<br />

est attendu<br />

à 7,65 %.<br />

du PNB (15 353 milliards de FCFA). Dans ce but, l’État prévoit<br />

de recourir aux marchés financiers et d’augmenter la pression<br />

fiscale de 12,2 % à 13,3 % du PIB, loin des 20 % de la norme<br />

communautaire de l’Union économique et monétaire ouestafricaine<br />

(UEMOA).<br />

Le plan prévoit des réformes structurelles de l’État (digitalisation<br />

de l’administration…), mais aussi une modernisation<br />

sans précédent de l’ensemble de la société. Le PND recense ainsi<br />

des pans entiers de l’économie (agriculture, énergie, industrie,<br />

transports, entrepreneuriat, numérique, villes durables, intégration<br />

régionale…) et du social (emploi des jeunes et des femmes,<br />

éducation, enseignement supérieur, logement, accès à l’eau et à<br />

l’électricité, salubrité, justice, cohésion sociale, droits humains,<br />

etc.) qui bénéficieront des milliards investis. Avec ce coup de<br />

fouet, le taux de croissance annuel moyen est attendu à 7,65 %<br />

durant le PND, contre 5,9 % entre 2016-2020.<br />

Côté social, le revenu par habitant doit passer de<br />

1 736 dollars en 2020 à 2 240 dollars en 2025,<br />

puis grimper à 3 472 dollars en 2030. À la fin<br />

du plan, l’économie devrait avoir créé 5 millions<br />

d’emplois, et le taux de pauvreté devrait être<br />

ramené à 30 % en 2025 contre 39,4 % en 2018.<br />

L’AUTOSUFFISANCE EN RIZ POUR 2025<br />

La réussite du PND repose sur les activités clés de l’économie.<br />

L’agriculture (4 %), l’industrie (11 %), les mines (10 %), les<br />

hydrocarbures (10 %) et les transports (10 %) s’arrogent 45 %<br />

des investissements prévus. L’agriculture, qui emploie plus de<br />

5 millions de personnes, est un pilier national majeur. La Côte<br />

d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao et de noix<br />

de cajou, et se trouve au cinquième rang pour l’huile de palme et<br />

le caoutchouc naturel. Mais elle est aussi le premier producteur<br />

africain de bananes et le troisième de coton. L’ambition du PND<br />

« est de garantir la compétitivité et la durabilité de l’agriculture<br />

afin d’assurer la sécurité alimentaire, tout en créant des richesses<br />

équitablement partagées ». Une volonté qui s’appuie sur trois<br />

axes : améliorer la productivité de 100 % sur cinq ans pour augmenter<br />

la compétitivité des produits ; accroître la transformation<br />

locale, avec la montée en puissance d’une industrie nationale ;<br />

et assurer l’intégration de l’agro-industrie dans les circuits mondiaux<br />

de distribution et de commercialisation.<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le pays veut renforcer<br />

sa présence dans l’exploitation<br />

des ressources du sous-sol.<br />

Ici, une mine d’or à ciel<br />

ouvert de Bonikro, dans<br />

la région des Lacs.<br />

NABIL ZORKOT<br />

Outre la hausse des productions agricoles de 7,5 % en<br />

moyenne par an et l’amélioration du rendement des principales<br />

cultures vivrières (manioc, maïs, banane plantain, igname…),<br />

le défi décisif du plan consiste à bâtir une industrie de transformation<br />

locale, diversifiée et génératrice de valeur ajoutée, basée<br />

sur « le cacao, le café, la noix de cajou, le coton, l’horticulture<br />

(mangue, ananas…), le caoutchouc et l’huile de palme ». L’autosuffisance<br />

en riz est programmée pour 2025, la céréale locale<br />

approvisionnant 95 % du marché ivoirien. « Il faut une chaîne<br />

de valeur forte, qui puisse être attractive pour transformer les<br />

produits agricoles et créer de la richesse partagée », confirme<br />

Akinwumi Adesina, le président de la Banque africaine de développement<br />

(BAD), qui s’est engagée à soutenir le plan.<br />

Autre activité clé : l’industrie, « capable d’accélérer le processus<br />

de transformation structurelle de la Côte d’Ivoire », assène<br />

le PND. Un fonds d’investissement et de développement industriel<br />

(FIDI) État-secteur privé verra le jour, avec une enveloppe<br />

de 1 000 milliards de FCFA sur cinq ans. Des activités prioritaires<br />

ont été identifiées, « les produits cosmétiques, le caoutchouc, le<br />

textile et les matériaux de construction ». Mais aussi « les industries<br />

pharmaceutiques, électroniques et automobiles » et « des<br />

niches de croissance » : économie numérique, tourisme et hôtellerie,<br />

industries des arts et culturelles.<br />

ÉPAULER LES DÉPARTEMENTS COMPÉTITIFS<br />

Le plan met l’accent sur des secteurs présentant un avantage<br />

compétitif, tels les produits cosmétiques à base de beurre de<br />

cacao, « dans les soins pour la peau et les produits capillaires »,<br />

exportés à 85 % vers la Communauté économique des États de<br />

l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Ils pourraient aussi être vendus<br />

aux diasporas africaines des États-Unis et d’Europe, même si<br />

« la recherche et développement ainsi qu’une<br />

meilleure promotion et une image de marque<br />

sont nécessaires pour que les cosmétiques ivoiriens<br />

puissent concurrencer les marques mondiales<br />

établies ».<br />

Dans le textile, « la Côte d’Ivoire est l’un des<br />

deux seuls pays africains à produire du tissu<br />

imprimé à la cire », étroitement associé à l’identité<br />

continentale, mais elle est très concurrencée par<br />

les produits chinois. « L’industrie peut accroître sa<br />

compétitivité en renforçant la reconnaissance de<br />

la marque, en améliorant la qualité et en augmentant le nombre<br />

de modèles pour barrer la route aux contrefaçons chinoises »,<br />

préconise le PND. Enfin, dans l’extraction des ressources du<br />

sous-sol (or, manganèse, nickel, bauxite), le pays veut renforcer<br />

sa présence dans l’exploration, l’exploitation, mais aussi la<br />

transformation. Idem avec le pétrole, il souhaite s’ériger en « hub<br />

régional ». Tel un cadeau inattendu, une « découverte majeure »<br />

de pétrole et de gaz naturel a été annoncée en septembre dernier.<br />

Elle pourrait rapporter de 106,5 à 142 milliards de dollars<br />

pour l’or noir et jusqu’à 25 milliards de dollars pour le gaz, à<br />

condition que la rentabilité des gisements soit prouvée.<br />

Pour l’instant, le gouvernement mène campagne pour séduire<br />

le secteur privé. Le 10 novembre 2021, le président de la Confédération<br />

générale des entreprises de Côte d’Ivoire, Jean-Marie<br />

Ackah, a confirmé « la disponibilité du secteur privé à prendre<br />

toute sa part dans la réalisation des ambitions de développement<br />

et de progrès ». Car « il s’agit de conférer une dimension<br />

stratégique au partenariat public-privé comme moteur des<br />

transformations structurelles et culturelles tant espérées ».<br />

Sur le volet international, le premier Forum d’affaires et<br />

d’investissements entre la Côte d’Ivoire et l’Amérique du Nord,<br />

qui s’est déroulé à la mi- novembre 2021 à Abidjan, a enregistré<br />

des intentions d’investissements nord-américains à hauteur de<br />

19 milliards de dollars. Une délégation ivoirienne est également<br />

active à l’Expo 2020 Dubaï, qui se tient jusqu’au 31 mars 2022,<br />

et entend réunir autour de 2 milliards de dollars d’intentions<br />

d’investissements. Enfin, une table ronde des bailleurs de<br />

fonds, dans le courant du premier trimestre 2022, constituera<br />

le point d’orgue de la stratégie du gouvernement pour embarquer<br />

de futurs investisseurs internationaux dans la réalisation<br />

du PND 2021-2025. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 59


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Agriculture<br />

Le défi de la transformation<br />

Cacao, anacarde, palme, banane, ananas, coton… Il s’agit<br />

d’aller au-delà des matières premières. Tout en assurant<br />

l’AUTONOMIE ALIMENTAIRE du pays.<br />

par Francine Yao<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Ramassage de l’or blanc<br />

à Korhogo. La filière compte<br />

132 000 producteurs.<br />

DANIEL RIFFET/NATURIMAGES<br />

La donne n’a pas changé depuis l’indépendance en 1960.<br />

Le secteur agricole constitue l’un des piliers majeurs de<br />

l’économie et représente l’un des principaux pourvoyeurs<br />

d’emplois avec plus de 5 millions de personnes en activité,<br />

dont 33 % pour les cultures de rente.<br />

Mais, au-delà du potentiel naturel important et des remarquables<br />

résultats en matière de développement agricole, la<br />

locomotive de l’Union économique et monétaire ouest-africaine<br />

(UEMOA) veut franchir un autre palier. À savoir accélérer l’industrialisation<br />

de son agriculture.<br />

Dans ce sens, au niveau du cacao, premier produit d’exportation<br />

du pays, l’extension d’une usine de broyage à Yopougon<br />

– qui sera la plus grande unité de transformation de fèves de<br />

cacao au monde, avec une capacité de 170 000 tonnes – a été<br />

inaugurée mardi 2 novembre 2021. La Côte d’Ivoire ambitionne<br />

d’atteindre une capacité de broyage de plus de 950 000 tonnes à<br />

l’horizon 2022 sur une production annuelle moyenne de 2 millions<br />

de tonnes.<br />

En outre, le taux de transformation de l’anacarde s’améliore<br />

et se rapproche en 2021 de 15 % de la production nationale,<br />

contre moins de 10 %, il y a de cela deux ans. Le Projet<br />

de promotion de la compétitivité de la chaîne de valeur de<br />

l’anacarde (PPCA) – financé par la Banque mondiale – qui<br />

a permis l’installation d’unités industrielles dans différentes<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 61


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

zones, va aider à relever ce taux. Le domaine du coton n’est<br />

pas non plus en reste, avec la relance de l’industrie textile à<br />

Korhogo, Bouaké, Dimbokro et Agboville. Selon l’Organisation<br />

interprofessionnelle agricole de la filière coton (Intercoton), la<br />

campagne 2021-2022 s’annonce historique, avec une production<br />

de plus de 580 000 tonnes. Ce résultat sera réalisé par<br />

les 132 000 producteurs que compte la filière. En 2020-2021,<br />

la Côte d’Ivoire, avec 520 000 tonnes, a été le second producteur<br />

africain d’or blanc, derrière le Bénin (730 000 tonnes),<br />

mais devant le Burkina Faso (492 600 tonnes) et le Mali<br />

(147 200 tonnes). Le coton est le quatrième contributeur aux<br />

recettes d’exportation agricoles, après le cacao, le caoutchouc<br />

naturel et la noix de cajou.<br />

S’agissant du riz, une denrée de grande consommation,<br />

dans le Plan national de développement (PND) 2021-2025, le<br />

gouvernement prévoit, entre autres, de faire évoluer l’autosuffisance<br />

de 70 à 100 % ; d’améliorer la croissance du produit<br />

intérieur brut (PIB) courant rizicole en le portant de 4 % en<br />

2021 à 12 % à l’horizon 2025 ; ainsi que de faire évoluer l’accroissement<br />

annuel moyen de la production de riz blanchi de<br />

50 à 90 % sur la période 2021-2025. De façon opérationnelle,<br />

il s’agira, d’une part, de construire et d’équiper les 20 pôles<br />

rizicoles et, d’autre part, d’améliorer l’approche de la mécanisation<br />

et l’acquisition de matériel. Tout en mettant l’accent sur<br />

l’accès aux femmes dans l’exploitation des périmètres irrigués.<br />

Par ailleurs, selon le Premier ministre, Patrick Achi, dans<br />

la recherche d’une autosuffisance alimentaire en matière de<br />

poisson d’ici à 2025, le programme stratégique pour la transformation<br />

de l’aquaculture devrait être lancé fin 2021. Car, le<br />

pays importe pour 325 milliards de francs CFA de produits<br />

halieutiques chaque année.<br />

GAGNER DES PARTS DE MARCHÉ À L’INTERNATIONAL<br />

Le gouvernement s’engage, dans le cadre du PND 2021-<br />

2025, à agir simultanément sur deux autres axes stratégiques.<br />

Le premier se focalise sur l’amélioration de la compétitivité<br />

des produits issus de la production végétale et animale. Cela<br />

concerne l’ensemble des étapes du processus : semences,<br />

irrigation, mécanisation, techniques culturales, fertilisation,<br />

transports, stockage, maîtrise de la qualité. Le second<br />

concerne la bonne intégration de l’agro-industrie dans les circuits<br />

de distribution et de commercialisation mondiaux, qui<br />

permettra de gagner des parts de marché à l’export, via des<br />

débouchés performants et sécurisés en Europe, en Amérique<br />

et en Asie, tout en profitant des opportunités des marchés<br />

qu’offre la Communauté économique des États de l’Afrique de<br />

l’Ouest (CEDEAO).<br />

Si les autorités veulent créer des richesses équitablement<br />

partagées, à partir de l’agriculture, elles souhaitent également<br />

assurer la sécurité alimentaire pour l’ensemble des populations.<br />

Elles ont en mémoire la colère des Ivoiriens, lors du premier<br />

semestre 2021, face à la cherté de la vie. De nombreux<br />

ménages n’avaient alors cessé de dénoncer le coût élevé des<br />

denrées de première nécessité. Certes, ce constat a été identique<br />

dans la plupart des pays importateurs, au lendemain de<br />

la pandémie mondiale de Covid-19. Mais face à cette situation,<br />

le gouvernement souhaite proposer une solution stable, en<br />

garantissant la compétitivité et la durabilité de l’agriculture.<br />

Dans cette optique, à travers le PND 2021-2025, l’État envisage<br />

d’accroître considérablement la production annuelle des<br />

cultures vivrières : de 1 127 789 tonnes à 1 393 951 tonnes pour<br />

le maïs, de 7 932 872 tonnes à 9 463 339 tonnes pour l’igname,<br />

de 6 194 600 tonnes à 8 064 107 tonnes pour le manioc, et enfin<br />

de 2 105 095 tonnes à 2 548 107 tonnes<br />

Patrick Achi (au centre)<br />

a inauguré l’extension de l’usine<br />

de Cargill à Yopougon,<br />

le 3 novembre dernier.<br />

pour la banane plantain. Il s’agira donc<br />

de produire suffisamment afin de rendre<br />

les produits vivriers accessibles et moins<br />

chers. Et ainsi, il sera possible de limiter<br />

la dépendance du pays avec les nations<br />

extérieures. En guise d’exemple, la Côte<br />

d’Ivoire a eu besoin de 2,2 millions de<br />

tonnes de riz en 2020. Sa production<br />

nationale étant estimée à 1,3 million de<br />

tonnes, elle a déboursé 317 milliards de<br />

FCFA pour importer les 900 000 tonnes<br />

manquantes.<br />

Enfin, le pays génère 5 000 tonnes<br />

de produits halieutiques par an, mais il a<br />

besoin de 500 000 tonnes de poissons sur<br />

la même période. Le gouvernement veut<br />

donc accroître et rendre compétitives les<br />

productions animales et halieutiques,<br />

toujours afin de réduire la dépendance<br />

vis-à-vis de l’extérieur. ■<br />

DR<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Inclusivité<br />

Lutter contre les inégalités<br />

Le deuxième programme social va venir SOUTENIR<br />

les populations fragiles, dont celles du Grand Nord. par Francine Yao<br />

S<br />

elon la Banque mondiale, « la Côte d’Ivoire a fait un<br />

léger bond dans le classement de l’indice du capital<br />

humain (0,38) en 2020. La pauvreté y est en net recul,<br />

passant de 46,3 % en 2015 à 39,4 % en 2020 ». Cet<br />

indice – allant de 0 à 1 – estime le potentiel humain qu’un enfant<br />

né aujourd’hui pourrait atteindre d’ici ses 18 ans, en prenant<br />

en considération sa survie, sa scolarité, sa santé. Au sujet de la<br />

pauvreté ivoirienne, l’institution précise que « cette baisse se<br />

limite aux milieux urbains ; le nombre de pauvres ayant augmenté<br />

dans les zones rurales sur la même période (+2,4 %) ».<br />

Cette situation pousse le gouvernement à accorder un intérêt<br />

particulier à la lutte contre les inégalités. « Le souci du président<br />

Alassane Ouattara, c’est que chaque Ivoirien puisse avoir accès<br />

aux biens sociaux nécessaires à sa vie. Toutes ces choses qui font<br />

qu’on a le sentiment d’avoir une vie décente », a affirmé Patrick<br />

Achi, le 8 novembre dernier à la primature. Cet engagement<br />

du chef de l’État à lutter contre les inégalités sociales devrait se<br />

traduire bientôt, comme l’a indiqué le Premier ministre : « Sur<br />

instruction du président de la République, nous allons mettre<br />

en œuvre, dès janvier 2022 et pour trois ans, un PSGOUV 2<br />

[deuxième programme social du gouvernement, ndlr] avec cinq<br />

priorités. » Ces cinq axes primordiaux sont : la lutte contre la<br />

fragilité dans les zones nord frontalières ; l’éducation et la formation<br />

; l’amélioration des conditions de vie en milieu rural et<br />

l’autonomisation des femmes ; l’insertion professionnelle<br />

des jeunes, le service civique et les écoles<br />

de la deuxième chance ; la couverture sociale des<br />

populations précaires.<br />

Sur les dix dernières années, la Côte d’Ivoire<br />

a réalisé des performances remarquables en<br />

macroéconomie, avec un taux de croissance<br />

moyen du produit intérieur brut de 8 % entre 2012<br />

et 2019, qui a fait doubler la richesse par habitant. Le budget de<br />

l’État a été multiplié par trois, passant d’un peu plus 2500 milliards<br />

de FCFA en 2011 à plus de 8000 milliards de FCFA en<br />

2021. Le volume global des investissements a été multiplié par<br />

sept sur la même période. Ces chiffres témoignent de la capacité<br />

du pays à produire de la richesse, mais la question de sa redistribution<br />

se pose. Certaines populations estiment, à tort ou à raison,<br />

ne pas suffisamment bénéficier des fruits de la croissance<br />

économique du pays. Afin d’améliorer cette redistribution,<br />

« La baisse<br />

de la pauvreté<br />

se limite encore<br />

aux milieux<br />

urbains. »<br />

une politique de décentralisation est mise en œuvre à travers,<br />

notamment, la création de 12 districts qui s’ajoutent à ceux<br />

d’Abidjan et de Yamoussoukro. Selon le Premier ministre, ils<br />

vont renforcer la coordination et l’évaluation de l’exécution des<br />

programmes de développement, tout en assurant une supervision<br />

accrue sur l’action de l’État et des collectivités territoriales.<br />

Cette décentralisation permet de jeter un regard particulier sur<br />

les populations du Grand Nord, cette partie du pays en proie à<br />

des assauts de groupes terroristes qui recrutent là où les poches<br />

de pauvreté sont les plus étendues, c’est-à-dire en zone rurale.<br />

COMBATTRE LE TERRORISME<br />

Pour éviter que le nord ne devienne un terreau fertile du terrorisme,<br />

l’État a décidé d’agir pour améliorer les conditions de<br />

vie de sa population. Le ministre de la Promotion de la jeunesse,<br />

de l’Insertion professionnelle et du Service civique, Mamadou<br />

Touré, y a effectué une tournée de plusieurs jours. Ce déplacement<br />

a démarré le vendredi 19 novembre par Kafolo (Kong),<br />

localité qui a subi deux attaques terroristes en dix-huit mois.<br />

L’objectif était de sensibiliser les populations sur l’existence d’un<br />

fonds spécial en faveur des jeunes et d’évaluer les programmes<br />

mis en place par l’Agence emploi jeune. Près de 3 000 d’entre<br />

eux seront concernés par ce plan d’urgence. « L’État et le gouvernement<br />

ne vous abandonneront jamais. Le gouvernement sera<br />

à vos côtés dans la lutte contre le terrorisme », a<br />

promis Mamadou Touré, précisant que, dans les<br />

semaines à venir, les premiers bénéficiaires de<br />

ce fonds seront connus. Il a ajouté que des jeunes<br />

seraient aussi formés à des métiers, comme la<br />

réparation de forage, la mécanique, etc. Par<br />

ces gestes à l’égard des populations du nord, le<br />

gouvernement souhaite répondre aux inégalités<br />

en matière d’opportunités d’emploi, mais aussi offrir des perspectives<br />

à une jeunesse fragilisée. Le pays inclut ses habitants<br />

les plus vulnérables dans sa stratégie de l’essor économique et<br />

social. Le Plan national de développement 2021-2025 s’inscrit<br />

dans une vision globale de réduction de la pauvreté. Il met l’accent<br />

sur la quête d’un développement équilibré entre les régions,<br />

mais aussi plus inclusif en offrant à certaines catégories sociales<br />

(femmes et jeunes) des programmes spécifiques destinés à favoriser<br />

leur autonomisation et leur employabilité. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 63


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Infrastructures<br />

Une envergure stratégique<br />

Le gouvernement continue à investir dans ce secteur clé<br />

pour la COMPÉTITIVITÉ du pays. par Francine Yao<br />

La qualité des infrastructures est un facteur majeur<br />

d’accroissement de la compétitivité d’une économie.<br />

Et les autorités ivoiriennes, qui affichent de grandes<br />

ambitions de développement, ne lésinent pas sur les<br />

moyens pour lancer des travaux d’envergure devant servir<br />

de catalyseurs à l’essor du pays. Dans cette optique, et face<br />

à la congestion du Grand Abidjan, elles se sont focalisées sur<br />

le renforcement du transport lagunaire et sur le métro d’Abidjan.<br />

Le projet du système de bus à haut niveau de service,<br />

le Bus Rapid Transit (BRT), a aussi été accéléré. Il consiste à<br />

construire un réseau de lignes dédiées pour les transports en<br />

commun. Selon le ministre des Transports, Amadou Koné,<br />

l’État a conclu avec le gouvernement suédois d’une part, et la<br />

Banque mondiale d’autre part, des conventions pour le financement<br />

de la réalisation des BRT sur le boulevard Latrille et<br />

sur l’axe Yopougon-Bingerville. Ces travaux devront commencer<br />

en 2022.<br />

LE MÉTRO, UN RÊVE QUI PREND FORME<br />

Un projet innovant, révolutionnaire… Les qualificatifs<br />

du futur métro d’Abidjan ne manquent pas. Lancé en novembre<br />

2017, il a eu du mal à décoller. Essentiellement en<br />

raison des coûts de financement. Toutefois, les négociations<br />

– portant sur le démarrage des travaux – menées<br />

entre l’exécutif et le groupe français Bouygues,<br />

tête de pont du consortium engagé,<br />

ont finalement abouti à la signature d’un protocole<br />

d’accord entre les deux parties, le 8 octobre<br />

2019. L’investissement, estimé à environ<br />

918,34 milliards de francs CFA (soit 1,4 milliard<br />

d’euros) sera financé intégralement par la<br />

France. Ce groupement d’entreprises (composé<br />

des groupes français Bouygues Travaux Publics,<br />

Alstom, Colas Rail et Keolis) est en charge de la réalisation de<br />

l’ouvrage. Selon le gouvernement ivoirien, le démarrage de la<br />

construction devrait intervenir autour de mi-2022. Et une première<br />

tranche du projet devrait être livrée en 2025.<br />

L’itinéraire du métro comprendra deux voies, 18 stations,<br />

21 ponts (rails et routes), et un viaduc sur la lagune Ébrié.<br />

L’emprise de la voie sera totalement sécurisée et protégée d’une<br />

Les autorités<br />

ne lésinent pas<br />

sur les moyens<br />

pour lancer de<br />

grands travaux<br />

devant servir<br />

de catalyseurs.<br />

clôture, pour permettre une utilisation optimale du train, dont<br />

la vitesse maximale est de 100 km/h, et de 80 km/h en situation<br />

d’exploitation. Cela lui permettra d’effectuer une fréquence<br />

de passage toutes les dix minutes et de transporter<br />

environ 500 000 passagers par jour, sur 37,9 kilomètres, entre<br />

Anyama (nord d’Abidjan) et Port-Bouët (sud d’Abidjan).<br />

En outre, le gouvernement accélère les projets d’infrastructures<br />

routières dans le district de la capitale économique.<br />

Cela concerne, entre autres, le chantier du quatrième pont<br />

Yopougon-Plateau. D’un coût de 142 milliards de FCFA, ce projet,<br />

financé par la Banque africaine de développement (BAD)<br />

et l’État ivoirien, vise à accroître la mobilité au niveau de la<br />

ville, en réduisant les embouteillages entre Yopougon-Plateau<br />

et Yopougon-Adjamé et en désengorgeant l’autoroute du Nord.<br />

L’ouvrage sera colossal : une chaussée en 2x3 voies séparées<br />

par un terre-plein central de 20 mètres (constituant la zone de<br />

passage du deuxième train urbain d’Abidjan du côté de Yopougon<br />

sur un peu plus de 4 kilomètres), trois échangeurs sur les<br />

voies principales franchies par le projet à Yopougon, une plateforme<br />

de péage de 850 mètres à Attécoubé, un pont de 1,4 kilomètre<br />

sur la baie du Banco, trois échangeurs ou bretelles à<br />

la traversée du boulevard de la Paix, et enfin, une chaussée<br />

2x2 voies entre la fin de l’échangeur de Boribana et l’Indénié.<br />

Concernant le pont Plateau- Cocody, ses travaux<br />

avancent à grands pas.<br />

Parmi les autres grands chantiers en cours :<br />

l’aménagement de l’autoroute périphérique d’Abidjan<br />

ainsi que le dédoublement des sorties est et<br />

ouest. Connue sous le nom de Y4, la grande voie<br />

de contournement de la capitale économique est<br />

une infrastructure de 2×2 voies devant permettre<br />

d’éviter le centre-ville en reliant les communes de<br />

Songon, Abobo-Anyama, Cocody et Port-Bouët,<br />

et faciliter ainsi l’accès à la zone portuaire d’Abidjan. La section<br />

2 de l’Y4, longue de 15 kilomètres, reliera la commune<br />

d’Anyama à l’autoroute du Nord. La section 3, pour sa part,<br />

connectera cette dernière à la commune de Songon, une zone<br />

d’extension de la ville d’Abidjan. Quant au dédoublement<br />

des sorties est et ouest, les opérations ont démarré à l’ouest.<br />

L’agrandissement de la voie de Dabou part de l’autoroute du<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Une fois terminé,<br />

le pont Yopougon-Plateau<br />

permettra de décongestionner<br />

la circulation.<br />

NABIL ZORKOT<br />

Nord jusqu’au carrefour de Jacqueville. Les travaux devraient<br />

s’achever en mars 2022.<br />

Selon le ministre des Transports, la construction de l’Aérocité<br />

sur la zone Akwaba, qui devait débuter cette année sur<br />

une superficie de 50 hectares, est contrariée par un manque de<br />

dotation budgétaire afin d’honorer les engagements contractuels<br />

avec le consultant (engagé dans le projet depuis 2015).<br />

Le montant est de 150 millions de FCFA, a indiqué Amadou<br />

Koné, devant les députés, le 18 novembre dernier. Déclaré<br />

d’utilité publique en 2010, le projet consiste en l’aménagement<br />

et l’exploitation d’une ville aéroportuaire située en périphérie<br />

de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny (Port-Bouët), sur une superficie<br />

de 3 700 hectares, outre le périmètre concédé à Aéria,<br />

le concessionnaire de l’aéroport. L’objectif est de bâtir sur cet<br />

espace des complexes hôteliers, industriels, commerciaux et<br />

sportifs, ainsi que des équipements publics.<br />

En outre, la capitale économique devrait se doter d’un<br />

parc des expositions moderne qui s’inscrit dans le cadre de la<br />

construction de l’Aérocité. Localisé entre le carrefour Akwaba<br />

et l’aéroport international, il sera en mesure d’accueillir des salons<br />

d’envergure nationale et internationale, mais également<br />

des conventions et des congrès politiques, culturels ou religieux,<br />

ainsi que des événements sportifs.<br />

L’INTÉRIEUR N’EST PAS OUBLIÉ<br />

Par ailleurs, à l’intérieur du pays, les travaux de la route de<br />

la Côtière ont débuté le 18 septembre 2021, pour un coût de<br />

plus de 300 milliards de FCFA. Ils consistent au renforcement<br />

de cette voie longue de 353,5 kilomètres, reliant Abidjan à<br />

San Pedro, la seconde ville portuaire. Autre projet et en cours,<br />

le prolongement de l’autoroute de Yamoussoukro-Bouaké qui<br />

est longue de 106 kilomètres. Les travaux ont débuté le 3 octobre<br />

2017. Ils étaient prévus pour vingt-quatre mois, mais<br />

leur durée a été réévaluée à quatre ans. Toutefois, du fait de la<br />

crise sanitaire du Covid-19, le chantier a pris du retard. Selon<br />

le ministre de l’Équipement et de l’Entretien routier, Amédé<br />

Kouakou, les phases restantes sont celles du revêtement. Aussi,<br />

pour accompagner et satisfaire les besoins des populations en<br />

mobilité urbaine, les activités de la Société des transports abidjanais<br />

(SOTRA) ont été étendues à Bouaké. Elles se poursuivront<br />

dans les villes de Yamoussoukro, Korhogo et San Pedro.<br />

En outre, le pays peaufine les six stades qui serviront<br />

de théâtre à la CAN 2023 : le stade olympique d’Ebimpé<br />

(60 000 places), à la périphérie d’Abidjan ; le stade Félix<br />

Houphouët-Boigny (33 000 places), à Abidjan ; celui de<br />

San Pedro (20 000 places) dans l’ouest ; et ceux de Bouaké<br />

(40 000 places), de Korhogo (20 000 places) et de Yamoussoukro<br />

(20 000 places), tous trois situés au centre du pays.<br />

Enfin, la finalisation du réseau national haut débit (RNHD),<br />

appelé Backbone National, est en cours. Il sera constitué d’un<br />

maillage de fibres optiques représentant 7 000 kilomètres.<br />

Il devrait permettre, à long terme, de contribuer à vulgariser<br />

l’accès aux systèmes des télécommunications, des technologies<br />

de l’information et de la communication. Il favorisera la création<br />

de nouveaux emplois et dynamisera l’économie numérique<br />

nationale. Avec le programme RNHD, ce sont 1 400 kilomètres<br />

de fibres optiques dans la zone ouest et 622 kilomètres<br />

dans la partie est qui ont été déployés. La phase de réalisation<br />

des 5 000 kilomètres, qui est en cours, finalisera le maillage<br />

complet du territoire. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 65


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Secteur privé<br />

La priorité nationale<br />

Entreprises et entrepreneurs<br />

seront au cœur de la<br />

TRANSFORMATION<br />

STRUCTURELLE<br />

de l’économie. par Francine Yao<br />

Selon la Confédération générale des entreprises de Côte<br />

d’Ivoire (CGECI), le secteur privé témoigne de son rôle<br />

déterminant dans l’économie nationale. Il représente<br />

deux tiers du total des investissements, 83 % des<br />

emplois formels et contribue à 90 % aux ressources budgétaires<br />

de l’État. Toutefois, à la suite des effets de la crise sanitaire de<br />

Covid-19, près de 38 % de ces sociétés ont vu leurs activités<br />

tourner au ralenti et 2,5 % d’entre elles ont mis la clé sous la<br />

NABIL ZORKOT<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


dans le Plan national de développement 2021-2025, évalué à<br />

59 000 milliards de francs CFA. Celui-ci prévoit un investissement<br />

accru de 75 % dans les PME. « Il n’y a aucun autre<br />

moyen de permettre au secteur privé d’avancer à la vitesse que<br />

l’État souhaiterait : nous devons créer un partenariat extrêmement<br />

proche qui permette aux uns de soutenir les autres », a<br />

déclaré le Premier ministre Patrick Achi, le 25 octobre dernier<br />

à la primature. Cette dynamique s’est amorcée depuis que son<br />

équipe a associé les acteurs du privé afin d’entendre leurs préoccupations,<br />

lors du séminaire gouvernemental d’avril 2021.<br />

Les invités s’en sont félicités, car cela constituait une première<br />

dans le pays.<br />

L’usine Tomates de Côte d’Ivoire (TOMACI), située dans la zone<br />

portuaire de Treichville, appartient au groupe Carré d’or.<br />

porte. Malgré tout, le secteur a su faire preuve d’une étonnante<br />

résilience. Pour preuve, le taux de croissance du pays est resté<br />

positif, situé autour de 2 % en 2020. Un bon résultat obtenu en<br />

partie grâce au gouvernement qui a su soutenir les sociétés à<br />

travers plusieurs aides : le Fonds de soutien aux grandes entreprises,<br />

celui destiné aux petites et moyennes entreprises (PME),<br />

ainsi que le Fonds d’appui aux acteurs du secteur informel. Pour<br />

ce dernier, plus de 830 sociétés et 114 000 acteurs ont pu en<br />

bénéficier. Au vu des performances du secteur privé et, surtout,<br />

de son apport central dans l’économie, le gouvernement entend<br />

en faire une cause nationale. Il a choisi de le soutenir massivement,<br />

notamment à travers un partenariat renforcé inscrit<br />

SÉLECTIONNER DES ACTEURS LOCAUX<br />

De grandes réformes ont été annoncées à l’occasion de<br />

la 9 e édition de la CGECI Academy, qui s’est tenue les 28 et<br />

29 octobre derniers au Sofitel Abidjan Hôtel Ivoire. Elles portent,<br />

entre autres, sur le programme des Champions nationaux dont<br />

le but est d’identifier et de sélectionner rigoureusement des<br />

acteurs locaux afin de permettre l’éclosion d’entreprises à haut<br />

potentiel. L’objectif est de constituer des écosystèmes d’affaires<br />

dans des domaines porteurs comme l’agro-industrie, l’énergie,<br />

le transport, le tourisme, le textile… « La solution, c’est le développement<br />

du secteur privé, premier pourvoyeur d’emplois. Si<br />

nous ne faisons rien pour le développer, nous n’aurons plus<br />

suffisamment de recettes, a déclaré le locataire de la primature<br />

à l’occasion de cet événement. Nous lancerons bientôt un<br />

programme d’accompagnement et de financement des entrepreneurs,<br />

des TPE [très petites entreprises, ndlr] et des PME,<br />

structuré autour d’un guichet unique capable d’offrir un point<br />

d’entrée central à tout créateur d’entreprise, en coordonnant<br />

un continuum de services et de financements de l’activité. »<br />

Pour sa part, Jean-Marie Ackah, président de la CGECI, a salué<br />

le 4 novembre dernier l’engagement de l’exécutif à consolider<br />

le partenariat État-secteur privé en ces termes : « Nous venons<br />

d’avoir, en l’espace de dix jours, une deuxième séance de travail<br />

avec le Premier ministre et des membres du gouvernement.<br />

Nous sommes très satisfaits de la feuille de route qui a<br />

été établie. »<br />

STIMULER L’INSERTION PROFESSIONNELLE<br />

Comme le secteur privé est le premier pourvoyeur de postes<br />

salariés, le gouvernement lui accorde une place de choix. Il est<br />

même devenu une priorité nationale dans la Vision 2030 du<br />

président de la République. L’objectif est de créer 8 millions<br />

d’emplois supplémentaires d’ici là, principalement destinés aux<br />

jeunes qui se présentent massivement sur le marché chaque<br />

année. De plus, le pouvoir a inscrit la création de richesses et<br />

d’emplois dans le programme Une Côte d’Ivoire solidaire, d’Alassane<br />

Ouattara. Ainsi, des activités comme la transformation des<br />

matières premières (cacao, anacarde, coton, etc.) seront exploitées<br />

pour l’insertion professionnelle. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 67


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Environnement<br />

Les dossiers chauds<br />

du développement durable<br />

Les bouleversements induits par le RÉCHAUFFEMENT<br />

CLIMATIQUE sont de plus en plus tangibles. Pour<br />

se préparer à l’avenir, des problématiques clés doivent<br />

être affrontées. par Jihane Zorkot et Nabil Zorkot<br />

La Côte d’Ivoire compte aujourd’hui près de 28 millions<br />

d’habitants, et ce chiffre ne fera qu’augmenter dans un<br />

avenir proche. Combiner croissances démographique<br />

et économique est un véritable défi, auquel s’ajoute la<br />

nécessité de mettre en œuvre le développement durable et l’urgence<br />

de la préservation d’un écosystème très fragilisé. Lors<br />

de la COP26 à Glasgow, en Écosse, la « République du cacao »<br />

s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre<br />

de 30,41 % d’ici à 2030. Un effort aussi considérable qu’indispensable<br />

: la richesse du pays, dont l’économie repose en<br />

grande partie sur l’agriculture, est basée sur ses terres fertiles.<br />

Pour accompagner le progrès et les objectifs annoncés pour<br />

2030, la transition écologique est plus que vitale, et les fronts<br />

sont multiples.<br />

La réalité du changement<br />

climatique<br />

Au classement des pays considérés comme les plus vulnérables<br />

face aux dangers liés au réchauffement de la planète, la<br />

Côte d’Ivoire se positionne à la 147 e place, sur 178 nations. On<br />

constate déjà une augmentation de la température moyenne,<br />

qui se traduit par une chaleur excessive, une pluviométrie incertaine,<br />

des saisons des pluies irrégulières et des inondations fréquentes.<br />

L’harmattan, vent sec venu du désert, souffle à présent<br />

pendant près de trois mois, alors que ce phénomène durait tout<br />

au plus quinze jours il y a encore une dizaine d’années. L’élévation<br />

du niveau de la mer risque d’avoir de lourdes conséquences,<br />

en particulier pour Abidjan et les lagunes côtières. Le long du<br />

littoral, ce changement est perceptible à l’œil nu : l’ancienne ville<br />

de Grand-Lahou, menacée par l’Atlantique, s’est ainsi déplacée<br />

vers l’intérieur des terres.<br />

Le réchauffement climatique intensifie aussi les migrations<br />

des populations des zones sahéliennes vers la Côte d’Ivoire, fait<br />

très visible à Abidjan et dans d’autres villes du pays. Ces régions,<br />

fortement touchées par le terrorisme, sont également impactées<br />

par la raréfaction de l’eau et les précipitations très aléatoires. Les<br />

habitants prennent la route du Sud, qu’ils considèrent comme<br />

une destination proche et sûre.<br />

Le changement climatique pourrait aussi affecter l’une<br />

des cultures phares du pays. Avec une production d’environ<br />

2 millions de tonnes par an, le pays est le premier exportateur<br />

mondial de cacao. L’augmentation de la température risque de<br />

rendre les terres plus arides et moins fertiles. Cela entraînera<br />

une baisse de la production, car avec un sol moins riche, les<br />

plantations devront être déplacées à de plus hautes altitudes,<br />

où les températures seront plus favorables.<br />

Face à ces menaces protéiformes, l’État, la société civile et<br />

les acteurs économiques se mobilisent progressivement. Mais,<br />

comme pour les autres pays émergents, la question du financement<br />

massif de la transition, et donc celle de la solidarité<br />

des nations riches et polluantes, reste posée. En attendant cette<br />

improbable solidarité internationale, la Côte d’Ivoire pourrait<br />

appliquer plus largement le principe du pollueur-payeur. Elle<br />

ferait ainsi d’une pierre deux coups. D’une part, elle obtiendrait<br />

de nouvelles rentrées fiscales et, d’autre part, les industries et<br />

les individus pourraient promouvoir des solutions innovantes et<br />

enclencher un cycle vertueux de développement durable.<br />

La préservation de la forêt<br />

La Commission européenne a présenté le 17 novembre<br />

dernier un projet de texte visant à fermer le marché de l’UE à<br />

tout produit participant à la déforestation. Cette nouvelle règle<br />

pourrait s’appliquer au soja, au bois, au cacao, au café, à l’huile de<br />

palme et au bœuf, ainsi qu’à certains des biens dérivés, comme<br />

le cuir et l’ameublement. La forêt est devenue un enjeu planétaire.<br />

En particulier la forêt tropicale humide, qui joue un rôle de<br />

régulation contre le réchauffement, et qui a une influence sur les<br />

pluies nécessaires aux cultures vivrières et empêche l’élévation<br />

68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le parc national<br />

du Banco est le<br />

poumon vert de la<br />

capitale économique.<br />

NABIL ZORKOT<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 69


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

des températures. Elle contribue également à la protection de la<br />

faune et à la vivacité de la biodiversité. En Côte d’Ivoire, l’heure<br />

est à l’urgence. Au cours de ces soixante dernières années, 90 %<br />

de la forêt du pays a disparu. Son exploitation, et le secteur<br />

du bois, qui fut longtemps le troisième produit d’exportation,<br />

ont joué un rôle majeur dans cette déforestation fulgurante.<br />

Le choix prioritaire accordé aux cultures de rente industrielle<br />

(cacao, hévéa, palmier à huile) en est l’une des raisons directes,<br />

avec l’urbanisation et la pression démographique.<br />

Le pays s’est engagé dans un vaste projet de préservation<br />

et de réhabilitation des forêts restantes, ainsi que dans la mise<br />

en place du concept d’agroforêt dans les zones de culture intensive.<br />

On estime aujourd’hui le couvert forestier à 2,97 millions<br />

d’hectares, soit seulement 9,2 % du territoire. Le gouvernement<br />

a pour volonté de le porter à 20 % d’ici à 2030, avec le soutien<br />

massif des bailleurs de fonds internationaux. En juillet 2021, le<br />

ministre des Eaux et Forêts, Alain-Richard Donwahi, a présenté<br />

l’inventaire forestier et faunique national, étape essentielle du<br />

projet. Et en mai 2021, le ministère a lancé l’opération « 1 jour<br />

50 millions d’arbres », objectif à atteindre d’ici la fin de l’année.<br />

À ce jour, on estime que plus de 28 millions d’entre eux ont été<br />

plantés. Un pas de plus dans cette lutte à long terme au bénéfice<br />

des générations futures.<br />

L’ancienne<br />

décharge<br />

d’Akouédo<br />

est appelée à<br />

devenir un futur<br />

parc naturel.<br />

La menace des déchets plastiques<br />

Abidjan, qui comptait 150 000 résidents au début des<br />

années 1960, est devenue en quelques dizaines d’années une<br />

grande métropole de près de 5 millions d’habitants. La ville<br />

ne cesse de s’étendre. Du fait de sa croissance démographique<br />

incessante, elle connaît chaque année, mécaniquement, une<br />

forte hausse de la production globale de déchets. On estime<br />

qu’elle génère globalement plus de 1,6 million de tonnes par an<br />

de déchets et près de 290 tonnes de déchets plastiques par jour.<br />

Et 95 % de ces derniers finissent dans des décharges, plus ou<br />

moins bien gérées, ou dans la nature. Ces détritus s’accumulent<br />

dans la lagune d’Abidjan, à l’entrée et à la sortie des villes et<br />

villages. Ils se déversent dans les fleuves et rivières jusqu’aux<br />

embouchures, menaçant la reproduction des espèces aquatiques<br />

nécessaires à l’alimentation de la population. En mai 2013,<br />

un décret a interdit la production, l’importation, la commercialisation,<br />

la détention et l’utilisation des sachets plastiques<br />

– mesure difficile à appliquer et à faire respecter. Toutefois, de<br />

nouvelles solutions de collecte apparaissent. Des jeunes entreprises<br />

proposent des méthodes innovantes. Ainsi, Recyplast a<br />

mis en œuvre le projet Plastock, avec une application mobile et<br />

des « box » de récupération pour favoriser un recyclage citoyen.<br />

L’initiative a fait ses preuves et va être déployée dans<br />

d’autres communes.<br />

Une action structurante et d’envergure a aussi<br />

été décidée avec la fermeture de l’immense décharge<br />

d’Akouédo, en bordure de la capitale économique, et<br />

l’assainissement du site, particulièrement pollué. La<br />

décharge sera transformée en un parc urbain. Le projet<br />

est exécuté par le groupe PFO et l’endroit accueillera,<br />

entre autres, des espaces verts, des aires de jeux<br />

et de sport, et un centre de formation aux métiers<br />

de l’environnement.<br />

La lutte contre<br />

l’orpaillage clandestin<br />

La Côte d’Ivoire est située sur la ceinture de roches<br />

birimiennes d’Afrique de l’Ouest, une très vaste formation<br />

géologique riche en or et en minerais. Le pays<br />

est de ce fait doté d’un énorme potentiel d’exploitation<br />

minière, qu’il partage avec ses voisins, et il a su en tirer<br />

parti. En 2020, la mine de Tongon, au nord, a produit<br />

9,1 tonnes d’or, un record sur ses dix années d’exploitation.<br />

Le secteur minier représente 5 % du PIB du pays,<br />

un chiffre qui pourrait augmenter grâce à l’ouverture de<br />

nouvelles mines. En marge de ce secteur formel se développe<br />

malheureusement l’orpaillage clandestin, notamment<br />

dans la région de la Mé, au sud. Cette technique<br />

utilise des moyens d’extraction nocifs pour l’environnement,<br />

mais aussi pour la santé. Afin de pouvoir détacher<br />

DR<br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Ville balnéaire au<br />

sud-ouest, Grand-Béréby<br />

est une aire marine protégée<br />

depuis décembre 2020.<br />

NABIL ZORKOT<br />

le métal précieux des matières rocheuses, les chercheurs d’or ont<br />

recours à des produits chimiques toxiques, comme le mercure.<br />

Celui-ci viendra ensuite polluer les plans d’eau, qui seront à leur<br />

tour absorbés par le biote, et finira, par le biais de la chaîne alimentaire,<br />

par atteindre les humains. Par ailleurs, pour exploiter<br />

la terre, les orpailleurs défrichent totalement les terrains, les<br />

rendant impropres à l’agriculture.<br />

L’État s’est engagé dans une lutte contre ces activités illégales.<br />

En 2018, le ministère des Mines annonçait la création<br />

d’une brigade spéciale pour les réprimer, ainsi que condamner<br />

les infractions au code minier. Le ministère a également ouvert<br />

des chantiers écoles dédiés à la formation des acteurs du secteur.<br />

Cependant, le contrôle du territoire s’avère complexe.<br />

La sauvegarde de la mangrove<br />

Nichées entre terre et mer, les mangroves sont des écosystèmes<br />

riches et fragiles constitués principalement de palétuviers<br />

poussant dans les littoraux tropicaux. Comptant parmi les<br />

écosystèmes les plus productifs au monde, elles jouent un rôle<br />

important pour les populations locales. Avec leur forte capacité<br />

d’absorption du CO 2<br />

, elles contribuent à limiter le réchauffement<br />

et constituent un milieu où s’épanouit la vie aquatique. C’est<br />

donc près d’elles que s’approvisionnent les pêcheurs. Élément<br />

de stabilité et de diversité, la mangrove ivoirienne est en voie de<br />

disparition. Selon une étude menée par Philippe Cecchi, chercheur<br />

à l’Institut de recherche pour le développement (France),<br />

et Allassane Ouattara, enseignant- chercheur à l’université Nangui<br />

Abrogoua d’Abidjan, la superficie de la mangrove a diminué<br />

de près de 95 % en moins de cinquante ans, passant de<br />

500 kilomètres carrés en 1970 à une trentaine en 2013.<br />

En cause, la surexploitation des palétuviers, utilisés comme<br />

bois de chauffe par les populations locales, et la destruction<br />

de son environnement au profit de l’expansion urbaine ou du<br />

développement des infrastructures. À cela s’ajoutent des phénomènes<br />

naturels, comme la fermeture récurrente des passes qui<br />

relient la lagune à la mer, les inondations ou l’érosion des côtes.<br />

La pollution humaine reste un facteur déterminant. La<br />

grande majorité des effluents urbains et industriels d’Abidjan<br />

arrivent peu ou pas traités dans la lagune Ébrié, contribuant<br />

à la dégradation de la qualité des eaux, ce qui est très préjudiciable<br />

aux mangroves. Les différents projets d’assainissement<br />

et d’aménagement de la baie de Cocody doivent, à terme,<br />

permettre de retrouver une dynamique écologique. L’assainissement<br />

de la baie aura un impact positif sur les mangroves<br />

entourant Abidjan, notamment celle de l’île Boulay. Cette opération,<br />

déployée à l’échelle du pays, leur redonnerait une nouvelle<br />

vie… ainsi qu’aux lagunes. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 71


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Abidjan, au centre<br />

de son monde<br />

Ici, c’est « Babi » ! Une mégalopole entre terre et mer,<br />

cosmopolite, excessive, industrieuse et festive.<br />

VISITE GUIDÉE et en photos de cette capitale<br />

loin d’être uniquement « économique ».<br />

par Zyad Limam, avec Emmanuelle Pontié<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Sur la côte du golfe de Guinée, entre terre et lagune,<br />

elle impressionne avec ses hautes tours du Plateau,<br />

ses 13 communes, autant de villes dans la ville, son<br />

activité débridée, ses embouteillages presque légendaires,<br />

ses journées suractives et ses nuits enfiévrées, sa<br />

scène artistique d’avant-garde… « Babi », contraction locale<br />

d’Abidjan et de Babylone, s’impose comme l’une des portes<br />

de l’Afrique émergente. Une cité globale, un melting-pot stupéfiant<br />

de cultures et d’origines. Ici se retrouvent toutes les<br />

communautés d’Afrique de l’Ouest, et même d’Afrique centrale.<br />

Ici, expatriés français, libanais, chinois, vietnamiens<br />

sont venus chercher fortune ou une nouvelle vie. La mégalopole<br />

de 5 millions d’habitants s’étend chaque jour un peu<br />

plus, dans une croissance spectaculaire et parfois chaotique.<br />

Abidjan pousse ses murs vers les multiples méandres de la<br />

lagune, de Bingerville à bien plus loin vers la chic Assinie, en<br />

bord d’océan, où se retrouvent les happy few…<br />

À Babi, le chantier est permanent : organiser l’aménagement<br />

en eau et en électricité, lutter contre l’insalubrité, assurer<br />

la transparence des transactions immobilières, réhabiliter<br />

les voiries, prendre en charge la gestion des déchets [voir<br />

p. 70], protéger la lagune et le patrimoine vert, réinventer<br />

des lieux condamnés (comme l’ancienne décharge d’Akouédo,<br />

appelée à devenir un parc naturel). La cité est en travaux<br />

permanents. En son cœur s’élèvera la Tour F, future tour la<br />

plus haute d’Afrique. Le 4 e pont, entre Yopougon et le Plateau,<br />

traverse la lagune. Le 5 e , entre Cocody et le Plateau, est en<br />

chantier. Le métro, projet de transport urbain le plus ambitieux<br />

d’Afrique subsaharienne avance enfin, et la première<br />

ligne devrait voir le jour en 2025. Le parc des expositions,<br />

aux abords de l’aéroport Félix Houphouët- Boigny, préfigure la<br />

future Aérocité. Évidemment, la pandémie est venue ralentir,<br />

un peu, le rythme. Mais Abidjan a la foi. Elle croit en son<br />

devenir, consciente de son dynamisme. En 2023, le nouveau<br />

et magnifique stade olympique d’Ebimpé accueillera la finale<br />

de la Coupe d’Afrique des nations. Et en 2030, Abidjan, « perle<br />

des lagunes », comptera près de 8 millions d’habitants. ■<br />

NABIL ZORKOT<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 73


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Le Plateau. C’est le cœur<br />

d’Abidjan, quartier<br />

des affaires, des sièges<br />

des grandes entreprises,<br />

des déjeuners business,<br />

des avenues ombragées<br />

au pied des tours. Quartier<br />

des embouteillages aussi,<br />

avec ses taxis rouges plus<br />

ou moins en « état », et toujours<br />

un peu « trompe-la-mort ».<br />

L’Esplanade, le Plateau.<br />

Ce sera très bientôt le nouveau<br />

palais présidentiel, vaisseau<br />

de verre suspendu sur ses<br />

piliers. L’Esplanade, conforme<br />

aux exigences de son époque,<br />

conçue par l’architecte Pierre<br />

Fakhoury, fera face, comme<br />

dans une étonnante continuité<br />

historique, au palais voulu<br />

par Félix Houphouët-Boigny,<br />

en fameuse forme de tabouret.<br />

ZYAD LIM<strong>AM</strong> (2)<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

L’Hôtel Sofitel Ivoire.<br />

La silhouette de la tour (haute<br />

de 100 mètres) marque la ville<br />

de son empreinte. Bienvenue<br />

dans un hôtel mythique, dont<br />

les travaux commencèrent<br />

au milieu des années 1960.<br />

Un paquebot attachant, témoin<br />

de l’histoire contemporaine du<br />

pays, avec ses hauts et ses bas.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 75


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

Capitale de la mode. En Afrique, c’est Abidjan<br />

qui donne le ton. Plusieurs stylistes du cru inventent<br />

et réinventent les métissages des matières et les formes<br />

chics. Comme ici, avec Élie Kwame (au centre),<br />

qui a créé sa marque de luxe à Paris, avant<br />

de s’établir sur les bords de la lagune en 2017.<br />

Abidjan by night. Disons-le, c’est l’une des cités africaines<br />

qui offre la palette la plus large de restaurants, discothèques<br />

et bars. Jeunes, moins jeunes, riches ou pauvres, on y fait<br />

souvent la fête jusqu’au bout de la nuit, dans les ambiances<br />

les plus diverses, ultrachics, branchées ou archi populaires.<br />

KADER DIABY - MARTIN COLOMBET - NABIL ZORKOT<br />

76


Treichville. La capitale économique,<br />

c’est près de 5 millions d’habitants répartis<br />

sur 42 200 hectares et 13 communes<br />

(trois en périphérique). De véritables villes<br />

dans la ville, avec une identité propre,<br />

un « style ». Comme Yopougon ou Abobo,<br />

dont la population dépasse le million.<br />

Ou comme ici, Treichville, située sur l’île<br />

de Petit-Bassam, au sud du Plateau. Zone<br />

industrielle et supermarché plus ou moins<br />

formel à ciel ouvert (la fameuse Rue 12),<br />

Treichville est aussi connue pour ses<br />

ambiances interlopes la nuit tombée.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 77


DOSSIER CÔTE D’IVOIRE<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Assinie. Destination favorite de la jet-set<br />

abidjanaise pour ses week-ends, Assinie est<br />

accessible par la route ou par bateau en longeant<br />

les mangroves et les petits villages lacustres.<br />

Villas cossues et beaux hôtels s’égrènent<br />

le long d’une immense plage de sable fin.<br />

Pour un farniente de choix. Loin du fracas de la cité.<br />

DR - ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

Le parc des expositions. C’est<br />

l’un des projets phares de la ville de demain.<br />

Le point de départ aussi du développement<br />

de la future Aérocité, à proximité de l’aéroport<br />

Félix Houphouët-Boigny. Première étape,<br />

le convention center de 9 000 m 2 , avec<br />

sa grande nef centrale de 35 m de haut,<br />

pourra accueillir, de manière modulable,<br />

des expositions, des salons internationaux,<br />

des compétitions sportives, des meetings…<br />

Un nouvel « hyper-lieu » pour Abidjan.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 79


80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


entretien<br />

Mahamat-Saleh Haroun<br />

« JE VEUX<br />

PROVOQUER<br />

LE DÉBAT »<br />

PAUL GRANDSARD/SAIF IMAGES<br />

Le nouveau film du réalisateur<br />

tchadien, Lingui, les liens sacrés,<br />

dénonce avec force la violence<br />

du patriarcat en abordant<br />

le sujet tabou de l’avortement<br />

dans son pays. Cette œuvre<br />

féministe montre la puissante<br />

sororité entre les femmes,<br />

cette arme de résistance face<br />

à la domination, afin d’obtenir<br />

le droit de disposer de leur corps.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

Après Une saison en France, en 2017,<br />

sur les difficultés rencontrées par<br />

les personnes migrantes dans<br />

l’Hexagone, le cinéaste retourne<br />

sur sa terre natale avec son nouveau<br />

film : Lingui, les liens sacrés.<br />

Sélectionné en compétition officielle<br />

au Festival de Cannes cette année, celui-ci<br />

raconte le combat des femmes tchadiennes pour disposer<br />

librement de leur corps et avoir accès à l’avortement<br />

médicalisé, dans un pays où il est interdit par<br />

la loi et la religion. De nos jours, à N’Djamena, Amina<br />

vit seule avec sa fille Maria, âgée de 15 ans. Lorsque<br />

cette dernière tombe enceinte, elle est ostracisée et<br />

exclue du lycée. Et est résolument déterminée à ne<br />

pas garder l’enfant. Avec le soutien d’autres femmes,<br />

sa mère brave l’interdiction et tente de trouver un<br />

moyen pour qu’elle se fasse avorter en toute sécurité.<br />

Avec ce film féministe empreint de délicatesse,<br />

Mahamat-Saleh Haroun, prix du jury au Festival de<br />

Cannes 2010 pour Un homme qui crie, dresse un portrait<br />

sans concession de la société tchadienne. Il rend<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 81


ENTRETIEN<br />

hommage à ces héroïnes du quotidien, ces femmes puissantes<br />

qui résistent face aux profondes injustices de leur condition, se<br />

révoltent contre la domination masculine et les violences sexistes<br />

et sexuelles. Lingui brise des tabous et braque la lumière sur une<br />

réalité alarmante, douloureuse : les avortements clandestins, la<br />

mise au ban des « filles-mères » et des grossesses hors mariage,<br />

la carence d’éducation et de moyens en matière de sexualité, de<br />

contraception. Il souligne la nécessité d’ouvrir un débat sur ces<br />

problèmes de santé publique et de droits humains, afin de faire<br />

évoluer les lois et les mentalités.<br />

<strong>AM</strong> : Le terme tchadien « Lingui » désigne les liens<br />

entre les individus au nom du vivre-ensemble.<br />

Ce titre est-il une référence à la solidarité entre<br />

les femmes dans votre film ?<br />

Mahamat-Saleh Haroun : Oui. Cette sororité leur permet de<br />

faire face à l’adversité et de s’opposer, à bas bruit, à une domination.<br />

C’est une communauté de destins qui se reconnaissent,<br />

parce qu’elles ont en partage les mêmes problématiques ainsi<br />

qu’une mémoire collective. Elles peuvent être ministres, présidentes<br />

ou ouvrières, elles éprouvent toutes intimement des<br />

choses liées à leur corps. Face au patriarcat, elles se soudent<br />

pour trouver des solutions aux problèmes. C’est une révolution<br />

qui ne bouscule pas les choses, qui s’effectue presque clandestinement.<br />

J’aime l’idée qu’elle se déroule de manière souterraine,<br />

tel le travail symbolique de l’eau : elle ne se voit pas, mais, tranquillement,<br />

elle poursuit son chemin, et viendra un temps où elle<br />

apparaîtra au grand jour. Cette solidarité est beaucoup plus forte<br />

que n’importe quelle fraternité ou autre relation.<br />

Ce terme évoque également le délitement<br />

de ces liens entre les personnes.<br />

Ceux-ci sont pervertis par l’hypocrisie, par des gens qui<br />

détournent ces mots sacrés. « Lingui » appartient à un précepte<br />

traditionnel du vivre-ensemble : il s’agit de se porter secours,<br />

de s’entraider, c’est une philosophie de la vie en communauté,<br />

dans la solidarité et la bienveillance. C’est le trait d’union qui<br />

maintient la cohésion au sein d’un groupe. Le conflit advient par<br />

celui qui le rompt. Dans mon film, il y a par exemple le voisin<br />

d’un côté, l’imam de l’autre.<br />

L’avortement est interdit au Tchad par la loi et la religion.<br />

Comment Amina vit-elle cette épreuve – la grossesse<br />

non désirée de sa fille de 15 ans, sur qui l’on a jeté<br />

l’opprobre, et qui se fait exclure arbitrairement du lycée ?<br />

Amina fait face à cette double interdiction et une sorte de<br />

condamnation. Elle voit le désastre, la catastrophe advenir : les<br />

choses se répètent. Car elle-même a été une « fille-mère » et a été<br />

rejetée par sa famille pour avoir « fauté ». Elle se retrouve désormais<br />

à la marge, comme la proie d’un système qui essaie d’avoir<br />

une emprise sur les plus faibles. Quand elle prend conscience de<br />

la tragédie qui arrive, elle se révolte et s’investit dans cet amour<br />

pour Maria. D’où cette affection qu’elle manifeste à son égard. À<br />

ses yeux, cet amour vaut plus que tous les discours, les interdits,<br />

« On n’inculque<br />

pas d’éducation<br />

sexuelle aux filles.<br />

Et une fois qu’elles<br />

sont enceintes,<br />

on juge que c’est<br />

de leur faute. »<br />

les croyances. Amina se soulève, alors que jusqu’ici, elle baissait<br />

la tête. Elle pensait qu’en se comportant ainsi aux yeux de tous,<br />

en se soumettant, elle obtiendrait peut-être une forme d’absolution.<br />

Mais elle comprend que ce n’est pas le cas.<br />

C’est une double peine pour les femmes. Certaines<br />

tombent enceintes parce qu’elles ont été violées, d’autres<br />

sont abandonnées par leur partenaire. Elles sont ensuite<br />

considérées comme fautives, mises au ban de la société,<br />

et portent ce poids sur leurs épaules, ce choix<br />

douloureux : avorter ou non.<br />

Malheureusement, c’est la réalité. L’élite africaine, c’està-dire<br />

une minorité, dont je fais partie, éprouve une sorte de<br />

honte à parler de ces sujets, elle ne veut pas les évoquer. Avec la<br />

volonté de porter un regard absolument positif sur l’Afrique, on<br />

est dans un déni total de cette réalité. Cela relève de l’idéologie<br />

capitaliste : on ne veut pas montrer ceux considérés comme les<br />

« perdants » de notre société. Mais la majorité des femmes que<br />

je côtoie lors de mes enquêtes vivent ces situations, cette double<br />

peine. Et c’est devenu un phénomène très courant. Pas plus tard<br />

qu’il y a une semaine, on a encore retrouvé un nouveau-né abandonné<br />

dans une décharge. Le déni et les tabous dominent. On<br />

n’inculque pas d’éducation sexuelle aux filles, on ne les informe<br />

pas sur la contraception, sous prétexte que cela les inciterait à<br />

avoir des relations sexuelles hors mariage. Et une fois qu’elles<br />

sont enceintes, on juge que c’est de leur faute. Mais on ne parle<br />

jamais de la responsabilité de l’homme ! D’autant plus qu’au<br />

Tchad – j’ai interrogé beaucoup de personnes, locuteurs de différentes<br />

langues –, le mot « viol » n’existe pas. Donc la situation<br />

qu’il désigne n’a aucune réalité. Attraper une femme derrière<br />

un arbre et la forcer à coucher avec soi ne relève pas d’un crime.<br />

On ne veut pas parler de cette horreur. Or, en tant que cinéaste,<br />

je suis aussi là pour raconter ce qui ne va pas. Et pas seulement<br />

pour le dire, mais également pour interroger la société, et ainsi<br />

provoquer un débat… Une lumière en tout cas.<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Aux côtés de ses actrices, au Festival de Cannes 2021, où le long-métrage était sélectionné en compétition officielle.<br />

JACOVIDES-BORDE-MOREAU/BESTIMAGE<br />

Votre film est très attendu auprès du public<br />

féminin dans votre pays ?<br />

Oui, il y a une attente extraordinaire. Certaines associations<br />

féminines souhaitent organiser une tournée à travers le pays et<br />

ouvrir des discussions avec des femmes. On ne veut pas prendre<br />

à bras-le-corps cette réalité, car on pense que si vous leur parlez<br />

de sexe, vous poussez les femmes à en faire. Ce n’est pas juste.<br />

Deux projections privées ont déjà eu lieu. Une responsable politique<br />

a vu le film et a déclaré que toutes les Tchadiennes dans<br />

la salle connaissaient cette histoire, l’ont traversée ou côtoyée.<br />

Majoritaires dans le pays, elles subissent ces épreuves dans le<br />

silence, parce que la tradition veut les reléguer à l’arrière-plan,<br />

considérant que leur parole ne compte pas.<br />

Le projet d’un code de la famille pour aider<br />

les femmes sur la grossesse et la contraception<br />

n’a jamais été voté par le parlement ?<br />

Non. Alors qu’après sa présentation au Festival panafricain<br />

du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, mon film a reçu<br />

le prix spécial de l’Assemblée nationale du Burkina Faso. Ces élus<br />

ont compris que ces problèmes les concernent, relèvent de leur<br />

travail en tant que représentants du peuple. J’espère que Lingui<br />

ouvrira des débats et un espace de liberté pour les femmes, afin<br />

qu’elles soient maîtresses de leur corps. On ne peut pas être victimes<br />

de violences sexuelles et, en même temps, se retrouver bannies<br />

de la société. Rappelons qu’au Tchad, récemment, deux cas<br />

de viols collectifs se sont produits : des hommes se sont filmés à<br />

visage découvert et ont balancé la vidéo sur les réseaux sociaux…<br />

Détournant l’interdiction, certains médecins<br />

pratiquent l’avortement médicalisé, risquant cinq ans<br />

d’emprisonnement et la radiation à vie.<br />

Certains médecins humanistes prennent le parti des femmes.<br />

Si l’on est un peu sensible, on ne peut pas rester indifférent face<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 83


ENTRETIEN<br />

à l’injustice, fermer les yeux sur certaines réalités. Il faut savoir<br />

qu’une gamine de 15 ans qui tombe enceinte est traumatisée à<br />

vie dans tous les cas, qu’elle garde ou pas l’enfant. Quant aux<br />

avortements clandestins, ils se passent mal dans la majorité des<br />

cas. Comme la femme est censée être fautive, on l’aide, mais<br />

avec mépris. Seule la médecine prend en charge cette question<br />

avec humanité.<br />

Le cinéma peut-il contribuer à faire évoluer<br />

la société, et pourquoi pas les lois ?<br />

Bien sûr. Rosetta, des frères Dardenne, a poussé la Belgique<br />

à adopter le « plan Rosetta ». [Palme d’or au Festival de<br />

Cannes 1999, le film raconte les difficultés d’une jeune ouvrière<br />

pour s’intégrer dans la société. Le dispositif ministériel avait pour<br />

objectif « un emploi pour chaque jeune », ndlr.] Le cinéma représente<br />

une société, raconte des histoires d’hommes et de femmes<br />

vivant dans un espace. C’est l’art le plus accessible à tous. Il n’est<br />

pas nécessaire d’être lettré, de savoir lire comme pour la littérature.<br />

Au cinéma, on vit les émotions, on n’a pas besoin de<br />

« savoir regarder ». Il faut juste peut-être apprendre à analyser.<br />

Ce médium qui touche le plus grand nombre peut influencer la<br />

marche des choses. Et puis, nous ne vivons pas dans des lieux<br />

où l’on fait des films pour se divertir.<br />

Malgré les difficultés et la violence des situations,<br />

vous filmez la beauté de N’Djamena, inondée de sa<br />

lumière dorée, les couleurs chatoyantes des rideaux,<br />

des vêtements, la majesté du fleuve Chari…<br />

Je voulais montrer la beauté de la nature, du paysage, de la<br />

ville. Ce sont les hommes, acteurs de cet espace, qui le rendent<br />

tragique. Il me semble que le contraste entre la beauté d’un lieu<br />

et le drame vécu renforce ce sentiment de souffrance. On ressent<br />

plus fortement les émotions.<br />

La première scène montre votre héroïne en plein<br />

labeur, fabriquant ses fourneaux avec du matériel<br />

de récupération, gagnant sa vie à la sueur de son front.<br />

Pourquoi était-ce important d’ouvrir ainsi le film ?<br />

D’entrée de jeu, je voulais ancrer Amina comme une<br />

femme qui se bat et se consacre à son travail. Elle essaye<br />

« Le cinéma,<br />

c’est l’art du silence.<br />

Il est une brèche<br />

qui laisse le<br />

spectateur entendre<br />

les sentiments<br />

des personnages. »<br />

de projeter sa fille vers un autre destin que le sien. Finalement,<br />

le drame survient et la ramène en arrière. Amina est une battante,<br />

elle ne recule devant rien. Je voulais montrer le travail<br />

de manière concrète. Aujourd’hui, il suffit de faire un plan de<br />

quelqu’un devant un ordinateur pour raconter son boulot : il<br />

peut être médecin, comptable… La réalité du travail n’est pas<br />

incarnée. Moi, j’aime qu’il le soit, surtout quand il est manuel.<br />

Le travail des mains relève d’une mémoire universelle, que l’on<br />

a tous en partage.<br />

Dans votre famille, quelle femme a joué<br />

un rôle déterminant dans votre éducation ?<br />

Ma grand-mère a été une vraie boussole pour moi. C’était<br />

une femme rigoureuse, d’une grande probité, exigeante.<br />

En 1946, elle a divorcé et s’est enfuie avec mon père, son seul<br />

enfant. On l’a rattrapée, car mon grand-père faisait partie de la<br />

cour du sultan. Et on lui a arraché mon père. Cette femme ne<br />

s’est jamais remariée et n’a jamais eu d’autre enfant. Jusqu’à sa<br />

mort, en 2002, elle n’a jamais vécu une autre relation. Un jour,<br />

quand j’étais enfant, le marabout de l’école coranique à Abéché,<br />

où j’étudiais, m’a frappé. Elle a entendu mes pleurs quand<br />

je suis passé sous sa fenêtre en rentrant chez mes parents.<br />

Apprenant ce qu’il m’était arrivé, elle m’a pris par la main,<br />

s’est rendue chez le marabout et l’a traité de tous les noms<br />

d’oiseaux, devant tout le monde. Elle a déclaré que je ne<br />

reviendrai plus dans cette école. On m’a inscrit dans un<br />

autre établissement, où je pouvais faire ce que je voulais :<br />

toute la ville s’était passé le message qu’il ne fallait pas me<br />

toucher, sinon ma grand-mère ferait un scandale ! J’étais<br />

devenu intouchable par la force de cette femme.<br />

Que vous a-t-elle transmis ?<br />

Ce sens de l’honneur : savoir rester droit, debout, digne,<br />

ne jamais plier, ne pas accepter ce qui n’est pas juste. J’ai<br />

hérité de son très fort caractère. Tout le monde la craignait<br />

car elle était cash, elle disait la vérité. Je suis très content<br />

TOM HAROUN<br />

<strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


de l’avoir eu comme grand-mère. Elle a forgé ma personnalité. Je<br />

me demande à quel point cela m’a influencé. On me dit souvent<br />

que mes personnages sont dignes. Cette dignité, l’idée que toute<br />

vie mérite respect, je la tiens d’elle. Elle m’accompagne tout le<br />

temps. J’ai ce dernier souvenir d’elle : je voulais la prendre en<br />

photo en train de faire ses ablutions. Elle me disait : « Pourquoi<br />

tu me prends en photo alors que je suis vieille ? Pourquoi tu ne<br />

l’as pas fait quand j’étais jeune et belle ?» J’ai trouvé ça tellement<br />

ça puissant.<br />

D’après vous, le féminisme au Tchad<br />

n’est pas une doctrine théorisée,<br />

mais il est agissant, pragmatique ?<br />

Il agit très concrètement et ne s’embarrasse<br />

pas de discours. Les femmes ont par<br />

exemple inventé les tontines [association<br />

collective d’épargne, ndlr], une entraide sous<br />

forme de mutualisation de leurs moyens. Elles<br />

agissent parce qu’il faut faire les choses. C’est<br />

noble. On n’a pas besoin d’icône, mais juste<br />

de personnes qui constatent les problèmes et<br />

trouvent des stratégies pour les résoudre.<br />

Puisque les lois ne viennent pas, puisque<br />

tout est dominé par les autres… J’ai beaucoup<br />

de respect pour ce pragmatisme.<br />

Les personnages de vos films<br />

appartiennent souvent à la marge.<br />

Pourquoi vous intéressent-ils ?<br />

Le centre domine, mais il finit par<br />

s’effondrer – telles les bulles financières –<br />

car il se suffit à lui-même, il ne va nulle<br />

part. Il n’a plus de désir de transformer la<br />

société, il est arrivé, parvenu. Le centre,<br />

c’est la fin de l’histoire. Tandis que les personnes<br />

à la marge sont mues par un désir, un<br />

espoir, une force vitale. Elles font mouvement,<br />

finissent par faire bouger le centre, elles l’irriguent.<br />

Comment avez-vous conçu le rythme,<br />

qui laisse la place à la suggestion,<br />

FILMOGRAPHIE<br />

SÉLECTIVE<br />

◗ Lingui, les liens<br />

sacrés (sortie dans<br />

les salles françaises<br />

le 8 décembre)<br />

◗ Une saison<br />

en France (2017)<br />

◗ Grigris (2013)<br />

◗ Un homme<br />

qui crie (2010)<br />

à l’ellipse, au silence ?<br />

Mon récit respecte le rythme intérieur des personnages<br />

et de leur environnement. Je ne suis pas le<br />

seul à cultiver cette éthique. Faut-il monter un film<br />

de telle façon sous prétexte qu’aux États-Unis ou à<br />

Hong Kong, on vit à deux cents à l’heure ? Lingui<br />

s’inscrit contre l’idéologie du récit hollywoodien dominant, qui<br />

considère que les relations humaines sont compliquées, que personne<br />

ne peut agir spontanément pour aider l’autre. Par exemple,<br />

avant de découvrir peu à peu qu’ils s’aiment, deux personnages<br />

vont d’abord se haïr. Ou une personne va demander de l’aide à<br />

une autre, celle-ci va refuser, on va scénariser tout ça, puis elle<br />

va culpabiliser, se transformer, et accepter enfin d’aider l’autre.<br />

Ce procédé nous a colonisé l’esprit. Dans mon film, je voulais<br />

que les protagonistes réagissent comme ils le font au Tchad : de<br />

manière spontanée. Quand un problème surgit, les gens vous<br />

aident comme ils peuvent. C’est un récit humain, tout simplement.<br />

Quand quelqu’un se présente en vous disant : « J’ai faim »,<br />

vous ne lui dites pas non en réfléchissant pendant deux heures<br />

avant de changer d’avis. Le cinéma peut inciter à adopter certains<br />

comportements. On a tort de le considérer comme quelque chose<br />

de léger, alors qu’il a tellement forgé nos vies.<br />

Hollywood a influencé<br />

le comportement du<br />

public. Aujourd’hui,<br />

on parle de violences<br />

faites aux femmes,<br />

mais les films que je<br />

voyais adolescent montraient<br />

Gregory Peck ou<br />

John Wayne embrasser<br />

de force une femme,<br />

laquelle refusait d’abord,<br />

puis finissait par céder.<br />

C’est cette image qui<br />

nous a été véhiculée,<br />

cette compréhension, cette représentation<br />

des rapports femmes-hommes<br />

que l’on nous a fournie : il faut forcer<br />

la petite copine, et elle finira par<br />

accepter !<br />

Pour vous, le silence est<br />

l’essence même du cinéma ?<br />

Oui. Le cinéma, c’est l’art du<br />

silence. Il est une brèche qui laisse le<br />

spectateur entendre les sentiments<br />

des personnages, le fait entrer dans<br />

son intimité, son intériorité, il permet aussi de<br />

le comprendre. À la différence de la littérature,<br />

le silence est incarné au cinéma, il a une durée,<br />

un poids.<br />

Pourquoi considérez-vous le journalisme<br />

comme la meilleure école pour réaliser ?<br />

Car il nous apprend l’art de raconter. Vous<br />

devez synthétiser en 1 minute un reportage<br />

tourné durant une journée. Ce n’est pas seulement<br />

valable pour la réalisation, mais pour<br />

tous les autres métiers de création. Beaucoup de<br />

grands écrivains ont été journalistes.<br />

La musique originale de Lingui est signée du Sénégalais<br />

Wasis Diop. On entend aussi les musiciens maliens<br />

Ali Farka Touré et Toumani Diabaté. Pourquoi ce choix ?<br />

Leurs musiques racontent des paysages. C’est très puissant,<br />

ancré quelque part, incarné. Quand j’écoute Ali Farka Touré, je<br />

vois le Sahel, la solitude de ses paysages. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 85


interview Yasmine Chami<br />

« Quelque<br />

chose est<br />

à réinventer<br />

pour les<br />

hommes »<br />

<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

Après avoir exploré<br />

l’abandon d’une femme<br />

par son mari dans<br />

Médée chérie, l’écrivaine<br />

marocaine passe de l’autre<br />

côté du miroir. Avec Dans sa<br />

chair, son puissant nouveau<br />

roman, elle se glisse dans<br />

la peau de celui qui part.<br />

propos recueillis<br />

par Catherine Faye<br />

On la dirait échappée d’un film en noir et blanc.<br />

Comme dans La Rose pourpre du Caire, elle<br />

semble avoir jailli de l’écran pour nous entraîner<br />

dans une aventure tressée de passions. Mais, à<br />

la différence du film de Woody Allen, Yasmine<br />

Chami nous invite à la suivre dans un récit :<br />

celui d’un destin multiculturel et animé par une<br />

flamme littéraire. À Paris d’abord, où, diplômée en philosophie à<br />

l’École normale supérieure et agrégée en sciences sociales, elle se<br />

tourne vers l’anthropologie. À New York ensuite, où la maternité<br />

devient la clef de voûte de son existence. Et à Casablanca enfin, où<br />

elle a vu le jour il y a une cinquantaine d’années et où elle vit depuis<br />

vingt ans. Après y avoir dirigé la villa des Arts, fondé une société de<br />

production et proposé des émissions sociales à la télé, elle se consacre<br />

désormais à l’enseignement de la littérature. Son œuvre est à l’image<br />

de sa sensibilité, subtile et élégante. Doux, presque enfantin, son<br />

discours se fait volubile lorsqu’on la questionne sur le sens des mots,<br />

le temps qui passe, les métamorphoses, la portée des représentations.<br />

Sa tendresse pour les humains l’a amenée à formuler une équation<br />

lucide où féminin et masculin se reconstruiraient enfin. Ensemble.


INTERVIEW<br />

<strong>AM</strong> : Pourquoi avoir voulu aborder la même<br />

histoire que dans votre précédent roman,<br />

mais cette fois par le prisme de l’homme ?<br />

Yasmine Chami : La question centrale des deux textes est celle<br />

de l’abandon. Ma première vision de ce couple qui se disloque,<br />

dans le cadre de Médée chérie, est celle d’une femme. Après<br />

trente ans de mariage, de loyauté et d’engagement dans son<br />

couple, Médée se trouve confrontée, à la cinquantaine passée,<br />

au départ brutal de l’homme qu’elle aime, le père de ses<br />

enfants. Tout à coup, il disparaît dans un aéroport. C’est ce<br />

choc que j’ai voulu raconter, la désagrégation de ce que l’on<br />

croyait être là. Seulement, à la fin de ce roman, on ne sait pas<br />

ce qu’a vécu pour sa part l’auteur de cet abandon, Ismaïl. Ce<br />

serait tellement simple de dire : « C’est un sale type. » En réalité,<br />

non, c’est un type bien. Bizarrement, l’extrême vulnérabilité est<br />

du côté de ce personnage complexe.<br />

Qui est l’homme qui abandonne Médée ?<br />

Ismaïl a grandi dans le Maroc des<br />

années 1970. Très jeune, il est frappé de<br />

plein fouet par les années de plomb lorsque<br />

son père, un intellectuel, est enlevé par les<br />

services de la sécurité marocaine. Pour protéger<br />

sa mère et ses sœurs, il n’a d’autre choix<br />

que d’être l’homme de référence et de réussir<br />

brillamment, en devenant neuro chirurgien,<br />

car son père avait décidé qu’il serait médecin.<br />

Il assume donc seul la place du chef de famille<br />

et porte le pouvoir patriarcal. Lorsqu’il rencontre<br />

Médée, il est émerveillé. Très belle,<br />

artiste, elle est issue de la grande bourgeoisie<br />

de Tanger ; son père est un grand collectionneur,<br />

sa mère hante les fêtes cosmopolites.<br />

Tout un monde s’ouvre à lui. En même temps,<br />

Médée incarne une forme d’intégrité. C’est<br />

une femme simple, très ancrée dans son art.<br />

Elle devient la mère de ses enfants, et pendant<br />

trente ans, Ismaïl l’aime profondément.<br />

En quoi cet homme n’est-il pas<br />

un bourreau lorsqu’il s’en va ?<br />

En réalité, Ismaïl ne rencontre son vrai<br />

désir, dans son acception totale, qu’à 60 ans, en la personne<br />

d’une jeune femme, Meriem, qui elle aussi est neurochirurgienne.<br />

Il y a dans leur relation à la fois un rapport de transmission,<br />

qu’il ne peut avoir avec Médée, et un effet miroir. Meriem<br />

lui rappelle le jeune neurochirurgien qu’il a été. Comme lui, elle<br />

vient de la classe moyenne rabatie, s’est construite à la force<br />

du poignet et s’inscrit dans la résistance des corps. Dans la<br />

guérison. Cette fille de féministe est dans une trajectoire ascendante.<br />

Elle veut devenir une grande professeure de médecine.<br />

Avec la rencontre de Meriem, toute la vie d’Ismaïl est remise<br />

en question. Dans sa chair aborde donc ce versant. C’est un<br />

homme rompu, à l’aune de la crise existentielle décrite dans<br />

Dans sa chair paraîtra<br />

aux éditions Actes Sud<br />

le 5 janvier.<br />

La Femme rompue, de Simone de Beauvoir. Et un homme défait,<br />

dans tous les sens du terme. Mais, au risque de surprendre,<br />

je pense qu’il peut être parfois plus violent d’abandonner que<br />

d’être abandonné.<br />

Il est rare qu’une femme propose un tel regard.<br />

Comment celui-ci s’inscrit-il dans l’effervescence<br />

féministe actuelle ?<br />

Le mouvement #MeToo a rendu justice aux femmes vis- à-<br />

vis des violences à leur encontre, de la domination patriarcale<br />

qui s’exerce sur leur corps, leur psyché, leur vie. La révolte est<br />

universelle. Notamment sur la question du corps fécond, enjeu<br />

d’un rapport de force. La puissance d’enfanter est payée très<br />

cher, à plus d’un titre. Médée était là pour donner une voix, en<br />

écho à ce mouvement social. Mais se peut-il qu’un mouvement<br />

#HeToo lui succède ? Il le faudrait, car le patriarcat fait également<br />

du mal aux hommes, et c’est ce que<br />

je voulais montrer dans ce nouveau roman.<br />

Les choses sont en train de bouger, même si<br />

ce n’est pas partout dans le monde. Et il y a<br />

un déplacement évident du masculin. C’est<br />

irréversible. Quelque chose est donc à réinventer<br />

pour les hommes. Pour les femmes<br />

également. Ensemble. Car on ne peut pas<br />

vivre les uns sans les autres.<br />

D’autres voix font-elles<br />

écho à vos propos ?<br />

Le travail de la journaliste et essayiste<br />

suisse Mona Chollet sur la condition féminine<br />

et l’imaginaire contemporain est intéressant.<br />

Tout comme celui des cinéastes Laïla<br />

Marrakchi et Nabil Ayouch. Mais c’est minoritaire,<br />

car nous ne sommes pas dans l’ère de<br />

la subtilité. Les médias clivent tout. Vous êtes<br />

pour ou vous êtes contre. C’est oui ou c’est<br />

non. Cela empêche d’avancer. En réalité, tout<br />

est mouvement, subtilité. Les avancées de<br />

l’un favorisent les transformations de l’autre.<br />

Ce sont sur les représentations collectives et<br />

individuelles qu’il faudrait se questionner et<br />

cheminer. Mais il faudrait également que les<br />

politiques et les intellectuels s’engagent. Au Maghreb, le fait<br />

d’instrumentaliser la question de la domination féminine de<br />

manière extrêmement grossière empêche de donner la parole à<br />

des femmes intelligentes qui peuvent penser le masculin et les<br />

représentations des deux genres. On sert au public une espèce<br />

de sauce industrielle où la femme maghrébine est forcément<br />

dominée, misérable, et où l’on va voler à son secours. C’est ridicule.<br />

Alors qu’il y aurait à penser la complexité de la construction<br />

des valeurs, les avantages du patriarcat pour certaines<br />

femmes et certains hommes, la vulnérabilité que suppose la<br />

sortie du patriarcat pour certaines femmes, la mise en place de<br />

nouveaux termes de la représentation des uns et des autres, et<br />

88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


une nouvelle construction du féminin et du masculin. C’est le<br />

propos de Dans sa chair. Je l’ai écrit comme cela.<br />

Comment vous êtes-vous mise dans la peau d’un homme ?<br />

L’écrivain est un canal profond. J’ai commencé à penser à ce<br />

roman trois ans avant de l’écrire, au fil d’une très lente maturation.<br />

J’ai beaucoup lu et relu : Albert Cossery, Léon Tolstoï,<br />

Fiodor Dostoïevski, Albert Camus… Je voulais comprendre<br />

comment ils ressentaient le monde, la question de la liberté,<br />

le fait de devoir prouver des choses. Appréhender l’autre côté.<br />

Celui des hommes. Les femmes sont élevées dans l’idée qu’elles<br />

doivent être désirées. C’est un impératif puissant, qui les rend<br />

parfois un peu passives. Mais qu’est-ce que cela représente de<br />

faire le premier pas, de se risquer, de considérer l’autre comme<br />

un objet de désir ? Comment tout cela s’articule-t-il ? Je me suis<br />

interrogée sur le ressenti d’hommes pas toujours sûrs d’eux,<br />

hypersensibles, sur cette sexualité où l’on doit prouver que l’on<br />

peut. Il y a un poids, une violence faite aux hommes du fait de<br />

ce rôle « actif » que la société leur réserve : réussir, produire,<br />

assurer, sécuriser, être puissant dans l’acte sexuel. C’est parti<br />

de là, et il y a un moment où ça s’est ouvert en moi. Je me suis<br />

dit que si un homme avait écrit l’histoire d’Anna Karénine, une<br />

femme pouvait écrire celle d’Ismaïl.<br />

Le rapport à l’amour de l’héroïne de Tolstoï<br />

a-t-il inspiré le choix d’Ismaïl : celui de tout quitter ?<br />

Ismaïl est une Anna au masculin. Cette femme magnifique<br />

est la personnification d’une folie romantique qui rêve d’incarner<br />

la fusion passionnelle, sans jamais anticiper la fin du désir<br />

de l’homme. C’est l’opposé de la sagesse méditerranéenne, où<br />

les femmes gèrent ce désir, manipulent, rusent, parce qu’elles<br />

savent très bien qu’il a une fin. Anna abandonne son enfant, son<br />

mari, se retrouve déclassée, à la marge, sans jamais se penser.<br />

Il y a chez elle un lâcher-prise fou. Dans son amour, elle ne sait<br />

qu’être présente à l’autre. Et dans cette présence, elle tue le<br />

désir. Pour Ismaïl, c’est pareil. Et tout se passe dans sa chair : il<br />

a des liens de chair avec sa mère, ses mains travaillent dans la<br />

chair, et il vit dans sa chair la perte de son père, son amour pour<br />

Médée, puis la rupture avec son fils et la perte définitive de sa<br />

famille. Il aurait pu vivre sa passion avec Meriem sans quitter<br />

Médée, mais ce n’est pas le choix qu’il fait. Il a cette exigence<br />

de loyauté. D’intégrité.<br />

Était-il important que Médée soit une artiste ?<br />

C’était fondamental. Car en étant sculptrice, cette femme<br />

a un univers personnel très fort. Elle a trouvé la puissance<br />

d’exister par son art et, en même temps, elle le fait avec une<br />

discrétion caractéristique d’une génération. On n’imaginerait<br />

pas aujourd’hui une femme obligée d’aller travailler sur le toit<br />

de la maison, seul endroit que Médée a trouvé pour sculpter.<br />

Mais il y a trente ans, oui, car il y avait cette impression de<br />

voler quelque chose à sa famille et un sentiment d’illégitimité<br />

à s’affirmer dans une activité, quelle qu’elle soit. C’est son art<br />

qui lui permet de transformer l’abandon, en le sublimant. Elle<br />

lui donne un sens et se répare symboliquement, en remodelant<br />

« On sert au public<br />

une espèce de sauce<br />

industrielle où les<br />

Maghrébines sont<br />

forcément dominées,<br />

misérables, et<br />

où l’on va voler<br />

à leur secours.<br />

C’est ridicule. »<br />

sa trajectoire, pour avancer encore plus dans ce qu’elle est :<br />

une artiste accomplie.<br />

L’écriture occupe pour vous une place<br />

équivalente à la sculpture pour Médée…<br />

En effet, et ce depuis l’âge de 7 ans. J’ai une âme poreuse<br />

et, très tôt, j’ai vécu de manière très angoissée et puissante les<br />

questions qui agitaient mes parents et les adultes autour de moi,<br />

avec une hyperacuité et une hypersensibilité presque maladives.<br />

L’écriture est alors devenue une tentative de donner du sens, de<br />

réduire les gouffres que créaient ces questions dans ma psyché<br />

d’enfant et que les adultes organisaient en moi. Depuis, la littérature<br />

est pour moi un monde possible, un monde habitable.<br />

C’est mon territoire.<br />

Y a-t-il un lieu sur Terre qui compte<br />

particulièrement pour vous ?<br />

Il s’agit d’un endroit très étonnant à Casablanca, où je travaille<br />

à mon prochain roman. On y voit une falaise qui tombe<br />

dans l’Atlantique, un vieux quartier créé par les Français pendant<br />

la colonisation, à destination des anciens soldats de l’armée<br />

nationale, une médina, un phare, une cité financière affreuse,<br />

avec d’épouvantables bâtiments et des restaurants bling-bling.<br />

D’un côté, l’immensité et la puissance de l’océan sauvage, qui<br />

ouvrent sur la liberté ; de l’autre, la ville. C’est en ce moment un<br />

lieu exceptionnel pour moi, qui m’habite et me régénère. Parce<br />

qu’il y a tout : la vanité humaine, le poids de l’histoire, le phare<br />

qui guide, la vieille médina et ses habitants qu’on a séparés<br />

de la mer, des constructions qui n’ont pas de sens, la vieille<br />

nécropole juive, le cimetière chrétien, et la mer, en face, avec<br />

l’aspiration pour des milliers de jeunes Marocains à partir, et où<br />

des pêcheurs lancent leurs lignes et des enfants jouent sur des<br />

bouées. Quelque chose d’éternel et de condamné. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 89


encontre<br />

FEMI ET MADE KUTI<br />

« LE SENS<br />

DE NOTRE<br />

HERITAGE »<br />

Le fils et le petit-fils<br />

de Fela sortent<br />

un double album,<br />

Legacy +. Avec ce<br />

dialogue familial,<br />

les musiciens nigérians<br />

perpétuent la tradition<br />

militante de l’afrobeat,<br />

inventé par<br />

leur illustre aîné.<br />

Entretien croisé.<br />

propos recueillis<br />

par Astrid Krivian<br />

L’esprit de cet album est placé sous l’égide des<br />

ancêtres, de la filiation, scellant une tradition musicale<br />

et spirituelle. Legacy + réunit le nouvel opus<br />

de Femi Kuti, Stop the Hate, et le premier de son<br />

fils Made, For(e) ward. Chacun apporte sa pierre à<br />

l’édifice de l’afrobeat, legs de Fela Anikulapo Kuti,<br />

cocktail musical jubilatoire couplé de textes conscients. Tous deux<br />

en proposent une vision qui leur est propre, redessinant ainsi les<br />

contours de cette musique unique en son genre. Reprenant le flambeau<br />

de son père, fervent défenseur de la justice sociale et du panafricanisme,<br />

Femi dénonce inlassablement dans son œuvre la corruption<br />

des élites, l’impérialisme, les inégalités qui minent le Nigeria et, plus<br />

largement, le monde. Né en 1996, Made a intégré l’orchestre paternel,<br />

The Positive Force, dès son plus jeune âge. Multi-instrumentiste<br />

(basse, trompette, saxophone, batterie, piano…), il a, comme son<br />

grand-père Fela, étudié la composition au Trinity College de Londres.<br />

S’il évolue à Lagos avec son propre groupe, The Movement, Made<br />

joue à tous les postes sur For(e)ward. Complices à la ville comme à<br />

la scène, père et fils nous ont accordé une entrevue à l’occasion de<br />

leur concert au festival Africolor, en région parisienne.<br />

90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


À Paris,<br />

le 18 novembre<br />

dernier.<br />

<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 91


RENCONTRE<br />

<strong>AM</strong> : Que représente pour vous ce Legacy +,<br />

où sont réunis vos albums respectifs ?<br />

Femi Kuti : Nous appartenons à une lignée de sept générations<br />

de musiciens. Cet héritage se perpétue avec Made. Le « plus »<br />

du titre se réfère à cette continuité. Les enregistrements de nos<br />

disques étaient concomitants, et j’ai pensé que ce serait une<br />

belle idée de montrer au monde, à travers un album commun,<br />

l’amour que nous nous portons. Ainsi, les gens ressentiront cette<br />

intimité, cet amour. J’ai proposé l’idée à Made, qui l’a adorée.<br />

Made Kuti : Publier mon premier disque au côté de la personne<br />

que je chéris le plus, que je respecte le plus musicalement,<br />

qui m’a toujours guidé dans mon cheminement artistique, est<br />

un projet très précieux pour moi. Ce « plus » a une valeur fondamentale,<br />

car il prend en compte ce qui nous précède, et aussi ce<br />

qui viendra après nous. Le sens de cet héritage dépasse nos deux<br />

personnes, il traverse le temps et ne se limite pas à la musique.<br />

Femi, votre fils vous accompagne-t-il depuis longtemps<br />

au sein de votre orchestre, The Positive Force ?<br />

Femi : Made avait trois ans quand nous avons remarqué ses<br />

aptitudes et son désir de faire de la musique. Il a donc suivi des<br />

cours particuliers de trompette, puis de piano et de saxophone.<br />

À 9 ans, il a rejoint mon groupe, nous sommes partis en tournée<br />

et il a enregistré mon album Day by Day [en 2008, ndlr].<br />

Il a vu le monde depuis la perspective d’un musicien. Quand<br />

les tournées ont commencé à perturber ses études, je lui ai fait<br />

reprendre le chemin de l’école. Ce n’est pas un but ultime, mais<br />

à son âge, c’était important qu’il reçoive une éducation. En particulier<br />

dans un pays comme le Nigeria où, si vous n’avez pas<br />

les connaissances, si vous n’êtes pas éduqué, on peut facilement<br />

vous opprimer. Je voulais m’assurer qu’il soit armé pour faire<br />

face dans sa vie d’adulte. Il a étudié la composition musicale<br />

au Trinity College de Londres. Il a progressé de manière fulgurante,<br />

nous étions tous étonnés ! Puis, il a remplacé mon bassiste<br />

dans mon orchestre. Nous sommes partis en tournée, et la pandémie<br />

de Covid-19 est arrivée. Comme disait mon père, « même<br />

les mauvaises choses ont leur bon côté ». C’est très triste cette<br />

pandémie, mais on a essayé de la mettre à profit. Made a aussi<br />

son propre groupe à Lagos, et je lui ai proposé de revenir dans<br />

The Positive Force pour jouer du saxophone.<br />

Vous racontez que votre père, Fela, vous a élevé<br />

de manière très peu conventionnelle. Vous souhaitiez<br />

procéder autrement avec Made ?<br />

<strong>AM</strong>ANDA ROUGIER<br />

92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


DR<br />

Femi : Notre relation, avec mon père, était très étrange.<br />

C’était comme s’il me laissait dans une forêt, ou en pleine mer,<br />

et qu’il me disait : « Débrouille-toi pour trouver ton chemin !»<br />

C’était très risqué. C’est très dur à faire comprendre aux gens, car<br />

ils adorent mon père. Moi, je pense que ce n’était pas bon. J’étais<br />

trop libre. Par exemple, je conduisais une voiture dès 12 ans.<br />

Comment peux-tu laisser un enfant de cet âge faire ça ? C’était<br />

dangereux, fou. Je ne laisserai jamais mes enfants prendre ce<br />

genre de risque. La vie est trop fragile. Avec le recul, je sais que<br />

j’ai eu beaucoup de chance. J’ai vécu trop de moments complètement<br />

dingues : en certaines occasions, j’aurais pu mourir ou<br />

être gravement blessé… Je pense qu’un ange adorable m’a protégé<br />

toute ma vie, depuis le paradis ou ailleurs. Beaucoup de personnes<br />

ont jugé que je faisais de Made un enfant gâté. Alors que<br />

je lui ai juste donné de l’amour ! Je lui ai fait part de mon expérience,<br />

notamment en tant que fils de Fela Kuti. Je lui ai transmis<br />

toutes mes connaissances. J’estimais que c’était très important<br />

qu’il sache lire la musique, qu’il aille à l’université… J’ai donné à<br />

mes enfants ce que tout parent est censé leur donner : de l’amour,<br />

de la tendresse, être présent, leur donner confiance.<br />

Made, quelles sont à vos yeux les choses les plus<br />

essentielles que vous ait transmises votre père ?<br />

Made : L’intégrité et l’amour. Dans notre famille, nous nous<br />

aimons plus que tout au monde. Il m’a aussi appris à définir<br />

ma propre vision de la musique, à établir<br />

mes propres normes. À persévérer à travers<br />

un travail acharné, à apprendre et m’exercer<br />

chaque jour afin d’être un bon musicien. À<br />

ne pas me laisser distraire par la musique<br />

de divertissement, mais à plutôt écrire à<br />

partir de mes sentiments et de mes pensées<br />

profondes, à m’exprimer de manière sincère<br />

et authentique.<br />

Pensez-vous, comme votre grand-père,<br />

que la musique est l’arme de l’avenir ?<br />

Made : Oui. La musique est un langage<br />

qui réunit les gens au-delà de leur origine, de<br />

leur condition. Elle est tellement puissante,<br />

elle affecte notre conscience. Nous en écoutons sans même le<br />

savoir, parce que la vie, tout le vivant qui sonne et qui vibre,<br />

est musique. C’est une belle, une chaleureuse manière de faire<br />

passer des idées, un regard, de construire quelque chose de<br />

positif. Et c’est à l’auditeur d’interpréter librement le message,<br />

de lui donner un sens.<br />

Legacy + réunit le nouvel opus<br />

de Femi, Stop the Hate, et le<br />

premier de Made, For(e) ward.<br />

Femi, vous avez construit votre carrière en créant votre<br />

propre style et en vous détachant de la figure paternelle.<br />

Vous souhaitiez aussi ne pas faire ombrage à Made ?<br />

Femi : Oui. Tout le monde voulait que je sois comme mon<br />

père, que j’agisse comme lui, m’éloignant de qui j’étais réellement.<br />

Je m’habillais comme lui, portais les mêmes chaussures…<br />

Mais, au fond, je n’étais pas heureux. Où était Femi Kuti ? Je<br />

ne voulais pas que cette expérience se reproduise pour mes<br />

Mon père,<br />

Femi, m’a appris<br />

à définir ma propre<br />

vision de la musique,<br />

à établir mes<br />

propres normes.<br />

enfants. Made aurait été malheureux. Je me suis toujours assuré<br />

qu’il ne subisse pas de pression. Je lui disais : « Sois Made ! Tu es<br />

mon fils, je me vois en toi, mais je ne veux pas que tu m’imites.<br />

Je veux t’aimer et t’apprécier pour ce que tu es. » J’ai toujours<br />

fait en sorte qu’il puisse s’exprimer librement. Il connaît sa<br />

filiation, son héritage, il aime son père, son grand-père, sa<br />

famille, mais il sait qui il est. Ses décisions lui appartiennent.<br />

S’il rencontre des diffi cultés, je pourrai toujours le conseiller.<br />

Mais c’est important d’être soi-même. Et c’est ainsi que j’aime<br />

sa musique. S’il essayait de me copier, peut-être<br />

qu’en tant que père, je lui dirais que sa musique<br />

est très bonne, mais, au fond de moi, je ne le<br />

penserais pas. J’aime profondément sa musique,<br />

j’y entends des influences de Fela, de moi, mais<br />

aussi quelque chose de nouveau. Il a créé son<br />

propre univers. Et je suis très impatient de découvrir<br />

la suite, qu’il nous en donne plus, car il ne<br />

fera que progresser au fil du temps. J’ai assisté<br />

à quelques-uns de ses concerts, il s’améliore très<br />

rapidement. Quand j’avais son âge, je n’en étais<br />

pas là… Je sais qu’il est sur le bon chemin, ça<br />

me rend très heureux. Voir Made s’épanouir est<br />

vraiment une lumière dans ma vie.<br />

Made, on vous demande souvent comment vous<br />

vivez le fait d’être le petit-fils de Fela et le fils de Femi.<br />

Or, pour vous, ce n’est pas une pression.<br />

Made : En effet, car cette filiation a apporté tant de choses<br />

positives dans ma vie. Et je remercie mon père de m’avoir guidé,<br />

de m’avoir aidé à savoir vivre et à me positionner en tant que<br />

Kuti. Quand les gens essaient de me mettre une pression, à<br />

travers des remarques, des conseils, d’établir des comparaisons,<br />

de créer une compétition entre nous, c’est ridicule. Tout ça nous<br />

rapproche, nous soude plus encore. Tout ce que j’ai fait dans ma<br />

vie, l’éducation que j’ai reçue, les connaissances, la musique,<br />

les livres… c’est grâce à mon père. Alors, tenter de m’inciter à<br />

le voir comme un concurrent plutôt que comme un guide, c’est<br />

vraiment malveillant.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 93


RENCONTRE<br />

Vous avez grandi au Shrine, temple de l’afrobeat<br />

et de la contre-culture. Qu’y avez-vous appris ?<br />

Made : Enfant, j’avais la liberté de faire ce que je voulais.<br />

Et j’ai eu la chance d’avoir des parents qui répondaient à mes<br />

questions, aussi honnêtement que possible. Donc j’ai pu très<br />

jeune avoir conscience de beaucoup de choses. Car dehors, en<br />

ville, je voyais les injustices, les inégalités criantes, des gens<br />

qui vivaient dans la rue, au cœur de la pollution… Comment<br />

la condition humaine peut-elle être aussi épouvantable ? Mes<br />

parents m’ont expliqué le fonctionnement du monde. Et puis le<br />

Shrine est vraiment un espace pour les esprits libres. Des personnes<br />

de toutes les classes sociales y viennent, mais la majorité<br />

appartient aux couches les plus défavorisées. Il y a aussi des<br />

visiteurs venus des quatre coins du monde qui veulent absolument<br />

voir le Shrine. Et des gens issus de la classe supérieure<br />

nigériane qui viennent se détendre, parce qu’ils sont las de leur<br />

environnement et de leur communauté. J’ai grandi en voyant<br />

sur les murs ces posters de leaders qui sont les raisons mêmes de<br />

l’existence du Shrine : les Africains Patrice Lumumba, Thomas<br />

Sankara ; les Américains Malcolm X, Martin Luther King… J’ai<br />

pu lire de nombreux livres, tel Black Man of The Nile and his<br />

Family de Yosef Ben-Jochannan… J’ai été très chanceux d’être<br />

imprégné de tous ces éléments, qui ont forgé ma conscience.<br />

Cela m’a permis de penser et critiquer le monde qui m’entoure.<br />

En dehors de la musique, partagez-vous<br />

d’autres passions avec votre père ?<br />

Made : Nous jouons beaucoup au jeu vidéo Fifa, je lui<br />

apprends à devenir un meilleur joueur [rires des deux hommes] !<br />

Et nous discutons beaucoup, nous lisons les mêmes livres… Nous<br />

sommes toujours en lien, nous vivons dans le même bâtiment.<br />

Femi : Nous partageons la stabilité, l’amour… C’était vraiment<br />

très différent à Kalakuta [Fela avait baptisé sa maison communautaire<br />

à Lagos « la République de Kalakuta » – « vaurien »<br />

en yoruba, ndlr]. Tout le monde pouvait y entrer, aller et venir.<br />

Je ne le tolérerais pas sous mon toit. Durant toute sa vie, mon<br />

père a constamment été trahi par les autres. Peut-être parce que<br />

j’étais son fils, je ne comprenais pas. Je lui demandais : « Pourquoi<br />

acceptes-tu ça ? Pourquoi les gens sont-ils si méchants ?»<br />

C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, je ne laisse personne<br />

s’occuper de mes affaires. Pourquoi devrais-je faire confiance<br />

à n’importe qui ?<br />

À quel genre de trahisons pensez-vous ?<br />

Femi : Un exemple : Tony Allen. C’était un bon batteur à<br />

la base, mais c’est mon père qui lui a montré ce rythme afrobeat<br />

si parti culier qui a fait de lui un grand batteur. Puis, il est<br />

parti, il a quitté Fela, estimant qu’il passait trop de temps avec<br />

des personnes qui ne le méritaient pas. Fela se battait contre le<br />

gouvernement, il mettait en danger sa propre vie. Tony Allen<br />

ne le comprenait pas, et il est allé s’installer en Europe. Puis,<br />

après la mort de Fela, en 1997, il a commencé à raconter un<br />

mensonge là-bas : il prétendait qu’il était l’inventeur de ce motif<br />

rythmique afrobeat, et qu’il l’avait donné à la musique de Fela.<br />

Quand<br />

je vivais avec<br />

Fela, j’étais<br />

très arrogant.<br />

Comme j’étais son<br />

fils, tout le monde<br />

me disait que<br />

j’étais le meilleur.<br />

C’est le plus grand mensonge du milieu musical. Mon père avait<br />

créé sa propre musique, c’est lui qui montrait le rythme, lequel<br />

venait de sa danse, de son style, de son attitude… L’afrobeat<br />

trans pirait Fela. Il ne s’agissait pas d’une création collective où<br />

chaque musicien apporte une idée, une esthétique, non. Si mon<br />

père avait l’esprit ouvert dans de nombreux domaines, il était<br />

très strict concernant la musique. Il ne tolérait aucune fausse<br />

note. Je me demande pourquoi les Européens, les Français en<br />

particulier, continuent à diffuser ce mensonge. Sans doute<br />

parce que Tony Allen a vécu en France… Pourquoi a-t-il menti ?<br />

C’est un exemple parmi tant d’autres du genre de trahisons que<br />

mon père a subi toute sa vie, et même après sa mort. Nous,<br />

ses enfants, sommes vraiment sensibles sur ce sujet. Car c’est<br />

évident, limpide.<br />

Quel était votre lien avec votre grand-mère paternelle,<br />

Funmilayo Ransome-Kuti, figure majeure et pionnière<br />

de la lutte anticolonialiste et féministe au Nigeria ?<br />

Femi : Au début, notre relation n’était pas très cool. Elle était<br />

trop stricte, trop sévère. Je ne voulais pas lui rendre visite. Mais,<br />

au fil des années, elle est devenue plus sympa, et j’ai commencé<br />

à l’apprécier. Elle était la seule personne que j’autorisais à toucher<br />

ma coiffure afro ! Elle avait l’habitude de se rendre chez<br />

mon père. Quand elle est morte, nous étions tous profondément<br />

tristes [durant un affrontement entre Fela et les autorités à<br />

Kalakuta, des militaires l’ont jetée par la fenêtre du premier étage<br />

de la maison. Elle est morte plusieurs mois après des suites de ses<br />

blessures, ndlr]. On ne me parle jamais de mon autre grandmère,<br />

du côté maternel. Or, elle a fait de moi l’homme que je suis<br />

aujourd’hui. Quand je vivais avec mon père, j’étais très arrogant.<br />

Avec le recul, j’essaie toujours de comprendre pourquoi j’étais<br />

ainsi. Peut-être parce que, comme j’étais le fils de Fela, tout le<br />

monde me disait que j’étais le meilleur ! Quand mon père a été<br />

94 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


CHRISTIAN ROSE/FASTIMAGE<br />

emprisonné, je suis allé vivre chez ma mère. Ma grand-mère<br />

maternelle m’a alors crié dessus, en me disant : « Sais-tu que tu<br />

es le pire musicien que j’aie jamais entendu de ma vie ?» J’étais<br />

offensé, en colère, car personne ne m’avait jamais parlé ainsi.<br />

Pourtant, elle disait la vérité. J’ai pleuré toute la nuit, j’avais<br />

tellement honte de moi. Mais ça a complètement changé ma vie.<br />

Je lui en suis tellement reconnaissant. Elle est probablement l’un<br />

de ces anges qui veillent sur moi au paradis.<br />

Est-ce important de vous sentir relié à vos ancêtres<br />

musiciens, du côté paternel ?<br />

Femi : Oui. Ça m’éclaire sur le sens de ma présence sur<br />

terre, pourquoi je suis là, quel est mon devoir. Le passé m’aide<br />

à comprendre le présent et m’éclaire sur le futur. Il me fait<br />

aussi comprendre que la mort est inéluctable, je suis là pour un<br />

temps limité, sans en connaître la durée. Mais tant que je suis<br />

là, chaque moment est précieux pour moi. Et puis, tel un relais,<br />

je transmets cet héritage à mon fils, en m’assurant qu’il est bien<br />

préparé pour la vie, qu’il saura quoi faire quand il sera père à<br />

son tour. Encore une fois, c’est important de ne pas oublier ma<br />

famille maternelle. Tout le monde me parle de mon père, parce<br />

qu’il est si célèbre. Mais c’est ma mère qui m’a apporté la stabilité.<br />

Et je la transmets à Made aujourd’hui.<br />

Qu’est-ce qui vous a inspiré pour l’écriture<br />

de la chanson « Stop the Hate »?<br />

Femi : L’actualité du monde. Il y a tant de souffrance, et tant<br />

de haine. Et que fait l’ONU ? Tous ces dirigeants se contentent de<br />

faire de beaux discours, mais il n’y a aucune amélioration dans<br />

la vie des citoyens, à tout niveau. C’est pourtant le moment, en<br />

cette période de pandémie, de réenvisager et de traiter autrement<br />

certaines problématiques. Ils se réunissent pour le changement<br />

climatique, mais rien ne changera. Nous le savons. Perdue,<br />

une jeune génération se soulève, et ne comprend pas pourquoi<br />

le monde va si mal, à cause de cette industrie capitaliste, cette<br />

course à l’argent, qui a pollué l’air, l’eau, les océans… Ces gouvernants<br />

sont si arrogants. Avant les élections, ils supplient les<br />

gens de voter pour eux. Puis, une fois élus, ils ont tellement de<br />

pouvoir, avec la police, l’armée à leurs côtés, et là, l’oppres sion<br />

du peuple commence. Or, le devoir d’un leader serait d’aider<br />

chacun à devenir soi-même un leader.<br />

C’est un monde de division ?<br />

Femi : Oui. Prenez l’exemple du Brexit : ils ont vendu un mensonge,<br />

et maintenant cela cause des complications en Europe.<br />

Pourquoi, au XXI e siècle, parler de division, et non d’amour et<br />

d’unité ? Ils devraient plutôt songer à aider les pays les plus<br />

pauvres. Quand le monde a besoin de chacun, ils se retirent !<br />

Où vont-ils ainsi, tout seuls ? Désormais, ils se disputent avec<br />

la France à cause de la pêche dans la Manche. Ils vont donc<br />

diviser l’eau, peut-être construire une clôture dans la mer : ici,<br />

c’est l’eau britannique ; là, l’eau française ? Et regardez l’Afrique<br />

aujourd’hui : aucun pays africain ne peut tenir debout. Quant<br />

à cette Union africaine insensée et stupide… Elle a organisé<br />

une grande réunion juste pour changer de nom, l’Organisation<br />

Auteur-compositeur aux textes très engagés, le « grand-père »<br />

Fela Kuti était aussi une singulière figure politique. Ici, en 1986.<br />

de l’Union africaine est devenue l’Union africaine. Une réunion<br />

pour ce motif ? Mais pour l’amour de Dieu ! Les leaders<br />

politiques mondiaux ont étudié dans les meilleures écoles, et<br />

regardez ce qu’ils font de notre monde. D’où l’origine de mon<br />

morceau « Stop the Hate ». J’aurais dû l’appeler « Stop l’absurdité,<br />

l’insensé ».<br />

Made : Je partage vraiment ce point de vue. Ça peut<br />

paraître cliché, mielleux, mais nous avons vraiment par-dessus<br />

tout besoin davantage d’amour et de compréhension mutuelle,<br />

de tolérance. Acceptons la différence de l’autre, plutôt que de<br />

voir celui-ci comme un ennemi. Parlons pour créer un monde<br />

meilleur, au lieu de semer la discorde. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 95


interview<br />

Arab et Tarzan Nasser<br />

« Cette histoire<br />

peut être<br />

universelle »<br />

Les cinéastes (et jumeaux) gazaouis mettent l’humain<br />

au centre de leur second film : ce conte poétique met<br />

en lumière une relation inattendue entre un pêcheur<br />

et une couturière qui partagent le même goût de liberté.<br />

propos recueillis par Fouzia Marouf<br />

96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


PHILIPPE QUAISSE/PASCO<br />

Regards hypnotiques cerclés de<br />

khôl, sourires ravageurs, cheveux<br />

longs ondulant sur leurs vestes en<br />

cuir, Arab et Tarzan Nasser ont<br />

des allures de bikers américains<br />

sortis d’un road movie ou de héros<br />

bibliques jouant dans un péplum<br />

digne des Dix commandements. Nés en 1988 dans la<br />

bande de Gaza, ces jumeaux ont fait des études de<br />

beaux-arts à l’université al-Aqsa. Passionnés de 7 e art,<br />

ils signent Condom Lead, un court-métrage, en 2013,<br />

qui est présenté en compétition officielle au Festival<br />

de Cannes. Suit la comédie noire Dégradé, en 2015,<br />

qui réunit 13 femmes dans un salon de coiffure avec<br />

en toile de fond le Hamas et la mafia locale. Inspiré<br />

d’un fait divers, ce huis clos féminin et politique se<br />

fait remarquer par la planète cinéma : la talentueuse<br />

Hiam Abbass tient le haut de l’affiche et les frères Nasser<br />

ravivent le cinéma palestinien au fil d’une écriture<br />

libre, rock, un brin déjantée. Dans leur second film,<br />

Gaza mon amour, Issa (Salim Daw) tombe amoureux<br />

de Siham (de nouveau Hiam Abbas) et multiplie les<br />

provocations après avoir repêché une statue grecque<br />

d’Apollon en érection dans les eaux gazaouies… Sortie<br />

en France en octobre dernier, cette comédie des temps<br />

modernes représentera la Palestine aux Oscars 2021.<br />

D’une rare complicité, les frères Nasser terminent les<br />

phrases l’un de l’autre. Rencontre sous le soleil corse,<br />

où leur film a obtenu le prix du public au 39 e Festival<br />

du film méditerranéen de Bastia, en octobre dernier.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 97


INTERVIEW<br />

<strong>AM</strong> : Comment êtes-vous venus au cinéma ?<br />

Arab et Tarzan Nasser : Nous sommes passionnés depuis<br />

notre prime enfance. Notre père nous a emmenés voir un film<br />

d’Andreï Tarkovski lorsque nous étions encore enfants, et il faut<br />

avouer que nous avons eu un choc esthétique et émotionnel. Il<br />

n’y a pas d’école de cinéma à Gaza, aussi nous avons étudié les<br />

beaux-arts à l’université al-Aqsa, dont nous sommes diplômés.<br />

Férus de mode, nous regardions des films uniquement pour la<br />

curiosité et la joie de découvrir les costumes que portaient les<br />

acteurs et les actrices [rires] ! Obsédés par l’image, on s’inspirait<br />

des photos de notre père qui dataient des années 1970, il avait<br />

fière allure, et on achetait beaucoup de vêtements. Nous avons<br />

écrit et réalisé plusieurs courts-métrages, dont Condom Lead<br />

en 2013, qui s’est fait remarquer dans de nombreux festivals.<br />

En 2015, Dégradé, notre premier long-métrage, a été présenté à<br />

la Semaine de la critique du Festival de Cannes et nous a révélés<br />

à l’international et au grand public.<br />

Comment est née l’idée de Gaza mon amour ?<br />

Depuis un certain temps, on souhaitait écrire un film sur<br />

une histoire d’amour à Gaza, puisqu’on n’en parle que quand<br />

il s’agit de conflit et d’intifada, et au même moment, il y a eu<br />

un fait divers médiatisé par la presse internationale<br />

: une statue en bronze d’Apollon – le<br />

dieu de l’amour – aurait été retrouvée dans<br />

les filets d’un pêcheur gazaoui ! D’emblée, ça<br />

nous a interpellés, on a eu envie de traiter ces<br />

deux aspects, de mélanger un conte amoureux<br />

et un fait divers qui prend une ampleur<br />

démesurée dans la vie du personnage principal.<br />

Il nous tient à cœur de montrer comment<br />

les gens vivent à Gaza, résistent, rêvent, et<br />

surtout y tombent amoureux, peu importe<br />

leur âge. Nous avons d’ailleurs dédié ce<br />

film à notre père. Et Dégradé était dédié à<br />

notre mère.<br />

Vous placez la femme gazaouie<br />

au cœur de votre cinéma. Hiam Abbass,<br />

talentueuse actrice palestinienne,<br />

incarne Siham, femme indépendante<br />

vivant seule avec sa fille divorcée dans<br />

la zone occupée. Pourquoi avez-vous choisi<br />

de lui confier ce rôle de femme libre ?<br />

Un lien de confiance particulièrement fort nous lie à elle.<br />

Nous en sommes très fiers, et nous avons conscience d’avoir<br />

énormément de chance de travailler avec une telle actrice,<br />

elle est exceptionnelle. Sa palette de jeu est particulièrement<br />

riche, c’est une comédienne qui a le don de s’adapter à tous les<br />

contextes et à tous les rôles, ce qui lui vaut d’ailleurs d’avoir<br />

tourné avec les plus grands cinéastes sur la scène internationale.<br />

Notre collaboration a débuté en 2014, lorsqu’elle a accepté d’incarner<br />

un rôle déterminant dans Dégradé. C’est pourquoi nous<br />

avons écrit le rôle de Siham pour Hiam. Nous mettons la femme<br />

La Palestinienne Hiam Abbas,<br />

qui incarne Siham, est l’actrice<br />

fétiche des deux réalisateurs.<br />

palestinienne au centre de nos films, car ça correspond à la<br />

réalité. Quant à la galerie de personnages qui marquent le récit<br />

de Gaza mon amour, ils existent réellement : Siham rappelle<br />

notre mère ; la sœur d’Issa, envahissante et intrusive, fait écho<br />

à notre tante – elle aime tellement son frère qu’elle s’est mis en<br />

tête de lui trouver la femme idéale, évidemment à l’opposé de<br />

Siham ; et Issa est proche de notre père.<br />

Gaza mon amour est plein de subtilité, de poésie,<br />

d’humour, sur fond de trame politique…<br />

Il a été fait avec amour ! Et c’était un vrai défi : Gaza est<br />

auréolée de nombreux clichés, de mythes, on ignore la vraie vie<br />

des habitants, mais il nous tenait à cœur de dépeindre le quotidien<br />

de nos contemporains. De plus, ce n’est pas une ville facile :<br />

ceux qui y vivent la soutiennent, mais parfois la détestent ! Le<br />

prétexte amoureux nous semblait bien senti, car l’amour ne<br />

choisit pas. Les héros soulèvent des questionnements : pourquoi<br />

un pêcheur solitaire et sexagénaire tombe-t-il amoureux<br />

d’une femme indépendante, libre, qui vit grâce à sa boutique<br />

de couturière ? Elle qui souhaite poursuivre sa trajectoire sans<br />

la présence d’un homme dans sa vie. On voulait démontrer que<br />

les personnes plus âgées peuvent encore tomber amoureuses :<br />

on a voulu tordre le cou aux préjugés et aux<br />

stéréotypes. Le film dit en creux que lorsque<br />

quelqu’un veut vraiment quelque chose de<br />

façon très forte, il met tout en œuvre pour<br />

l’obtenir même s’il doit aller à l’encontre du<br />

regard de la société. La puissance de l’amour<br />

dépasse les notions d’âge, de générations,<br />

ou encore la timidité. Et on rappelle que<br />

l’humour arabe est intact et que les Arabes<br />

adorent rire.<br />

Les autres protagonistes incarnent<br />

une radioscopie de la société<br />

palestinienne : le meilleur ami et<br />

confident d’Issa est un homme marié<br />

qui envisage de s’exiler en Europe…<br />

Absolument. Parallèlement à ce récit<br />

amoureux, on découvre d’autres destins.<br />

Contrairement à cet homme plus jeune, Issa<br />

ne veut pas quitter Gaza, son avenir est dans sa ville natale. Il<br />

représente la vieille génération alors que la jeune n’aspire qu’à la<br />

quitter : elle a soif de découvrir le monde à tout prix, elle aspire<br />

à un ailleurs. Les personnes âgées se sont énormément reconnues<br />

à travers Issa, car il y a peu de films qui les représentent.<br />

Pour nous, cette fiction est également une visite de Gaza qu’on<br />

souhaitait offrir aux spectateurs.<br />

La musique est un personnage à part entière.<br />

Un certain romantisme rend hommage aux grandes<br />

voix du monde arabe, tels qu’Abdelhalim Hafez,<br />

Asmahan, Oum Kalthoum…<br />

Elle est signée du compositeur allemand Andre Matthias,<br />

il était important que la peinture des sentiments soit<br />

DR<br />

98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


SÉBASTIEN LEBAN/DIVERGENCE<br />

accompagnée avec justesse. Nous avions envie<br />

que la narration soit portée par un son différent.<br />

On a consacré cinq ans de travail à ce film, en<br />

participant aux décors, à la création des costumes,<br />

des accessoires, car notre vision artistique est globale.<br />

Et les voix arabes qui ponctuent par petites<br />

touches certaines scènes sont un poème, oui, un<br />

hommage à ces célèbres voix arabes qui nous ont<br />

tous bercés. Mais nous sommes aussi fans de raï !<br />

Où avez-vous tourné ?<br />

Au Portugal, pour les scènes de pêche en mer,<br />

et en Jordanie, où nous avons reconstitué un camp<br />

de réfugiés palestiniens. C’est ce qui s’en rapprochait<br />

le mieux. Il est très difficile de tourner à Gaza,<br />

qui est sous embargo israélien. On ne peut ni y<br />

entrer ni en sortir. Nous ne pouvons plus y retourner<br />

depuis que nous l’avons quittée par l’Égypte,<br />

en 2012, pour venir en France. Nous n’avons pas<br />

vu nos parents, notre famille et nos amis depuis<br />

près de douze ans : notre grand problème reste la<br />

colonisation israélienne. Seuls les journalistes pouvaient<br />

en sortir dans les années 1980. Aujourd’hui,<br />

un Gazaoui n’a pas le droit de se déplacer, ne<br />

serait-ce dans une autre ville.<br />

Les spectateurs sont témoins des difficultés<br />

que rencontrent au quotidien les Palestiniens<br />

pour s’efforcer de survivre face à l’absurdité<br />

et la violence de certaines situations,<br />

et pourtant, à aucun moment votre film<br />

Très complices,<br />

les frères<br />

parlent d’une<br />

seule voix.<br />

n’est amer ou vindicatif…<br />

Notre rôle, en tant que cinéastes, n’est pas de faire un<br />

énième documentaire sur la question palestinienne. On ne voulait<br />

pas se cantonner au contexte extérieur ou à la vie au sein<br />

d’une colonie, qui est très particulier et complexe. Nous avons<br />

préféré montrer la façon dont on vit sous embargo et dont on<br />

aime – même si c’est compliqué. On a filmé une histoire d’amour<br />

qui se déroule à Gaza, certes, mais à nos yeux, cette histoire<br />

peut aussi être universelle.<br />

Votre long-métrage a été présenté à Gaza,<br />

comment a-t-il été accueilli ?<br />

Il a rencontré un succès formidable, ainsi qu’à Ramallah, à<br />

Jaffa ou encore à Jérusalem, où les billets étaient déjà vendus<br />

avant la projection ! Les cinémas ont dû ouvrir des salles supplémentaires.<br />

Les jeunes ont été particulièrement réceptifs et<br />

nous ont abreuvés de chaleureux messages de félicitation et de<br />

soutien sur les différents réseaux sociaux, notamment sur Facebook.<br />

Nous retenons surtout leur analyse fort pertinente, car<br />

c’était notre premier objectif : toucher le public gazaoui et celui<br />

de la région. Nous avons vécu à Paris depuis notre exil, mais<br />

Gaza est notre ville, elle est toujours présente dans nos esprits et<br />

nos cœurs. Elle est forte, difficile, elle résiste. Gaza mon amour<br />

ne cesse de voyager : il a été sélectionné à la 77 e Mostra de<br />

Venise, où il a été présenté en avant-première mondiale, et il est<br />

sorti à Toronto, au Canada, en Allemagne, en Espagne, à Dubaï,<br />

en Égypte, en Jordanie, au Maroc ou encore en Mauritanie.<br />

Et il a obtenu le Prix du public au 39 e Festival<br />

du film méditerranéen, à Bastia…<br />

Cette récompense nous a beaucoup touchés ! On a senti<br />

énormément d’amour, de questionnements et d’intérêt de la<br />

part du public. C’est la première fois que l’on se sent aussi bien<br />

au sein d’un festival. D’habitude, on sort de notre hôtel pour<br />

présenter notre film, puis on y rentre, mais ici, on a passé le<br />

plus clair de notre temps avec les gens, à discuter, à faire de<br />

nouvelles rencontres, à se balader. On a donc décidé de dédier<br />

notre prix au public bastiais, vraiment exceptionnel, afin de le<br />

remercier pour son chaleureux accueil. On espère bien revenir<br />

en Corse avec notre prochain film !<br />

Parlez-nous de votre prochain projet.<br />

Notre troisième long-métrage, Once Upon A Time In Gaza,<br />

sera un western. Notre parti pris est de ne pas parler de guerre,<br />

mais de vie, dans un territoire où la mémoire a été détruite par<br />

le conflit. Ce western clôturera la trilogie consacrée à Gaza.<br />

Notre cinéma est une déclaration d’amour constante à cette<br />

ville et à ses habitants, qui nous inspirent plus que jamais<br />

avec force. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 99


CE QUE J’AI APPRIS<br />

Dobet Gnahoré<br />

LA CHANTEUSE IVOIRIENNE DÉPLOIE SES TALENTS<br />

lors de performances scéniques intenses. Sur son nouvel album<br />

Couleur, elle livre ses messages optimistes et encourage la persévérance<br />

et l’indépendance des femmes. propos recueillis par Astrid Krivian<br />

J’ai d’abord été élevée par ma grand-mère, au village. Elle m’a transmis son savoir<br />

sur les plantes, les traditions. À l’aube, nous allions aux champs cultiver le riz, pour ensuite<br />

le piler et le vendre au marché. Le soir, je l’écoutais conter des histoires au clair de lune.<br />

J’ai grandi dans le village culturel panafricain créé en 1985, au cœur d’Abidjan :<br />

le Ki Yi M’Bock [nom qui signifie « ultime savoir de l’univers » en bassa, langue de sa cofondatrice<br />

camerounaise, l’artiste pluridisciplinaire Werewere Liking, ndlr]. Venant de tout le continent,<br />

des personnes y pratiquaient la danse, les percussions, le théâtre, la musique… et créaient des<br />

spectacles. Les traditions de chaque pays se métissaient et formaient quelque chose de nouveau.<br />

Cette approche m’a inspirée pour ma carrière, encore aujourd’hui. Je ne donne pas d’étiquette<br />

à ma musique. Je me nourris de l’Afrique, de l’Europe, de l’électro, de tout ce que je rencontre.<br />

À 12 ans, j’ai décidé de quitter l’école pour me consacrer à la musique. Je n’avais<br />

pas le choix : j’étais happée par l’art. C’était très difficile à l’école, car je parlais le bété, et pas le français.<br />

J’étais toujours l’une des dernières. Je ramais vraiment, je ne trouvais pas ma place. Alors je faisais l’école<br />

buissonnière, je me cachais, ça devenait pesant. J’ai demandé à Werewere, ma mentor, de convaincre mon père<br />

[le percussionniste, chanteur et acteur Boni Gnahoré, ndlr] de m’intégrer à ce mouvement d’artistes. Il a accepté<br />

et, avec les autres « kiyistes », il m’a formée, jusqu’à ce que je développe ma propre voie.<br />

Cette expérience au sein de cette communauté utopique<br />

m’a appris à réaliser mes rêves, la persévérance, l’autonomie, la capacité<br />

à trouver seule mon énergie, ma motivation. Werewere reliait l’art avec<br />

la dimension mystique. Elle nous a enseigné différents courants spirituels,<br />

afin de nous aider à nous réaliser, nous connaître, créer notre univers.<br />

Mes textes s’inspirent toujours des enfants, et surtout des<br />

femmes – cette jeune génération africaine qui se bat pour créer des entreprises,<br />

Couleur, Cumbancha.<br />

avoir un nom dans la société, vivre leur vie, sans compter sur un homme. Elles croient<br />

en elles et inventent des solutions pour leur avenir et celui de leur famille. Miser tout son espoir sur un homme<br />

jusqu’à s’oublier n’est pas une solution. Je crois à la force de chaque femme pour s’en sortir seule. Si elle souhaite<br />

d’abord se réaliser elle-même, une jeune fille peut désormais refuser un mariage qu’on tente de lui imposer.<br />

Je suis une malade du boulot ! Piano, vocalise, danse… Je m’exerce tout le temps afin de garder<br />

le niveau. Je suis mon propre patron : j’ai vite compris que si je ne travaillais pas, le lendemain, je ne mangerai<br />

pas ! Je suis l’aînée d’une grande famille. Dans notre tradition, c’est mon rôle d’aider mes parents, mais<br />

aussi les autres membres à subsister. C’est un poids mais une motivation aussi : je ne dois pas me reposer sur<br />

mes lauriers ! Seule la mort me donnera le repos. En concert, j’ai une énergie phénoménale ! D’où vient-elle ?<br />

Je m’étonne moi-même ! La scène est une thérapie, je me guéris chaque fois. Dieu, ou l’énergie divine – ou<br />

quelque chose que je ne peux nommer –, m’a toujours soutenue dans mes choix, depuis l’enfance. ■<br />

DR<br />

100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


JEAN GOUN<br />

« Je ne<br />

donne pas<br />

d’étiquette<br />

à ma musique.<br />

Je me nourris<br />

de l’Afrique,<br />

de l’Europe,<br />

de l’électro,<br />

de tout ce que<br />

je rencontre. »


PROFITEZ D'<br />

100 % NUMÉRIQUE<br />

Être en Afrique et être dans le monde.<br />

S'informer, découvrir, comprendre, s'amuser, décrypter, innover…<br />

À tout moment et où que vous soyez,<br />

+<br />

POURQUOI S'ABONNER ?<br />

Tout le contenu du magazine en version digitale disponible sur vos écrans.<br />

Des articles en avant-première, avant leur publication dans le magazine.<br />

Des contenus exclusifs afriquemagazine.com pour rester connecté au rythme de l’Afrique et du monde.<br />

Des analyses et des points de vue inédits.<br />

L’accès aux archives.<br />

accédez en illimité à afriquemagazine.com !<br />

www.afriquemagazine.com


DÉCOUVERTE<br />

Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation<br />

DJIBOUTI<br />

LES PILIERS<br />

PATRICK ROBERT (3)<br />

DU FUTUR<br />

Malgré une nature<br />

exigeante et un<br />

environnement complexe,<br />

le pays a su bâtir<br />

un projet ambitieux<br />

de développement,<br />

tout en assurant<br />

la paix et la stabilité.<br />

Zones franches,<br />

industrialisation, énergie,<br />

digital… Aujourd’hui,<br />

une nouvelle phase s’ouvre.<br />

DOSSIER DIRIGÉ PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong> - AVEC THIBAUT CABRERA


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

Une ouverture<br />

vers le grand large<br />

Depuis 1999 et l’élection du président Ismaïl Omar Guelleh,<br />

Djibouti a su s’inscrire dans une perspective d’émergence<br />

forte. Et s’appuyer sur une position géostratégique unique.<br />

La mise en œuvre de sa Vision 2035 implique la diversification<br />

de l’économie pour soutenir la croissance à long terme.<br />

par Zyad Limam<br />

C’est comme un voyage dans le temps.<br />

Ici, sur la pointe est de l’Afrique, face<br />

à la mer Rouge et à l’Arabie, on se sent<br />

comme projeté aux origines du monde,<br />

entre les failles sismiques, les banquises de sel,<br />

les fonds marins inépuisables… La terre de Djibouti<br />

vient de très loin, de la nuit des temps, et pourtant<br />

Djibouti est aussi l’un des pays les plus jeunes de la<br />

planète. En juin prochain, la République fêtera ses<br />

45 ans d’indépendance. En moins d’un demi-siècle,<br />

malgré une nature aride et exigeante, malgré<br />

un environnement géopolitique complexe, le pays<br />

a su s’inscrire dans une perspective d’émergence.<br />

Une superficie de 23 200 km 2 , une population<br />

aux alentours de 1 million d’habitants, moins<br />

de 1 000 km 2 de terres arables (soit 4,31 % de<br />

la superficie totale) et des précipitations moyennes<br />

de 130 millimètres par an… Et pourtant, dans<br />

ce contexte particulièrement adverse, Djibouti aura<br />

su se faire une place sur la carte du monde. Une<br />

cité-nation est née, et entre les collines sèches et le<br />

bleu de la mer, une ville ouverte sur le monde s’est<br />

développée, avec ses immenses grues portuaires, ses<br />

nouveaux quartiers d’affaires, ses hôtels de luxe, ses<br />

104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


PATRICK ROBERT<br />

banques qui travaillent avec toute la sous-région.<br />

Avec sa forte tonalité stratégico-diplomatique aussi,<br />

les bases militaires étrangères (Chine, États-Unis,<br />

France, Japon) et les imposantes ambassades.<br />

Il a fallu tout d’abord dépasser les fragilités et les<br />

fractures liées à l’héritage colonial, au découpage<br />

des frontières. Tout au long des années 1990,<br />

il a fallu négocier pour obtenir la paix intérieure<br />

et mettre fin au conflit entre le gouvernement et les<br />

rebelles du Front pour la restauration de l’unité et la<br />

démocratie (FRUD). Sous l’impulsion d’Ismaïl Omar<br />

Guelleh (IOG), élu président en 1999, successeur<br />

d’Hassan Gouled Aptidon, les accords de paix sont<br />

signés en 2001. Ils mettent définitivement fin à<br />

cette déchirure fratricide. Et la nation djiboutienne<br />

peut alors réellement se construire, patiemment,<br />

en tissant des liens entre communautés, entre<br />

Afars, Issas, minorités yéménites… Ce tissage est<br />

fragile, sensible aux impacts des crises régionales.<br />

Pourtant, ça tient, les métissages s’accentuent,<br />

l’idée d’une communauté d’intérêts et d’histoires<br />

s’installent. Cette construction nationale est une<br />

véritable conquête, et sans la définition de ce pacte<br />

national, rien n’aurait été véritablement possible.<br />

Le terminal<br />

pétrolier<br />

de Doraleh.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 105


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

L’ensemble de<br />

ce spectaculaire<br />

complexe<br />

logistique et<br />

portuaire devrait<br />

conférer<br />

un avantage<br />

compétitif<br />

particulièrement<br />

durable vis-à-vis<br />

des possibles<br />

concurrents de<br />

la sous-région.<br />

À partir de 2001, le chantier « émergence »<br />

change alors de vitesse et de dimension.<br />

En s’appuyant sur une position géostratégique<br />

unique au monde, à l’entrée du détroit de Bab<br />

el-Mandeb, sur le corridor qui mène au canal<br />

de Suez, sur une voie maritime stratégique, l’une<br />

des plus fréquentées du monde. Parallèlement,<br />

la République s’impose comme l’un des débouchés<br />

naturels de sa région, en particulier comme la<br />

porte d’entrée maritime d’une Éthiopie en pleine<br />

croissance économique. En s’appuyant sur cette<br />

double donnée naturelle et stratégique, Djibouti va<br />

construire, en moins de vingt ans, une plate-forme<br />

logistique et portuaire de première importance.<br />

En 2008, c’est l’inauguration, en partenariat<br />

avec DP World, du port à conteneurs de Doraleh.<br />

En 2016, les premiers trains de la nouvelle<br />

ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba se<br />

mettent en branle. En 2017, c’est l’inauguration<br />

du Doraleh Multipurpose Port (DMP). Et celle<br />

du port de Tadjourah. En 2018, c’est l’ouverture<br />

de la première tranche de la zone franche la plus<br />

importante d’Afrique (Djibouti International Free<br />

Trade Zone, 4 800 hectares et un investissement<br />

de 3,8 milliards de dollars). Au fil des années,<br />

Djibouti s’impose comme la plate-forme entre<br />

l’Asie, l’Afrique et l’Europe. On est bien loin<br />

de la première ambition, celle d’être uniquement<br />

une zone de stockage ou d’importation. Il s’agit<br />

alors de s’orienter vers un plan nettement<br />

plus ambitieux, le transit intercontinental,<br />

la réexportation, les activités connexes comme<br />

le bunkering ou la réparation navale, la mise<br />

en place d’industries liées à l’activité portuaire<br />

et la free zone. Une « constatation » qui provoque,<br />

au fond et finalement, la rupture avec DP<br />

World, le géant dubaïote arc-bouté sur ses<br />

intérêts et soucieux avant tout de préserver<br />

ceux de Jebel Ali, son port d’attache.<br />

Djibouti, comme tous les pays de la planète,<br />

aura particulièrement souffert de l’impact<br />

de la pandémie de Covid-19. Mais le choc aura<br />

été mieux absorbé que prévu. La croissance est<br />

restée légèrement positive en 2020. Et devrait<br />

se maintenir dans le « vert » pour 2021 et 2022.<br />

La « Vision 2035 », stratégie à long terme portée<br />

par le président Ismaïl Omar Guelleh et son<br />

gouvernement, devrait soutenir la croissance<br />

et les investissements. On pense en particulier<br />

au développement du complexe de Damerjog,<br />

fer de lance de l’industrialisation du pays. Prévu<br />

sur une période de quinze ans, le projet prévoit<br />

en particulier la mise en place d’installations<br />

pétrochimiques, destinées à couvrir les besoins<br />

de toute la sous-région. Demain, ce sera le gaz, les<br />

industries métallurgiques, les chantiers navals…<br />

Enfin, et on en aura beaucoup parlé, Djibouti<br />

est l’une des places fortes de l’immense plan<br />

chinois des nouvelles routes de la soie. Et Pékin<br />

aura investi massivement (près de 15 milliards<br />

de dollars depuis 2012). Le géant China Merchants<br />

Group a pris une position minoritaire dans la<br />

holding portuaire de Djibouti et s’est fortement<br />

engagé dans la rénovation complète de l’ancien<br />

port de Djibouti-ville et le développement d’une<br />

business city adossée au port rénové. L’ensemble de<br />

ce spectaculaire complexe logistique et portuaire,<br />

de Doraleh à la ville, devrait conférer un avantage<br />

compétitif particulièrement durable vis-à-vis<br />

des possibles concurrents de la sous-région.<br />

UN PROGRÈS RÉEL<br />

Au-delà des ports, les opportunités sont réelles.<br />

La privatisation engagée de Djibouti Télécom<br />

devrait booster l’activité numérique et de services<br />

en s’appuyant sur l’infrastructure des huit câbles<br />

sous-marins internationaux qui « atterrissent »<br />

en ville. Soutenue par une monnaie stable et<br />

librement convertible, Djibouti-ville pourrait<br />

aussi s’imposer comme la place financière de la<br />

sous-région. Les énergies renouvelables pourraient<br />

également devenir une source de croissance,<br />

avec un potentiel géothermique, solaire et éolien.<br />

Le tourisme enfin, avec ses spectaculaires fonds<br />

marins, les lacs de sel, les golfes et le désert.<br />

Les performances économiques des vingt<br />

dernières années, les investissements locaux ou<br />

étrangers, la création d’infrastructures portuaires<br />

et logistiques de premier rang auront permis<br />

de multiplier par six le PIB du pays et par cinq<br />

le revenu par habitant. Une classe moyenne est<br />

née et se consolide. L’effort a joué aussi sur l’eau,<br />

l’électricité (60 % de la population raccordée),<br />

l’éducation. En 1999, Djibouti n’avait pas<br />

d’université. Aujourd’hui, le pays compte près<br />

de 10 000 étudiants. Le progrès est réel, mais<br />

106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


ABOU HALLOYTA/MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR<br />

la route est encore longue. La démographie et la<br />

jeunesse du pays mettent la pression sur l’appareil<br />

économique et social. La lutte contre la pauvreté,<br />

et pour une inclusion plus active des régions dans<br />

le développement, reste une priorité nationale. Le<br />

taux de pauvreté, en particulier hors de la capitale,<br />

demeure trop prégnant. Et le chômage touche<br />

encore plus ou moins directement aux alentours<br />

de 45 % des actifs. Il faut donc investir plus, créer<br />

davantage de richesses nationales, dégager des<br />

marges d’investissement dans le secteur social,<br />

promouvoir la valeur ajoutée locale, développer<br />

un secteur privé national suffisamment actif<br />

pour entraîner à son tour la croissance, générer<br />

des emplois et des opportunités.<br />

UN HABILE ÉQUILIBRE<br />

Beaucoup diront que dans ce processus<br />

d’émergence complexe et rapide, Djibouti aura<br />

été mis sous tutelle de la Chine, que la dette est<br />

devenue incontrôlable. Ou que le pays est soumis<br />

à la pression d’autres grandes puissances, comme<br />

les États-Unis ou la France. Pourtant, Djibouti<br />

a su et sait jouer de ses marges de manœuvre,<br />

en maintenant un équilibre habile entre tous ses<br />

partenaires et ses bailleurs, et en s’appuyant sur<br />

son rôle stratégique sur le détroit de Bab el-Mandeb<br />

et la sécurisation du commerce international.<br />

Ainsi qu’en assumant ses obligations et son devoir<br />

dans le domaine humanitaire. La République<br />

est incontournable pour la stabilité de la région.<br />

Cette diplomatie globale est un impératif de<br />

survie pour le pays. De par la taille modeste de son<br />

marché intérieur et de par ses choix stratégiques,<br />

Djibouti reste une économie particulièrement<br />

extravertie, soumise aux aléas de la conjoncture<br />

internationale et aux secousses géopolitiques.<br />

Plus que la crise du Covid, les changements<br />

dans le commerce mondial ou les impératifs<br />

de réformes internes macroéconomiques, la crise<br />

éthiopienne, la quasi-guerre civile qui secoue<br />

ce géant de 110 millions d’habitants, représente<br />

évidemment le défi majeur pour la République.<br />

Djibouti a besoin d’une Éthiopie unie, stable,<br />

en paix. Et d’avoir un corridor ouvert et sécurisé<br />

entre le port et Addis. La crise a un impact direct<br />

sur les volumes commerciaux, sur la croissance, et<br />

avec un risque possible de débordement du conflit<br />

au-delà des frontières. Pour Djibouti, il s’agit d’un<br />

véritable test de résilience, de cohésion nationale.<br />

Et d’adaptation stratégique. Pour le président<br />

Ismaïl Omar Guelleh, il faudra à la fois tenir, agir,<br />

sécuriser et préparer demain. C’est le sens de la<br />

diversification économique du pays, de la mise<br />

en place de nouvelles activités, d’une ouverture<br />

encore plus déterminée vers le grand large. ■<br />

Le chef d’État<br />

Ismaïl Omar<br />

Guelleh a été<br />

réélu pour<br />

un cinquième<br />

mandat en<br />

avril 2021.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 107


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

Ahmed Osman<br />

Gouverneur de la Banque centrale de Djibouti (BCD)<br />

« Nous devons<br />

compter aussi<br />

sur nos propres forces »<br />

Malgré les impacts de la pandémie de Covid-19 et de la crise éthiopienne,<br />

le pays peut s’appuyer sur un cadre macroéconomique stable et porteur.<br />

<strong>AM</strong> : L’économie du pays semble résister mieux que<br />

d’autres aux impacts de la pandémie de Covid-19. Les<br />

objectifs de la Vision 2035 sont-ils toujours d’actualité ?<br />

Ahmed Osman : L’économie djiboutienne s’en est plutôt bien<br />

tirée en enregistrant une légère hausse de 1,2 % du PIB en 2020.<br />

La perte de 5,4 points de pourcentage en matière de croissance<br />

par rapport à 2019 montre toutefois que le pays n’a pas été épargné<br />

par les conséquences du Covid-19 sur le plan économique,<br />

mais également sur le plan social. Les importantes mesures de<br />

soutien prises par le gouvernement, dans le cadre d’un plan<br />

national de riposte à la pandémie, avec l’appui des partenaires<br />

internationaux et la forte mobilisation de la société civile et du<br />

secteur privé, ont permis de soulager les populations tout en<br />

soutenant l’économie et la croissance.<br />

Les objectifs de la Vision 2035 demeurent plus que jamais<br />

d’actualité, en particulier dans la configuration actuelle du<br />

contexte régional et de la pandémie. Un second Plan national<br />

de développement (PND) sur la période 2020-2024 a été initié,<br />

à la suite du précédent plan quinquennal 2015-2019, premier<br />

instrument pour l’opérationnalisation de la Vision 2035. Ce chapitre<br />

2015-2019 a permis la réalisation d’importants progrès :<br />

accélération de la croissance économique, réduction de la pauvreté,<br />

amélioration des indicateurs sociaux, construction d’infrastructures<br />

modernes (corridor routier ralliant la sous-région,<br />

ports, chemin de fer, adduction d’eau, etc.).<br />

Le nouveau plan quinquennal de développement est parfaitement<br />

aligné à l’Agenda mondial 2030 et à l’Agenda africain<br />

2063. Il vise à consolider et à renforcer la transformation structurelle<br />

et la diversification de l’économie djiboutienne, dans l’objectif<br />

de tripler le revenu par habitant et de créer suffisamment<br />

d’emplois pour ramener le taux de chômage à moins de 10 % à<br />

l’horizon 2035.<br />

Quel est l’impact de la crise éthiopienne sur<br />

les équilibres financiers et économiques du pays ?<br />

La communauté d’intérêt et de destin qui lie l’Éthiopie et Djibouti<br />

est séculaire. Le modèle d’intégration entre nos deux pays<br />

est un exemple pour le reste de l’Afrique. Dans cette configuration,<br />

toute instabilité en Éthiopie impacte l’activité économique<br />

nationale, et notamment la chaîne de transport logistique, pilier<br />

de notre modèle de croissance. Avec la crise actuelle, nous avons<br />

observé une baisse de l’activité portuaire de l’ordre de 20 %.<br />

Si les troubles persistent et gagnent en intensité, Djibouti sera<br />

affecté, mais également tous les autres pays de la sous-région.<br />

L’Éthiopie demeure et demeurera une nation amie, un partenaire<br />

économique incontournable et privilégié, sans pour autant<br />

être l’unique option. Nous devons compter sur nos propres forces<br />

aussi. Les investissements massifs en matière d’infrastructures,<br />

la création de vastes zones franches et de parcs industriels<br />

concourent à la transformation d’un hub logistique, commercial<br />

et financier régional – voire continental, avec le Marché commun<br />

de l’Afrique de l’Est et de l’Afrique australe (COMESA) et la Zone<br />

de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Les valorisations<br />

des importantes ressources potentielles dans les domaines<br />

de la pêche, du tourisme, de l’industrie légère de transformation,<br />

DR<br />

108 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


des énergies renouvelables, etc. sont autant de niches pour diversifier<br />

les sources de revenus et soutenir notre croissance.<br />

Djibouti fait partie des pays particulièrement menacés<br />

par les conséquences du réchauffement climatique.<br />

Quelles conclusions faites-vous de la COP26 ?<br />

Les conséquences du réchauffement climatique constituent<br />

une réelle menace pour le développement de nos pays. La bonne<br />

nouvelle concernant la COP26, c’est que l’on est parvenus à un<br />

consensus sur les actions clés pour faire face. L’autre bonne nouvelle,<br />

si je puis dire, c’est l’obligation de respecter la promesse<br />

faite par les pays développés, lors des accords de Paris, de mobiliser<br />

100 milliards de dollars par an pour les pays en développement.<br />

Mais la question de la réalité de ce financement demeure<br />

toujours pendante. C’est la problématique récurrente, même si<br />

les fonds nécessaires sont pourtant présents dans l’économie<br />

mondiale. À ce facteur s’ajoutent les coûts élevés liés aux conséquences<br />

du réchauffement climatique déjà encourus, la baisse<br />

de l’aide publique au développement en direction du continent<br />

et l’augmentation des niveaux d’endettement. Une partie de la<br />

solution se trouve aussi chez les pays émergents eux-mêmes avec<br />

l’amélioration des cadres nationaux de gouvernance économique<br />

et financière, la mobilisation des ressources intérieures, les<br />

financements privés et le développement des secteurs financiers.<br />

La dette représente plus de 70 % du PIB. Et 60 % serait<br />

due à la Chine. Certains analystes évoquent le risque<br />

pour Djibouti de devenir un comptoir commercial,<br />

logistique et militaire de Pékin.<br />

La dette contractée et garantie par l’État est passée de près<br />

de 50 % du PIB en 2014 à 74 % en 2020. Sur un plan structurel,<br />

il s’agit pour une large part de l’endettement extérieur d’entreprises<br />

publiques garanti par l’État et lié<br />

aux investissements. Nous estimons que<br />

les enjeux, en matière de croissance et<br />

de développement, valent largement les<br />

risques pris. Certains pays s’endettent<br />

parce qu’ils font face à des difficultés<br />

d’ordre budgétaire. Ce n’est pas le cas de<br />

Djibouti qui investit dans la construction du pays, les infrastructures<br />

(nouveaux ports, routes, chemin de fer, etc.). Ce sont donc<br />

des investissements longs destinés à stimuler l’économie et à<br />

créer de la valeur ajoutée, en générant des retours suffisants<br />

pour couvrir les amortissements.<br />

Aussi, tant que nous avons des projets structurants et rentables<br />

économiquement avec des partenaires pour nous accompagner,<br />

nous poursuivrons nos efforts de construction et de<br />

développement. Les seuils fixés par les partenaires internationaux<br />

et les autres bailleurs sont des standards indicatifs, et<br />

aucunement des limites infranchissables.<br />

Par ailleurs, nous avons en effet d’excellentes relations avec<br />

la Chine et partageons des intérêts réciproques, comme avec<br />

d’autres partenaires. Ce n’est pas le seul pays à disposer d’une<br />

base militaire à Djibouti. Seulement, la Chine fait parler d’elle<br />

parce que c’est devenu un acteur économique et commercial<br />

incontournable dans le monde, dont la sphère d’influence politique<br />

ne cesse de s’agrandir par rapport aux États occidentaux.<br />

Comment des pays comme Djibouti peuvent-ils<br />

financer leurs « besoins longs » en infrastructures ?<br />

Les projets qui ont de véritables portées économiques<br />

peuvent aisément trouver les financements appropriés. Les<br />

projets doivent être adaptés à nos dimensions. Il est impératif<br />

que nous disposions de tout l’arsenal réglementaire et juridique<br />

approprié pour garantir un environnement des affaires<br />

attractif et sain. C’est tout le sens des réformes que nous avons<br />

menées, tout au long de ces dernières années, pour nous hisser<br />

à des places honorables dans le classement « Doing Business »<br />

de la Banque mondiale. Par ailleurs, un fonds souverain a été<br />

mis sur pied en 2020 dans le but de financer nos besoins longs<br />

en infrastructures. Ce fonds est un instrument crucial pour<br />

atteindre les objectifs de développement visés à l’horizon 2035.<br />

Le franc Djibouti est perçu comme une monnaie stable,<br />

sûre. Sur quels facteurs s’appuie cette solidité ?<br />

Ce n’est pas juste une perception, mais une réalité vieille<br />

de plus de soixante-dix ans. Cette solidité de la monnaie<br />

djiboutienne tient au mode de fonctionnement particulier de<br />

notre système monétaire en vigueur, et qui date de 1949 ! Le<br />

franc Djibouti est indexé au dollar US à travers une parité fixe.<br />

Pour maintenir la parité, l’intégralité de la monnaie fiduciaire<br />

émise par la Banque centrale est pourvue d’une couverture<br />

Il est impératif que nous disposions<br />

de tout l’arsenal réglementaire<br />

et juridique approprié pour garantir<br />

un environnement des affaires attractif et sain.<br />

proportionnelle en devises. Et avec une couverture en devises<br />

largement supérieure à 100 %, la libre et totale convertibilité<br />

de notre devise est toujours garantie. Le système contribue à<br />

asseoir une stabilité extérieure en même temps qu’une maîtrise<br />

de l’inflation intérieure (inférieure à 3 % sur longue période).<br />

Et il interdit le financement monétaire des déficits publics,<br />

ce qui impose aux pouvoirs publics une certaine discipline<br />

budgétaire. Enfin, vis-à-vis des investisseurs, Djibouti n’impose<br />

aucun contrôle de change, garantit la libre et totale mobilité des<br />

capitaux sous respect strict des dispositifs anti-blanchiment et<br />

anti-financement du terrorisme. ■ Propos recueillis par Zyad Limam<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 109


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

Sur les 6 000 unités de logement<br />

construites depuis 1999, 2 500 l’ont<br />

été par la Fondation IOG.<br />

Ici, à Djibouti-ville.<br />

110 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Les 10 piliers<br />

de l’émergence<br />

L’ambition nationale et la réponse aux enjeux du futur<br />

s’articulent autour d’une stratégie de développement<br />

et de bases solides : paix, sécurité, investissements,<br />

diversification, diplomatie… par Thibaut Cabrera<br />

PATRICK ROBERT<br />

1. Une nation en paix<br />

C’est la clé de voûte<br />

du projet djiboutien,<br />

le centre de l’architecture.<br />

La paix intérieure, la<br />

cohésion nationale, étape indispensable<br />

au développement économique et à<br />

l’émergence. Le 27 juin 1977, Djibouti<br />

devenait un pays indépendant,<br />

héritant des divisions issues de l’ère<br />

coloniale. Il fallait d’abord recréer<br />

les conditions de l’unité. Le conflit est<br />

latent, sur fond d’opposition ethnique<br />

entre les grandes communautés afars<br />

et issas. Au tournant des années 1990,<br />

la guerre civile oppose le Front<br />

pour la restauration de l’unité et<br />

la démocratie (FRUD) au régime<br />

du président Hassan Gouled Aptidon.<br />

La signature de l’accord entre<br />

le gouvernement et le FRUD en<br />

décembre 1994 marque une première<br />

étape. L’arrivée d’Ismaïl Omar Guelleh<br />

(IOG) à la présidence de la République<br />

en 1999 permet d’entrer réellement<br />

dans le cycle de la réconciliation.<br />

Les négociations aboutissent par<br />

la signature des accords de paix le<br />

12 mai 2001. Ce concept de la paix<br />

« d’abord », la mise en place d’un<br />

accord de gouvernement durable, d’une<br />

politique de gouvernance participative,<br />

permet de mobiliser Djibouti sur les<br />

sujets nationaux de développement<br />

socioéconomique. Et de lancer la<br />

« Vision 2035 » et la stratégie de « hub »<br />

commercial qui vont porter le pays.<br />

Les réformes successives permettent<br />

la structuration de la vie politique.<br />

La mise en place du multipartisme<br />

intégral en 2002 et la réforme<br />

du mode de scrutin des élections<br />

législatives et locales pour y intégrer<br />

une dose de proportionnelle en 2011<br />

vont dans ce sens. Réélu lors de la<br />

présidentielle du 9 avril 2021, IOG<br />

compte poursuivre le programme de<br />

développement du pays mis en œuvre<br />

au cours des deux dernières décennies.<br />

Cette cohésion nationale, ce<br />

sentiment d’appartenance commune<br />

à la nation, est d’autant plus<br />

précieuse que les enjeux du futur sont<br />

particulièrement exigeants : sécurité<br />

et stabilité régionale, modernisation<br />

économique, promotion des initiatives<br />

privées, emplois, inclusivité sociale,<br />

jeunesse, consolidation de l’état<br />

de droit et de la justice. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 111


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

2. Un pôle de stabilité<br />

et de sécurité<br />

Positionné au cœur d’une<br />

corne de l’Afrique qui n’a<br />

rarement été aussi instable<br />

au XXI e siècle qu’actuellement,<br />

Djibouti affirme son statut de pôle<br />

de stabilité et de sécurité. L’histoire<br />

mouvementée de cette région d’Afrique<br />

de l’Est, en proie à différents conflits<br />

millénaires et séculaires, ne s’inscrit<br />

pourtant pas en ce sens. Les spasmes<br />

régionaux dont sont victimes les deux<br />

grands voisins djiboutiens, l’Éthiopie<br />

et la Somalie, témoignent de cette<br />

permanente redondance du conflit. Si<br />

le pays se doit de s’assurer une stabilité<br />

sans faille, c’est notamment parce<br />

qu’il est un carrefour à la croisée des<br />

principales routes maritimes mondiales.<br />

Gardien du détroit de Bab el-Mandeb,<br />

Djibouti maintient l’équilibre entre<br />

les puissances régionales et assume<br />

ses obligations en matière de sécurité<br />

collective. Quatrième passage maritime<br />

le plus important au niveau mondial<br />

en matière d’approvisionnement<br />

énergétique, le détroit est une<br />

étape indispensable pour les cargos<br />

souhaitant rejoindre d’autres continents.<br />

Dans cette optique de sécurisation,<br />

le pays a mis en place une surveillance<br />

renforcée qui a permis d’accroître la<br />

confiance des puissances étrangères<br />

accueillies sur son territoire. En 2017,<br />

la Chine y a inauguré sa première<br />

et unique base militaire permanente<br />

hors de ses frontières. À quelques<br />

pas de la base américaine, la France<br />

stationne plus de 1 450 soldats au<br />

sein de sa plus grande base militaire<br />

à l’étranger. Et les présences des bases<br />

japonaises et italiennes ainsi que de<br />

contingents étrangers sur le territoire<br />

sont autant d’arguments qui confirment<br />

l’importance du pays en matière de<br />

géopolitique. Ces bases étrangères<br />

permettent également à Djibouti de<br />

s’assurer du soutien militaire, politique<br />

et économique des grandes puissances<br />

de la région. Initiée par la France et<br />

mise en œuvre par l’Union européenne<br />

(UE) à partir de 2008, l’opération<br />

Atalante illustre la dimension prise<br />

par Djibouti, qui y prend part tout<br />

en servant de point d’appui logistique.<br />

Cette mission militaire, prolongée<br />

en décembre dernier jusqu’à fin 2022,<br />

a pour but de lutter contre l’insécurité<br />

causée par la piraterie dans le golfe<br />

d’Aden et dans l’océan Indien. Plus de<br />

30 pays y contribuent via le déploiement<br />

de personnel ou de matériel.<br />

Sur le plan de l’appui humanitaire,<br />

Djibouti apparaît comme un maillon<br />

indispensable dans la région. En<br />

décembre 2020, la Banque mondiale<br />

a approuvé un financement additionnel<br />

de 30 millions de dollars afin d’aider<br />

les réfugiés et demandeurs d’asile<br />

se trouvant sur son territoire. Le pays<br />

accueille ainsi plus de 30 000 déplacés,<br />

dont une grande partie a fui la guerre<br />

au Yémen – près de 20 000 Yéménites<br />

sont arrivés à Djibouti entre 2015<br />

et 2017 selon le Haut-commissariat<br />

des Nations unies pour les réfugiés.<br />

D’autres ont fui les conflits en Somalie,<br />

en Érythrée et, de manière croissante,<br />

en Éthiopie. Par ailleurs, l’engagement<br />

pris par IOG avant son arrivée à la tête<br />

du pays (« Nourrir, soigner et éduquer »)<br />

ne s’adressait pas uniquement à ses<br />

compatriotes. Pour preuve, 20 % des<br />

consultations médicales de Djiboutiville<br />

concernent des réfugiés et des<br />

migrants. Et les mineurs sont pris en<br />

charge par les établissements scolaires<br />

et bénéficient de kits de fournitures<br />

et de repas quotidien – un traitement<br />

équivalent à ceux des enfants du pays.<br />

Il n’a donc pas été surprenant de voir<br />

l’agence onusienne du Programme<br />

alimentaire mondial (P<strong>AM</strong>) faire<br />

confiance à Djibouti pour y installer<br />

sa base logistique pour le continent. ■<br />

Au premier plan, la base militaire japonaise, et au fond, de l’autre côté<br />

de la piste de l’aéroport, le camp Lemonnier (base américaine).<br />

PATRICK ROBERT<br />

112 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le port polyvalent<br />

de Doraleh regroupe<br />

des installations modernes<br />

et offre des capacités de<br />

stockage importantes.<br />

PATRICK ROBERT<br />

3. Un hub portuaire et commercial<br />

qui s’ouvre sur le monde<br />

L’un des atouts majeurs de<br />

Djibouti réside dans sa position<br />

géostratégique, au carrefour<br />

de trois continents. La voie<br />

maritime reliant le détroit de Bab<br />

el-Mandeb au canal de Suez est l’une<br />

des plus fréquentées de la planète,<br />

comptabilisant le passage de près<br />

de 30000 navires par an. Dès lors,<br />

le pays s’est naturellement imposé<br />

comme un incontournable hub<br />

portuaire, commercial et logistique.<br />

À la fin du XIX e siècle, les Français,<br />

souhaitant rattraper leur retard<br />

sur les autres puissances coloniales<br />

présentes dans la région, décident<br />

d’y construire un port en eau profonde.<br />

Au milieu des années 1960, le port<br />

de Djibouti devient « le troisième de<br />

France », derrière Le Havre et Marseille.<br />

Après l’indépendance, le pays voit sa<br />

position géostratégique confortée en<br />

devenant, de facto, l’unique débouché<br />

maritime pour son voisin et allié<br />

éthiopien : à la suite d’un long conflit<br />

achevé en 1991, la séparation de<br />

l’Érythrée et de l’Éthiopie fait ainsi<br />

perdre l’accès à la mer à cette dernière<br />

en 1993. Le président IOG mesure les<br />

conséquences de ces bouleversements<br />

stratégiques et l’opportunité de<br />

développement que cela offre au pays.<br />

À l’aube du XXI e siècle, les<br />

équipements du port apparaissent<br />

vétustes, datant de l’époque coloniale.<br />

Le retard de Djibouti sur les ports<br />

concurrents de Salalah (Oman), Aden<br />

(Yémen), Djeddah (Arabie saoudite)<br />

et Jebel Ali (Émirats arabes unis)<br />

est alors considérable. IOG entame<br />

un projet de développement qui vise<br />

à augmenter l’offre portuaire via la<br />

réalisation d’un complexe comprenant<br />

plusieurs terminaux. Les travaux<br />

du terminal pétrolier Horizon<br />

démarrent en mars 2004 et sont<br />

achevés en 2006. Deux ans plus tard,<br />

le terminal à conteneurs de Doraleh<br />

(DCT), d’une capacité de traitement de<br />

1,2 million d’EVP (unités de conteneurs<br />

équivalentes à vingt pieds), est à son<br />

tour opérationnel. L’infrastructure<br />

s’avère très rentable puisque son<br />

coût de réalisation (397 millions<br />

de dollars) est remboursé en huit<br />

ans. Trois nouveaux terminaux sont<br />

inaugurés par IOG en 2017. Le premier<br />

est le port polyvalent de Doraleh<br />

(DMP), qui regroupe des installations<br />

ultramodernes et offre des capacités<br />

de stockage importantes. Les deux<br />

autres sont des terminaux minéraliers :<br />

le port autonome de Ghoubet, dédié<br />

à l’exportation du sel (une réserve<br />

quasi inépuisable du lac Assal), et le<br />

port de Tadjourah, qui fait notamment<br />

le lien avec le voisin éthiopien. Depuis<br />

2017, pour assurer les dessertes<br />

vers Addis-Abeba, les installations<br />

portuaires sont prolongées d’une voie<br />

ferrée reliant les deux capitales.<br />

En deux décennies, les<br />

investissements ont permis au port<br />

de Djibouti de rattraper son retard et<br />

de bénéficier d’une avance substantielle<br />

sur les concurrents de la sous-région.<br />

En 2020, il a ainsi été reconnu premier<br />

port à conteneurs en Afrique par la<br />

Banque mondiale. Le pays souhaite<br />

continuer d’étoffer son offre. C’était<br />

déjà le cas en 2015, lorsqu’il a décidé<br />

d’investir dans l’activité d’avitaillement<br />

des navires à travers la création de<br />

Red Sea Bunkering. Et c’est encore<br />

le cas pour le réaménagement du<br />

port historique : la première phase<br />

(2020-2023) mobilise 200 millions de<br />

dollars pour le chantier de réparation<br />

navale. Il disposera d’une cale sèche<br />

pouvant soulever et maintenir hors<br />

de l’eau des navires gros porteurs, une<br />

activité unique dans la région. Cette<br />

diversification doit confirmer le statut<br />

de Djibouti, considéré comme une plateforme<br />

portuaire, logistique et de service,<br />

ouverte sur l’Asie, l’Europe et l’Afrique. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 113


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

4. Une volonté industrielle<br />

Dans le cadre de la Vision<br />

2035, le développement<br />

d’infrastructures ambitieuses<br />

et l’amélioration de la<br />

productivité sont considérés comme<br />

des priorités par le président Guelleh.<br />

Pour accompagner ces évolutions, le<br />

chef d’État refuse de cantonner le pays<br />

à un point de transit de marchandises et<br />

souhaite développer un tissu industriel<br />

national solide. Cette ambition s’inscrit<br />

dans une volonté claire de faire de<br />

Djibouti la Singapour de l’Afrique :<br />

un pays à la superficie modeste<br />

et aux ressources naturelles limitées,<br />

mais qui émerge du fait de sa stabilité,<br />

de ses performances économiques<br />

et de son poids dans le commerce<br />

maritime mondial. Pour ce faire, IOG<br />

s’attache à la mise en œuvre de deux<br />

projets majeurs : le Djibouti Damerjog<br />

Industrial Development (DDID) et le<br />

réaménagement du port historique.<br />

Le 3 septembre 2020 a sonné<br />

le lancement de la première phase<br />

de développement du parc industriel<br />

de Damerjog, dont le coût atteindra<br />

les 3,8 milliards de dollars. Réalisé<br />

sur une période de quinze ans<br />

(2020-2035), en trois phases de cinq<br />

ans, le parc sera conçu sur un espace<br />

de 30 km 2 dont les deux tiers sont<br />

gagnés sur la mer. La construction<br />

d’une première raffinerie et de la<br />

jetée du terminal pétrolier, confiée<br />

au groupe marocain Somagec, sera<br />

suivie d’une seconde raffinerie, qui<br />

augmentera la capacité de production<br />

de 2,6 millions de tonnes à 13 millions<br />

de tonnes, soit un passage de 8000<br />

à 40000 barils par jour. Dépourvu de<br />

ressources en hydrocarbures, Djibouti<br />

souhaite se donner les moyens d’entrer<br />

dans le club fermé des pays africains<br />

dotés d’une industrie pétrochimique.<br />

La troisième phase verra naître les<br />

premières unités d’industries lourdes,<br />

avec un site de métallurgie, une<br />

cimenterie, un chantier naval et une<br />

usine de dessalement d’eau de mer.<br />

Si la vocation industrielle<br />

de Damerjog est empreinte d’une<br />

dimension locale, la transformation<br />

du port historique en quartier<br />

d’affaires témoigne d’une ambition<br />

internationale. Le projet de 3 milliards<br />

de dollars prévoyait, outre le chantier<br />

de réparation navale livré en 2023,<br />

la construction de bureaux, d’un<br />

hôtel haut de gamme, d’une marina<br />

et d’un palais des Congrès. Cet<br />

espace est conçu selon les standards<br />

internationaux et consacré à<br />

l’innovation et à la fintech. Il devrait<br />

notamment permettre l’installation<br />

de bureaux régionaux de prestigieux<br />

cabinets de conseil (KPMG, Deloitte,<br />

EY) et de grands groupes économiques<br />

(DHL, Cosco). Ce business district<br />

ciblera aussi les leaders du e-commerce<br />

(Alibaba, Amazon ou JD.com). L’objectif<br />

sous-jacent est la création de plus<br />

de 200 000 emplois, afin de ramener<br />

le taux de chômage à 10 % de la<br />

population active contre 45 % en 2019.<br />

Enfin, consolidant son argumentaire<br />

à l’adresse des investisseurs, le pays a<br />

mis en place la future plus grande zone<br />

franche d’Afrique. Lancée en mars 2016,<br />

la Djibouti International Free Trade<br />

Zone (DIFTZ) devrait rassembler<br />

un investissement de 3,5 milliards<br />

de dollars. Déjà opérationnelle, la<br />

phase pilote est composée d’un site<br />

comprenant quatre pôles industriels<br />

spécialisés dans le commerce, la<br />

logistique, l’industrie et les services<br />

aux entreprises. Le complexe devrait<br />

générer 7 milliards de dollars<br />

d’échanges commerciaux d’ici l’an<br />

prochain. Comme un symbole de<br />

l’ambition industrielle et commerciale<br />

djiboutienne, la DIFTZ est considérée<br />

comme le premier jalon de la Zlecaf. ■<br />

5. Un potentiel<br />

énergétique durable<br />

E<br />

ntre 1999 et 2019, la production<br />

d’électricité a triplé, passant<br />

de 192 à 605 mégawatts (MW).<br />

L’augmentation du nombre<br />

d’abonnés à Électricité de Djibouti<br />

indique une nette avancée dans le<br />

programme d’accès au plus grand<br />

nombre à l’énergie. Aujourd’hui, 60 %<br />

des ménages sont concernés, et le pays<br />

souhaite atteindre l’objectif des 90 %<br />

à l’horizon 2024. De la même manière,<br />

et parallèlement, l’accès à l’eau s’est<br />

considérablement amélioré, grâce à une<br />

hausse de la production (de 15,4 m 3<br />

à 21,1 m 3 ) et à une baisse sensible<br />

des pertes sur le réseau (de 42,3 % à<br />

26 %). Les villes de l’intérieur disposent<br />

désormais de leur réseau courant,<br />

et les villages sont mieux desservis par<br />

le système de citernes et de fontaines<br />

publiques. De plus, de nombreuses<br />

infrastructures contribuant à offrir<br />

un accès à l’eau ont été mises en service<br />

ou réhabilitées : 80 forages, station<br />

d’épuration de Douda, réhabilitation<br />

de 600 kilomètres de canalisations…<br />

La densité du développement<br />

djiboutien s’accompagne forcément<br />

114 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


de nouveaux besoins énergétiques.<br />

Le DDID permettra au pays de produire<br />

ses propres besoins en carburant et de<br />

devenir un acteur majeur du secteur<br />

gazier. Néanmoins, plus de 1 000 MW<br />

seront nécessaires au lancement<br />

des grands projets d’infrastructures<br />

nationaux : parc industriel de Damerjog,<br />

zone franche et business district. L’offre<br />

actuelle en électricité paraît donc<br />

insuffisante pour couvrir les besoins<br />

d’un pays devenu énergivore. Pour<br />

y répondre, l’ambition du président<br />

est de renforcer l’indépendance<br />

énergétique, tout en consolidant la part<br />

des énergies vertes. Ainsi, IOG souhaite<br />

couvrir 85 % des besoins énergétiques<br />

à travers les énergies renouvelables.<br />

Djibouti bénéficie de trois atouts<br />

majeurs dont il souhaite tirer parti<br />

pour atteindre cet objectif. D’abord, il<br />

peut se tourner vers les richesses de son<br />

sous-sol aride à travers la géothermie,<br />

dont le potentiel est immense<br />

– les études estiment la production<br />

à plus de 1 000 MW d’ici 2024.<br />

Grâce à un financement de 31 millions<br />

de dollars de la Banque mondiale,<br />

les premiers forages ont confirmé<br />

que son potentiel géothermique était<br />

une source inépuisable d’énergie. De<br />

plus, Djibouti bénéficie de 3 240 heures<br />

(135 jours plein) d’ensoleillement<br />

par an et se place parmi les pays les<br />

plus ensoleillés du monde. Plusieurs<br />

infrastructures permettant de recueillir<br />

l’énergie solaire ont ainsi vu le jour<br />

au cours des dernières années. Sur<br />

une base de partenariat public-privé,<br />

le groupe français Engie a entamé<br />

la construction de la centrale solaire<br />

de Grand Bara, après avoir reçu le feu<br />

vert du gouvernement il y a quelques<br />

mois. Enfin, Djibouti recourt aussi<br />

à l’énergie éolienne. Le projet de<br />

parc prévu dans le Ghoubet, dont<br />

la capacité sera de 60 MW, est en<br />

phase terminale de réalisation. ■<br />

6. Un développement vert<br />

Djibouti offre un spectacle<br />

naturel intense, où les<br />

transformations de notre<br />

planète sont visibles à l’œil<br />

nu. Ceux qui ont eu la chance de s’y<br />

rendre peuvent témoigner de cette<br />

impression de remonter le temps et<br />

de se retrouver aux origines du monde.<br />

La nature offre des sites majestueux :<br />

la banquise de sel au lac Assal, les<br />

cheminées de calcaire au lac Abbé,<br />

ou encore la forêt millénaire au plateau<br />

du Day. Sa faune marine préservée<br />

et ses paysages géologiques étonnants<br />

côtoient son riche patrimoine culturel<br />

et archéologique. Les gravures rupestres<br />

datant du Paléolithique attestent<br />

de l’occupation humaine ancienne et<br />

de la riche histoire de ce pays. Au large<br />

des îles des Sept Frères ou dans le golfe<br />

de Tadjourah, les fonds marins des côtes<br />

brillent de leurs récifs de corail et de<br />

la diversité de leur faune protégée.<br />

Le potentiel touristique est<br />

indéniable. Moteur du développement<br />

socioéconomique, le secteur du tourisme<br />

est l’une des priorités de la Vision 2035<br />

d’Ismaïl Omar Guelleh. Le plan<br />

quinquennal 2019-2023 ambitionne<br />

d’augmenter le nombre de touristes<br />

à 267 000 visiteurs par an, créant ainsi<br />

plus de 5000 emplois et mobilisant<br />

plus de 880 millions de dollars<br />

d’investissement. L’irruption du Covid-<br />

19 en 2020 a eu un impact important<br />

sur le secteur à Djibouti, et partout dans<br />

le monde. Ce qui a donc logiquement<br />

ralenti la progression espérée. Conscient<br />

des dommages du tourisme de masse,<br />

le gouvernement souhaite préserver<br />

la richesse environnementale du pays.<br />

La promotion du tourisme responsable<br />

est une composante de sa politique.<br />

C’est aussi ce que soutient Osman<br />

Abdi Mohamed, directeur de l’Agence<br />

nationale du tourisme, qui plaide<br />

pour un développement préservant<br />

la durabilité des sites naturels.<br />

À Djibouti-ville, de nombreux projets<br />

d’aménagement vont dans le sens d’un<br />

urbanisme durable. Prévu pour 2023,<br />

le futur Océanorium, qui sera situé dans<br />

le business district, en est l’illustration.<br />

Ce centre de recherche scientifique<br />

à l’architecture singulière aura pour<br />

vocation de mettre en avant les riches<br />

écosystèmes marins de Djibouti, à<br />

l’aide d’une cinquantaine d’aquariums.<br />

Les besoins énergétiques du bâtiment<br />

seront produits en majorité par les<br />

capteurs solaires installés sur sa toiture.<br />

Le climat tropical semi-aride dû à<br />

sa position géographique et la proximité<br />

du pays avec l’équateur impliquent qu’il<br />

ne soit pas épargné par le changement<br />

climatique. Ces conséquences néfastes<br />

se manifestent par une hausse<br />

des épisodes de sécheresse et des<br />

précipitations imprévisibles provoquant<br />

des inondations dévastatrices. Pour<br />

s’adapter à ces phénomènes, Djibouti<br />

prend des mesures innovantes associant<br />

infrastructures « grises », telles que les<br />

digues, et infrastructures « vertes », qui<br />

se basent sur des systèmes naturels ou<br />

semi-naturels ayant des conséquences<br />

positives sur l’environnement à long<br />

terme. Soutenu par le Programme des<br />

Nations unies pour l’environnement<br />

(PNUE), le pays a ainsi fait construire<br />

une digue de deux kilomètres de long<br />

à Tadjourah pour protéger la ville des<br />

inondations. Ce projet permettra de<br />

soutenir les efforts gouvernementaux<br />

pour restaurer les forêts de mangroves<br />

sur le littoral, très utiles pour lutter<br />

contre la hausse du niveau de la mer.<br />

Dans le combat mondial contre le<br />

changement climatique, l’initiative<br />

djiboutienne fait œuvre d’exemple. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 115


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

7. Une ambition numérique<br />

Limité à un étroit marché<br />

de 400 000 abonnés pour<br />

une population de 1 million<br />

d’habitants, Djibouti Télécom<br />

est pourtant leader numérique dans<br />

la Corne de l’Afrique. En matière<br />

de technologies de l’information,<br />

l’opérateur national devance<br />

largement la concurrence régionale,<br />

notamment grâce à deux décennies<br />

d’investissements qui ont permis au<br />

pays de développer un hub régional.<br />

À l’international, Djibouti Télécom<br />

compte parmi ses clients plus d’une<br />

centaine d’opérateurs et de providers<br />

tels qu’Orange, Cogent, Vodafone ou<br />

MTN Kenya. Djibouti s’appuie aussi sur<br />

l’émergence d’entreprises locales pour<br />

créer un écosystème numérique. Sur<br />

une pente technologique ascendante,<br />

le pays ne manque pas d’arguments<br />

pour séduire les groupes mondiaux<br />

qui cherchent à s’installer en Afrique.<br />

Cette dynamique est nourrie par<br />

l’attitude proactive de l’État dans le<br />

secteur et par sa position centrale dans<br />

les systèmes de télécommunications<br />

mondiaux. Le pays a déjà investi plus<br />

de 150 millions de dollars dans ses<br />

stations d’atterrissage, qui desservent<br />

six câbles sous-marins reliant l’Afrique<br />

à l’Asie, au Moyen-Orient et à l’Europe.<br />

Ces lignes sont indispensables à la<br />

transmission des données. Parmi elles,<br />

l’Eastern Africa Submarine System<br />

(EASSy) permet de connecter plus<br />

de 250 millions d’Est-Africains. Djibouti<br />

a même lancé une liaison régionale<br />

qui a conclu son atterrissement en<br />

février 2020 : le Djibouti Afrique<br />

Régional Express (DARE1), qui relie les<br />

deux principaux points d’accès télécoms<br />

de la région, Djibouti et Mombasa<br />

(Kenya). L’opérateur a pris en charge 65<br />

des 80 millions de dollars investis dans<br />

ce câble de 5 000 kilomètres et détient<br />

80 % du consortium qui l’a réalisé.<br />

Pour son directeur général, Mohamed<br />

Assoweh Bouh, le pays tend à devenir<br />

une passerelle entre les trois continents.<br />

Pour concrétiser son ambition,<br />

le pays doit cumuler capacités<br />

de transmission, vitesse du débit<br />

et contenus. Dès lors, l’opérateur<br />

s’est doté du centre de données le plus<br />

performant de la Corne de l’Afrique. Ces<br />

installations intéressent les grands du<br />

numérique et des fournisseurs de CDN<br />

Installation<br />

de la 4G<br />

par Djibouti<br />

Télécom.<br />

(réseau de diffusion de contenu) qui<br />

envisagent la réalisation d’un immense<br />

data center à Khor Ambado, dans la<br />

DIFTZ. Ce projet, dont le mémorandum<br />

est en cours de finalisation, deviendra<br />

la pierre angulaire du plan Smart<br />

Africa, porté avec le président rwandais<br />

Paul Kagame. Le gouvernement a<br />

aussi annoncé, en juillet, l’ouverture<br />

du capital de Djibouti Télécom. La<br />

promesse d’une prise de participation<br />

« minoritaire mais significative »<br />

associée à la conjoncture favorable<br />

du pays offrent une perspective<br />

attractive sur le long terme. En<br />

attendant d’aller plus loin dans<br />

le développement de sa stratégie<br />

d’expansion internationale, Djibouti<br />

bénéficie d’un argument de poids face à<br />

la concurrence régionale : les capacités<br />

numériques de ses installations. ■<br />

8. Un cadre fi nancier attractif<br />

Djibouti est un hub à quatre<br />

dimensions : logistique,<br />

commerciale, numérique<br />

et financière. Sa position<br />

géostratégique a été mise en valeur<br />

à travers des investissements colossaux<br />

dans les infrastructures portuaires,<br />

routières et ferroviaires. À cela se sont<br />

ajoutées plusieurs réformes qui ont<br />

permis d’assainir le climat des affaires<br />

et de rendre le pays attractif pour<br />

les investisseurs. Dès son accession<br />

au pouvoir, Ismaïl Omar Guelleh va<br />

dans le sens d’une libéralisation de<br />

l’économie. Il renforce les prérogatives<br />

et les missions de la Banque centrale de<br />

Djibouti (BCD) et, en 2011, entreprend<br />

une refonte de la législation bancaire<br />

pour l’adapter aux contingences<br />

modernes du marché. Fait important,<br />

la convertibilité du franc Djibouti (DJF)<br />

en devises est sans limite, et le taux<br />

de change avec le dollar (USD) reste<br />

inchangé depuis près d’un demi-siècle<br />

(1 USD = 177,721 DJF). Soutenus<br />

par une dynamique de croissance sur<br />

les deux dernières décennies, la stabilité<br />

monétaire et l’entretien du cadre légal<br />

ont renforcé la crédibilité du pays.<br />

De la même manière, le secteur<br />

bancaire s’est fortement diversifié grâce<br />

aux réformes successives. Entre 2000<br />

et 2020, les fonds propres sont passés<br />

PATRICK ROBERT<br />

116 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


PATRICK ROBERT<br />

de 7,8 à 41,7 milliards de DJF. Le<br />

secteur a dégagé un résultat net de plus<br />

de 1,55 milliard en 2020 – malgré la<br />

crise sanitaire –, contre 803 millions<br />

en 2000. Le taux de bancarisation<br />

a suivi la tendance continentale,<br />

triplant entre 2010 et 2020. S’élevant<br />

aujourd’hui à plus de 28 %, il reste<br />

relativement faible. Cependant,<br />

l’attractivité financière de Djibouti ne<br />

s’exprime pas uniquement en termes de<br />

matière locale. Elle s’apprécie aussi en<br />

termes de perspectives d’affaires au-delà<br />

des frontières nationales. Le pays a su<br />

créer une place financière régionale<br />

qui, par exemple, dessert une part<br />

importante des capitaux de son voisin<br />

somalien. En ce sens, le gouverneur de<br />

la BCD, Ahmed Osman [voir interview<br />

pages précédentes], a souligné la solidité<br />

des institutions financières nationales<br />

qui ont l’opportunité d’accéder au<br />

vaste marché du COMESA et à celui<br />

de la Zlecaf. À Djibouti-ville, la<br />

présence de deux des plus importantes<br />

institutions chinoises, Exim Bank of<br />

China et Silkroad International Bank,<br />

témoigne aussi de l’attractivité de<br />

ce pays perçu comme sûr et stable.<br />

Avec l’appui de la Banque mondiale,<br />

un chantier de modernisation de<br />

l’infrastructure financière nationale<br />

a été lancé. Il devrait stimuler<br />

l’automatisation et la dématérialisation<br />

des transactions en promouvant les<br />

moyens technologiques modernes.<br />

Cette initiative tend également à<br />

favoriser l’émergence de nouvelles<br />

activités financières, tels que le créditbail<br />

ou le très africain mobile banking.<br />

Le développement du secteur de la<br />

fintech fait aussi partie des priorités<br />

de la Vision 2035 du président. Le<br />

business district, qui va naître du<br />

réaménagement du port historique, en<br />

deviendra le pôle principal, utilisant ses<br />

hautes capacités numériques pour attirer<br />

de grands groupes internationaux. ■<br />

Cérémonie<br />

d’inauguration du<br />

nouveau campus<br />

de l’Université<br />

de Djibouti, en<br />

février 2018.<br />

9. Un investissement<br />

déterminé dans l’inclusivité<br />

Il y a vingt ans, Djibouti était<br />

un port à l’héritage colonial dont<br />

les perspectives de développement<br />

n’étaient pas assurées. Aujourd’hui,<br />

le pays s’impose comme une solide<br />

plate-forme. En deux décennies, le PIB<br />

du pays a été multiplié par six, le revenu<br />

par habitant par cinq. Cet effort national<br />

s’est aussi inscrit dans le domaine social,<br />

à travers la promotion d’une économie<br />

réellement inclusive profitant au plus<br />

grand nombre. Cela est particulièrement<br />

visible dans le domaine de l’éducation.<br />

Djibouti consacre 6,5 % de la richesse<br />

nationale par an à ce secteur, ce qui<br />

représente le premier poste budgétaire<br />

de l’État. Les chiffres illustrent<br />

parfaitement l’effort fourni : entre 1999<br />

et 2020, le nombre de collèges et de<br />

lycées est respectivement passé de 4 à<br />

69 et de 2 à 35. De la même manière, le<br />

taux de scolarisation en primaire atteint<br />

désormais 92,2 %. L’augmentation<br />

de la scolarisation des filles a ainsi<br />

bondi de plus de 90 % en vingt ans.<br />

En 1999, le pays ne comptait aucune<br />

université. On dénombre aujourd’hui<br />

plus de 10 000 étudiants répartis<br />

au sein des 40 filières de formations<br />

supérieures, qui incluent l’ingénierie,<br />

la médecine, les sciences, les lettres, le<br />

droit ou encore l’économie. L’Université<br />

de Djibouti s’est dotée d’un centre<br />

d’excellence africain pour la logistique<br />

et le transport ainsi que d’un<br />

observatoire est-africain pour les<br />

changements climatiques globaux. Cette<br />

initiative est en phase avec la réalité<br />

socioéconomique du pays et s’inscrit<br />

dans une dimension continentale.<br />

Chaque année, l’établissement alimente<br />

le marché du travail de 1 613 nouveaux<br />

cadres. Sous l’impulsion du président<br />

IOG, le budget de l’éducation et de<br />

la formation professionnelle n’a cessé<br />

de grimper. Il atteint aujourd’hui<br />

les 115 millions de dollars et permet<br />

de soutenir les élèves du cycle primaire<br />

défavorisés avec des fournitures et des<br />

livres scolaires, et la distribution de<br />

repas quotidiens. Les investissements<br />

dans l’éducation et la formation<br />

professionnelle ont une composante<br />

importante : l’inclusivité.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 117


DÉCOUVERTE / Djibouti<br />

Dans un contexte global complexe<br />

en matière de santé publique, le<br />

pays tire son épingle du jeu, grâce<br />

notamment au plan national de<br />

développement sanitaire (PNDS).<br />

Ce programme quinquennal a été<br />

institué par IOG depuis 2001. Le PNDS<br />

2020-2024 dispose d’un budget de<br />

348 millions de dollars qui donne<br />

les moyens au personnel de santé de<br />

pratiquer dans de bonnes conditions<br />

et offre également aux Djiboutiens<br />

un système de santé à la hauteur des<br />

enjeux sanitaires nationaux. Depuis<br />

la création de la faculté de médecine<br />

en 2007, les effectifs du secteur sont<br />

en constante hausse : 1 664 en 2008,<br />

contre près de 4 000 en 2019. Les<br />

investissements entrepris ont été<br />

déterminants dans la lutte contre la<br />

pandémie de Covid-19. Sur 13 501 cas<br />

déclarés, plus de 98 % ont été soignés.<br />

10. Une diplomatie active<br />

Du fait de sa superficie, de sa<br />

population et de la quantité<br />

de ses ressources naturelles,<br />

Djibouti est considéré comme<br />

un petit État. Le président est conscient<br />

des implications : il est impératif<br />

d’adopter une diplomatie active. Dès<br />

son arrivée au pouvoir, IOG marque<br />

une rupture avec son prédécesseur,<br />

Hassan Gouled Aptidon – qui favorisait<br />

la neutralité passive –, et œuvre à la<br />

construction du soft power djiboutien.<br />

Dès lors, la diplomatie de neutralité<br />

agissante est devenue indispensable<br />

pour défendre les intérêts stratégiques<br />

du pays. Sa présence croissante dans les<br />

questions régionales et son implication<br />

active dans les médiations entre ses<br />

voisins en ont progressivement fait une<br />

puissance incontournable dans la région.<br />

Ce nouveau paradigme s’est<br />

rapidement illustré en 1999, lorsque<br />

À la fin des années 1930,<br />

Djibouti-ville comptait moins de<br />

20 000 habitants. Elle en dénombre<br />

aujourd’hui près de 600 000. Le<br />

dynamisme des deux dernières<br />

décennies a transformé le visage<br />

de la capitale, notamment via le<br />

développement de l’habitat. Porté par<br />

les programmes de logements sociaux<br />

et la multiplication des opérations<br />

immobilières, le secteur du BTP<br />

a enregistré une hausse de 900 %<br />

en vingt ans. À travers une approche<br />

inclusive, le gouvernement est très actif<br />

dans la construction de logements.<br />

Ainsi, sur les 6 000 unités de logement<br />

construites depuis 1999, 2 500 l’ont<br />

été par la Fondation IOG, créée en<br />

2016 par le président djiboutien. Grâce<br />

au partenariat public-privé, l’objectif<br />

du quinquennat actuel est d’atteindre<br />

les 10 000 unités construites. ■<br />

IOG intègre le comité chargé de piloter<br />

la médiation entre Addis-Abeba et<br />

Asmara. Quelques mois plus tard,<br />

en Somalie, il pilote les négociations<br />

entre les parties en conflit et œuvre<br />

à la mise en place d’institutions<br />

reconnues. En novembre 1999, il<br />

met à profit le sommet de l’Autorité<br />

intergouvernementale pour le<br />

développement à Djibouti pour réunir<br />

le président soudanais et son opposant<br />

afin de faciliter la signature d’un accord<br />

de règlement de crise. Plus récemment,<br />

en janvier 2021, une mission<br />

djiboutienne a réussi à calmer les esprits<br />

entre la Somalie et le Kenya, en conflit<br />

frontalier. Pendant les deux décennies<br />

qui suivent l’arrivée au pouvoir d’IOG,<br />

le pays soigne son statut d’interlocuteur<br />

privilégié sur la scène internationale.<br />

L’un des aspects majeurs de son<br />

action diplomatique se caractérise<br />

par des partenariats militaires.<br />

Les installations successives de cinq<br />

bases étrangères sur le territoire ont<br />

d’abord confirmé la stabilité et la sûreté<br />

de Djibouti aux yeux des grandes<br />

puissances internationales. La mise à<br />

disposition par IOG de ses forces armées<br />

aux opérations de maintien de la paix<br />

a permis de rendre plus audible la voix<br />

du pays. Parmi les casques bleus de<br />

l’ONU et les casques verts de l’Union<br />

africaine, on compte ainsi plusieurs<br />

centaines de soldats djiboutiens. Depuis<br />

2011, le pays participe activement à la<br />

Mission de l’Union africaine en Somalie,<br />

assumant une nouvelle fois son rôle<br />

de puissance régionale stabilisatrice.<br />

À la dimension militaire s’ajoute<br />

l’économique, qui vient appuyer le plan<br />

Vision 2035. Djibouti renforce ses liens<br />

avec ses principaux bailleurs de fonds<br />

et partenaires, tout en s’assurant<br />

de l’efficience du suivi bilatéral de<br />

l’aide financière. C’est le cas à travers<br />

son partenariat avec la Chine. La<br />

portée de l’accord entre les deux pays<br />

est immense. Pour preuve, les huit<br />

plus grands projets d’infrastructures<br />

commencés par IOG sont financés<br />

par l’Exim Bank of China et China<br />

Merchants Group. Avec l’Éthiopie,<br />

Djibouti partage une complémentarité<br />

économique qui fait œuvre de modèle<br />

d’intégration régionale. Le port<br />

étant l’unique voie de passage des<br />

importations et exportations de son<br />

voisin – qui a perdu l’accès à la mer<br />

en 1993 –, le pays tire alors parti du<br />

volume global de son import, qui devrait<br />

tripler entre 2015 et 2025. Considéré<br />

comme un intermédiaire honnête<br />

sur la scène internationale, Djibouti a<br />

doublé le nombre de ses représentations<br />

diplomatiques depuis 2006 et en<br />

dénombre près de 50. Pourtant, un État<br />

de cette taille n’en compte en moyenne<br />

que sept. Il est désormais en mesure<br />

d’exercer une influence significative. ■<br />

118 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


BUSINESS<br />

Le Nigeria<br />

lance sa propre<br />

monnaie numérique<br />

L’Afrique<br />

a (enfin) un plan<br />

pour le climat<br />

Ça bouge<br />

dans le mobile<br />

banking<br />

Un outil<br />

pour booster les échanges<br />

intrarégionaux<br />

La bataille<br />

du rail<br />

Délaissé depuis les indépendances, le chemin de fer revient<br />

en grâce pour relever les défis de l’urbanisation et de<br />

l’industrialisation. Plus écologique que la voiture ou l’avion,<br />

il se montre compétitif pour le transport de passagers et de<br />

marchandises sur de grandes distances. par Jean-Michel Meyer<br />

Un train peut en cacher un autre.<br />

Cet avertissement à l’approche<br />

de voies n’avait guère de<br />

sens sur le continent, tant le<br />

ferroviaire a été négligé pendant un demisiècle.<br />

Mais tout change à grande vitesse.<br />

La forte poussée démographique attendue<br />

d’ici à 2050, l’urbanisation galopante<br />

qu’elle engendre et la volonté de produire<br />

davantage de « made in Africa » relancent le<br />

rail. Et pas uniquement dans les 32 pays du<br />

continent qui possèdent déjà un réseau en<br />

exploitation. « Dans de bonnes conditions,<br />

le train peut s’avérer plus efficace, plus<br />

économique et plus respectueux de<br />

l’environnement que les autres modes de<br />

transport », résume la Banque africaine de<br />

développement (BAD) dans un rapport.<br />

Un engouement notable dans un<br />

secteur longtemps sacrifié par rapport<br />

à la route et l’aérien, pénalisé par trois<br />

types différents d’écartement des rails<br />

et marginalisé par le sous-investissement.<br />

En effet, l’Afrique ne représente que 2,3 %<br />

de la population mondiale acheminée par<br />

train et 1,5 % du fret convoyé. Le continent<br />

compte 82 000 kilomètres de voies ferrées.<br />

Soit 7 % du réseau mondial. Et chaque<br />

année le secteur transporte 500 millions<br />

d’Africains et 290 millions de tonnes de<br />

marchandises. Le chemin de fer, dans<br />

la plupart des pays, compte pour moins<br />

de 20 % du volume total du fret convoyé.<br />

Désormais considéré comme un outil<br />

majeur de développement, ce moyen<br />

de locomotion vert, moins polluant que ses<br />

120 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Un tronçon<br />

de voie servant<br />

à la livraison de<br />

bauxite, à l’ouest<br />

de la Guinée.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 121


BUSINESS<br />

concurrents, peut contribuer à fluidifier<br />

le trafic dans les villes et désenclaver<br />

les grandes agglomérations, à favoriser<br />

l’intégration des économies régionales<br />

et participer à l’approvisionnement<br />

des hinterlands à partir des ports.<br />

Cette tendance s’inscrit dans le cadre<br />

de l’Agenda 2063, qui veut « relier<br />

les capitales africaines et les centres<br />

commerciaux par un réseau de trains<br />

à grande vitesse ; faciliter la circulation<br />

des marchandises, des services<br />

d’affacturage et des personnes, réduire<br />

les coûts de transport et désengorger<br />

les systèmes actuels et futurs par<br />

une connectivité ferroviaire accrue ».<br />

Un objectif qui prend de l’ampleur<br />

avec la nouvelle Zone de libre-échange<br />

continentale (Zlecaf). Le développement<br />

de corridors ferroviaires devrait hisser<br />

les échanges entre pays africains<br />

de 35 millions de tonnes en 2009<br />

à 120,4 millions de tonnes en 2030.<br />

Avec ses 30 400 kilomètres de voies<br />

ferrées, l’Afrique du Sud fait figure<br />

d’exception. Elle occupe la 11 e place<br />

des plus grands réseaux de trains.<br />

Pour décongestionner les métropoles,<br />

le pays a déclaré, en août, vouloir miser<br />

sur le TGV pour connecter Pretoria,<br />

Johannesbourg et Durban. Le fret n’est<br />

pas oublié. « Le redéveloppement du<br />

secteur ferroviaire et du fret en Afrique<br />

du Sud est un objectif clé au cours<br />

des trente prochaines années, afin<br />

de faciliter les mouvements nationaux<br />

et transfrontaliers<br />

de marchandises<br />

pour favoriser<br />

l’industrialisation,<br />

la diversification,<br />

le commerce et le<br />

développement »,<br />

a déclaré le ministre<br />

des Transports<br />

Fikile Mbalula.<br />

Autre bon élève, le Maroc, premier<br />

État à avoir lancé, en 2018, une ligne<br />

TGV sur le continent, de Casablanca<br />

à Tanger. D’ici 2040, le pays veut<br />

plus que doubler son réseau, qui<br />

passera de 2 110 à 4 410 kilomètres<br />

de voies. Cet investissement de<br />

39 milliards de dollars devrait<br />

permettre de créer 300 000 emplois<br />

et de relier au rail 43 villes, 12 ports<br />

Le président français Emmanuel Macron et le roi du Maroc Mohammed VI à Rabat, lors<br />

de l’inauguration de la ligne à grande vitesse Tanger-Casablanca, le 15 novembre 2018.<br />

Autre bon élève,<br />

le Maroc, qui est<br />

le premier État<br />

à avoir lancé,<br />

en 2018, une<br />

ligne TGV sur<br />

le continent.<br />

et 15 aéroports. À terme, 132 millions<br />

de passagers (38,2 millions en 2019)<br />

par an et 26 millions de tonnes de fret<br />

(8,9 millions) seront ainsi transportés.<br />

Les initiatives se multiplient.<br />

En octobre dernier, les autorités<br />

congolaises ont décidé de construire un<br />

chemin de fer urbain de 300 kilomètres<br />

à Kinshasa, taillé pour<br />

3 millions de voyageurs<br />

quotidiens, afin de<br />

désengorger la capitale<br />

de la RDC. Un mois<br />

plus tôt, l’Égypte<br />

annonçait son projet<br />

de ligne à grande vitesse<br />

de 1 000 kilomètres<br />

de long, exécuté par<br />

l’Allemand Siemens, devant faire<br />

la jonction entre la mer Rouge<br />

et la Méditerranée pour un coût de<br />

23 milliards de dollars. Elle convoiera<br />

jusqu’à 30 millions de personnes par an.<br />

En avril, le Ghana et le Burkina<br />

Faso concluaient un accord pour<br />

la construction, début 2022, d’une<br />

voie ferrée de 1 102 kilomètres entre<br />

Ouagadougou et le port de Tema,<br />

pour environ 5 milliards de dollars.<br />

La ligne transportera 3 millions<br />

de passagers par an et 17 millions<br />

de tonnes de fret. Depuis, le tracé<br />

a été rallongé de 420 kilomètres<br />

pour pousser jusqu’à Accra. De leur<br />

côté, le Mali et le Sénégal tentent<br />

de réanimer la ligne Dakar-Bamako,<br />

à l’arrêt depuis 2018. La relance<br />

de la boucle ferroviaire, lancée en<br />

1903 pour connecter la Côte d’Ivoire,<br />

le Burkina Faso, le Niger, le Bénin<br />

et le Togo (2 700 kilomètres), est, elle,<br />

à l’étude depuis 2015. Mais les autorités<br />

et les investisseurs s’accordent mal<br />

pour concrétiser le projet.<br />

Par ailleurs, le fonds d’investissement<br />

français Meridiam est entré au<br />

capital de la Société d’exploitation<br />

du Transgabonais (Setrag), y injectant<br />

CHRISTOPHE ARCH<strong>AM</strong>BAULT/POOL VIA REUTERS<br />

DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


SHUTTERSTOCK (2)<br />

30 millions d’euros. En 2020, la Setrag<br />

a acheminé 330 000 passagers et près<br />

de 9 millions de tonnes de fret, dont<br />

90 % de minerai. « Cette infrastructure<br />

stratégique et vitale profitera à la<br />

collectivité et aux entreprises locales<br />

et soutiendra le développement et<br />

la croissance économique du pays »,<br />

a justifié Mathieu Peller, directeur<br />

des opérations de Meridiam.<br />

Mais tout reste à bâtir pour ce mode<br />

de transport né sous la domination<br />

coloniale. « Après l’accession<br />

à l’indépendance du continent,<br />

la plupart des chemins de fer sont<br />

tombés dans une spirale d’abandon<br />

et de dégradation », déplore la BAD.<br />

Pour relancer le rail de manière<br />

compétitive, elle estime qu’il faut<br />

mobiliser 100 milliards de dollars.<br />

« La plupart des chemins de fer peuvent<br />

gagner suffisamment de revenus<br />

pour couvrir les coûts d’exploitation »,<br />

affirme, dans un rapport de 2020,<br />

la Banque mondiale, qui a prôné<br />

le démantèlement des réseaux ferrés<br />

africains dans les années 1990…<br />

« Le chemin de fer n’est pas<br />

la panacée à tous les problèmes<br />

de transport, tempère la BAD.<br />

Les projets devraient se concentrer<br />

sur des segments où le ferroviaire<br />

produit effectivement un rendement<br />

plus important et des coûts inférieurs<br />

à d’autres moyens de transport, à savoir<br />

l’acheminement de volumes élevés<br />

de personnes ou de marchandises<br />

sur de moyennes et longues<br />

distances. Le coût par tonne baisse<br />

au fur et à mesure que le volume<br />

transporté augmente. » Élémentaire.<br />

Mais attention aux erreurs<br />

d’aiguillages. Initiée en 1965,<br />

la création du Trans-maghrébin,<br />

reliant la Mauritanie à la Libye<br />

en passant par le Maroc, l’Algérie<br />

et la Tunisie, dort pour longtemps<br />

encore au fond des cartons. ■<br />

LES CHIFFRES<br />

1 030,<br />

SOIT LE NOMBRE<br />

D’AVIONS<br />

QU’ACHÈTERONT<br />

LES COMPAGNIES<br />

AFRICAINES<br />

D’ICI 2040.<br />

8,5 milliards de dollars<br />

vont être versés à l’Afrique<br />

du Sud pour l’aider<br />

à la sortie du charbon.<br />

8 MILLIONS D’EMPLOIS<br />

SUPPLÉMENTAIRES<br />

D’ICI 2030, C’EST L’<strong>AM</strong>BITION<br />

DU GOUVERNEMENT IVOIRIEN.<br />

876<br />

millions<br />

d’euros seront<br />

consacrés à<br />

la modernisation<br />

du métro<br />

du Caire.<br />

Les exportations<br />

d’or ont rapporté<br />

5 649,3 milliards<br />

de francs CFA<br />

(8,6 milliards<br />

d’euros) aux<br />

pays de l’Union<br />

économique et<br />

monétaire ouestafricaine<br />

en 2020,<br />

soit une hausse<br />

de 31,1 % par<br />

rapport à 2019.<br />

133,2 points, c’est le niveau de l’indice FAO<br />

des prix des produits alimentaires,<br />

qui se rapproche de son niveau record<br />

(137,6 points) de février 2011.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 123


BUSINESS<br />

Vers la fin du monopole<br />

d’Air Algérie<br />

La décision d’ouvrir le transport aérien, mais aussi<br />

maritime, à la concurrence fait l’effet d’une bombe.<br />

Méfiantes à l’égard du secteur<br />

privé depuis la liquidation<br />

de Khalifa Airways en 2003,<br />

les autorités amorcent une révolution<br />

en voulant mettre fin au quasi-monopole<br />

d’Air Algérie dans le pays. Seule<br />

Tassili Airlines lui dispute une partie<br />

du ciel algérien, mais la filiale de la<br />

Sonatrach est centrée sur la desserte<br />

des installations pétrolières du groupe.<br />

Le 2 novembre, le ministre des<br />

Transports, Aïssa Bekkaï, a ainsi confirmé<br />

avoir donné des accords de principe,<br />

« qui ne sont pas définitifs », à neuf<br />

dossiers « algériens, étrangers ou mixtes »<br />

de création de compagnies aériennes<br />

privées ». « Nous allons faire en sorte<br />

de faciliter l’investissement », a-t-il insisté.<br />

Cet appel à des investisseurs privés<br />

s’inscrit dans « la mise en place d’un plan<br />

L’ÎLE MAURICE MISE SUR LE PÉTROLE<br />

Ses plages de sable blanc, son eau turquoise et<br />

l’efficacité de ses banques : la réputation de l’île<br />

Maurice est établie. Fin octobre, le Parlement<br />

a étudié un projet de loi sur l’exploration pétrolière<br />

dans la zone économique exclusive (ZEE) de l’île<br />

pour une durée de cinq ans. Aucune prospection n’a<br />

jamais été menée à Maurice, mais la confirmation,<br />

ces dernières années, de la présence de pétrole<br />

dans les eaux territoriales des Seychelles voisines<br />

rend les autorités mauriciennes optimistes. Créer<br />

une nouvelle activité clé de l’économie à partir de<br />

l’or noir diversifierait l’économie et compenserait<br />

l’effondrement du tourisme (24 % du PIB) en 2020<br />

et la réputation écornée des services financiers (15 %<br />

du PIB) d’un pays classé comme paradis fiscal. ■<br />

d’urgence pour la relance économique »<br />

qui s’appuie sur des transports fiables, alors<br />

qu’Air Algérie, de l’aveu même du ministre,<br />

connaît de « graves difficultés financières. »<br />

À la veille d’une restructuration,<br />

l’entreprise nationale est aussi décriée<br />

pour ses tarifs « exagérés » qu’il faut<br />

« reconsidérer », a affirmé Aïssa Bekkaï.<br />

Et c’est par les prix que FlyWestaf,<br />

un transporteur low cost basé à Montréal<br />

et cofondé par l’Algéro-Américain Chakib<br />

Ziani-Cherif, veut attaquer le marché<br />

algérien. C’est pour l’instant le seul<br />

prétendant publiquement déclaré.<br />

Enfin, l’ouverture à la concurrence<br />

concerne aussi le maritime, avec des accords<br />

de principe concédés à sept dossiers dans le<br />

transport de voyageurs et de marchandises.<br />

Des projets qui devraient aboutir<br />

au cours du premier trimestre 2022. ■<br />

Le site du morne Brabant,<br />

classé au patrimoine mondial.<br />

Africa50<br />

passe<br />

la seconde<br />

Ce fonds de la BAD<br />

a pour objectif de lever<br />

500 millions de dollars.<br />

Africa50, le fonds<br />

lancé par la Banque<br />

africaine de<br />

développement (BAD), a<br />

annoncé en octobre, la création<br />

de l’Africa50 Infrastructure<br />

Acceleration Fund (AIAF).<br />

Ce véhicule d’investissement<br />

dédié aux infrastructures<br />

a pour mission de lever<br />

500 millions de dollars, avec<br />

un closing initial au premier<br />

semestre 2022, en attirant<br />

des acteurs institutionnels<br />

et privés « dans des projets<br />

et des actifs d’infrastructures<br />

bancables, offrant aux<br />

investisseurs des rendements<br />

attrayants ajustés au risque ».<br />

« Il est urgent de combler<br />

le déficit de financement<br />

des infrastructures africaines,<br />

qui se situe entre 68 et<br />

108 milliards de dollars<br />

par an », a justifié Akinwumi<br />

Adesina, le président<br />

de la BAD. Les manettes<br />

du nouveau fonds sont<br />

confiées à un spécialiste,<br />

le Franco-Camerounais<br />

Vincent Le Guennou. Il quitte<br />

Emerging Capital Partners<br />

(EMC), le fonds réputé qu’il<br />

a cofondé il y a vingt ans et<br />

dont les partenaires américains<br />

historiques ne souhaitaient<br />

pas s’aventurer dans une<br />

nouvelle levée de fonds. ■<br />

SHUTTERSTOCK<br />

124 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le Nigeria lance sa propre<br />

monnaie numérique<br />

La mise en œuvre de l’eNaira doit permettre d’accompagner la forte<br />

digitalisation de l’économie, amplifiée par la pandémie, sécuriser les échanges<br />

et contrer les cryptomonnaies, très prisées par les jeunes.<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

La Banque centrale<br />

du Nigeria (CBN) a lancé,<br />

le 25 octobre 2021,<br />

une monnaie numérique, l’eNaira.<br />

« Nous sommes devenus le premier<br />

pays d’Afrique, et l’un des premiers au<br />

monde, à avoir introduit une monnaie<br />

numérique pour<br />

nos citoyens », s’est<br />

félicité le président<br />

Muhammadu Buhari.<br />

Émis par la CBN,<br />

l’eNaira est une version<br />

électronique du naira<br />

papier, de valeur égale,<br />

suivant le taux de<br />

change officiel et qui<br />

doit devenir un moyen<br />

de paiement « alternatif,<br />

sûr et efficace. » Les<br />

Nigérians peuvent se<br />

doter d’un portefeuille<br />

électronique en<br />

téléchargeant sur<br />

leur téléphone mobile<br />

l’application eNaira Speed Wallet.<br />

Godwin Emefiele, le gouverneur de<br />

la CBN, a relevé « un intérêt débordant<br />

et une réponse encourageante »,<br />

ajoutant que 33 banques, 2 000 clients<br />

et 120 commerçants ont déjà<br />

adopté l’eNaira avec succès.<br />

La première économie du continent<br />

devance ainsi le Ghana, qui teste depuis<br />

septembre l’eCedi, tandis que l’Afrique<br />

du Sud, le Maroc, la Tunisie, le Kenya<br />

ou Madagascar envisagent aussi de<br />

se doter d’une devise numérique. Dans<br />

le monde, « 80 % des banques centrales<br />

étudient le sujet, quand 10 % en sont<br />

au stade du projet pilote », recensait<br />

en 2020 une étude de la Banque<br />

des règlements internationaux (BRI).<br />

On peut se doter d’un portefeuille électronique en téléchargeant<br />

sur son téléphone mobile l’application eNaira Speed Wallet.<br />

Au Nigeria, il s’agit de soutenir<br />

l’économie et de pallier la chute de<br />

l’utilisation de l’argent liquide au profit<br />

des paiements en ligne, une tendance<br />

qui s’est accélérée avec la pandémie.<br />

Selon le spécialiste des paiements<br />

numériques WorldPay, le commerce<br />

électronique via mobile doit croître de<br />

26 % dans les cinq prochaines années au<br />

Nigeria. Dans un pays qui se digitalise<br />

très vite, c’est aussi un moyen de lutter<br />

contre les cryptomonnaies, très prisées<br />

des jeunes, qui permettent d’échapper<br />

à la dévalorisation continue du naira<br />

et facilitent les transferts d’argent.<br />

Selon une étude de 2020 du cabinet<br />

de recherche Statista, le Nigeria est<br />

le troisième utilisateur de monnaies<br />

virtuelles au monde,<br />

après les États-Unis<br />

et la Russie. Émises<br />

de façon décentralisée<br />

ou par des entreprises,<br />

échappant au contrôle<br />

des banques centrales,<br />

les cryptomonnaies sont<br />

proscrites dans le secteur<br />

bancaire depuis 2017<br />

au Nigeria, où elles<br />

sont vues comme un<br />

vecteur de corruption,<br />

de blanchiment d’argent<br />

et de financement<br />

du terrorisme.<br />

À l’inverse, « l’eNaira<br />

vise à faciliter les échanges<br />

en ligne », anticipe Muhammadu<br />

Buhari. La monnaie numérique<br />

« devrait amener de plus en plus de<br />

personnes et d’entreprises au sein<br />

du secteur formel, permettre le<br />

versement de prestations sociales<br />

directes et même d’augmenter l’assiette<br />

fiscale, et donc les recettes de l’État ».<br />

L’eNaira pourrait faire « croître<br />

l’économie de 29 milliards de dollars<br />

sur dix ans », prédit le chef de l’État. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 125


BUSINESS<br />

L’Afrique a (enfin)<br />

un plan pour le climat<br />

À la Cop26, les dirigeants du continent sont montés au créneau pour mobiliser<br />

la communauté internationale afin de financer le Programme d’accélération<br />

de l’adaptation. Soit 33 milliards de dollars à trouver par an.<br />

Le sommet de la dernière<br />

chance. La Cop26, la<br />

conférence sur le changement<br />

climatique qui a regroupé<br />

200 pays à Glasgow (Écosse), du 1 er<br />

au 13 novembre 2021, n’a pas échappé<br />

au qualificatif d’ultime rendez-vous<br />

avant la catastrophe finale qui<br />

rendra improbable la présence<br />

humaine sur terre. Pour le secrétaire<br />

général de l’ONU, António Guterres,<br />

la Cop26 devait parvenir à éviter<br />

un « aller simple vers le désastre. »<br />

Dans ce climat de fin du monde,<br />

les Africains étaient fermement décidés<br />

à faire valoir leurs droits. « Le temps des<br />

projets pilotes est terminé. Nous devons<br />

agir ensemble et vite. Le financement de<br />

l’adaptation qui est alloué à l’Afrique est<br />

nettement insuffisant par rapport aux<br />

énormes ressources dont le continent<br />

a besoin pour s’adapter au changement<br />

climatique. Nous ne pouvons plus<br />

attendre », a fustigé le président<br />

congolais Félix Tshisekedi, président<br />

en exercice de l’Union africaine (UA).<br />

Une manière directe de peser sur<br />

l’un des enjeux de la Cop26 : inciter<br />

les États développés à tenir leur<br />

engagement, pris en 2015 dans le cadre<br />

de l’accord de Paris, de fournir aux<br />

pays en développement 100 milliards<br />

de dollars par an d’ici à 2020 pour<br />

financer leur adaptation climatique.<br />

Mais selon l’OCDE, seulement<br />

79,6 milliards ont été mobilisés en 2019.<br />

Or, l’heure est grave. Si l’Afrique<br />

ne génère que 3 % à 4 % des<br />

émissions de gaz à effet de serre<br />

de la planète, elle est en première<br />

ligne. Pendant que les chefs d’États<br />

discouraient à Glasgow, 1,3 million<br />

de personnes étaient en détresse<br />

alimentaire à Madagascar, confrontées<br />

à la première famine climatique,<br />

après quatre années sans pluie.<br />

Et le pire est à venir. Selon le rapport<br />

du Programme des Nations unies pour<br />

l’environnement (PNUE) du 26 octobre<br />

2021, la planète est « sur la voie<br />

d’une augmentation de la température<br />

Félix Tshisekedi<br />

et Boris<br />

Johnson<br />

à Glasgow,<br />

le 2 novembre<br />

2021.<br />

de 2,7 °C d’ici la fin du siècle » et<br />

« pour maintenir le réchauffement<br />

de la planète en dessous de 1,5 °C<br />

au cours de ce siècle, l’objectif<br />

ambitieux de l’accord de Paris, le monde<br />

doit réduire de moitié les émissions<br />

annuelles de gaz à effet de serre au<br />

cours des huit prochaines années ».<br />

Pour mieux être entendus, les pays<br />

africains ne sont pas arrivés en Écosse.<br />

les mains vides. Afin d’intensifier<br />

la lutte contre le changement<br />

climatique, la Banque africaine<br />

de développement (BAD) a annoncé<br />

en janvier dernier le lancement<br />

ALBERTO PEZZALI/POOL VIA REUTERS<br />

126 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


GLEZ<br />

du Programme d’accélération<br />

de l’adaptation en Afrique (PAAA),<br />

avec l’appui du Centre mondial<br />

pour l’adaptation (GCA). Il doit<br />

mobiliser 25 milliards de dollars sur<br />

cinq ans en plus des 12,5 milliards<br />

de dollars déjà engagés par la BAD.<br />

Le PAAA veut pousser l’utilisation<br />

des technologies numériques<br />

intelligentes pour contrer le dérèglement<br />

climatique dans l’agriculture et la<br />

sécurité alimentaire ; accélérer la<br />

résilience des infrastructures, soutenir<br />

les jeunes dans la création d’entreprises<br />

et d’emplois tournés vers l’adaptation<br />

au climat et la résilience et favoriser<br />

les financements innovants dans ces<br />

domaines. « Avec le programme, nous<br />

prévoyons de toucher 40 millions<br />

d’agriculteurs. Nous comptons les aider<br />

à produire 100 millions de tonnes de<br />

nourriture, ce qui sera suffisant pour<br />

nourrir 200 millions de personnes et<br />

réduire la faim de 80 % », a souligné<br />

Akinwumi Adesina, président de la BAD.<br />

« Les partenaires du développement<br />

se cachent toujours derrière l’excuse<br />

qu’il n’y a pas de plan. Eh bien<br />

maintenant, il y a un plan », a lancé<br />

à Glasgow Patrick Verkooijen, président<br />

du GCA, qui chiffre à 33 milliards<br />

par an les besoins du continent.<br />

Quant à Félix Tshisekedi, il a<br />

expliqué que ce programme « appartient<br />

à l’Afrique et est piloté par l’Afrique. Les<br />

nations africaines l’ont approuvé comme<br />

étant le mécanisme privilégié pour<br />

déployer le financement en faveur des<br />

projets d’adaptation ». Le président de<br />

l’UA a par ailleurs précisé que les pays<br />

du continent se sont engagés à apporter<br />

6 milliards de dollars en soutien<br />

du PAAA et a appelé « le reste du monde<br />

à réunir les 27 milliards de dollars<br />

supplémentaires dont l’Afrique a besoin<br />

chaque année ». Il faudra attendre la<br />

COP27, qui aura lieu en Égypte en 2022,<br />

pour espérer avoir une réponse. ■<br />

LES MOTS<br />

« En Afrique subsaharienne,<br />

le changement climatique pourrait<br />

entraîner jusqu’à 3 % de baisse<br />

supplémentaire du produit intérieur<br />

brut d’ici à 2050. »<br />

JOSEFA LEONEL CORREIA SACKO,<br />

COMMISSAIRE À L’ÉCONOMIE RURALE<br />

ET À L’AGRICULTURE DE LA COMMISSION<br />

DE L’UNION AFRICAINE<br />

« En raison de l’absence,<br />

à<br />

ce jour, d’un réseau bancaire propre<br />

à notre pays, l’Algérie bénéficie<br />

peu des envois de fonds<br />

de notre communauté à l’étranger.<br />

Il est devenu nécessaire de changer<br />

cette situation dès que possible. »<br />

AÏMENE BENABDERRAHMANE,<br />

PREMIER MINISTRE ALGÉRIEN<br />

« La dette publique sera<br />

maîtrisée et les techniques de financement ent<br />

innovantes seront privilégiées. »<br />

AL<strong>AM</strong>INE OUSMANE MEY,<br />

MINISTRE C<strong>AM</strong>EROUNAIS<br />

DE L’ÉCONOMIE, DE LA PLANIFICATION<br />

ET DE L’<strong>AM</strong>ÉNAGEMENT DU TERRITOIRE<br />

« Le Togo se digitalise<br />

à grands pas. Les pays<br />

africains se digitalisent<br />

à grands pas. C’est le<br />

moment pour nous de faire<br />

différemment. Nous aimerions<br />

voir des data centers adossés<br />

à de l’énergie solaire. »<br />

CINA LAWSON, MINISTRE TOGOLAISE<br />

DE L’ÉCONOMIE NUMÉRIQUE<br />

ET DE LA TRANSFORMATION DIGITALE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 127


BUSINESS<br />

Ça bouge dans le mobile banking<br />

La fintech californienne Wave connaît un succès grandissant sur le continent<br />

avec une politique tarifaire qui déstabilise les acteurs en place.<br />

Après le Sénégal, la start-up<br />

californienne de finance digitale<br />

Wave tente de faire exploser<br />

le marché du mobile banking en<br />

Côte d’Ivoire. Son arme de destruction<br />

massive : les prix bas. Fondée en 2011<br />

dans la Silicon Valley, la start-up qui<br />

a un pingouin pour mascotte opère<br />

exclusivement en Afrique. Elle s’appuie<br />

sur un business model accrocheur :<br />

« Permettre à tous d’avoir accès aux<br />

services financiers sans difficultés<br />

et sans conditions. » L’entreprise<br />

s’appuie sur une application mobile<br />

simplifiée, reposant sur l’interopérabilité<br />

entre opérateurs. Selon Wave,<br />

« les transactions financières sont<br />

aussi simples que d’envoyer un SMS ».<br />

Surtout, elle applique des frais fixes<br />

de 1 % sur les transferts d’argent<br />

et garantit la gratuité des autres<br />

prestations (paiements de factures,<br />

dépôt et retrait d’argent, achat de<br />

crédit téléphonique, etc.), reportant,<br />

à la différence de ses concurrents, les<br />

frais sur les entreprises. Du jamais vu !<br />

La pression est particulièrement<br />

forte sur le leader ouest-africain Orange,<br />

qui détient 55 % du marché de la<br />

téléphonie mobile au Sénégal et 40,5 %<br />

en Côte d’Ivoire. Arrivée au Sénégal<br />

en 2016, Wave a lancé son offre en 2020<br />

et compte déjà parmi ses clients,<br />

selon ses dirigeants, plus de la moitié<br />

de la population adulte.<br />

Et elle s’est implantée<br />

en Côte d’Ivoire en<br />

avril 2021. Dès juin,<br />

Orange, MTN et Moov<br />

Africa réduisaient à 1 %<br />

les frais de transferts<br />

d’argent. « On est prêt à<br />

contrer la vague Wave »,<br />

déclarait depuis Abidjan, le 13 octobre,<br />

Stéphane Richard, le PDG d’Orange. Et<br />

dès le 20 octobre, l’opérateur annonçait<br />

finalement la gratuité des transferts.<br />

Au cours de cette bataille, l’image<br />

d’Orange s’est dégradée auprès des<br />

usagers des deux pays, qui suspectent<br />

l’opérateur d’avoir pratiqué des tarifs<br />

excessifs grâce à son quasi-monopole.<br />

À l’inverse, Wave entretient une<br />

image d’entreprise responsable qui<br />

offre des services abordables aux<br />

populations les plus vulnérables.<br />

Elle entretient<br />

une image de<br />

société qui offre<br />

des services aux<br />

populations les<br />

plus vulnérables.<br />

En se positionnant comme un<br />

défenseur des plus défavorisés, Wave<br />

a attiré les investisseurs. Depuis sa<br />

création, la start-up a réuni autour d’elle<br />

la société de capital-risque française<br />

Partech (ex-Paribas Technologies)<br />

et l’incubateur américain<br />

Y Combinator. Sur le<br />

terrain, elle s’est associée<br />

aux banques UBA<br />

et Ecobank. Mieux, en<br />

septembre 2021, Wave<br />

devenait la première licorne<br />

en Afrique francophone<br />

en mobilisant 200 millions<br />

de dollars, ce qui a fait grimper sa<br />

valorisation à 1,7 milliard de dollars.<br />

C’est la plus forte levée de fonds pour<br />

une fintech depuis Jumia en 2011.<br />

Avec des moyens renforcés,<br />

Wave compte bien surfer sur la vague<br />

du mobile banking, dont la valeur<br />

des transactions a été multipliée<br />

par quatre entre 2015 et 2019 en<br />

Afrique de l’Ouest pour atteindre<br />

44 milliards d’euros, selon la BCEAO.<br />

La fintech prévoit déjà de mettre<br />

un pied au Mali et en Ouganda. ■<br />

LES ÉTATS-UNIS RESTREIGNENT L’AGOA<br />

À<br />

partir du 1 er janvier 2022, l’accès au marché américain sans droits de douane,<br />

institué par l’African Growth and Opportunity Act (Agoa) en 2000, sera fermé<br />

aux exportateurs du Mali, de Guinée et d’Éthiopie. Pour les deux premiers<br />

pays, épinglés pour les coups d’État militaires qui les ont touchés, la sanction est<br />

plus politique qu’économique. La Guinée et le Mali exportent respectivement 10 et<br />

2,2 millions de dollars vers les États-Unis. La décision de l’administration Biden, qui<br />

sanctionne des manquements aux droits de l’homme, pénalise davantage l’Éthiopie.<br />

Le pays de la Corne de l’Afrique exporte pour 500 millions de dollars aux États-Unis,<br />

notamment du textile, secteur qui emploie plus de 100 000 personnes. ■<br />

L’African Growth and Opportunity Act a été<br />

créé en 2000 par l’administration Clinton.<br />

DR<br />

128 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Un outil pour booster<br />

les échanges intrarégionaux<br />

Le Système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) vise à fluidifier<br />

les transactions transfrontalières et à alléger les contraintes pesant sur elles.<br />

DR<br />

Son acronyme ne vend pas<br />

du rêve. Et pourtant. Annoncé<br />

en juillet 2019, le Système<br />

panafricain de paiement<br />

et de règlement (PAPSS), désormais<br />

opérationnel, est l’un des outils majeurs<br />

pour la réussite de la Zone de libreéchange<br />

continentale africaine (Zlecaf),<br />

lancée en janvier 2021.<br />

Élaboré en collaboration avec le<br />

secrétariat de la Zlecaf et avec l’aval de<br />

l’Union africaine (UA), le PAPSS est un<br />

passe qui ouvre en grand la porte aux<br />

échanges en fluidifiant les transactions<br />

grâce à des paiements transfrontaliers<br />

instantanés en devises locales entre les<br />

marchés africains. Un sacré défi sur un<br />

continent qui compte 42 devises. « C’est<br />

une infrastructure de marché financier<br />

révolutionnaire », s’est enflammée<br />

la Banque africaine d’import-export<br />

(Afreximbank), actrice du projet,<br />

et plutôt mesurée d’habitude. Un outil<br />

qui doit générer une économie de plus<br />

de 5 milliards de dollars en coûts de<br />

transaction de paiement chaque année.<br />

Concrètement, le PAPSS est<br />

une plateforme à l’échelle du continent<br />

pour le traitement, la compensation<br />

et le règlement des paiements dans<br />

le cadre du commerce intra-africain,<br />

tirant parti d’un système de règlement<br />

net multilatéral. La plateforme a été<br />

développée par Afreximbank, qui<br />

agit également en tant qu’agent de<br />

règlement principal en partenariat<br />

avec les banques centrales africaines.<br />

Le PAPSS a été annoncé en juillet 2019, lors du sommet de l’Union africaine à Niamey.<br />

Résultat ? Des transactions<br />

transfrontalières simplifiées et traitées<br />

le jour même (alors que cela prend<br />

jusqu’à cinq jours actuellement),<br />

l’arrêt du recours à une banque<br />

intermédiaire, la réduction de<br />

la dépendance aux devises fortes,<br />

un contrôle renforcé des banques<br />

centrales… Tout cela devrait booster<br />

les économies et tirer vers le formel<br />

le commerce transfrontalier informel,<br />

estimé à 50 milliards de dollars par an.<br />

« Le PAPSS n’est pas conçu pour<br />

remplacer les systèmes de paiement<br />

régionaux et nationaux existants,<br />

mais pour collaborer et travailler<br />

avec ceux-ci afin de mieux intégrer<br />

les économies africaines dans l’intérêt<br />

de tous », précise Benedict Oramah,<br />

le président d’Afreximbank. En avril,<br />

un test grandeur nature avait été mené<br />

avec succès dans les six pays (Gambie,<br />

Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria et<br />

Sierra Leone) de la Zone monétaire<br />

ouest-africaine (ZMOA), avec des<br />

transactions effectuées en temps réel.<br />

Afreximbank a dégagé 500 millions de<br />

dollars pour soutenir la compensation<br />

et le règlement dans les pays<br />

de la zone. Trois autres milliards<br />

de dollars seront mis à disposition<br />

pour soutenir la mise en œuvre<br />

du système à l’échelle continentale.<br />

« Le PAPSS donnera un nouvel<br />

élan aux entreprises pour qu’elles<br />

se développent plus facilement<br />

à travers l’Afrique, éliminant<br />

essentiellement les frontières qui<br />

nous ont divisés et nous ont volé<br />

notre prospérité économique pendant<br />

trop longtemps », s’enthousiasme<br />

Mike Ogbalu, son président. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022 129


LES 20 QUESTIONS<br />

Willy Dumbo<br />

L’émission télé d’infotainment<br />

de l’humoriste, chanteur et présentateur<br />

ivoirien est un franc succès. Avec Mamane,<br />

il animera la première édition<br />

des AWARDS DU RIRE AFRICAIN<br />

à Niamey, le 11 décembre.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Un bracelet rouge serti d’un cauri. Il intrigue les gens :<br />

est-ce un grigri ? Mais c’est un cadeau d’un bijoutier.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

Au Sénégal, dans la réserve de Fathala. J’ai réalisé<br />

mon rêve : marcher avec des lions. Avec mon courage<br />

et un petit bâton de bois pour seules armes.<br />

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />

Au Togo, à Lomé, pour un spectacle caritatif.<br />

4 Ce que vous emportez toujours<br />

avec vous ?<br />

Mon haut-parleur. J’aime la musique qui « ambiance »,<br />

ça me permet d’être toujours dans un mood positif.<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

Ça n’a rien de narcissique, mais j’écoute ma<br />

chanson « Ziba Salsa » tous les jours. Comme<br />

dit le refrain, elle me met « bien »!<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

Ma bible, qui répond à presque toutes mes questions.<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

Bienvenue au Gondwana, de Mamane. Pour son côté<br />

décalé, sa réalisation, ses messages derrière l’humour.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

« Dieu ». Je le place dans chacun<br />

de mes actes. Et l’expression : « Ça va aller !»<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Économe, pour assurer une sécurité financière,<br />

réaliser mes projets. Mais j’ai aussi le cœur<br />

sur la main, pour aider ceux dans le besoin.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

De nuit. Je suis très casanier. J’aime jouer<br />

à la console, regarder des films, ou me retrouver<br />

avec mes amis en petit comité autour d’un verre.<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

WhatsApp ! C’est rapide. Et Instagram.<br />

12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />

tout oublier ?<br />

La musique. J’ai une culture très éclectique,<br />

de la variété française au rock anglais, en passant<br />

par le bikutsi camerounais ou le coupé-décalé ivoirien…<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

Les couleurs chatoyantes de mes tenues.<br />

Dans mon métier, on est vu avant d’être écouté.<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Réalisateur. Je vais bientôt y venir, j’y travaille.<br />

J’aimerais mettre en lumière les jeunes talents.<br />

15 La dernière rencontre<br />

qui vous a marqué ?<br />

Celle avec Mamane a bouleversé<br />

ma vie. Il m’a donné ma chance.<br />

16 Ce à quoi vous êtes<br />

incapable de résister ?<br />

La bonne nourriture ! J’aurais pu être cuistot dans<br />

une autre vie. Résister à un bon plat est un péché !<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

Quand mon père, après avoir vu mes sketchs,<br />

m’a félicité pour la première fois.<br />

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />

Sur l’île magnifique de Gorée, au Sénégal. Son air<br />

est pur, les gens sont accueillants, la cuisine est saine.<br />

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />

« Maman je t’aime. » On ne dit jamais<br />

assez à nos parents qu’on les aime.<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on<br />

retienne de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’ai marqué les esprits, en osant, à travers mon<br />

art, apporter un souffle nouveau, révolutionnaire. ■<br />

Son émission Willy à midi est à retrouver du lundi<br />

au vendredi, à 12 heures, sur la chaîne ivoirienne Life TV.<br />

HUG TIADJI<br />

130 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>423</strong>-<strong>424</strong> – DÉCEMBRE 2021-JANVIER 2022


Le fruit<br />

de mon travail<br />

est réinvesti<br />

dans mon pays.<br />

PATRICK ZEBIHI<br />

DIRECTEUR DES OPÉRATIONS<br />

<br />

INVESTIR<br />

plus POUR CONTRIBUER AU DÉVELOPPEMENT LOCAL<br />

Avec 250 millions d’euros par an d’investissements dans des infrastructures<br />

de qualité, nous sommes fiers de participer au développement économique<br />

et social de nos pays d’implantation. Nous créons des emplois, formons nos<br />

collaborateurs et veillons au bien-être des populations riveraines.<br />

Notre engagement s’inscrit sur le long terme.<br />

NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!