Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN
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30 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN
vouloir éviter inlassablement les embûches renouvelées de la téléologie. Il n'est pas toujours aisé de distinguer
longue durée, caractères essentiels et caractères immuables. Comment repérer l'articulation des temporalités?
Comment écrire ! 'histoire en utilisant les témoignages de juifs sur eux-mêmes 7 4 , en décrivant les constructions
identitaires sans immobiliser 1 'historien dans les rets d'une historiographie prégnante ? Répondre à
cette difficulté fonde les démarches ethnologique et sociologique. D'autre part, aucun sujet, aucun thème
n'est ahistorique, seule la manière de l'étudier peut l'être. Mais l'historien des juifs peut souvent s'identifier
à Sisyphe 75 • L. Poliakov a essayé de décrire les caractères originaux de l' appaiienance au «peuple» juif.
Il a considéré le ou les contextes politiques, religieux et sociaux de l'apparition d'une haine d'une nature
particulière contre ce «peuple» porteur de valeurs spécifiques. C'est beaucoup plus que dénier le caractère
racial du judaïsme et, que déjouer l'antisémitisme.
Il ne suffit pas de dater l'apparition de l'antisémitisme 76 , de montrer que les manifestations passionnelles
collectives qui ont rendu « le s01i des Juifs si dur et si précaire» sont rares dans l 'Antiquité païenne, de
vérifier si les accusations contre les Juifs sont les mêmes que celles qui formèrent ensuite les stéréotypes
antisémites. Il n' imp01ie pas seulement de décrire l'état des pratiques juives sans jamais présupposer qu'elles
sont éternelles. L. Poliakov n'a pas trouvé un mode d'écriture qui rendrait compte des faits au plus juste, en
construisant et en faisant jouer les plans. En outre, sa documentation, de seconde main, n'entre pas aisément
dans le cadre de sa réflexion. Sa pensée n'émerge pas d'une immersion dans les sources.
Le premier écueil d'une ample réflexion sur une notion nécessairement anachronique tient au lexique disponible.
Les mots pour dire l'histoire des juifs sont piégés. L. Poliakov est sensible à ce problème. Il traite de
prosélytisme ou d'exclusivisme, distingue pratique de rituels et ritualisme et, naturellement, est soucieux
de présenter les facettes des antisémitismes. Cependant cetiaines généralisations restent abusives, sans que
l'auteur manifeste le souci de distinguer les divers usages de termes comme« nation juive», peut-être parce
que les discours sur le sujet restent tellement imprégnés des faux-sens induits par des emplois parfaitement
justes -ici les nations dans les textes bibliques, la« nation juive portugaise» de l'époque moderne ... -mais
dont une lecture, ou plutôt l'habitude de modes de lecture incompatibles avec la démarche historique, où les
références des autres textes conservent leur poids, demeure et vient gravement perturber la compréhension 77•
Lorsqu'il emploie sans précaution la notion d'opinion publique au sujet des exactions des Croisés 78 , cette
mention fait douter de l'exactitude de sa démarche.
Le second écueil est celui de l'emploi du raisonnement analogique. La mémoire et l'histoire se conjuguent
pour forcer les comparaisons entre les modes d'être juifs saisis à différentes périodes. L'extermination des
juifs d'Europe du :xx e siècle et les expulsions médiévales, celles des Espagnes d'abord, se font écho dans
!'Histoire de l'antisémitisme comme dans le Ga/out de F. I. Baer. La destruction du judaïsme wisigothique
répond aux conversions ibériques du xv e siècle. Alors qu'il affirme que l'antisémitisme n'est pas de tout
lieu et de tout temps malgré la pennanence de certains traits qui placent les juifs à! 'écati des autres peuples,
alors qu'il s'appuie sur l'autorité de Joseph Mélèze-Modrzejewski pour bousculer l'histoire traditionnelle
en contextualisant les événements, L. Poliakov noue de telle manière divers éléments hétérogènes que la
linéarité de la narration, le rapprochement entre scénarios récutTents et la volonté de démonstration, qu'il
aboutit à un résultat contreproductif, pour peu que l'on cède à une paresse assez naturelle chez tout lecteur.
Par exemple, lorsqu'il s'agit de tirer les conclusions sur le rapport à l'hellénisme, il cite l'affirmation que
l' « on ne peut pas impunément, à la fois et à part entière, être Juif et Grec» 79 , tout en rappelant immédiatement
sur les nombreuses exceptions à ce constat. Ce balancement prudent s'opère en pure perte, on se souvient du
74. Au sujet de l'autoperception et des systèmes de valeurs, lire: Nathalie HEINICH, Des valeurs. Une approche sociologique,
Paris, Gallimard (Bibliothèque des sciences humaines), 2017.
75. Combien de conférences sont suivies de questions montrant que l'on n'a pas été entendu!
76. L. POLIAKOV (op. cil. n. 11 ), p. 21-23
77. Le vocabulaire ne peut être utilisé sans précautions, ainsi lorsqu'à plusieurs reprises, p. 25 p. 118, p. 131 par exemple, il parle
de la« nation» juive, terme que l 'on ne trouve que dans les textes tardifs, mi xv' s. Certaines assertions traditionnelles souvent issues
de textes littéraires très tôt édités et donc considérés comme des autorités doivent être confrontées à un corpus de sources équilibré,
comme juger si les élites juives espagnoles étaient aussi mécréantes que certains se plaisent à le dire (p. 25).
78. Ibid., p. 251.
79. L. POLIAKOV (op. cil. n. 11), p. 23, citant J. Mélèze-Modrzejewski.