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Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN

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20 CAHIERS DE CIVILISATION lvl.ÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

le sombre Moyen Âge, lui, avait gagné des couleurs chatoyantes; les mondes dits «primitifs» séduisaient

et les prémisses de la fin de la domination européenne furent m,arquées par la parution de l'ouvrage de

Johan Huizinga traduit en français comme L'automne du Moyen Age 16 . Le sentiment du déclin de ! 'Europe

et un nouveau regard po1té sur des mondes jusque-là ignorés, voire méprisés, ouvrirent donc la voie à la

réflexion sur les échanges et les emprunts entre civilisations. On le voit, l'usage de ces termes fut d'abord

polémique. Nous nous en saisissons comme tel, quels que soient les risques. Le texte proposé à l'occasion

du soixantième anniversaire des Cahiers de civilisation médiévale s'empare du tenne de civilisation à des

fins heuristiques et militantes. L'autonomie d'une histoire médiévale des juifs au sein du champ des études

juives 17 pas plus que l'insertion naturelle de l'histoire des juifs médiévaux comme part de l'histoire globale

des sociétés médiévales ne sont en effet parfaitement acquises.

Ce contexte historiographique, dont il faut soigneusement tenir compte, nous invite à stimuler notre réflexion

sur l'histoire des juifs médiévaux 18 en utilisant la« civilisation» comme une clé. Cette notion n'est pas notre

sujet et nous ne prétendons pas l'éclairer dans son ensemble. En outre, on a assez glosé, souvent brillamment,

sur la nature contradictoire d'une judéité qui joue du violon sur le toit ou qui danse sur la corde raide pour

que nous n'ayons aucune légitimité à paraplu·aser de beaux textes 19 • Pomtant, les auteurs ont scrupule à

remplacer monde, culture, identité, peuple ... par civilisation, d'autant que le concept sociologique de judéité

apparut peu après la diffusion de l'emploi de civilisation 2°. On le voit, les mots nous empêcheront d'affirmer

trop haut des ce1titudes simplistes. lis nous pousseront à nous interroger de manière incessante.

Cette proposition d'appliquer la notion de civilisation aux juifs médiévaux vise donc à affronter l'historien

médiéviste au risque d'employer un concept flou mais rebattu. Préférant renverser les pôles en définissant

une civilisation médiévale juive, ce réexamen à nouveaux frais pourrait bien libérer les historiens des juifs

de leur souci de so1tir du ghetto des études juives pour aborder une histoire des juifs qui serait simplement. ..

de l'histoire. Cela pourrait bien également libérer un médiéviste conscient de l'exotisme de la civilisation

qu'il étudie et illustrerait son sujet sans avoir désormais à la défendre. Notre réflexion mériterait sans aucun

doute de ne pas se limiter à l'Occident latin et d'envisager les mondes impériaux, tant byzantin qu'islamique.

Deux raisons, liées, nous poussent à réserver ce travail à une étape ultérieure. L'une est pratique et méthodologique:

s'appliquer à une synthèse historiographique en demeurant au plus près de la recherche empêche

d'embrasser immédiatement un domaine trop vaste. Cette modestie -relative- nous permet d'inteIToger

l'histoire des juifs dans le contexte d'essor des moi;iarchies féodales de la chrétienté occidentale, uù les

juifs sont acteurs entre des princes, des villes et une Eglise plurielle animée par des courants bouillonnants.

Les contradictions enh·e ces pouvoirs, dans un contexte d'émergence de l'individualité accordent une position

spécifique aux juifs médiévaux occidentaux. C'est d'ailleurs dans ce monde-là que les flux de population

juive constmisent les oppositions classiques entre Ashkenaz et Sefarad, entre le nord et le sud, que d'aucuns

ne manquent pas d'opposer comme des civilisations juives différentes. Après la lecture des grands textes

16. Johan Hu1z1NGA, L 'alllo11111e d11 Moyen Âge, J. 8ASTIN (trad.), Paris, Payot (Petite bibliothèque Payot, 373), 1980 [l" éd.:

He1fat1ij der Middeleeuwen, 1919].

17. Pris au sens qui fait aussi écrire « études byzantines», « études islamiques ... » et pas au sens de transposition française de

la« Wissenscliaji des J11dentw11s» (Science du Judaïsme).

18. Nous choisissons d'écrire le 110111 sans majuscule, ce qui va à l'encontre de l'usage français, car même si nous ne traitons

pas d'histoire religieuse à proprement parler, considérer sans autre forme de procès les juifs comme un peuple pose problème.

Cette convention a pour but d'inviter à la réflexion. En effet, ne pas mettre la majuscule impliquerait que nous définissions le fait juif

comme appartenance à une religion, ce qui n'est pas exactement le cas. Seules les citations conservent la majuscule qu'employaient

les auteurs.

19. En référence à: Cholem ALEICHEM, Un violon sur le !Oil. Tèvié le laitier, E. FLEG (trad.), Paris, Albin Michel (Présences

du judaïsme), 1990 et à Franz Kafka, lire à ce sujet: Pierre 81RNBAUM, Sur la corde raide. Parcours j11ijs entre citoyenneté, Paris,

Flammarion, 2002.

20. Selon le supplément au Li11ré de 1999: « Ensemble des faits de civilisation qui fondent l'identité du Juif comme tel hors de

tout caractère racial ou raciste.». Le mot doit être distingué de «judaïcité» qui fait référence à la religion juive. C'est Albert Memmi

qui diffusa cette notion alors qu'il réfléchissait au fait d'être juif. Albert MEMMI, Portraits [Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur,

Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Portrait d'un juif, La Libération du juif et L'Homme do111inel,

G. DuGAS (éd.), Paris, CNRS Éditions (Planète libre, 5), 2015. C'est un sociologue, Shmuel Trigano, qui donne pour titre à une étude:

Le monde sépharade, 1: Histoire et li: Civilisation, S. ÎRIGANO (dir.), Paris, Le Seuil, 2006, 2 tomes.

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