Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
38 CAHIERS DE CIVILISATION !v!ÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN
des civilisations, cet indicateur d'une conjoncture. Il existe pour lui-même mais en relation avec les autres,
au sein de mouvements plus vastes. Cette civilisation a bâti un système en se distinguant des autres sans
nécessairement refuser d'envisager les questions communes ou pa11agées. Elle n'a pas besoin de s'opposer
à tout prix 120 .
Elle est donc bien une chose vivante qui se nourrit des autres, comme les autres, pour rester elle-même dans
un système économique, politique et social pat1iculier, celui des monarchies féodales, alors que ) 'urbanité
et la curialisation constrl,lisent une civilité spécifique entre le xn e et le xv e siècle. Elle est bien d'un temps
et d'un lieu : le Moyen Age central en Occident. Avant, c'est une autre histoire, « le juif» n'est pas encore
«inventé» 121 . La périodisation de la civilisation juive médiévale est cependant interne, non pas imposée
par le regard d'autrui. Elle est un temps où la dispersion n'est plus un mouvement de peuples migrants ni
exactement un malheur de la guerre mais un fait constitutif et assumé. Les pleurs en vue de Jérusalem sont
ceux du pèlerin, pas du sioniste. L'exil est plus du temps que d'un lieu. Je ne sais s'il est déjà d'une langue.
La nostalgie est un horizon, pas un malheur. La lecture pennanente du texte de la Torah -le commentaire,
l'actualisation de la Tradition- est le tissu où s'épanouissent les modes de pensée, d'être et de faire d'un
peuple d'étudiants, de clercs sans clergé. La relation au savoir et au texte est donc comparable, parallèle,
avec celle des chrétiens, bien que fondamentalement éloignée. Ce sont les chrétiens qui remarquent ce trait 122•
Le Moyen Âge est donc talmudique, commentateur, et il apparaît lentement dans les sources à partir du
rv• et du v e siècle, brutalement et brillamment en Occident avec Rashi et Maimonide au xu c siècle. Les
études précises manquent. Après, c'est un autre monde, celui d'après les expulsions des Espagnes, celui
du ghetto vénitien ou du réseau d'Amsterdam. Beaucoup de juifs d'Ocident vivent désormais en Turquie
ou au Maghreb. Le xv, e siècle est celui des premières installations en Eretz Israël, à Tibériade. La relation
avec ! 'Orient se modifie: il n'est plus cet ailleurs de référence, dont l'éloignement marque l'exil déchirant.
Le Moyen Âge juif est comme l'Occident, dans sa diversité, même si être Sefardi, Ashkenazi, Tsarfatim se
conçoit -mais il n'y a pas de «juifs anglais», expulsés avant) 'époque des «États».
Le socle sur lequel cette civilisation s'appuie: le texte biblique qu'est la Torah ou l'Ancien Testament, est
partagé avec la société englobante. Les modes d'exégèse sont en pat1ie pa11agés. Les évolutions auxquelles
juifs et chrétiens se confrontent sont pat1agées: le droit romain puis le jus commune, la féodalité, la philosophie
grecque et le rationalisme,) 'essor des villes et les marchés, une fonne de laïcisation de la société ... L'étude de
ce monde conduit à une vision de la civilisation Loule autre 4u 'une d6finitiun fixiste ou monolithique opposée
aux notions d'échanges, d'emprunts, voire de métissages. Dès que nous nous attachons à reconstituer la vie
des juifs médiévaux dans ses aspects les plus concrets, nous constatons que la civilisation juive, pas plus que
les autres, ne naquit toute armée, qu'elle ne puisa pas dans un fonds préétabli en acceptant ou refusant pour
bâtir un système de valeurs solide voire figé. Même au cœur de la polémique violente, ceux qui expliquent et
défendent le judaïsme, défini comme plus qu'une religion et plus qu'une culture, font preuve de combativité
et d'humour. Ainsi, rabbi Méir de Narbonne écrit à Louis IX au sujet de l'usure des juifs. Quelle que soit la
complexité des motivations et du choix du destinataire de cette lettre en hébreu, elle fait plus que prendre
les chrétiens au mot en proposant de laisser l'usure aux juifs, elle offre une piste alternative à la pensée sur
120. Réflexion initiée avec: C. DENJEAN, «Translation du masculin au féminin. La relation de l'homme et de la femme dans le
monde juif catalan et provençal aux XIII' et x1v' siècles.», Cahiers d'études hispaniques médiévales, 28, 2005, p. 187-208, en ligne,
DOI: https://doi.org/1O.34O6/cehm.2OO5.1699. Voir! 'essai de synthèse comparatiste : Gérard DELILLE, L'économie de Dieu. Famille
et marché entre christianisme, hébraïsme et Islam, Paris, Belles Lettres (Histoire, 128), 2015.
121. Le tenue est employé en référence à: Inventer l'hérésie. Discours polémiques et pouvoirs avant / 'Inquisition, actes de
la table ronde tenue en janvier 1996 (université de Nice, 1993-1995), M. ZERNER (dir.), Nice, Centre d'études médiévales, 1998, où
l'on voit comment le qualificatif d'hérétique est, ou non, employé: Pierre de Bruis et Valdès deviennent hérétiques alors que des
villageois gascons hétérodoxes ne le sont pas.
122. Par exemple Abélard: « Un juif, même pauvre, aurait-il dix fils, les enverrait tous à l'école, non pas pour des avantages
matériels, comme font les Chrétiens, mais pour la seule étude de la Loi de Dieu; et il n'enverrait pas seulement ses fils, mais même
aussi ses filles ... », A. LANDGRAF, Commentarius Cantabrigensis in Epistola Pauli et schola Petri Abaelardi, 2: ln Epistolam ad
Corinthios, 1 ° "' et Il"'" ad Gala/as et ad Ephesios, Notre Dame, University ofNotre Dame, 1939, p. 225-246, ici p. 434. Citation reprise
dans de nombreux ouvrages de Béatrice Leroy: ID., Les Menir. Une famille sépharade à travers les siècles (x1f-x>:' siècle), Anglet,
Atlantica, 2001, p. 52-53, par ailleurs, exemple d'étude qui souligne les permanences sur la longue durée.