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Pourquoi parler de civilisation juive médiévale ? CCM C DENJEAN

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42 CAHIERS DE CIVILISATION MÉDIÉVALE, 62, 2019 CLAUDE DENJEAN

languedociens, racontant avant tout des destins familiaux 137. Celui qui déclare son identité au notaire a un

statut juridique :judeus, et appa1tient à une communauté de mœurs.

L'examen de la pratique charitable, bien que beaucoup plus malaisé en raison de nombreuses lacunes

dans les sources, nous instruit d'une manière juive d'être semblable à celle de tous les médiévaux tout en

concevant les choses d'une manière radicalement différente 138 • Le lexique employé par les testateurs ou

les gestionnaires de l'oligarchie urbaine est d'autant plus convergent que les notaires le traduisent en latin,

ce qu'ils ne font pas pour d'autres institutions ou d'autres pratiques qu'ils doivent juger intraduisibles.

Serait-ce que pour eux une aumône (juive) est une aumône (chrétienne), un legs pieux un legs pour Dieu?

De fait, le fonctionnement pratique de l'assistance aux pauvres et aux malades ou aux jeunes filles à marier,

l'accompagnement des mo1ts dans les deux conununautés religieuses est très comparable. Pourtant, le sens

de la charité et les règles qui font l'aide, celles qui président aux mariages et aux convois funèbres sont

compris par tous conu11e bien différents 139 • Relever un détail essentiel suffira: le don juif se fait anonymement

et n'exige pas une ostentation qui nierait son but en instituant une dépendance. Aider l'autre ne vise pas à

obtenir les suffrages divins par une circulation des prières et des bienfaits comme chez les chrétiens mais

devrait conduire à redonner au faible une capacité d'agir. La richesse n'est pas un danger spirituel à racheter.

Certes la charité qu'exercent les juifs des oligarchies leur do,rne du prestige, voire du pouvoir, ce sont les

membres des oligarchies urbaines, les élites des métiers qui gèrent les aumônes, de même que l'exercice de

la caritas est de bon ton chez les chrétiens. Mais derrière des bénéfices sociaux comparables, s'affichent des

inclinations vers Dieu 140 selon des modes différents.

D'ailleurs, l'argent, la richesse et leurs usages financiers ne sont pas compris de la même manière par les

juifs et les chrétiens. Les stéréotypes sont dans ce domaine si ancrés et récurrents que montrer que la condamnation

du prêt à intérêt ne s'interprète pas de la même façon chez les juifs et chez les chrétiens peut conduire

à des raccourcis périlleux 141 . La I ittérature s'est attachée à comparer les commentaires juifs et chrétiens sur

Deutéronome 23, 19-20. On a prêté attention à la distinction entre le« frère» et«] 'étranger» (nokhri, assimilé

le plus souvent à« non juif») et le constat de l 'existence de prêt à intérêt entre juifs a conduit à développer une

argumentation sur le contournement de l'interdit -symétrique de celle au sujet des chrétiens, à s'interroger

sur la qualité de «frère» ou non des clu-étiens, ou à insister sur des motivations de la pratique de l'usure

qu'imposait une supposée exclusion des autres professions ( comme si prêter de l'argent était un métier

exclusif au Moyen Age), la prédilection pour 1 'én1de, qui conduit à considérer ce prêt comme une nécessité

de force majeure. La littérature juive sur la question joue effectivement avec ces arguments. Cependant,

c'est Hayrn Soloveitchik qui mit un accent éclairant sur le point essentiel: la question de l'usure n'est pas conçue

de la même manière par les juifs et les clu·étiens que la réforme grégorienne distingue radicalement. L'usure

entre juifs n'est pas interdite parce qu'elle serait intrinsèquement inunorale mais parce qu'elle conduirait à ne

pas obéir à un décret divin, un peu comme le respect de la cacherout. De ce fait, les réserves sur l'usure entre

juifs et clu·étiens deviennent une question politique et sociale, de bon gouvernement, ou un sujet polémique,

dont la compréhension dépend beaucoup de la contextualisation, alors que pour les clu-étiens, à partir du

137. C. DENJEAN (op. cit. n. 39); Juliette SmoN, Les Juifs de Marseille au XII'" siècle, H. BRESC (préf.), Paris, Cerf (Nouvelle

Gallia judaïca, 6), 2011.

138. Pour une vision sur la longue durée, C. DENJEAN, J. S1BON et C. SoussEN (art. cit. n. 39).

139. Lorsque l'on interroge un chrétien sur les rites juifs, il peut en décrire plusieurs. li n'est pas certain que tous les esprits

pénètrent les différences de conception.

140. Comrne diraient les chrétiens en ernployant le terme inclinatio, dans les sens dé f inis par Mary CARRUTHERS, Machina memorialis.

Méditation, rhétorique et fabrication des images m1 Moyen Âge, F. DURAND-BOGAERT (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèque

des histoires, 32), 2002.

141. Lire par exemple Ariel TOAFF, «Testi ebraici italiani relativi all 'usura dalla fine del xv agli esordi dl xv11 secolo », Credito e

l/Sllrafi-a teologia, diritto e 0111111inistrazione. linguaggi a co11fi·o1110 (sec. Xll-,YV!), D. QUAGLIONI, G. M. VARANINI et G. TODESCMINI (dir.),

Rorne, École f r ançaise de Rome (Collection de !'École française de Rome, 346), 2005, p. 103-113. Synthèse et bibliographie dans:

Claude DENJEAN, « Commerce et crédit : une réhabilitation sous condition», dans Structures et dynamiques religieuses dans les

sociétés de /'Occide111 latin, 1179-1434, M.-M. DE CEVINS et J.-M. MATZ (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire),

2011, p. 469-479.

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